par ArchivesAutonomies
"Dès qu’une classe qui concentre sur elle les intérêts révolutionnaires de la société s’est soulevée, elle trouve immédiatement dans sa propre situation le contenu et la matière de son activité révolutionnaire : écraser ses ennemis, prendre les mesures imposées par les nécessités de la lutte, et ce sont les conséquences de ses propres actes qui la poussent plus loin. Elle ne se livre à aucune recherche théorique sur sa propre tâche."
Karl Marx
Le communisme ne sera pas l’œuvre d’un parti politique prenant le pouvoir, pas plus que des gesticulations gauchistes, mais de la lutte des prolétaires.
La révolution prolétarienne ne peut avoir comme objectif l’accès à la gestion du capital sous quelque forme qu’elle se présente. Autogestion, Etat ouvrier, construction du socialisme... ne sont que des formes de gestion du capital, dans lesquelles la bourgeoisie est renversée, mais où le rapport de production capitaliste fondamental, l’échange marchand, la forme marchande du travail - le salariat - reste intact.
Le parti prolétarien aura pour tâche la destruction de l’État. Contre toute démocratie, il aura à imposer sa dictature dans l’application immédiate et sans discussion du programme communiste : abolition de l’échange marchand, du salariat, de la société de classes, de l’État.
"M. Heinzen s’imagine que le communisme est une certaine doctrine qui partirait d’un principe théorique déterminé - le noyau - dont on tirerait d’ultérieures conséquences. M. Heinzen se trompe fort. Le communisme n’est pas une doctrine, mais un mouvement : il ne part pas de principes, mais de faits. Les communistes ont pour présupposition non telle ou telle philosophie mais toute l’histoire passée et spécialement ses résultats effectifs actuels dans les pays civilisés. Le communisme est le produit de la grande industrie et de ses conséquences, de l’édification du marché mondial, de la concurrence sans entraves qui lui correspond, des crises commerciales toujours plus puissantes et universelles et qui sont déjà devenues de parfaites crises du marché mondial, de la création du prolétariat et de la concentration du capital, de la lutte entre prolétariat et bourgeoisie qui en découle. Le communisme, dans la mesure où il est théorique, est l’expression théorique de la position du prolétariat dans cette lutte et le résumé théorique des conditions de libération du prolétariat."
Engels
Les communistes et Karl Heinzen, octobre 1847. Werke, IV, pp. 321-322.
Présentation
Il est fait allusion dans ce texte à une première partie. En fait cette première partie n’a pas été publiée. L’objectif du texte était d’essayer de montrer pour quelles raisons profondes le mouvement révolutionnaire s’était constitué au début du siècle en prenant des formes (partis, syndicats, conseils ouvriers) qui aujourd’hui sont non seulement dépassées mais s’opposent à la reconstitution du mouvement révolutionnaire. Ce travail reste donc à faire. Mais ce serait une erreur de subordonner son action à une élaboration théorique parfaite. Le texte qui suit pose déjà des éléments qui permettent d’appréhender les nouvelles formes du "Parti". De récents événements (le meurtre d’Overney, les grèves de Dunkerque, Nantes, Saint-Brieuc) montrent nettement que nous sommes en train de basculer dans une nouvelle période de l’histoire. L’hégémonie que détenait le P.C.F. dans la classe ouvrière est en train de disparaître. Alors que, pendant toute une époque, le mouvement révolutionnaire ne s’opposait au capital que par la médiation du P.C.F., aujourd’hui, cette médiation tendant à disparaître, l’opposition entre la classe ouvrière et le capital va se manifester de plus en plus réellement. Lorsque le mouvement ouvrier était infesté par l’idéologie du P.C.F., le mouvement révolutionnaire était contraint de s’opposer au P.C.F. sur le plan des idées.
Aujourd’hui, le mouvement révolutionnaire va être contraint de s’opposer pratiquement au capital. C’est pour cette raison que de nouvelles tâches théoriques s’imposent à notre "Parti". Il sera de plus en plus nécessaire de ne pas être d’accord seulement sur le plan des idées, mais de passer à l’acte positif qui est d’abord que les révolutionnaires communistes interviennent dans les luttes présentes pour défendre leurs points de vue. Alors que les communistes n’ont pas à former un parti séparé de celui qui se manifeste pratiquement dans la société, ils devront de plus en plus affirmer leurs positions de telle sorte que le mouvement pratique ne s’embourbe pas dans de fausses luttes. Cela n’est pas une affirmation gratuite. Mais il devient de plus en plus évident qu’il ne suffit pas de faire profession de "marxisme" pour avoir une activité révolutionnaire. Des liens organiques (travail théorique en vue d’activités pratiques) vont devoir se constituer entre ceux qui pensent que nous allons vers un affrontement entre la classe ouvrière et le capital.
L’intérêt de ce texte se place justement ici : de quelle manière le mouvement communiste va réapparaître et donc quelles sont les tâches des communistes. Le texte qui suit ne prétend pas répondre à la totalité de ces problèmes mais pose des éléments pour commencer à y répondre.
Avril 1972.
La lutte de classes et ses aspects les plus caractéristiques ces dernières années : en quoi la perspective communiste réapparaît
A) Mai 1968
La grève générale de Mai 1968 a été une des plus grandes grèves de l’histoire de la société capitaliste. Pourtant, c’est peut-être aussi la première fois dans l’histoire qu’un mouvement aussi important de la classe ouvrière ne se donne pas un ou des organes qui l’expriment. Bientôt quatre ans de luttes ouvrières viennent confirmer ce fait. Nulle part on ne voit apparaître d’organisations qui dépassent un cadre local et temporaire. Très rapidement, les organisations syndicales et politiques happées par le vide se sont posées en "interlocuteurs valables". La seule forme d’organisation ouvrière qui s’est manifestée en dehors des appareils syndicaux et politiques a été d’éphémères Comités d’action qui se sont opposés à ce qu’ils ressentaient comme une trahison de la part des organisation syndicales.
Que cela soit au début du mouvement de grève, dans le processus des occupations, ou bien, par la suite, dans la lutte contre la reprise du travail, plusieurs dizaines de milliers de travailleurs s’organisèrent en dehors et contre le consentement des syndicats. Mais dans tous les cas, ces organisations ouvrières disparaissaient avec la fin du mouvement et ne se transformèrent pas en un autre type d’organisation.
Le seul cas qui fit exception fut le Comité inter-entreprises. Ce Comité se constitua dès le début de la grève à la faculté des Lettres de Censier. Il regroupait des travailleurs isolés et des groupes de travailleurs de plusieurs dizaines d’usines de la région parisienne. Ce Comité se donna comme fonction de coordonner les actions contre le sabotage de la grève organisé par la C.G.T. Il fut, réellement, le seul organe ouvrier qui dépassa, dans sa pratique, les limites étroites de l’entreprise en concrétisant la solidarité entre travailleurs de différentes entreprises. Comme c’est le cas dans toute pratique révolutionnaire de la classe ouvrière, il ne se livra à aucune publicité.
Ce Comité continua à se réunir un an après la grève et il disparut après constat par ses membres de son inutilité. Il va sans dire que les centaines d’ouvriers qui participèrent à ses actions se retirèrent très rapidement de ses assemblées. Seulement quelques dizaines de travailleurs voulurent continuer à se rencontrer. Mais alors que durant la grève ce Comité avait pour fonction de renforcer les coups contre les manipulations syndicalo-politiques, dès la fin de la grève, il se transforma en centre de discussions faisant le bilan de la grève et essayant de tirer les leçons pour des luttes futures.
Le sérieux et le niveau élevé des discussions qui portèrent, à maintes reprises, sur le communisme et sa signification lui donnèrent une certaine publicité qui attirèrent à lui les révolutionnaires en "peau de lapin" et sociologues en tout genre qui, tout en accélérant la crise qui le traversait, cherchèrent à maintenir artificiellement son existence pour se donner une raison d’être.
Ce Comité fut minoritaire. Il regroupa toutefois, dans ses assemblées générales quotidiennes qui se tinrent à Censier et dans ses réunions d’entreprises, plusieurs milliers d’ouvriers. De plus, ce Comité fut limité à la région parisienne. Il n’y a pas eu dans d’autres régions d’expériences semblables à notre connaissance. Nous voulons dire par là que le Comité se constitua en dehors de toutes formations syndicales même de gauche.
Par contre, il faut préciser qu’une poignée (une dizaine tout au plus) de personnes ayant en commun des perspectives communistes se lancèrent corps et âmes dans les activités de ce Comité ; ce qui eut pour effet de limiter au maximum les tentatives de manipulations que les staliniens, C.G.T., trotskistes et maoïstes, tentèrent d’imposer. En se situant en dehors des organisations syndicales et politiques traditionnelles, y compris celles extrême gauche et en cherchant à dépasser dans la lutte le cadre de l’entreprise, ce Comité a été une préfiguration de ce qui se passe dans les luttes ouvrières depuis Mai 68. La disparition du Comité inter-entreprises une fois sa fonction devenue inutile, préfigure également les disparitions des organisations qui sont apparues depuis, au cours des luttes les plus marquantes de ces dernières années.
En cela, la situation actuelle est très différente de celle de 1936. En 1936, nous avons vu la classe ouvrière se mobiliser derrière les organisations "ouvrières" et les réformes que celles-ci proposaient. Ainsi les quarante heures et les trois semaines de congés payés furent appréciées comme une véritable victoire de la classe ouvrière dont la revendication essentielle était la conquête des conditions de travail des autres couches salariées. Ces conquêtes furent imposées à la classe dominante. Aujourd’hui la classe ouvrière ne formule pas de revendications concernant l’amélioration de ses conditions d’existence. De même les organisations syndicales et politiques ne formulent pas de programmes de réformes autres que celui du pouvoir lui-même. Ainsi vit-on en Juin 68 le général de Gaulle proposer la “ participation ” comme réforme à ce qu’il appelait la société "mécanique".
Il semble que seule une fraction de la classe dominante se soit rendu compte de la profondeur de la crise qu’ils appelèrent "crise de civilisation" (Malraux). Depuis, toutes les organisations syndicales et politiques (sans aucune exception, nous insistons...) se rallient sous une forme ou une autre à ce grand programme de réforme. Ainsi le Parti communiste lui-même propose une participation "réelle" dans son programme de gouvernement. La C.F.D.T. offre la variante de l’autogestion, défendue également par l’ensemble du courant "conseilliste". De leur côté, les trotstkistes proposent le "contrôle ouvrier" comme programme minimum d’un "gouvernement ouvrier" (en croissance...).
Le centre de toutes ces préoccupations est de chercher à rompre l’isolement entre le travailleur et le produit de son travail. Le seul défaut congénital de toutes ces positions est qu’elles n’ont rien à voir avec le mouvement communiste et qu’elles ne font qu’exprimer un point de vue "utopique" du Capital. "L’utopie" capitaliste est celle qui voudrait enlever le mauvais côté de l’exploitation tout en maintenant l’exploitation. Le mouvement communiste ne peut s’exprimer dans une contestation formelle du capitalisme. Ce ne sont pas les conditions de production qu’il faut changer mais l’objet de cette production : la production de valeurs d’échange en y opposant la production de valeurs d’usage. Ce n’est pas en cherchant à transformer les rapports de production en dehors de leurs nécessités historiques, c’est en détruisant les conditions d’existence des rapports de production, en s’attaquant directement au cœur du capital, l’échange et la valeur d’échange, qu’on peut supprimer le capital et détruire la logique capitaliste qui détermine le développement des forces productives.
Alors que les organisations syndicales et politiques se débattent dans un seul et même programme, celui du capital, la classe ouvrière se fait remarquer par une attitude non "constructive". En dehors de ses actions politiques pratiques, la classe ouvrière ne "participe" pas au débat instauré sur son cas. Elle ne se livre à aucune recherche théorique sur ses propres tâches. Elle est silencieuse. Nous vivons aujourd’hui le paradoxe qui est que la classe dominante cherche à exprimer de la manière propre à sa nature les aspirations de la classe ouvrière. Une fraction de la classe dominante se rend compte que les conditions d’appropriation actuelles de la plus-value sont devenues une entrave au fonctionnement global de l’économie. Sa perspective est de partager le gâteau pensant ainsi qu’en faisant "profiter", "participer" la classe ouvrière, celle-ci accroîtra la production de plus-value.
Nous arrivons dans la situation où c’est le capital lui-même qui rêve à sa propre survie. Pour réaliser sa survie, le capital devrait liquider ses propres secteurs parasitaires, c’est-à-dire les fractions du capital qui ne produisent plus suffisamment de valeur.
Ainsi, alors qu’en 1936 nous avons vu se manifester une classe ouvrière qui cherchait à se hisser au niveau des conditions de vie et de travail des autres secteurs de travailleurs, on voit aujourd’hui le capital lui-même imposant aux secteurs privilégiés de salariés les mêmes conditions de vie générales que celles de la classe ouvrière. Dans le programme de la participation, il y a l’idée de l’égalité devant l’exploitation imposée par les nécessités de formation de la valeur. La participation est ainsi le "socialisme" de la misère. Le capitalisme doit réduire le coût énorme des secteurs nécessaires à la survie en tant que capital, mais qui ne produisent pas directement de valeur.
De plus en plus, les luttes de la classe ouvrière lui montrent que les possibilités d’amélioration de sa vie matérielle sont considérablement limitées et pour l’essentiel déjà programmées par le capital. En effet, les possibilités d’intervention de la classe ouvrière, sur la base d’un programme qui changerait notablement ses conditions d’existence dans le cadre du capitalisme, s’avèrent depuis 1968 comme inexistantes. Les grandes luttes ouvrières du début du siècle sur la journée de huit heures, la semaine de quarante heures, les congés payés, la garantie de l’emploi, montraient que le rapport entre la classe ouvrière et le capital laissait une certaine liberté de manœuvre "capitaliste" à la classe ouvrière. Aujourd’hui, c’est le capital lui-même qui impose les réformes et qui tend à généraliser l’égalité de tous devant le travail. Il est donc normal qu’aucune fraction importante de la classe ouvrière ne se mobilise sur des objectifs intermédiaires comme ce fut le cas au début du siècle et lors du Front populaire en 1936. Il est tout aussi normal que tant que les objectifs du communisme ne sont pas clairs aux yeux de tous, il n’y ait pas formation d’organisation ouvrière sur des bases communistes. Il serait par contre faux de croire que les objectifs communistes vont apparaître brutalement comme une nécessité aux yeux de tous. C’est parce qu’en tant que seule classe productrice de plus-value la classe ouvrière se trouvera au centre de la crise de la valeur, c’est-à-dire au centre même de la crise du capitalisme, qu’elle sera contrainte de s’imposer, d’exercer sa dictature sur toutes les autres classes de la société et de se donner les organes de sa propre destruction en tant que classe du capital. L’organisation communiste apparaîtra dans le processus de destruction pratique de l’économie bourgeoise et dans la création d’une communauté humaine débarrassée de l’échange donc de la valeur.
Depuis que le capitalisme est apparu, le mouvement communiste se manifeste en son sein de façon permanente et c’est ce qui oblige le capital à exercer une contrainte, une violence continuelles sur tout ce qui tend à s’opposer à son processus de vie. Depuis la conspiration secrète de Babeuf en 1795, le mouvement ouvrier est jalonné de luttes ouvrières de plus en plus violentes, de plus en plus étendues, contraignant à chaque fois le capital à révéler sa nature de négation de l’humanité dont il prétend être la forme éternelle.
Bien que la grève de Mai 68 n’ait pas eu de résultats pratiques immédiats, sa force positive a été qu’elle n’a pas été porteuse d’illusions. L’échec de Mai, c’est l’échec du réformisme, et la fin du réformisme doit faire apparaître une lutte sur un tout autre terrain, une lutte qui soit contre le capital lui-même et non plus contre ses effets. Il suffit d’avoir vécu Mai pour s’être rendu compte que déjà dans toutes les têtes germait l’idée d’une société nouvelle. Ce qui a pu être dit ne dépassait généralement pas l’idée d’une autogestion généralisée. En dehors de la lutte communiste qui ne peut se développer que si le centre, la classe productrice de plus-value, la dirige, les autres classes ne peuvent jamais se démener que dans la seule sphère capitaliste et leur seule parole ne peut être que celle du capital. Mais derrière ces critiques partielles et ce langage aliéné, il y a l’annonce de la crise de la valeur qui est la période historique dans laquelle nous sommes en train d’entrer.
Ces idées ne sont pas tombées du ciel, mais elles sont toujours apparues parce que les symptômes d’une véritable communauté humaine se sont manifestés émotionnellement à chacun d’entre nous. En même temps qu’était remise en question la fausse communauté du travail salarié se manifestait la tendance d’une communauté dans laquelle les rapports ne seraient plus médiatisés par les nécessités du capital.
Depuis Mai 68, le mouvement communiste tend à se manifester de plus en plus concrètement.
B) Les grèves et luttes ouvrières depuis Mai 68
Alors qu’après la deuxième guerre mondiale, les mouvements de grève mêmes importants étaient jugulés et ne s’accompagnaient pas d’une crise politique (et monétaire) quasi permanente, depuis quelques années les hommes d’État sont de nouveau hantés par les émeutes industrielles, les grèves et les insurrections ouvrières. La France, l’Italie, l’Angleterre, la Belgique, l’Allemagne de l’Ouest, la Suède, le Danemark, l’Espagne, le Portugal et la Suisse. Sans oublier la Pologne où l’on apprend que ces voyous d’ouvriers ont attaqué le siège du Parti communiste en chantant L’Internationale. Dans presque tous les cas, on assiste au même processus : une minorité déclenche un mouvement de grève sur des objectifs qui lui sont propres ; très rapidement le mouvement s’étend aux autres catégories de travailleurs d’une même entreprise ; à ce moment-là une plus ou moins grande mobilisation se fait pour organiser la grève (piquets de grève, comités d’ouvriers dans les ateliers, sur les chaînes) mais alors que le syndicat ou les syndicats réussissent à être les seuls interlocuteurs valables pour négocier avec la direction, et finalement conduisent à la reprise du travail après avoir avancé des mots d’ordre unitaires, qui ne satisfont personne en particulier, mais que tout le monde accepte faute d’être capable de formuler autre chose. Le seul mouvement qui ait passé le seuil habituel de la grève, telle qu’elle se déroule depuis quelques années, est le mouvement qui a déferlé sur la Pologne durant l’hiver dernier 1971.
Ce qui dans le reste de la société industrielle ne se manifeste que comme tendance s’est brutalement imposé en Pologne. Les conditions particulières de la Pologne, pays dans lequel les mécanismes de relais et d’absorption des crises n’existent pas, ont fait que la classe dominante a dû directement s’attaquer à la classe ouvrière elle-même pour assurer la perpétuation de la formation de la valeur dans des conditions normales. Ainsi les événements de Pologne nous confirment la tendance de la crise de la valeur à s’étendre dans toutes les zones industrielles et nous montrent le comportement de la classe ouvrière considérée en tant que centre dans le cadre d’une telle crise.
En effet, le mouvement, qui débuta sur la base de la nécessité immédiate de défense du prix de vente moyen de la force de travail, se trouva placé d’emblée sur un tout autre terrain : celui de la remise en question de la société capitaliste elle-même. Immédiatement les ouvriers furent contraints de s’attaquer à leur appareil d’oppression dans son ensemble. Ainsi les responsables du parti et du syndicat furent attaqués jusque dans leur repaire et l’immeuble du parti pris d’assaut ; dans certaines villes les gares furent occupées, permettant ainsi d’empêcher l’arrivée éventuelle de troupes ; le mouvement fut assez puissant pour se donner un organe de négociation : un comité ouvrier de ville. Le fait transmis par le Nouvel Observateur du 12 décembre 1971 que Gierek se soit déplacé dans les chantiers navals est à considérer comme une victoire de la classe ouvrière dans son ensemble. Un an après sur un autre continent, au Chili, Fidel Castro se déplace pour demander à la fraction de la classe ouvrière la plus exploitée du pays, les mineurs du cuivre, de collaborer avec le gouvernement de ceux qui tiennent leur pouvoir de la sueur de ces mineurs. En Pologne, la classe ouvrière n’a pas envoyé ses délégations vers le pouvoir central proposant leurs cahiers de doléances, c’est le pouvoir lui-même qui s’est déplacé lui-même pour négocier la capitulation, d’ailleurs inévitable, des prolétaires. Cela n’est qu’une trêve dans une guerre civile, une guerre révolutionnaire entre la classe ouvrière et le capital qui est commencée et qui continuera et reprendra toujours de plus en plus violente dans la mesure où la crise de la valeur deviendra mondiale.
Face à la violence de l’État, la classe ouvrière polonaise constitua ses propres organes de violence sans qu’aucun état-major eut préparé à l’avance le plan de la révolte ; le déroulement de la lutte est inscrit dans la nature même de la société que cette lutte se donne pour tâche de détruire. Par contre l’état-major (le comité ouvrier de ville) est apparu lorsque le mouvement avait atteint le maximum de possibilités que la situation lui permettait d’atteindre. L’organe de négociation n’est rien d’autre que la reconnaissance de part et d’autre d’une situation dans laquelle on ne peut rien faire d’autre que négocier. La particularité de cet organe de négociation est qu’il n’est pas une délégation du pouvoir, mais plutôt les limites extrêmes d’un mouvement qui, dans les conditions actuelles, ne peut dépasser le seuil de la négociation. Là encore, c’est le pouvoir du capital lui-même qui propose des réformes, alors que la classe ouvrière s’exprime dans un refus pratique et est contrainte d’accepter les propositions du pouvoir dans la mesure où son activité pratique n’a pas encore les capacités de détruire les conditions d’existence du pouvoir lui-même.
Les luttes ouvrières ont tendance à opposer leur propre dictature à celle du capital, à s’organiser sur un tout autre terrain que celui du capital, donc à poser en actes la question de la transformation pratique de la société ; lorsque les conditions ne permettent pas un assaut général ou que cet assaut ne peut aboutir, les formes de dictature se dissolvent, le capital reprend le dessus et réorganise à son profit la classe ouvrière en lutte, en détournant la violence de ses buts initiaux, séparant l’aspect formel de la lutte de son contenu réel. A ce propos, il faut en finir avec la fausse opposition "dictature/démocratie". Pour le prolétariat, la "démocratie" ne signifie pas qu’il s’organise en parlement à l’image de la bourgeoisie, qu’il instaure au préalable un débat ouvert à tous pour atteindre ses objectifs, pour lui la "démocratie" est un acte de violence par lequel il liquide toutes les forces sociales qui l’empêchent de s’exprimer et qui maintiennent son existence en tant que classe du capitalisme ; pour lui, la "démocratie" ne peut être qu’une dictature. Cela est visible dans chaque grève : la forme de sa liquidation c’est la "démocratie". À partir du moment où il s’établit une séparation dans le mouvement entre un organe légiférant et un organe exécutant, c’est que le mouvement n’est plus dans sa phase offensive, c’est qu’il est détourné sur le terrain du capital. Ainsi opposer aux appareils syndicaux la "démocratie" ouvrière, c’est en attaquant les apparences, voiler le contenu réel des luttes ouvrières, qui, lorsqu’elles se manifestent, se situent d’emblée sur un tout autre terrain.
La démocratie est le mot d’ordre actuel du capital : "autogérez votre propre négation." Ainsi ceux qui se rallient à ce programme ne font que perpétuer l’illusion que les contradictions de la société actuelle seront résolues par une discussion générale qui serait suivie d’un vote au cours duquel on déciderait de ce qu’il y a à faire. En voulant maintenir la séparation entre l’exécution et la décision, le capital cherche à maintenir l’existence des classes. En critiquant cette séparation uniquement du point de vue formel, et non pas en s’attaquant à la racine, on ne fait, d’une manière ou d’une autre, que perpétuer la division principale. On imagine pourtant assez mal les insurrections débutant par un vote à main levée. La révolution est un acte de violence, moment au cours duquel s’impose de façon indiscutable la nécessité de la destruction de la société produisant la valeur d’échange.
Il n’est pas question ici de faire une description des grèves qui se sont déroulées depuis Mai 1968 en Europe. D’une part les organes d’information officiels en ont donné des comptes rendus plus ou moins complets, et d’autre part un certain nombre de brochures ont été éditées là-dessus. Il s’agit tout simplement de retenir ce qu’elles peuvent avoir de commun et en quoi elles annoncent l’apparition d’une période dans laquelle les perspectives communistes se manifesteront de plus en plus concrètement.
Il faut au préalable préciser que nous n’avons pas découpé la société industrielle en plusieurs secteurs, les uns étant des secteurs en voie de développement, les autres des secteurs en voie de disparition. Il est vrai que certaines différences pourront se manifester suivant les cas, mais ces différences ne suffisent plus à masquer la nature des grèves, telles qu’elles apparaissent à nos yeux, et dans lesquelles on ne voit pas de différence de niveaux entre des luttes d’arrière-garde et des luttes d’avant-garde. Le déroulement des grèves est de moins en moins déterminé par les conditions locales, mais de plus en plus par les conditions internationales du capitalisme. Ainsi il apparaît très clairement que le mouvement de grève en Pologne, l’hiver 1971, était le produit d’une situation internationale, la situation internationale du capitalisme et c’est en cela qu’elle avait une importance exceptionnelle : le rapport entre l’Est et l’Ouest était contenu dans le déroulement de la grève, au cours de laquelle on n’a pas chanté l’hymne national mais l’Internationale.
La lutte communiste se manifeste indépendamment du secteur d’origine qui a déclenché la lutte. Dans une lutte communiste, les conditions locales apparaissent comme secondaires face aux objectifs poursuivis par le mouvement. Dès qu’une lutte se limite à des conditions locales, elle est immédiatement réabsorbée par le capitalisme. Ainsi ce ne sont pas les conditions locales du capitalisme qui déterminent le niveau atteint par les luttes ouvrières, mais bien au contraire la situation globale du capitalisme. Dès que la classe qui concentre en elle les intérêts révolutionnaires de la société se soulève, elle trouve immédiatement, et sans aucune médiation, dans sa propre situation, le contenu et la matière de son activité révolutionnaire : écraser ses ennemis, prendre les mesures imposées par les nécessités de la lutte, et ce sont les conséquences de ses propres actes qui la poussent plus loin.
Il ne faudrait pas imaginer non plus qu’il est question ici de toutes les grèves, de toutes les manifestations de la classe ouvrière, il existe encore une société capitaliste dans laquelle la classe ouvrière EST une classe du capital lorsqu’elle n’est pas une classe révolutionnaire. Ainsi les appareils politiques et syndicaux arrivent encore à mobiliser des fractions notables de la classe ouvrière sur des objectifs capitalistes, comme la retraite à soixante ans ; les élections législatives et des grèves plus ou moins nombreuses sont menées par les appareils syndicaux sur des objectifs catégoriels. Toutefois, il apparaît comme de plus en plus évident que l’initiative de la plupart des grandes grèves n’est plus le fait des syndicats, et ce sont celles-là dont il est question ici. De même que la société industrielle n’a pas été découpée en secteurs, la classe ouvrière n’a pas été découpée en tranches : les jeunes, les vieux, les nationaux, les étrangers, les qualifiés, les non-qualifiés. Il ne s’agit pas non plus de rejeter tout travail de description sociologique de la classe ouvrière, travail utile et qui devrait même être systématique, cela éviterait de dire bien des bêtises, mais cela n’est pas notre tâche.
Il s’agit pour nous d’appréhender le processus de rupture du mouvement prolétarien d’avec la société capitaliste. Il faut ici rejeter toute idée selon laquelle le processus de rupture n’aurait plus, dans notre période, de centralité. Lorsque nous nous refusons à considérer la classe ouvrière d’un point de vue sociologique, c’est parce que nous refusons de la considérer de manière statique, en dehors de son mouvement d’opposition à la valeur. Le processus de rupture avec la société bourgeoise n’est que le processus qui tend à abolir la valeur d’échange, c’est-à-dire la forme marchande du travail. Le centre de ce mouvement, et donc sa direction, est la fraction la plus exploitée, la plus productive de plus-value. Ne pas reconnaître cela serait admettre que la valeur d’échange est déjà abolie. En réalité, le sens profond du mouvement essentiel nous est en partie caché par les luttes de la périphérie. Ce fut le cas en Mai 68 où les étudiants masquèrent en partie, par leurs gesticulations, la lutte réelle qui se passait ailleurs que dans leurs têtes. En réalité, les luttes de la périphérie (nouvelles couches moyennes) ne font qu’annoncer une crise bien plus profonde que les apparences nous cachent encore. La rentrée en crise de la valeur s’accompagne pour le capitalisme de la nécessité de rationaliser, et donc de commencer à s’attaquer aux secteurs parasitaires les moins capables de se défendre ; ce qui a pour conséquences d’accroître le chômage et la masse des sans-réserves. Mais l’entrée en lutte de nombreuses fractions de la classe ouvrière ne doit pas faire oublier le rôle essentiel que seront contraints de jouer les travailleurs productifs dans le processus de destruction de la valeur d’échange.
La première constatation, c’est que, depuis quelques années, on assiste à une répétition de grèves qui ont les même caractéristiques qu’en Mai 68 en France.
C) Les deux aspects les plus caractéristiques des grèves
D’une part l’initiative de la grève est le fait d’ouvriers qui s’organisent eux-mêmes, d’autre part l’initiative de la reprise du travail est le fait de la fraction des ouvriers organisés dans les syndicats. Ces initiatives sont contradictoires dans la mesure où elles expriment deux mouvements qui dans leur nature sont opposés. Rien n’est plus étranger au début d’une grève que sa fin. Une fin de grève c’est le moment de discussions interminables dans lesquelles le sens du réel fait place aux illusions ; c’est le moment où se multiplient les meetings dans lesquels les ouvriers perdent la parole au profit des permanents syndicaux ; c’est le moment où les assemblées générales, de plus en plus vides, finissent par voter la reprise du travail. La fin d’une grève, c’est le moment de reprise en main de la classe ouvrière par le capital, c’est le moment où la classe ouvrière est réatomisée, est détruite en tant que classe capable de s’opposer au capital. La fin d’une grève, c’est la négociation, dont la prise en main du mouvement, ou plutôt de ce qu’il en reste, par les organes officiels, les syndicats, qui élaborent de savantes manœuvres autour de négociations, dont la seule fonction est d’assurer la reprise normale d’un travail normal. Tout à l’opposé est le début d’une grève ; à ce moment-là, la classe ouvrière ne s’embarrasse pas de formalisme pour mettre les pieds dans le plat. Tous ceux qui s’opposent au mouvement sont pourchassés, qu’ils soient cadres, contremaîtres, ouvriers, directeurs ou bien permanents ou délégués syndicaux. Suivant les circonstances locales, les directeurs sont séquestrés, les sièges syndicaux sont attaqués par des milliers d’ouvriers. Ainsi, au cours de la grève du Limbourg (Belgique), durant l’hiver 1970, c’est le siège du syndicat qui est pris d’assaut par les travailleurs. Tout ce qui s’oppose comme un frein au mouvement tend à être brisé. Aucune mesure "démocratique" n’est prise, bien au contraire, tout "allant de soi", tout ce qui s’oppose au mouvement est à rejeter sans discussion. Une énergie considérable se manifeste pendant toute la période de l’offensive que rien ne paraît pouvoir ébranler.
Déjà, il faut constater un fait d’évidence : l’énergie mise en œuvre au début de la grève semble d’une part totalement disparaître lors du déroulement des négociations et, d’autre part, elle ne semble pas être en rapport avec les raisons officielles de la grève. En effet, pour que quelques dizaines de travailleurs (d’"enragés"), sur la base de revendications qui leur sont propres, mettent en grève des dizaines de milliers de travailleurs, ce n’est pas une simple question de solidarité morale qui anime ces derniers, encore moins une morale de la solidarité, c’est une communauté pratique immédiate. Il faut ajouter à cela, et c’est la constatation la plus importante que l’on puisse faire sur les mouvements de ces dernières années, que le mouvement ne se donne alors aucune revendication particulière. Il était dit plus haut que pour la classe ouvrière "c’est dans son silence qu’est contenue la question qu’elle sera contrainte de se poser..." et l’on peut affirmer que c’est justement parce que dans les mouvements qui lui sont propres la classe ouvrière n’élabore pas de revendication particulière que ces mouvements sont les premières manifestations communistes de notre époque.
Ainsi, la première manifestation qui apparaisse à nos yeux pour caractériser le processus de rupture avec la société capitaliste est toute la période pendant laquelle la classe ouvrière ne formule pas de revendications particulières. En cela, la classe ouvrière tend à n’être plus une classe puisqu’elle ne défend plus ses intérêts particuliers de classe. Suivant les circonstances locales et la situation générale du capitalisme, le processus de rupture se précise plus ou moins, de façon pratique ; pour l’instant, celui qui s’est déroulé en Pologne durant l’hiver 1971 est celui qui a été le plus loin dans une pratique de lutte contre le capital ; il permet de dire que le premier pas du processus de rupture est celui de la dislocation des organes de répression capitalistes au sein de la classe ouvrière (en particulier les syndicats) et que ce premier pas doit s’accompagner immédiatement de la création d’une organisation ayant pour fonction de se défendre face aux organes de répression capitalistes extérieurs à la classe ouvrière, armée, police, milice de volontaires, ou de commencer leur destruction.
Les conditions particulières de la Pologne, où les syndicats font partie de l’État, font que la classe ouvrière polonaise n’a pas à faire de distinction entre syndicats et État puisqu’il n’y en a pas. Cette fusion déjà réalisée entre syndicats et État n’a fait que rendre plus clair un processus qui dans d’autres pays, comme la France ou l’Italie où l’intégration est moins nette, apparaît moins brutalement dans la mesure où les syndicats jouent un rôle de tampon entre la classe ouvrière et l’État. Mais de plus en plus une lutte radicale doit s’opposer, dans les pays de l’Ouest, aux syndicats et aux fractions de la classe ouvrière qui lui est soumise. Le 19ème siècle au cours duquel les travailleurs se groupèrent en syndicats pour défendre leur qualification et leur droit au travail apparaît bien loin.
Si apparaît, aujourd’hui, la première des conditions nécessaires à la lutte pour le communisme, c’est-à-dire le fait même que la classe ouvrière ne présente pas de revendication particulière, cela n’est pas la volonté du Saint Esprit qui en est l’auteur ; cela est dû aux conditions même du capitalisme, qui permettent qu’un tel processus puisse s’engager. Comme il était dit dans la première partie de ce texte, la seule "communauté" désormais permise par le capital est la "communauté du travail salarié" en dehors de laquelle il n’est point de salut. Le capital dominant désormais la totalité des rapports des hommes entre eux, il devient de plus en plus évident que toute lutte partielle, catégorielle, limitée à l’un des rapports, ne peut qu’avoir tendance à se situer de plus en plus dans une lutte contre la totalité des rapports qu’entretiennent les hommes entre eux : le capital.
Lors de la récente grève (fin 1971) dans la R.A.T.P., l’attitude ferme des conducteurs fit que la grève se trouva placée sur un tout autre terrain que catégoriel. Ce n’est pas ce que pensent les gens de ce qu’ils font qui donne le contenu du mouvement. C’est cette attitude ferme des conducteurs qui fit que leurs rapports avec la direction de la R.A.T.P. et les syndicats se trouvèrent transformés et qui fit apparaître la véritable nature du conflit. L’État lui-même dut intervenir pour faire rentrer les travailleurs dans les rang des syndicats. Que les conducteurs le veuillent ou non, la grève n’était plus leur grève, c’était un procès public au cours duquel les syndicats furent officiellement reconnus comme étant des organes nécessaires à la coercition contre les travailleurs et à la bonne marche du travail. Il n’aurait pas été possible d’apprécier à sa juste mesure le "silence" de la classe ouvrière si l’on n’avait pas au préalable constaté le puissant développement du capitalisme jusqu’à ce jour. Il doit être désormais considéré comme "normal" que les fins des grèves soient contrôlées par les syndicats. Cela ne signifie pas une quelconque faiblesse du mouvement lui-même, une tare organique. Bien au contraire, dans une situation qui ne permet pas à des revendications partielles de se réaliser, il est “ normal ” que ne se constitue pas d’organe ayant pour fonction de les faire se réaliser. Ainsi ne voit-on pas se constituer parallèlement aux appareils syndicaux des organisations ouvrières regroupant des fractions de la classe ouvrière sur un programme de revendications. Il arrive parfois que des groupes ouvriers se forment au cours de la lutte, opposant leurs propres revendications à celles des syndicats, mais leurs possibilités sont détruites par la situation elle-même qui ne les autorise pas à exister bien longtemps.
Ces groupes, s’ils veulent continuer à exister, devront se situer en dehors du cadre étroit de l’usine ou bien seront de nouveau sous une forme ou sous une autre détruits par le capital. La disparition de ces groupes est un des signes de la radicalité du mouvement. La prolongation organisationnelle de ces groupes ne signifierait que la négation même de cette radicalité. Ainsi les groupes ne cesseront de disparaître pour se réaffirmer de façon toujours plus radicale. L’idée selon laquelle les groupes ouvriers finiront à force d’expériences et d’échecs à se constituer en une organisation puissante capable de renverser le capital relève toujours de la même pensée bourgeoise de la critique partielle se transformant graduellement en critique radicale. L’activité de la classe ouvrière ne procède pas par expériences et elle n’a pas d’autre "mémoire" que les conditions générales du capital qui la contraignent à se manifester selon son être de destruction de la valeur. La classe ouvrière ne se livre à aucune recherche théorique pour imposer ses vues et ses propres tâches, l’échec d’un mouvement se suffit à lui-même pour montrer ses limites. Théoriser le fait que le rapport de forces ne permet pas d’attaquer les commissariats de police relève de la métaphysique.
L’organisation communiste apparaîtra dans les nécessités pratiques de transformation de la société capitaliste vers le communisme. L’organisation communiste, c’est l’organisation de transition vers le communisme. Cela est la différence fondamentale de notre période d’avec la période précédente. Au cours des luttes passées qui déferlèrent entre 1917 et 1920 sur la Russie et l’Allemagne, il s’agissait de se hisser au communisme et d’organiser une société pré-communiste. Ainsi les fractions radicales de la classe ouvrière tentèrent de rallier à elles les autres fractions de la classe ouvrière et même la paysannerie pauvre, en ce qui concerne la Russie. L’isolement de ces fractions radicales et les conditions générales du capitalisme ne permirent pas d’envisager une transformation pratique de la société capitaliste en dehors du cadre d’un programme regroupant les classes exploitées de la société. Ces fractions radicales furent écrasées.
Ce qui différencie la période présente des époques passées, c’est le fantastique développement des forces productives sur toute la planète, et l’accroissement quantitatif et qualitatif du prolétariat (c’est-à-dire que la classe ouvrière s’accroît numériquement et fait fonctionner des moyens de production fantastiquement accrus). Aujourd’hui les conditions du communisme ont été développées par le capitalisme lui-même. Le prolétariat n’a plus à appuyer telle ou telle fraction progressiste du capital contre telle fraction réactionnaire. La nécessité d’une période de transition plus ou moins longue entre la destruction du pouvoir capitaliste et l’établissement du communisme, période pendant laquelle le pouvoir révolutionnaire doit développer les conditions matérielles du communisme, a également disparu.
Ainsi l’organisation communiste n’a pas à se poser en tant que médiation entre la fraction radicale et les autres fractions de la classe ouvrière. Les fractions de la classe ouvrière ne se décideront pas à agir devant un programme de gouvernement mais devant les débuts de tentatives pratiques d’abolition de la valeur. C’est par rapport aux tâches immédiates de la révolution, aux mesures pratiques de transformation sociale que les couches de travailleurs non directement productifs seront contraintes de se déterminer. Toute l’époque au cours de laquelle la propagande était rendue nécessaire par la distance existant entre le programme communiste du prolétariat et celui destiné à ses alliés est aujourd’hui révolue. (La dictature du prolétariat ne se pose plus en terme de compromis dans lequel la classe révolutionnaire met de "l’eau dans son vin". Le rapport entre la paysannerie russe et la société russe était tel que le mouvement paysan ne pouvait être communiste.) Ainsi, la non-apparition d’une organisation défendant le programme communiste en dehors d’une période de lutte est le produit d’un rapport de classe nouveau dans le capitalisme.
Ainsi, en 1936, les résistances du capital étaient telles qu’il fallut un changement de gouvernement pour que la classe ouvrière obtienne ses réformes. Aujourd’hui, ce sont les gouvernements eux-mêmes qui prennent l’initiative des réformes. Les gouvernements capitalistes essaient de faire en sorte que les travailleurs s’organisent eux-mêmes pour accomplir ce qui apparaît comme les nécessités de la production (participation, autogestion-...). L’économie contemporaine est de plus en plus planifiée. Tout ce qui se manifeste en dehors de ce plan est un danger pour l’équilibre de la société. Toute activité se situant en dehors de la programmation est considérée comme asociale et doit être détruite. C’est de ce point de vue qu’il faut considérer un certain nombre d’activités de la classe ouvrière en dehors d’une période de lutte massive tels que grèves ou début d’insurrection. Tout en donnant l’illusion de récupérer à leur profit les luttes de la classe ouvrière, les syndicats sont contraints, s’ils veulent rester dans le cadre du plan (accord industrie, banque, syndicat), de s’opposer à certaines manifestations telles que le sabotage et la baisse des cadences.
D) Les formes non récupérables de la lutte ouvrière : sabotage, diminution des cadences et des temps de production
Durant le mois d’octobre 1971, le parquet de Lyon a condamné à plusieurs mois de prison quatre ouvriers d’une usine de montage d’appareils électroménagers pour avoir introduit des tiges de fer dans les chaînes. Cela est l’exemple même du sabotage tel qu’il se pratique aux États-Unis couramment depuis de nombreuses années, en Italie depuis bientôt trois ans et de façon de plus en plus nette en France depuis plus d’un an. Pendant l’hiver 1971, au cours d’une grève de la S.N.C.F., la C.G.T. s’oppose officiellement à la pratique du sabotage, qu’elle attribue à des éléments "irresponsables". En effet durant cette grève, plusieurs aiguillages ont été déréglés et plusieurs locomotives endommagées. Plus tard, après la grève de Renault au printemps 1971, on apprend que plusieurs actes de sabotage ont endommagé des véhicules en cours de fabrication. Le sabotage tend à devenir un phénomène d’ampleur sociale. Par ailleurs, la baisse des cadences et des temps de production qui s’est toujours manifestée à l’état latent se généralise de plus en plus. Cette manifestation est quantitativement augmentée par l’arrivée de nombreux jeunes travailleurs sur le "marché du travail", et par l’automation. Tout cela s’accompagne d’un absentéisme qui souvent prend des proportions inquiétantes pour certaines entreprises.
L’ensemble de ces faits n’est pas nouveau dans l’histoire du capitalisme, par contre ce qui est nouveau c’est qu’ils s’inscrivent dans une autre perspective. Ces actes sont véritablement le symptôme superficiel d’un mouvement social profond. Ces actes sont des manifestations du processus de rupture d’avec la société bourgeoise. Au début du siècle, le sabotage était utilisé comme une pression contre les patrons pour les contraindre à admettre l’existence des syndicats. Pouget, révolutionnaire et syndicaliste du début du siècle, explique cela dans sa brochure appelée "Le Sabotage". (Citation d’une intervention d’un délégué ouvrier à un Congrès ouvrier tenu en 1895) :
"Les patrons n’ont pas le droit de compter sur notre charité. S’ils refusent même de discuter nos demandes, eh bien, nous pouvons mettre en pratique le "Go Canny" - la tactique de travailler à la douce, en attendant qu’on nous écoute. Voilà clairement défini le "Go Canny", le "sabotage" : A MAUVAISE PAYE, MAUVAIS TRAVAIL. Cette ligne de conduite, employée par nos camarades anglais, nous la croyons applicable en France, car notre situation sociale est identique à celle de nos frères d’Angleterre."
Le sabotage était employé par les ouvriers contre les patrons pour faire reconnaître leur existence. C’était un moyen pour obtenir le droit à la parole dans le cadre de la société existante. Le sabotage s’inscrivait dans le mouvement qui tendait à faire de la classe ouvrière une classe qui aurait sa place dans la société capitaliste. La baisse des cadences et du temps de travail est une tentative d’aménagement des conditions de travail. Le sabotage n’apparaît pas comme un refus net, brutal et immédiat, de l’ensemble de la société. Baisse des cadences et des temps de production sont une lutte contre les effets du capitalisme. À ce propos, un travail particulier sera nécessaire ultérieurement pour constater quelles sont les limites de cette lutte et dans quelles conditions le capitalisme les réabsorbe. L’ampleur sociale de ces luttes permet de les considérer comme l’axe du réformisme "moderne". On peut parler de "réformisme" dans la mesure où ces luttes pourraient "en théorie" être réabsorbées entièrement par le système capitaliste ; et alors qu’aujourd’hui elles viennent gêner l’activité normale des forces productives, elles pourraient très bien demain être associées aux forces productives. Le capitalisme "idéal" pourrait tolérer en son sein l’autogestion des conditions de la production.
Cette tendance du capitalisme tente d’ailleurs certaines expériences concrètes plus particulièrement en Italie, ainsi qu’aux U.S.A. et en Suède. On peut considérer les organisations "libérales" telles que le P.S.U., la C.F.D.T. et l’aile gauche du Parti socialiste comme en étant l’expression en France. Mais pour l’instant ce mouvement n’est pas stabilisé sur un axe (réformiste ou anticapitaliste) particulier de façon exclusive. Par contre on doit constater que ce "réformisme moderne" s’est souvent manifesté contre les syndicats. Il est encore difficile de décrire quelles ont été les conséquences du point de vue de la production capitaliste. Tout ce que l’on peut constater est que se cristallisent autour de ces luttes des groupes d’ouvriers qui ressentent la nécessité de se battre en dehors des normes traditionnelles imposées par les syndicats.
Mais alors que le mouvement autour de la baisse des cadences et des temps de production peut être caractérisé comme nous venons de le faire, il n’en est pas de même pour le sabotage. Il y a deux sortes de sabotage ; d’une part, celui qui détruit purement et simplement le produit du travail ou les machines ; et celui qui endommage partiellement le produit du travail de telle sorte qu’il ne sera plus consommable. Le sabotage tel qu’il se pratique ne peut être en aucun cas récupéré par les syndicats et ne peut être associé aux forces productives. Par contre, on peut très bien considérer que le capitalisme a capacité, en améliorant et en transformant ses conditions de surveillance, d’empêcher une telle pratique. Cette précision est donnée pour que l’on ne pense pas que la généralisation du sabotage pourrait être la nouvelle forme de lutte contre le capital. Par contre, le sabotage est un réflexe auquel l’individu qui le pratique est soumis, comme on est soumis à une passion. Bien que l’on soit contraint de vendre sa force de travail, dans le processus de l’acte de vente, on devient "fou", dans la mesure où l’on devient irrationnel à sa propre "raison" qui est de vendre sa force de travail. Dans cette "folie", il y a le refus de la force de travail d’être marchandise. On se vomit en tant qu’être dédoublé. On cherche dans la destruction à réunifier sa personne qui n’est que par le capital.
En se situant en dehors des limites de la planification économique, ces actes se situent aussi en dehors de la "raison". Si à plusieurs reprises, la grande presse a dû qualifier ces actes d’actes "asociaux" et "fous", c’est que le danger est apparu suffisamment important pour tenter d’y mettre fin. L’idéologie chrétienne tolérait la souffrance du travailleur et l’inégalité sociale, aujourd’hui l’idéologie capitaliste impose l’égalité devant le travail mais ne tolère pas ce qui s’oppose au travail salarié. La nécessité ressentie par l’individu isolé de s’opposer physiquement à sa transformation pratique en individu totalement soumis au capital montre que cette soumission est de plus en plus intolérable. Ces actes de destruction s’inscrivent dans une tentative de suppression de la médiation "travail salarié" en tant qu’unique lieu (lien) de communauté sociale. Dans le "silence" de la classe ouvrière, le sabotage apparaît comme un des premiers balbutiements de la parole humaine.
L’ensemble de ces activités : baisse des cadences et des temps de travail, sabotage, outre le fait qu’il soit étranger aux syndicats, nécessite un certain consentement dans le milieu où cela se pratique. Cela montre que, bien qu’aucune organisation officiellement n’apparaisse, il se constitue de façon souterraine un tissu de relations dans une perspective anticapitaliste. Ce tissu de relations a pour objet une activité anticapitaliste ; il est plus ou moins dense suivant que cette activité est plus ou moins réelle et il disparaîtra si l’activité anticapitaliste devait cesser. Il est normal qu’en dehors d’une activité "subversive" pratique (et donc théorique) les groupes qui se sont constitués autour de ces tâches "subversives" se dissolvent. Il arrive souvent que le besoin de maintenir une illusion de "communauté sociale" fait que ces groupes entretiennent une activité qui est accessoirement anticapitaliste et principalement illusoire, ce qui, dans la plupart des cas, les amène à se regrouper autour d’un pôle politique. Ainsi, on voit se regrouper des noyaux ouvriers autour d’organisations comme Lutte ouvrière, certaines sections syndicales C.F.D.T. ou bien des groupes maoïstes. Cela n’est pas dû au fait que certaines minorités ayant des idées trotskistes, maoïstes ou C.F.D.Tistes (cédétiste ? Corriger ou pas ?) font du chemin dans la classe ouvrière, mais simplement au fait que certaines minorités ouvrières cherchent à briser l’isolement qui les sépare ; ce qu’on ne saurait leur reprocher. Dans tous les cas, la dissolution d’un tissu social anticapitaliste et d’une activité anticapitaliste est la réorganisation de la classe ouvrière par le capital.
Ce que l’on peut constater, c’est que, en dehors de ses manifestations pratiques, le mouvement communiste n’existe pas. La dissolution d’une lutte sociale dont le contenu est communiste s’accompagne de la dissolution de l’ensemble des relations qui sont alors apparues. Démocratie, séparation des luttes en luttes "économiques" et "politiques", formation d’un corps d’avant-garde détenant la "conscience", sont les illusions d’une époque périmée. Désormais, ces genres d’illusions ne seront plus possibles, dans la mesure où une période nouvelle s’ouvre. La dissolution des formes organisationnelles qui apparaissent dans un mouvement, lorsqu’elles disparaissent à la fin de ce mouvement, bien loin de signifier la faiblesse d’un mouvement, en montre au contraire la force. Aujourd’hui, les fausses batailles sont terminées. De plus en plus ne peut apparaître comme vraie bataille que celle qui aboutira à la destruction du capitalisme.
E) L’activité des organisations syndicales et politiques face à la perspective communiste
a) Sur le marché du travail, les syndicats apparaissent de plus en plus comme ayant le monopole de la vente de la force de travail. Le capital en s’unifiant a unifié les conditions de vente de la force de travail. Dans les conditions de la production moderne, le détenteur individuel de la force de travail est non seulement contraint de la vendre pour vivre mais, s’il veut pouvoir la vendre, il doit l’associer à celle des autres détenteurs. En échange de la paix sociale, les syndicats ont acquis le droit de contrôle de l’embauche. Dans la société moderne, les travailleurs sont de plus en plus obligés de se syndiquer s’ils veulent arriver à vendre leur force de travail.
Au début du siècle, les syndicats étaient le produit de l’association des travailleurs qui se coalisaient pour défendre le prix moyen de vente de la force de travail. Les syndicats n’en étaient pas pour autant révolutionnaires, comme le montra leur attitude pendant la Première Guerre mondiale, où ils collaborèrent à la guerre en ne se mobilisant pas ouvertement contre. Dans la mesure où la classe ouvrière se battait pour acquérir une existence en tant que classe dans la société capitaliste, les syndicats n’eurent pas de fonction révolutionnaire.
En Allemagne, au cours du mouvement révolutionnaire entre 1919 et 1920, les syndicats se vidèrent de leurs membres au profit d’autres types d’organisation qui défendaient les intérêts économiques dans le cadre général de la lutte contre le capitalisme. En dehors d’une période révolutionnaire, la classe ouvrière n’est rien d’autre qu’une fraction du capital dont les syndicats sont la représentation. En même temps que les autres fractions du capital (industrie, banque) se constituaient en monopole, la classe ouvrière en tant que capital force de travail s’est également constituée en monopole dont les syndicats sont devenus les fondés de pouvoir.
b) Les syndicats se sont développés à la fin du 19ème siècle et au début du 20ème siècle comme des organes protégeant une force de travail hautement qualifiée. Jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, ils se sont maintenus et développés en défendant les couches relativement qualifiées et privilégiées de la classe ouvrière. Cela ne veut pas dire que leur influence n’atteignait pas les couches les plus exploitées, mais cette influence n’était rendue possible que dans la mesure où le capital devait ménager certaines couches qualifiées de la classe ouvrière. Dans le cadre du développement de l’industrie moderne et de l’automation, les couches d’ouvriers hautement qualifiés et qualifiés ont tendance à laisser la place aux techniciens. Dans la production, ces techniciens ont aussi une fonction de contrôle et d’agent de maîtrise, ce qui paraît normal face à une masse d’ouvriers non qualifiés. Ainsi, les syndicats, tout en perdant des fractions importantes d’ouvriers dont les qualifications disparaissent, cherchent à intégrer les nouvelles couches de techniciens.
c) Les syndicats sont soumis à la force de travail devenue capital. Cela contraint de plus en plus les syndicats à apparaître comme une force capable de valoriser le capital. Face aux autres fractions du capital industriel et financier, les syndicats devront nécessairement associer leur propre programme de développement s’ils ne veulent pas perdre le contrôle de leur force de travail. Ainsi, à plus ou moins long terme, les représentants du capital-force de travail devront nécessairement s’associer aux autres représentants des fractions du capital au pouvoir. De cette manière, des coalitions gouvernementales regroupant bourgeoisie libérale, technocrates, formations politiques de gauche et syndicats apparaissent comme étant inscrit dans les tendances du capitalisme. Ainsi, c’est le capitalisme lui-même qui exige des syndicats forts capables de proposer les mesures économiques susceptibles de valoriser le capital-force de travail. Les syndicats ne sont pas des traîtres dans le sens où ils trahiraient le programme de la classe ouvrière, qui, en tant que telle, serait révolutionnaire, au contraire, ils sont tout à fait cohérents avec eux-mêmes et avec la classe ouvrière lorsque celle-ci accepte sa nature capitaliste.
d) C’est dans cette mesure que l’on peut comprendre le rapport qu’entretient la classe ouvrière avec les syndicats. Lorsqu’un processus de rupture est engagé avec la société capitaliste, les syndicats sont immédiatement considérés pour ce qu’ils sont et traités comme tels ; mais dès que le processus de rupture est détruit, la classe ouvrière est contrainte d’être réorganisée par le capital donc par les syndicats. On peut dire qu’il n’y a pas d’illusions "syndicalistes" dans la classe ouvrière, il y a simplement une organisation capitaliste donc "syndicale" de la classe ouvrière.
e) En Italie, l’évolution actuelle des rapports entre les syndicats et le patronat illustre parfaitement ce que nous disions précédemment. Il faut observer avec une attention particulière l’évolution des syndicats en Italie. En effet, il est normal que, dans une zone relativement en retard du point de vue de son organisation économique comme sont l’Italie et la France par rapport aux Etats-Unis, les effets de la modernisation de l’économie s’accompagnent de l’apparition des tendances les plus modernes du capital. Il ne faut pas considérer ce qui se passe en Italie comme un accident de parcours mais bien comme un voyant qui nous signale ce qui dans de nombreux autres pays est en maturation.
La situation italienne éclaire la situation en France. En France, la C.G.T. et le P.C.F. apparaissent comme une résistance réactionnaire face aux luttes ouvrières, alors qu’en Italie, la C.G.I.L. et le P.C.I. ont eu la capacité de se remodeler dans le cadre de la nouvelle situation. Cela est une des raisons qui explique la différence entre le Mai français et le Mai italien. Le Mai français a été beaucoup plus court et beaucoup plus brutal, comme un coup de tonnerre dans un ciel clair, il signale qu’il se passe quelque chose mais ne nous donne que peu de moyens de l’appréhender. En Italie, la situation évolue plus lentement mais finit par faire apparaître ses propres tendances.
La première phase du mouvement dura de 1968 jusque dans l’hiver 1971. Elle fut caractérisée par des luttes ouvrières qui firent leur apparition en dehors de la sphère d’influence des syndicats et des organisations politiques. On vit alors se constituer, en Italie, l’équivalent des comités d’action ouvriers qui se manifestèrent en France durant le mois de Mai avec cependant une différence essentielle : en France, les comités d’action furent très rapidement expulsés de l’entreprise par la puissance des syndicats, ce qui les obligea en pratique à ne pas s’illusionner dans le cadre étroit de l’entreprise. Dans la mesure où la situation générale ne permettait pas d’aller plus loin, ces comités disparurent plus ou moins rapidement. En Italie, au contraire, dans un premier temps, des comités d’ouvriers purent s’organiser dans les entreprises elles-mêmes. Ni les patrons, ni les syndicats ne purent s’opposer avec fermeté à ces mouvements. Il se forma alors une multitude de comités dans les entreprises, isolés les uns des autres, qui s’adonnèrent tous systématiquement à la remise en question des cadences de travail et accessoirement au sabotage.
En fait, cela était la forme aliénée de critique du travail salarié. Dans tout ce mouvement, l’activité révolutionnaire des gauchistes fut particulièrement remarquable. Toutes leurs activités consistèrent à fixer le mouvement dans ses aspects formels sans jamais oser y montrer le contenu réel. Ainsi, leurs activités consistèrent à entretenir l’illusion que l’"autonomie" des organisations ouvrières était en soi un objectif suffisamment révolutionnaire pour être entretenu et développé. Ils glorifièrent ainsi les aspects formels, mais n’étant pas communistes, ne furent pas capables d’exprimer l’idée que derrière la lutte contre les cadences et les conditions de travail, il y avait la lutte contre le travail salarié. Quant à la lutte ouvrière, elle ne rencontrait pas de résistance. C’est ce qui la désarma. Elle ne put que s’adapter aux conditions de la société capitaliste. De leur côté, les syndicats pour contrôler les luttes ouvrières, acceptèrent de remettre en cause leurs propres structures et d’organiser "une transformation profonde du syndicat et un nouveau type de démocratie de base" comme le déclare Trentin, un des dirigeants de la C.G.I.L. En quelque sorte, ils remodelèrent leurs organisations d’usine suivant le modèle de comités "autonomes" apparus dans les luttes récentes. La capacité des syndicats à contrôler les luttes ouvrières les fit apparaître comme la seule force capable de rétablir le travail dans l’ordre et cela aboutit à des négociations dans certaines grandes entreprises comme Fiat. Ces négociations eurent pour conséquences de reconnaître aux syndicats le droit d’intervenir dans l’organisation du travail (postes de travail, cadences, etc.) et d’autre part un accord fut passé pour que la direction des usines Fiat prélève la cotisation syndicale sur la fiche de paie de l’ouvrier, ce qui existe déjà en Belgique. Parallèlement à ces négociations syndicats/patrons, de sérieux efforts étaient tentés vers la constitution d’une centrale unique par les plus grands syndicats : V.I.L., C.I.S.L., C.G.I.L.
On voit ainsi apparaître, en Italie, la tendance à la formation des syndicats en monopoles négociant les conditions d’extraction de la plus-value avec les autres fractions du capital. Un récent interview paru dans le Monde du quatorze décembre 1971 confirme d’autre part cette tendance. Il s’agit des déclarations de M. Petrilli, président du holding d’État I.R.I. et de M. Trentin, un des dirigeants de la C.G.I.L., dont voici quelques extraits :
Trentin : "La volonté des syndicats italiens d’obtenir une modification graduelle des modes d’organisation du travail se traduit par une série de revendications [...] au niveau de l’usine pour définir les cadences et les rythmes de travail, les pauses, les effectifs ouvriers [...]. La recomposition des tâches, la reconnaissance d’un degré plus élevé d’autonomie de décision au groupe ouvrier intéressé sont possibles dès à présent et conviennent même aux entreprises, étant donnée la limite désormais infranchissable à laquelle se heurte l’actuelle organisation du travail [...]. Notre rapport avec l’entreprise demeure nécessairement conflictuel [...]. Cela ne veut pas dire que le syndicat ne doive pas prendre en charge de façon autonome le problème de la productivité ni donner des réponses qui soient siennes aux risques d’un ralentissement du taux de croissance de la productivité [...]. Même lorsque, par la faute du syndicat, leur protestation se traduit en revendications irrationnelles ou illusoires [souligné par nous], ces ouvriers expriment ainsi leur refus de produire sans penser, de travailler sans décider, leur besoin de pouvoir."
Petrilli : "Il est par conséquent évident, à mon sens, que le travail à la chaîne comporte un véritable gaspillage des capacités humaines et engendre, chez les travailleurs, un sentiment fort compréhensible de frustration dont découlent des tensions sociales qu’il faut considérer avec réalisme comme étant une donnée plutôt structurale que conjoncturelle [...]. Il est évident que toute la problématique de l’organisation du travail ne concerne les entrepreneurs que dans la mesure où elle peut se traduire, en dernière analyse, par une efficacité économique accrue de l’entreprise [...]. Une participation plus grande des ouvriers à la définition des objectifs de production pose une série de problèmes qui touchent moins à l’organisation du travail qu’à la définition de l’équilibre du pouvoir au sein de l’entreprise [...]."
Les programmes sont identiques et ont le même but : l’accroissement de la productivité, le seul problème qui reste posé est celui du partage du pouvoir qui est au centre de la crise politique dans de nombreux pays industrialisés. Il est probable que le dénouement de la crise politique voie apparaître le pouvoir ouvrier en tant que pouvoir du travail salarié qui se manifestera dans les sociétés contemporaines sous des formes diverses : autogestion, coalition d’Unité populaire, partis communistes-partis socialistes à la chilienne : un gouvernement de gauche, un programme de droite ou à l’anglaise : un gouvernement de droite, un programme de gauche.