par ArchivesAutonomies
SALUT !
Lorsqu’après la conférence de janvier 1976 de l’UO, nous écrivions de notre mensuel d’alors qu’il nous avait été quelque chose comme une Nouvelle Gazette Rhénane, il se trouva, et bien que nous ayons clairement explicité le contenu de ce jugement (UO n° 12-13), des imbéciles, de Révolution internationale s’il nous en souvient, pour nous reprocher, sur ce mode involontairement comique qui les caractérise, l’outrecuidance de ce qu’ils prenaient bêtement pour de l’autosatisfaction. Aussi incapables d’apprécier ce que fut effectivement la Gazette Rhénane pour le matérialisme révolutionnaire du XIX° siècle, que de tout simplement entendre le propos de l’un quelconque de leurs contemporains, nos censeurs n’imaginèrent pas un instant que ce propos même relativisait justement à nos yeux le sens de cette publication. De cette relativité, pourtant, personne ne peut douter aujourd’hui, où nous la saluons pour la dernière fois.
Il se trouvera inévitablement, en plus des niais qui tireront de notre sabordage le témoignage et la preuve de la "faillite" qu’ils espéraient — et qu’ils croient sottement pouvoir interpréter comme notre silence futur — des individus bien intentionnés pour commenter notre décision de deux manières également fausses, quoique diamétralement opposées. Ceux, d’abord, qui la regretteront, et nous encourageraient maintenant à poursuivre une entreprise qu’ils n’avaient pourtant pas aidée lorsqu’elle avait effectivement à se poursuivre, et ceux, enfin, qui nous reprocheront de ne pas l’avoir prise plus tôt — soit que l’existence de l’UO les ait, en son temps, indisposés, soit qu’ils aient, prudemment, jugé alors que les raisins étaient trop verts, alors même qu’ils n’avaient effectivement aucune chance de pouvoir y goûter.
Les premiers pourront juger à l’avenir de ce que notre liquidation de l’UO ne signifiait en rien la liquidation de notre potentiel critique — et qu’elle nous était tout autre chose qu’une manière de suicide. Les seconds auront à mieux discerner les divers moments de notre évolution, et à comprendre que le mouvement qui avait porté et soutenu nos efforts depuis le début, n’était pas de nature à s’accommoder de formes d’expression unilatérales. Ils verront, ce faisant, que toutes les fois où la poursuite de notre course avait exigé que nous tuions, sous nous, quelques chevaux, nous n’avons jamais reculé devant le sacrifice, pour pouvoir aller par après plus vite à notre but. Les derniers, enfin, qui croyaient pouvoir nous appeler à liquider des positions qu’ils n’ont eux-mêmes en rien pu dépasser, ont toujours omis de considérer que la première des matières premières de toute activité n’était rien d’autre que le temps : si nous avons pris celui qu’il nous fallait, c’est de savoir qu’ici la précipitation n’était pas de mise.
En fait, les dix-neuf numéros publiés, de décembre 1974 à juillet 1976, ont très exactement couvert le temps qui fut nécessaire au groupe initial pour accomplir sa révolution interne, depuis le moment où cette révolution est posée comme but, jusqu’à celui où elle s’est opérée, non seulement en idée, mais aussi par toute une longue maturation des comportements, des manières de sentir et d’agir.
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Bien que nous soyons aujourd’hui plutôt portés à regarder vers l’avenir que vers le passé, nous tenons que ce passé, pourtant, qui fut le nôtre, ne laisse pas d’être éclairant. Non seulement rien ne le tache, et rien en lui ne laisse trace d’indignité, mais s’y marque un mouvement vers l’avant auquel on est bien forcé de reconnaître qu’il fut l’un des rares à se manifester avec quelque constance depuis 1968.
Sans que puisse se lire, dans le fait que le groupe, assez fortement ouvrier au départ, ne le soit pas moins au terme de sa première aventure, le moindre ouvriérisme, nous tenons à gloire que notre équipée se soit tout entière déroulée dans les tréfonds les plus obscurs de la société — plutôt que dans ses brillantes, mais inessentielles, couches supérieures. D’autant que, du point de vue intellectuel, le travail de réflexion que nous avons pu mener vaut mieux que celui des singes savants de tous les bords.
Pour chaque position nouvelle conquise, nous avons payé le prix. D’une crise. Mais il n’est de durable que ce qui, pour avoir d’abord été connu comme simplement menaçant, est ensuite reconnu dans sa vérité positive. Et, dans le silence de l’activité, nos conceptions antérieures, une fois mises en mouvement, se sont bientôt dissoutes définitivement dans le flux d’une pensée continûment critique de soi.
Nous n’avons rien à gommer des difficultés rencontrées, des incertitudes, des insuffisances qui, à chaque moment, ont pu être les nôtres. Les temps de crises profondes que sont nécessaires les temps où, qu’il s’agisse d’individus ou de groupes, toute l’existence se joue dans une rupture à opérer, des voies nouvelles à s’ouvrir, sont coutumiers de ce fait, qu’eu égard à la nature des choses, ces ruptures ne s’opèrent pas d’un seul coup. Aucun autre mouvement n’a pu faire l’économie de quelques demi-mesures, le plus radical y compris l’ouverture d’une crise n’est pas, ipso facto, sa solution, qui ne pourra advenir que d’une succession de crises nouvelles.
S’il est clair que, dans ces temps, les arrachements les plus irréversibles peuvent s’opérer par à-coups (où, d’un bond, l’on passe des fossés qui nous gardaient prisonniers depuis longtemps), il est non moins clair, qu’un obstacle franchi, il faut du temps pour que se manifestent les contradictions nouvelles de la situation conquise. Une rupture opérée, le mouvement naturel est de vouloir en jouir, explorer les nouveaux domaines, se préparer, sinon à y vivre, du moins à y bivouaquer le temps que l’on connaisse ce qu’on peut y trouver, et ce qui y manque. Et ce n’est que lorsqu’on s’y sent à nouveau à l’étroit, que l’aiguillon mortel de la conscience du besoin nous jette à l’avant de nouveau, et nous force à reprendre la route.
Celui qui ne chemine lui-même pas, mais plutôt regarde, assis, le trajet des autres, pourra s’étonner de ce qu’une telle progression ait d’apparemment capricieux. Mais celui-là qui, pour avoir déjà fait sa route lui même, connaît les exigences et comme les règles de ces progressions, celui-là comprendra ce que d’autres, engagés sur les mêmes chemins, disent, lorsqu’ils parlent des difficultés du voyage.
Cela, d’ailleurs, doit s’entendre sans tragédisme inutile. Ces difficultés de l’ouverture, pour chacun, de routes neuves, procèdent, dès l’abord, des mêmes causes que les difficultés rencontrées par tous ceux qui ouvrent des routes : de la résistance matérielle qu’opposent les puissances adverses (qu’elles soient de l’ordre de la nature ou de celui de la société) ; de problèmes qu’on pourrait dire d’ordre technique, et qui ont trait à l’outillage (matériel aciéré ou matériel conceptuel) et à ses modalités d’utilisation efficace ; de multiples embarras, enfin, d’intendance, cette puissance décisive de toutes les guerres où l’élément humain est encore prédominant.
Les menées révolutionnaires ne sont que l’une des espèces de ces guerroiements, où la plupart des problèmes matériels se ramènent à des problèmes humains. Par là nous ne désignons pas seulement ceux relatifs au talent, qui est plus ou moins grand, à l’énergie, à l’intelligence, au courage, à la culture, qui sont, comme on le sait, de degrés variables parmi les hommes, mais aussi, et qui les atteignent tous, ceux qui procèdent des influences insidieuses de l’habitude, longue à casser, prompte à se refaire, de la fatigue, inévitable compagne de ces temps de désarroi, et des mille sollicitations, risibles, alléchantes ou sordides, de l’abandon ou du déboîtement.
Il suffira que nos censeurs aient tout cela en tête, lorsqu’ils entreprendront de fourrer leur nez dans ce qu’il reste de traces écrites de notre avancée, pour que nous n’ayons pas à nous inquiéter davantage.
Quant à toi, lecteur, sache seulement que ce qui fait l’unité de notre démarche, par-delà la diversité des titres de nos publications, c’est un effort constant pour traquer les enchantements mortels de l’idéologie, à quoi tu pourras toujours les reconnaître.
On te salue.
27 octobre 1976.