par ArchivesAutonomies
Je réponds à ta lettre récente. Celle-ci, à en juger par le style, m’est adressée au nom de la FBGCI. Mais j’y réponds tout de même dans le style personnel pour éviter tout malentendu. D’abord en ce qui concerne la seule idée politique positive contenue dans cette lettre, je pense que cette idée est intéressante, mais unilatérale. En effet je suis d’accord sur ce point que le destin de la révolution russe est contenue dans "l’Etat et la révolution" : mais ce n’est pas seulement l’idée de "l’Etat bourgeois sans bourgeoisie" qui en est responsable : c’est essentiellement l’idée qu’un Etat (quel que soit le qualificatif qu’on lui accole) puisse servir à la suppression des classes. D’autre part, je m’accorde avec toi (vous) sur ce point que "l’Etat et la révolution" comporte des contradictions, mais vous ne me semblez pas jusqu’ici les avoir dégagées pleinement. Ainsi Lénine considérait la dictature du prolétariat comme un élargissement de la démocratie bourgeoise, élargissement tel qu’il provoquait inévitablement un "saut dialectique", la démocratie en s’élargissant au-delà d’un certain point ne pouvant plus être démocratie bourgeoise, mais démocratie prolétarienne. Or, dans l’application, cette théorie a abouti à la suppression rapide de toute démocratie en Russie et à l’oppression croissante du prolétariat. Je vous laisse méditer sur ce fait et en tirer les conclusions que vous voudrez. Mais personnellement il me semble clair que :
a) Lénine posait mal le problème en l’envisageant sous l’angle de la forme de gouvernement, alors que ce qui est important ce sont les forces de classes qui déterminent la structure politique. b) La revendication d’une démocratie large est en contradiction avec le capitalisme d’Etat, aboutissement pratique inévitable de la théorie de "l’Etat prolétarien".
c) De sorte que, bien que Lénine ait mal posé le problème, sa revendication de la "démocratie ouvrière" me paraît exprimer, quoique sous une forme confuse, une revendication essentiellement prolétarienne, la revendication de l’autodétermination des masses ouvrières en dehors de toute contrainte étatique - c’est même une des principales raisons pour lesquelles je me refuse à suivre Paul Mattick quand il identifie complètement, dans un article qui contient par ailleurs de fort bonnes choses ("Otto Ruhle and the German labor movement"), publié dans les "Essays for students of socialism", Melbourne), le bolchevisme avec le fascisme.
d) Je suis d’accord avec vous qu’on expliquera le destin du parti bolchevik et de la révolution russe. L’explication est à chercher dans le rapport des forces de classes d’une part, et d’autre part dans l’arriération (peut-être inévitable) des idéologies auxquelles le prolétariat pouvait se rattacher en 1917 et en particulier dans les contradictions contenues dans le programme du parti bolchevik : contradictions essentiellement entre ses aspects prolétariens et son orientation vers le capitalisme d’Etat. Il n’en reste pas moins, lorsque cette contradiction s’est heurtée à la réalité, Lénine et la majorité (au moins) du parti bolchevik ont appliqué consciencieusement les aspects anti-prolétariens de l’idéologie bolchevik et laissé tomber ses aspects prolétariens, ... De même je suis d’accord que l’on ne peut pas avancer si on s’en tient à "l’Etat et la révolution" : mais il me semble que la comparaison entre ce que disait Lénine dans "l’Etat et la révolution" et ce qu’il a fait après la prise du pouvoir manifeste le passage d’une position révolutionnaire (quoique confuse) à une position purement capitaliste d’Etat.
e) D’une façon générale, quelles que soient les insuffisances (pour ne pas dire plus, ...) des "positions RKD-CR" sur la Russie, le seul fait de constater et de dénoncer l’oppression et l’exploitation du prolétariat russe en 1921 (par exemple),alors que d’autres camarades nient ou justifient totalement ou partiellement ces faits, me paraît indiquer, sur ce point tout au moins, une réaction prolétarienne plus saine chez les dits "RKD-CR" que chez les camarades précités [1].
Par ailleurs j’avais posé dans ma lettre du premier avril un certain nombre de questions auxquelles il est regrettable que vous n’ayez pas cru bon de devoir donner l’ombre d’une réponse. Il ne s’agit évidemment pas de "moi", mais j’avais eu l’impression (peut-être illusoire après tout) que des questions posées au sujet des positions prises par votre Fraction ou par tel ou tel de vos camarades dans divers documents ou dans votre organe public, pouvaient présenter quelque intérêt pour l’ensemble du mouvement révolutionnaire international. Tu m’invites bien à ne pas me laisser "frapper" par votre silence. Je m’en voudrais évidemment de me laisser "frapper" par un fait aussi fréquent parmi les groupes qui ont l’intention de représenter la conscience du prolétariat. D’ailleurs le silence n’est pas toujours mauvais. Il est parfois la marque d’une honnêteté intellectuelle supérieure, qui préfère réfléchir avant de parler et choisit de se taire momentanément plutôt que d’avancer à la légère des affirmations qui devraient être contredites le lendemain. Si tel est votre cas, je ne peux que m’incliner devant des scrupules qui vous font honneur. Cependant, ce qui me semble, plus que votre silence même, "frappant" et même un peu inquiétant, ce sont les raisons que tu avances pour justifier ce silence. En effet tu déclares : " Nous sommes des organisations qui ne peuvent avoir à l’heure actuelle des solutions théoriques définitives sur des problèmes qui ne sont pas encore définitivement déterminés par l’histoire".
Voilà une déclaration pour laquelle je ne peux que vous féliciter, et sur laquelle bien des groupes et des militants feraient bien de prendre modèle. Mais ne penses-tu pas que cette déclaration aurait plus de poids si elle avait été faite non pas dans une lettre personnelle, mais dans votre organe théorique public "L’internationaliste" ?
De même tu désolidarises la Fraction des conclusions de divers "rapports" faits par des camarades, qui devaient seulement "servir de base de discussion". Mais penses-tu que la situation aurait été plus claire si le véritable caractère de ces "rapports" avait été affirmé publiquement depuis le début, au lieu d’être seulement mentionné récemment dans des "résolutions" tapées à un petit nombre d’exemplaires et dans des lettres personnelles ?
Il ne suffit pas d’accuser ses contradicteurs de mauvaise foi (accuser à tort ou à raison, je n’ai pas l’intention de l’examiner dans le cadre présent), il faudrait aussi être d’accord avec soi- même - il faudrait éviter d’agir comme s’il y avait deux sortes de militants : les lecteurs de "l’Internationaliste" et les destinataires de lettres personnelles - ne pas laisser croire aux uns que la Fraction se solidarise avec telle ou telle position, et dire aux autres : "rapports de discussion" - ne pas apparaître comme un docte professeur parlant de haut à ceux qui n’ont pas lu "le Capital", et dire aux autres : "pas de solutions définitives à l’heure actuelle".
Si vous aviez dit publiquement ce que tu me dis dans une lettre personnelle, il n’y aurait pas eu de place pour les malentendus, les fausses interprétations ou les déformations dont vous vous plaignez. Mais vous arrivez à la conclusion contraire, à savoir que la discussion n’a pas souffert d’un manque de netteté mais au contraire de trop de publicité : tu déclares que vous avez "commis l’erreur de publier ces rapports" et que vous ne publierez à l’avenir que des "ouvrages complets" ! alors je ne comprends plus, ou plutôt j’ai peur de comprendre.
Les membres des Fractions "officielles" de la GCI sont-ils seuls dignes de lire les "rapports de discussion" et de participer au travail révolutionnaire théorique ? Tu dis que pour faire "plus ouvertement" l’élaboration théorique : "il faudrait pouvoir compter sur un minimum de bonne foi et de capacité d’apporter quelque chose, de chacun".
Pour ce qui est de la mauvaise foi, il est facile de la dénoncer chez les autres : mais je suis obligé de te rappeler que toi, Lucain, récemment, tu as écrit dans "l’Internationaliste" du 15 mars 1946 un article dans lequel tu disais entre autres que l’UCI avait "répété mille fois que la révolution prolétarienne avait commencé en Allemagne et en Italie".
Si comme je l’espère de telles contrevérités flagrantes ne sont pas une marque de mauvaise foi, elles sont du moins la marque d’un manque de sérieux dans la discussion politique, qui enlève à celui qui en est responsable tout droit de porter des jugements hautains sur les autres groupes ou militants. - Quand a la "capacité d’apporter quelque chose", encore une fois est-ce un privilège des membres des Fractions "officielles" de la GCI ?
Vous dites vouloir combattre le "mal français". Je ne sais pas d’une façon précise quels sont les signes pathognomiques de cette affection dans votre médecine. S’il s’agit de la méthode qui consiste à laisser de côté l’étude et la discussion des problèmes théoriques réels, pour s’attacher au petit côté des luttes des groupes qui s’affrontent en poussant chacun le même cri de guerre : "hors de moi, point de salut, point de vie, point d’oxygène" - alors en effet ce mal doit être combattu. Mais votre remède qui consiste à opposer le silence aux "bavardages" est pire que le mal. Car même des "couillonnades" (pour employer ta propre expression) il peut sortir des idées justes, tandis que du néant, il ne sort jamais rien.
Ainsi tu te glorifies de ce que "cette nouvelle attitude semble donner des résultats puisqu’elle a déterminé la pulvérisation des groupes qui ne disposant pas de bases propres s’en vont à vau- l’eau". Je suppose qu’il s’agit de l’OCR. Sans vouloir dans le cadre présent examiner la question de savoir si la désagrégation de l’OCR a été un "résultat" positif pour le prolétariat, ni rechercher quel a été le rôle exact de la GCI dans cette désagrégation, il me paraît clair que les groupes se réclamant de la GCI n’ont eu quelque influence sur les CR dans la mesure où ils ont exprimé des positions politiques. Et vous pourrez vous taire pendant 107 ans sans rien "déterminer" du tout.
Mais peut-être pensez-vous que le jour où vous sortirez vos "ouvrages complets", ..., on verra ce que l’on verra ?! Alors la question se pose : Est-ce que l’idéologie du prolétariat peut être élaborée par quelques pontifes travaillant en secret dans l’atmosphère calfeutrée d’une chapelle hermétiquement close à l’oxygène extérieur ? Je ne vous ferai pas l’injure de supposer que vous ayez pu avoir une pensée pareille. Mais alors je ne peux plus m’expliquer les raisons de votre "nouvelle attitude", ...Je ne peux même pas espérer que vous prendrez la parole pour dissiper mes doutes sur ce point, car lorsqu’on a décidé de se taire, il serait évidemment ridicule de rompre le silence pour expliquer pourquoi on se tait.
Le seul espoir exprimé - et je le fais très sérieusement - est que vous reviendrez à une conception de l’élaboration théorique plus adéquate aux nécessités du prolétariat, à celle que vous aviez commencé à mettre en pratique en proposant un schéma de programme à la discussion publique et en invitant tous les groupes révolutionnaires à la discussion internationale. Lutter contre les mauvaises méthodes de discussion, oui : mais pas interrompre toute discussion.
De toute façon je pense que notre controverse n’aura pas été entièrement vaine si elle a contribué à éclaircir certaines de vos idées, comme j’ai cru l’apercevoir en lisant l’article de Lucain dans "l’Internationaliste" du 15 avril 1946, article dans lequel tu adoptais deux idées que j’avais émises dans ma lettre du premier avril, concernant "l’Etat bourgeois sans bourgeoisie" et le "dépérissement de l’Etat", sans d’ailleurs t’apercevoir de leur contradiction avec des idées émises antérieurement dans des textes édités par la Fraction.
Ayant donc ainsi l’assurance - renouvelée d’ailleurs par les termes de ta dernière lettre - que les idées qui ont été exprimées au cours de notre échange de correspondance peuvent présenter quelque intérêt pour le public révolutionnaire, et conformément au principe que je fais mien suivant lequel toute controverse pouvant présenter un intérêt révolutionnaire doit être portée devant le public le plus large possible, je vous informe de mon intention de publier intégralement tout notre échange de correspondance sitôt que j’en aurai les moyens matériels.
Salutations révolutionnaires. Le 21 juillet 1946 Bergeron