NOUS vivons des temps très benoîts. Parce qu’une partie du monde, qui a fait du matérialisme sa philosophie (non sans qu’il en résulte quelques succès pour sa science), n’a pas su l’assortir de liberté, les tenants de la religion — tous : ses apôtres les plus saints comme ses jocrisses les plus détestables, du penseur dont l’angoisse métaphysique se mue sur le papier en génie littéraire au jésuite de robe courte qui, déguisé en démocrate chrétien, marguillier de politique, joue dans le pays le jeu temporel de l’Eglise, — les tenants de la religion, dis-je, se drapent dans le manteau du spiritualisme et s’accolent à tout propos le qualificatif : « libre ».
Parce que l’école laïque est sans doute réputée serve ; que, placée sous le contrôle de l’Etat, elle gémit sous l’insupportable contrainte qui l’a jusqu’ici obligée à demeurer neutre au point de vue religieux et dont elle attend que les prêtres la délivrent ; parce que ses maîtres, n’est-ce pas, sont esclaves au point d’enseigner à leurs élèves les lettres et les mathématiques, mais ne leur font point réciter les prières, à cause de tout cela l’Eglise a dressé, en face de cette école humaniste et universelle où ni les différences de credo ni l’absence de foi ne sont prises en considération, une autre école à l’usage exclusif des catholiques, et cette école, placée sous l’insigne mais mensonger patronage d’un Dieu que la nature ignore et d’un Christ que récuse l’histoire, cette école, pour toutes ces raisons, est dite « libre ».
Parce que, n’ayant pas su rester apolitique, le syndicalisme s’est laissé manœuvrer au gré de forces qui ne cherchaient qu’à se servir de lui contre lui-même ; parce qu’il a démenti ses affirmations initiales par lesquelles i1 se plaçait sur le terrain du matérialisme économique, et sur ce terrain seul, s’immunisant ainsi contre les tentatives de division anti-ouvrière qui ne pouvaient s’insinuer en son sein qu’à la faveur de divergences sur des idées abstraites ou sur des choix partisans, à cause de cela, l’Eglise a dressé en face de ce syndicalisme un autre syndicalisme qui, associant aux impératifs irrécusables de la revendication les fumeuses et incertaines références à l’évangile, s’inscrit effrontément parmi les syndicalismes « libres ».
Bientôt, on forgera une légende qui propagera que rien ni personne n’est libre qui ne souscrive aux mythes spiritualistes, et qu’en dehors de la religion il n’existe pas de liberté.
De quelles traditions s’agit-il ?
Maintenant qu’à la Chambre il n’y a presque plus d’athées, et, peut-on dire, plus du tout de laïcs, et que nous avons un président de la République qui parle de Dieu couramment, il ne faut pas être surpris si rien ne détonne dans les propos de Mgr Marella, nonce apostolique, s’adressant au général de Gaulle, le 22 janvier dernier :
« A travers votre personne, c’est aussi à la France que vous représentez que s’adressent nos souhaits pour qu’elle puisse sous votre haute impulsion continuer et accentuer encore cette mission de semeuse d’idées, de culture et de liberté, promotrice d’union et de paix, qui l’a toujours distinguée, aussi longtemps qu’elle ne s’écarte pas de ses saines traditions... »
Le général de Gaulle s’est déclaré « très touché » de cette déclaration, et peut-être l’approuve-t-il, encore qu’il ne s’agisse, bien sûr, que d’une platitude dans un échange de politesses.
Pour Mgr Marella, la France n’a été « une semeuse d’idées, de culture et de liberté » que dans les périodes où elle ne s’est pas écartée « de ses saines traditions ».
De quelles traditions s’agit-il ?
Il serait bien étonnant que Mgr Marella fît allusion aux traditions révolutionnaires et républicaines, celles qui, de 1789 à 1871, n’ont assuré la germination des idées nouvelles, la naissance d’une culture moderne et la permanence de la liberté qu’au prix de luttes dans lesquelles elles ont toujours trouvé pour adversaire l’Eglise et pour ennemie la papauté.
Il serait bien étonnant que Mgr Marella fit allusion aux traditions laïques et rationalistes, qui, écartant à la fois les mystifications religieuses nées de l’inquiétude humaine et les conflits qui sortaient du heurt imbécile des croyances, conduisaient à cette tolérance, à cette compréhension, à ce respect des modes différents de pensée, qui constituent dans leur application la plus haute règle de vie et de sagesse que l’humanité se soit donnée à elle-même.
Il serait bien étonnant que Mgr Marella fît allusion à ces traditions-là.
Et, tandis que le nouveau « ancien régime » semble devoir glisser doucement vers la restauration de la religion d’Etat — comme, parallèlement, vers celle de la monarchie, dont certains voudraient que la république gaulliste fût une étape, — il serait bien étonnant aussi que le général de Gaulle ait compris que c’était de ces traditions qu’il s’agissait.
Non, il s’agit des traditions religieuses, des traditions catholiques, des traditions cléricales. Car nous vivons des temps benoîts.
Trous sous terre pour les philosophes
Vers 1850, il y avait encore des gens fort empressés à requinquer les principes déchus, pour qui Fréron, Nonotte et le révérend père Berthier étaient les grands hommes du XVIIIè siècle.
« Certes, disaient-ils, une illusion d’optique, une aberration de l’esprit humain, font croire à nos contemporains que les esprits majeurs de ce siècle furent Voltaire, Diderot, Rousseau. Mais les mirages durent peu, les hallucinations sont sans lendemain : la postérité tranchera ; elle brûlera dans cent ans ce que les sots adorent aujourd’hui. »
De nos jours, toute la gent d’Eglise est pareillement en révolution, toute la gent monarchique grouille de même, une armée de scribes et de folliculaires est en train de récrire non seulement l’histoire du siècle dernier — rendant justice à Viennet contre Hugo, réhabilitant Veuillot afin d’éclipser Renan — mais toute l’histoire du monde, avide de démontrer qu’on s’est trompé, que l’humanité a fait erreur en ses jugements, et que, si le progrès de la science va de zéro à l’infini, c’est à rebours qu’il faut cheminer dans la philosophie, où la voie vers la vérité irait de l’infini à zéro !
Une formidable coterie sue, s’échine et ahane pour ramener sur le devant de la scène tous les retardataires, tous les vaincus, tous les laissés pour compte, et prouver qu’ils avaient raison contre leur temps, ce qui leur donnerait le droit posthume de régner sur le nôtre.
Nos encyclopédistes à rebours ne combattent pas ouvertement la liberté ; au contraire ils la proclament, ils l’exaltent, mais ils l’associent à la tradition « saine » de ceux qui se sont toujours (traditionnellement) mis en travers de son chemin.
Quand la France a-t-elle vu triompher ses « saines traditions » de façon plus indiscutée qu’au temps de Louis XIV et de Bossuet ? Peut-on dire que ce temps fut celui où elle sema dans le monde ses idées de liberté ? Non seulement la pensée protestante fut proscrite, et ses représentants réduits à se soumettre ou à s’exiler, mais les persécutions n’épargnèrent pas les catholiques eux-mêmes. Fénelon le quiétiste vécut en demi-disgrâce. Aussi haï qu’une hérésie cathare, le jansénisme fut traité en... groupe antiparti. Port-Royal agonisa interminablement avant de disparaître jusqu’à la dernière pierre (c’est tout juste si une haine digne des guerres puniques ne fit pas répandre du sel sur ses ruines !). Pascal, que nos maîtres d’aujourd’hui citent avec tant de complaisance, vit ses « Provinciales » condamnées et détruites. La Fontaine dut désavouer ses « Contes ». Descartes même préféra se faire imprimer dans des pays étrangers où circulait un air plus libre qu’à Paris.
Le XVIIIè siècle français ne connut guère moins de contrainte et d’arbitraire. Siècle de la condamnation de Calas et du supplice du chevalier de La Barre, c’est aussi, celui où Voltaire et les encyclopédistes furent continuellement exposés aux foudres du régime. L’auteur de « la Henriade » est si monté contre le gouvernement français, qui lui a refusé justice contre le duc de Sully, qu’exilé à Londres (après avoir été embastillé) i1 dédie ce poème, non au roi de France, mais à la reine d’Angleterre, pays de l’« habeas corpus ». Il s’exilera bien d’autres fois, et Ferney sera en fait pour lui un refuge : « II faut, disait-il, que les philosophes aient deux ou trois trous sous terre contre les chiens qui courent après eux. » Quant aux encyclopédistes... On sait que les accusations d’impiété mirent en danger plus d’une fois leur liberté et leur vie ; d’Alembert céda aux persécutions, accablé de fatigue et de dégoût ; seul Diderot tint bon, et, malgré les conseils de Voltaire qui le pressait de fuir, malgré l’invitation de Catherine II qui l’appelait, il acheva son œuvre au milieu d’un flot d’ennemis. Sans l’impératrice de Russie, il serait mort dans la plus affreuse misère ; et Louis XV en personne s’opposa à ce qu’il fût élu à l’Académie.
Quelle ironie amère de constater que les autocrates de Saint Pétersbourg et de Berlin se firent les protecteurs de ces Français libres, traqués dans leur propre pays !
Nous convenons volontiers que la Révolution, si elle répandit le nom, l’idée et le goût de la liberté, ne la respecta guère. Exécution de Chénier, suicide de Chamfort et de Condorcet, tristes exemples !
Peut-on parler de Chateaubriand ? Il avait nourri des idées libérales et rationalistes, surtout pendant son long séjour dans les pays anglo-saxons. Quand il revint en France, converti, il ne dut d’y être accueilli avec indulgence, voire avec quelque faveur, qu’à la coïncidence de son retour aux « saines traditions » chrétiennes et des projets du premier consul, qui envisageait — n’est-ce pas d’actualité ? — de rétablir la puissance de l’Eglise comme alliée de son propre pouvoir. Au long de la période impériale, Chateaubriand fut alternativement l’objet des attentions et des rigueurs du souverain, selon qu’il était plus ou moins d’accord avec sa .politique, et selon que l’Eglise jouait plus ou moins le jeu du tyran, dont elle voulait bien partager les splendeurs, mais non la chute si d’aventure celle-ci survenait. Tout écrivain qui, entre ces deux forces toujours prêtes à s’épauler dans les victoires, à se disputer autour des dépouilles et à se trahir dans les revers, eût pris parti à la fois contre l’une et l’autre eût été réduit au silence.
Rendue aux « saines traditions » si chères de nos jours à Mgr Marella, peut-on dire que la France fut alors une « semeuse de liberté » ? Même si c’était vrai à Rivoli sous le Directoire athée, c’était déjà faux sous le Consulat revenu à la « saine tradition ». Une « semeuse de culture » ? Les pillages d’objets d’art à travers tout le continent ne militent guère en faveur de cette qualification. A moins que la décision de Napoléon de supprimer en Espagne un grand nombre de couvents (il y avait pléthore !) ne soit mise au crédit de la France « semeuse d’idées »... Nous ne pensons pas que le nonce professe cette opinion. D’ailleurs, plus que les moines, Bonaparte haïssait idées et idéologues, cela est bien connu.
C’est pendant cette période (où triomphèrent les « saines traditions ») que Mme de Staël fut bannie et traquée : « Pendant toute la durée du Consulat et de l’Empire, écrit Vapereau, sa vie ne fut qu’une suite de persécutions et d’exils. La haine du chef du pouvoir contre les idées et surtout contre l’indépendance d’esprit que Mme de Staël représentait eut parfois un caractère d’acharnement personnel. Tour à tour réfugiée à Coppet, à Genève, à Weimar, internée ou tolérée aux environs de Versailles, puis de Blois, bannie de France « dans les trois jours », poursuivie de ville en ville par la police ou la diplomatie impériale, frappée dans ses amis, le comte de Montmorency et Mme Récamier, exilés eux-mêmes pour l’avoir reçue ou avoir été reçus par elle, elle fuit à Vienne, à Moscou, à St Pétersbourg, à Stockholm, en Angleterre. C’est au milieu de cette vie errante et de ces épreuves qu’elle produisit ses plus beaux ouvrages. » Rien qui ressemble là-dedans, à la « mission de semeuse d’idées » attribuée à la France par Mgr Marella dans le respect de « saines traditions » auxquelles elle n’avait jamais été plus fidèle !
La gloire de la France est celle de ses réprouvés
Restauration ? Monarchie de Juillet ? L’Eglise et la religion y dominèrent à ce point que le sacrilège y fut puni de mort, la peine des parricides étant même appliquée aux profanateurs d’hosties (loi de 1825, abrogée le 11 octobre 1830). La Charte de 1814, édictée au meilleur moment de ce traditionalisme, était-elle un monument de liberté ? Si oui, on peut se demander pourquoi il fallut une révolution pour l’amender seize ans plus tard.
Le Second Empire, on ne saurait le nier, restaura en France les plus « saines traditions » religieuses qu’une éphémère république avait failli compromettre ; et, de fait, le clergé fut à la dévotion du nouveau maître de la France ; un clergé « féal », aurait-il pu dire, s’il n’avait fallu attendre l’an 1958 pour voir refleurir cet adjectif obsolète. Or, la liberté fut aussi maltraitée sous le neveu que sous l’oncle. L’exil de Victor Hugo, celui d’Eugène Sue, les poursuites contre Flaubert et contre Baudelaire, les tracasseries (commencées sous la République) contre Michelet, la condamnation de Maurice Lachâtre, cela suffirait à répondre à quiconque en douterait. Encore est-ce volontairement que nous n’avons appelé au secours ni l’ombre de Barbès ni celle de Blanqui, dont l’activité ne recherchait pas seulement le heurt des idées, mais aussi l’épreuve de force, l’appel aux armes et le choc des pouvoirs.
Somme toute, ces idées dont la France s’enorgueillit d’avoir été la semeuse, qui les a ainsi jetées à tout vent ? Des errants, des proscrits, des embastillés, des réprouvés, des suspects. Ceux qu’elle avait rejetés et bannis parce qu’ils ne respectaient pas les « saines traditions ».
Vous trouverez naturellement des gens — bien connus de Mgr Marella — pour vous démontrer que ce ne sont pas les esprits que nous avons nommés qui ont semé de la bonne graine d’idées, de la bonne graine de liberté. Ils vous diront que Diderot, Voltaire, Mme de Staël, Victor Hugo, tout cela, c’est de l’ivraie, et que le bon grain, qu’ils trient pieusement pour nous, porte de tout autres noms. Ils vous raconteront même des anecdotes sordides sur la vie privée de ces persécutés, de ces exilés, de ces lutteurs, de ces indomptables, pour essayer de détacher d’eux votre reconnaissance et votre admiration, sous prétexte qu’ils furent de chair et de sang comme nous tous, sujets aux mêmes chutes et aux mêmes faiblesses, et qu’ils ne trichèrent pas avec la nature comme le font les tartufes et les escobars.
Répondez-leur que la saine tradition des hommes libres est de vouloir penser librement, contre et malgré les dogmes, et que l’abjuration des postulats religieux et des enseignements révélés est une des conditions de l’épanouissement suprême de l’esprit.