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Fragments d’Histoire de la gauche radicale
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Une maladie du siècle : le fascisme – Etude portant sur les mouvements d’avant-guerre (I) - Vanina
RÉFLEXes N°28-29 – Mars 1990
Article mis en ligne le 8 novembre 2024
dernière modification le 9 septembre 2024

par ArchivesAutonomies

"Depuis le "fascisme" de l’entre-deux-guerres, le terme fascisme a connu un triomphe. Quel groupe politique n’ a pas accusé ses adversaires d’employer des "méthodes fascistes" ? La gauche ne cesse de dénoncer le fascisme renaissant, la droite ne se prive pas de traiter le PCF de " parti fascisant ". Signifiant tout et n’ importe quoi, le mot a perdu son sens depuis que la bonne conscience internationale qualifie tout Etat fort de "fasciste". [...] Si aujourd’hui les colonels grecs et les généraux chiliens sont appelés fascistes par l’idéologie dominante, il sont en fait L’ÉTAT capitaliste lui-même. Coller bruyamment l’étiquette fasciste sur l’Etat a le même effet que dénoncer les partis à la tête de l’Etat. Dans les deux cas, on escamote la critique de l’Etat derrière la dénonciation de ceux qui le dirigent. Le gauchisme croit faire preuve d’extrémisme en criant au fascisme, alors qu’il évite ainsi la critique de l’Etat, et propose une autre forme d’Etat (démocratique, populaire) à la place de la forme existante."

(Bilan [1])

Le dossier que voici porte sur le "fascisme" et l’"anti-fascisme" actuels ― nous reviendrons plus loin sur l’emploi de ces termes. Nous avons néanmoins souhaité y faire aussi une large place à l’histoire, afin de mieux analyser le présent à la lumière des exemples passés et d’en tirer quelques leçons pour l’avenir. Les deux articles qui suivent traiteront donc du fascisme et de l’anti-fascisme historiques, la période contemporaine étant analysée plus loin.

A notre époque de grande confusion idéologique, le mot "fasciste" a pris une signification à la fois large et réductrice, puisqu’il est utilisé — en général par ses adversaires — pour qualifier tout individu, mouvement ou système de pouvoir défendant des thèses racistes et un Etat particulièrement autoritaire, la référence aux années 30 ou 40 étant devenue assez vague. Dans sa nouvelle acception, le "fascisme" évoque ainsi un dérivé du nazisme plutôt que du fascisme mussolinien ―, le racisme ayant davantage été une caractéristique du premier que du second. Mais le terme demeure fort ambigu, et son maniement peu aisé :

— L’utiliser dans son sens étroit, autrement dit tel qu’il a été défini avant-guerre, revient à désigner un système politique qui a existé à un moment donné. Or, si on estime d’une part qu’un tel système ne peut se reproduire parce que les conditions politico-économico-sociales qui avaient entraîné son apparition ont changé, et d’autre part que ce système a été le pire de tous, on court le danger d’en combattre moins d’autres tout aussi nocifs, simplement parce qu’ils ne présentent pas les caractéristiques du Mal absolu... et parce qu’on a oublié que le fascisme n’est pas le seul adversaire.

— L’utiliser dans son sens large, comme synonyme d’"extrême droite", de "totalitaire" ou de "fascisant", constitue un moyen commode de désigner un ennemi à abattre, mais présente l’inconvénient de gommer les traits caractéristiques de notre époque, de nuire, par excès de simplification, à la compréhension du phénomène et, partant, de ne pas mettre en œuvre les moyens adéquats pour le combattre... C’est pourquoi les explications avancées concernant le fascisme — surtout lorsqu’on englobe dans ce terme l’extrême droite actuelle, en qualifiant un Le Pen de "facho", sans forcément vouloir en faire autant pour les dirigeants de l’Est ― sont aussi nombreuses que complexes. Nous tenterons ici de définir ses principales caractéristiques et de présenter les grandes analyses qui ont été faites à son sujet. Dans le texte suivant, nous verrons ce qu’a pu représenter l’antifascisme "libéral" ou "réformiste" (même si ses militants se revendiquaient comme "révolutionnaires")... Bref, nous nous efforcerons d’examiner les facteurs qui ont provoqué l’irruption de l’idéologie fasciste et l’accession au pouvoir de ses partisans, afin de voir pourquoi leurs adversaires ont échoué dans leurs efforts pour les contrer.

I. Les traits communs des systèmes fascistes

Reflétant l’évolution du capitalisme vers le totalitarisme, le fascisme a été un système de pensée et de gouvernement limité dans le temps et dans l’espace à qui la situation européenne après 1918 a conféré quelques particularités.

Certes, le contexte historique et la marque des traditions politiques et idéologiques des pays qui l’ont subi lui ont donné partout un aspect original. Ses représentants n’ont pas eu en Allemagne, en Espagne, en Roumanie, en Hongrie ou en Italie la même position sur le racisme, les droits de la personne humaine ou les questions religieuses. L’Allemagne a ainsi mis l’accent sur l’antisémitisme et remplacé la notion d’Etat par celle de communauté raciale (défendant la pureté du sang aryen contre tout élément corrupteur) ; l’Espagne a surtout misé sur le corporatisme et les valeurs traditionnelles institutionnalisées, telles que l’armée ou l’Eglise. De même, les catégories sociales qui l’ont soutenu ont varié selon les endroits où il s’installait : base plutôt agraire en Roumanie, plutôt ouvrière en Norvège. On a également pu remarquer des différences en ce qui concernait son degré de contestation à l’ordre établi : les fascistes ont manifesté une opposition violente aux partis conservateurs, ou ont au contraire défendu l’ordre social traditionnel... quand leur attitude n’a pas évolué, comme en Italie, entre la période de leur accession et celle de leur maintien au pouvoir.

La Phalange espagnole de José Antonio Primo de Rivera, les rexistes belges de Léon Degrelle, les Gardes de fer roumains de Comeliu Codreanu, les fascistes britanniques d’Oswald Mosley ou français de Marcel Bucard (francisme), et de Marcel Déat (Rassemblement national populaire) ont donc eu chacun leur spécificité. Toutefois, ils ont aussi présenté un certain nombre de traits communs, de même que les régimes du même tonneau... qui ont concrétisé les thèses du même cru :

Pensée politique

Remettant en cause les valeurs de l’individualisme héritées du XVIIIè siècle, le fascisme a rejeté les principes du libéralisme traditionnel des institutions et des usages que prônait la démocratie parlementaire occidentale (multipartisme, garantie des droits et libertés individuelles, pratique du laisser-faire, laisser-passer...). Il a sacralisé la valeur nationale comme valeur suprême de l’ordre politique, afin de renforcer à l’intérieur l’unité et la cohésion de la nation, et de développer à l’extérieur sa renommée et sa puissance. Sa politique de grandes réalisations et sa recherche d’une autarcie économique visaient à défendre tant le prestige que l’indépendance de cette nation.

Dans le même temps, le fascisme a refusé avec une extrême vigueur le socialisme marxiste et affirmé la nécessité d’un nouvel ordre social, d’une "révolution nationale" qui intégrerait plus étroitement l’individu à la collectivité et mettrait ainsi fin aux aliénations de la condition prolétarienne. Il a cherché à dépasser la lutte des classes à travers un régime corporatiste qui regroupait salariés et employés dans une même organisation professionnelle : les corporations enrôlaient syndicats ouvriers et organisations patronales sous la même bannière.

L’Etat fasciste a voulu instaurer un nouvel ordre politique et social, modeler un nouvel homme. Il a exalté des valeurs affectives et morales : héroïsme guerrier, volonté de lutte, énergie, force, fidélité, camaraderie, solidarité, obéissance, abnégation — toutes vertus du combattant. "Croire, obéir, combattre", disait la devise des farci italiens.

Enfin, il a valorisé la jeunesse, symbole des forces de vie, et entretenu son culte par l’image et le chant. Possédant le monopole des moyens d’expression et organisant des cérémonies de masse pour fortifier le sentiment national, il a développé littérature et propagande sur l’Histoire ; mais il s’est aussi rêvé force de mouvement, changement et rupture allant "dans le sens de l’Histoire", afin de réaliser la "révolution du XXè siècle", car il avait le souci de la "modernité", d’être conforme aux nécessités de son temps et porteur d’avenir, et il revendiquait l’héritage du messianisme révolutionnaire légué par le socialisme au XIXè siècle.

Structures d’ organisation

La vision pessimiste que les fascistes ont de l’être humain ― être foncièrement mauvais ne pouvant vivre en société que sous la contrainte, contrôlé et limité dans ses pulsions par une autorité supérieure (dans la lignée d’un Machiavel ou d’un Hobbes : "L’homme est un loup pour l’homme") ― les a conduits à prôner la toute-puissance de l’Etat. "Tout dans l’Etat, rien contre l’Etat, rien en dehors de l’Etat", disait Mussolini. Le pouvoir a été concentré entre les mains d’un chef (le sauveur) chargé d’incarner la collectivité et ayant pour mission de guider son destin.

Afin de contrôler la liberté individuelle, les travailleurs ont été encadrés par catégories professionnelles jusque dans leurs loisirs, les syndicats supprimés, le contrôle policier étendu à chaque niveau de la vie, professionnelle et privée, le modèle familial patriarcal autoritaire encensé et imposé plus que jamais.

Un parti unique, organisant la vie politique, économique et sociale, a établi sa dictature, exigeant une discipline stricte et présentant les caractères extérieurs de l’institution militaire : organisation hiérarchique, uniforme, symboles (faisceaux...), rituel, etc. Il constituait une armée au service d’une idéologie devenue celle de l’Etat et de la collectivité ― une idéologie totalitaire, donc. L’usage de la violence était considéré comme un moyen normal de l’action politique pour avoir et conserver le monopole de cette action (assassinat de Matteotti en Italie, incendie du Reichstag en Allemagne...), la volonté de conquérir l’Etat et de le façonner à son image étant clairement affirmée.

Pragmatisme

L’absence de ligne bien définie dans un certain nombre de domaines et un remarquable esprit opportuniste conduisirent par exemple un Mussolini à se déclarer anticapitaliste et à défendre des revendications sociales telles que la journée de huit heures ou le salaire minimum garanti tout en s’entendant avec les gros industriels ; ou à afficher des positions anticléricales tout en signant les accords du Latran avec le Vatican... tant il est vrai que le fascisme a été un mode d’organisation avant d’être un programme (on y reviendra dans l’article qui suit).

II. Les analyses couramment présentées sur le phénomène fasciste

1. Le fascisme par rapport aux idéologies modernes

"Dans les formations qui ont passé pour fascistes, on a vu beaucoup de réactionnaires et beaucoup de modérés et beaucoup d’anticommunistes. Or, un réactionnaire est le contraire d’un fasciste, et un modéré n’étant rien ne peut pas être fasciste plus qu’ autre chose. D’ autre part, être anticommuniste est simplement négatif et cache ou bien le néant de la pensée, ou les inquiétudes du porte-monnaie, ou le trouble d’un comportement bourgeois qui est tout à fait périmé. [...] Un vrai fasciste est un socialiste, et un socialiste n’est vrai que si, à un moment où à un autre, il mérite l’appellation de fasciste, parce que c’est un homme de combat et d’autorité autant que de colère et de rupture à l’égard du capitalisme..."

(Pierre Drieu la Rochelle, article paru en 1943 dans La Révolution nationale.)

Le fascisme est, comme le socialisme, un des dérivés de la révolution nationale libérale (bourgeoise). Au début du XXè siècle, il fait la synthèse de divers courants de pensée et sensibilités par sa défense du nationalisme et son côté anti... individualisme, libéralisme, rationalisme, intellectualisme... Il appartient au grand mouvement de remise en cause qui a bouleversé la conscience européenne avant la Première Guerre mondiale, car il valorise une philosophie de l’intuition et de l’action et souligne le sens tragique de la vie, dans la tradition d’un certain socialisme révolutionnaire, anti-rationaliste et antidémocratique.

Dans la société moderne, la révolution nationale a réalisé l’identification entre l’Etat, le territoire national et le peuple, à travers la prise du pouvoir dictatoriale d’un groupe qui, aux yeux de tous, représentait la nation, qu’il s’agisse d’une assemblée ou d’un parti. Le fascisme et le stalinisme sont des exemples historiques et géographiques de cette dictature, qui a une dimension alliée, c’est-à-dire anti-théologique. En fait, son anti-christianisme suscitera l’émergence de cultes nationaux, laïcs (type franc-maçonnerie) qui à terme conduiront à la mort de dieu. La mort du roi est passée, elle, par l’ascension d’un dictateur national souvent venu de régions marginales : Napoléon, Hitler, Staline. La révolution nationale a légitimé l’Etat, et de ce fait donné des droits sur lui aux plus déshérités. La jonction s’est nécessairement faite avec les mouvements et les idéologies qui défendaient les intérêts de classe de ces derniers. Le caractère belliqueux du nationalisme s’est ainsi ajouté à la violence de la lutte des classes, et a débouché sur la "Patrie en danger", la Commune de Paris, ou "Les prolétaires n’ont pas de patrie" (en fait, si : la Sociale ou l’Anarchie...). Il y a d’abord eu dans le mouvement ouvrier un côté antinational, et des rapports révélateurs entre le messianisme juif et les mouvements révolutionnaires. Mais la patrie mythique a bientôt eu un réel ancrage dans les organisations ouvrières ― partis et syndicats : le caractère national s’est affirmé du fait qu’elles participaient à un Etat qu’elles revendiquaient au lieu de le rejeter. C’est pourquoi le syndicalisme d’action directe ― dont la vocation est de gérer l’Etat ― a souvent conçu la grève générale et la lutte des classes en termes de guerre sociale. Cette confusion entre patriotisme et socialisme, qui a poussé la classe ouvrière et beaucoup des révolutionnaires à se mobiliser pour la guerre patriotique, se retrouve aussi bien dans le socialisme que dans le fascisme : c’est l’héritage révolutionnaire du XIXè siècle.

Après la guerre de 14-18, les syndicalistes révolutionnaires sont restés mobilisés dans les partis autoritaires, soit aux ordres de la nouvelle patrie du socialisme : la Russie ; soit pour réaliser la révolution nationale-socialiste. Le choix entre dictature du prolétariat ou dictature de la bourgeoisie, c’est-à-dire entre Lénine et Mussolini, a ainsi été posé, mais dans tous les cas la dictature étatique s’en est trouvée renforcée.

Le national-socialisme a capté le nationalisme des masses. Dans le parti, "il n’existe plus de bétail électoral que l’on saoule de paroles à chaque consultation. A la place de la masse, il y a maintenant la communauté du peuple dont nous faisons l’éducation, la nation organisée et consciente d’elle-même : notre parti." (Hitler.) De leur asservissement simultané à la puissance de l’Etat, qui n’était plus distinguable du Parti, prolétariat et bourgeoisie sont sortis détruits : c’était la révolution nationale-socialiste...

Les bolcheviks, eux, ont réalisé en Russie la révolution nationale au nom de l’internationalisme. Le léninisme a fait là-bas office de jacobinisme. Les révolutionnaires ont été unis dans un rapport de piété filiale à l’Etat nouveau, identifié à la patrie, la terre des ancêtres, où l’on ensevelit le père. En URSS, pour préserver le "socialisme dans un seul pays", il fallait maintenir l’intégrité de la patrie du socialisme : l’identification au dictateur Staline, "petit père des peuples", en a découlé. La révolution impliquait une violence qui devait être sauvegardée. La Terreur joua un rôle capital en légitimant l’Etat national, baptisé avec le sang des ennemis de la nation ―en particulier les révolutionnaires les plus radicaux, qui "trahissaient" parce qu’ils restaient loyaux aux idéaux initiaux (et toujours proclamés) d’une révolution qui avait voulu donner la terre aux déshérités ― voir Trotski, comme avant ou ailleurs Saint-Just et Roehm.

Staliniens et fascistes ont d’abord été mus par un même désir de justice sociale. Des sections entières du SPD sont passées aux SA, en Allemagne, parce que la "psychologie de masse du fascisme" avait un aspect prolétarien. Beaucoup de ponts existent en effet entre les systèmes de pensée fasciste et communiste dogmatique, des ponts que l’Etat totalitaire met clairement en évidence... et qui permettent de définir ces systèmes comme des fascismes "brun" et "rouge".

Mais c’est surtout dans le but de protéger son territoire que Staline a abandonné la ligne "classe contre classe" pour celle "nation contre nation" et s’est allié avec Hitler... Dans le même temps, l’attitude du Front populaire français préfigurait, elle, le polycentrisme des "voies nationales vers le socialisme" que devaient consacrer après la Seconde Guerre mondiale la politique des comités de Résistance nationale et la dissolution officielle du Komintern en 1943. Au sein du Front popu, le PCF joua un difficile double jeu car il tenta de se réinsérer dans la politique nationale tout en restant fidèle à la patrie soviétique― laquelle se pliait aux exigences de la démocratie parlementaire tout en faisant l’apologie de la dictature du prolétariat russe ! (Les objectifs étatiques des communistes les conduisirent à lutter contre les multinationales en réclamant non leur socialisation, mais leur étatisation, c’est-à-dire leur nationalisation.) Dans les "démocraties populaires" d’après-guerre, cette tactique créa des tensions qui débouchèrent sur les explosions de 1953 à Berlin, 1956 à Budapest et 1968 à Prague.

Doriot résolut le dilemme du Parti communiste français en le quittant pour fonder le Parti populaire français. Le PCF, en revanche, devint républicain pour conquérir le pouvoir d’Etat

dans un pays où depuis 1789 l’autorité et la légitimité étaient républicaines... La Seconde Guerre mondiale révéla le formidable désarroi de ceux qui, comme le PCF après 1941, n’avaient pas su allier patriotisme et socialisme : il y eut ainsi une extrême confusion idéologique, entre ceux qui collaboraient pour réaliser un socialisme français passant par Vichy ― ultime incarnation de la souveraineté nationale — et ceux qui luttaient contre l’envahisseur en se réclamant d’une légitimité d’exilés. C’est sans doute pourquoi les premiers groupes de résistance comptèrent de nombreux militants d’extrême droite. Et pourquoi l’institutionnalisation ― promise par le Front popu ― du 1er mai comme jour chômé et fête du travail fut réalisée par... Pétain.

Ainsi, le fascisme partage avec le socialisme un certain héritage de la révolution bourgeoise. Mais il a également une filiation avec le courant populiste et syndicaliste, et des références idéologiques où Proudhon et Sorel voisinent avec Maurras... ce qui rend difficile, sur certaines questions, le "classement" de ses partisans parmi les courants politiques. (Il a bien aussi un lien de parenté avec l’anarchisme ― à travers l’antiparlementarisme, la critique de la démocratie ou le rationalisme ―, même si ses fondements pas davantage que ses conclusions ne sont évidemment les mêmes !) On le voit, le clivage droite-gauche, ou libertaire-autoritaire, se révèle souvent un leurre pour appréhender certains mouvements, parce que, quelle qu’elle soit, l’avant-garde consciente et organisée qui pousse le prolétariat inconscient vers la révolution ― au nom d’un parti, d’une ligne politique et d’une volonté "révolutionnaires" au service d’une idéologie "révolutionnaire" ― trace la voie de toutes les dictatures modernes.

Le refus de la dictature peut mener, par un refus de la dictature du prolétariat, à la collaboration de classes. Comme un certain élitisme (bien ancré dans la tradition anarchiste), le goût de la conspiration et/ou une problématique de guerre civile peuvent conduire des anarchistes sur le terrain de l’Etat, quand ils n’y participent pas activement (voir les anarchistes russes ou les "camarades ministres" de l’Etat républicain espagnol)...

2. Le fascisme par rapport à son époque

En faisant éclater les cadres sociaux traditionnels, la violence des crises qui ont ébranlé les structures sociales de l’Europe après la Première Guerre mondiale et le krach de 1929 ont largement contribué à l’instauration de régimes fascistes en Europe, parce qu’ils ont poussé à se regrouper les jeunes générations condamnées au chômage et contestataires de l’ordre instauré par leurs aînés ; la moyenne et la petite-bourgeoisie (rentiers, employés, commerçants, artisans) menacées de prolétarisation par l’évolution économique et la dépréciation de la monnaie ; les anciens combattants, etc. Les conséquences désastreuses de 14-18 ― tout particulièrement pour l’Allemagne, puissance vaincue condamnée par le Diktat de Versailles à des "réparations", ayant perdu son empire colonial, mais aussi une partie de son territoire (Posnanie, Prusse-Occidentale, Sarre... distribués à la Pologne, la Tchécoslovaquie et la France ; Danzig et Memel déclarées villes libres...), aboutissaient presque inéluctablement à 39-45.

Le fascisme comme le stalinisme ont résulté d’une évolution économique et politique qui a débouché sur le capitalisme d’Etat en économie, et sur des formes d’Etat totalitaire en politique. Pour comprendre cette évolution, il faut étudier le cheminement psychologique et politique des Allemands et celui des Russes après-guerre en fonction de l’idéologie et de la situation économique et sociale, explique Otto Rühle, qui retient plusieurs facteurs déterminants :

— l’effondrement de l’ancien mouvement ouvrier, dont le représentant typique était la social-démocratie ;

— la conception ahistorique et l’échec des techniques d’organisation de l’expérience socialiste en Russie, dont le bolchevisme était l’agent ;

— la logique interne de la nouvelle orientation de la Russie vers le capitalisme d’Etat et la dictature bureaucratique ;

— l’existence d’une nouvelle révolution industrielle en Europe dont les conséquences politiques et sociales n’ont plus pu être maîtrisées au niveau traditionnel du libéralisme et de la démocratie ;

— le développement de l’impérialisme en un ultramonopolisme et du succès de ses prétentions au pouvoir totalitaire par la montée du fascisme ;

— la concordance interne des tendances vers le capitalisme d’Etat en Allemagne et en Russie, de leur identité structurelle, organisationnelle, tactique et dynamique, dont le résultat fut le pacte politique et l’unité d’action militaire ;

— le caractère inévitable d’une Seconde Guerre mondiale en tant que conflit entre puissances ultramonopolistes du capitalisme d’Etat d’une part, et puissances libérales-démocratiques de l’autre. L’Europe est l’enjeu de ce conflit (la division nationale, les conditions du droit à la propriété individuelle et les rapports d’administration démocratique durent être sacrifiés à la primauté des exigences politiques du pouvoir totalitaire et omnipotent d’un monopolisme global en gestation, à défaut d’un nouveau système socialiste) ;

— l’impossibilité de résoudre vraiment et complètement ces problèmes dans un système capitaliste, même si celui-ci se changeait en capitalisme d’Etat, libéré des liens de la propriété privés, développé en économie planifiée et favorisé par les rapports internationaux d’une large fédération d’Etats.

De la même façon, on ne peut appréhender le phénomène fasciste en Italie si on ne prend pas en compte les multiples problèmes auxquels ce pays a été confronté après 1918, problèmes d’ordre économique (dépendance commerciale par rapport à l’étranger ; opposition Nord industriel - Mezzogiorno agricole ; inflation et grosse dette publique due à la guerre ; paupérisation des classes moyennes qui les aigrit et les pousse vers un Etat fort susceptible de changer leur situation ; chômage...) ; d’ordre psychologique (déception par rapport à l’agrandissement territorial qui a été promis mais non permis ensuite par les Alliés, ce qui a entraîné la montée de l’irrédentisme...) ; et d’ordre institutionnel : incapacité des gouvernements à répondre aux aspirations populaires (grèves et mouvements paysans). Cet ensemble de facteurs entraîna crise et instabilité ministérielle, tandis que la gauche restait très divisée depuis la création du PCI en 1921 et que les dirigeants syndicaux hésitaient à déclencher un processus révolutionnaire.

Dans un tel contexte, les fascistes devinrent vite une force politique. Quoique ayant été un membre très actif du parti socialiste et se déclarant toujours fervent anticapitaliste, Mussolini conclut un accord avec les gros capitalistes et début 1922, après la Marche sur Rome, il prit le pouvoir, abandonnant toute idée de nationalisations. Avec l’appui des propriétaires terriens et de la Confindustria (Confédération générale de l’industrie), les chemises noires organisèrent des "expéditions punitives" contre les militants paysans, les municipalités, les coopératives rurales, les syndicats ouvriers et les ouvriers grévistes, et brisèrent la grève générale.

3. Le fascisme par rapport au capitalisme

"Le fascisme fut la réponse du monde capitaliste au défi socialiste. Le socialisme proclamait que la révolution mondiale allait libérer les travailleurs de l’exploitation et de l’oppression. Le capitalisme répondit à cette proclamation par une "révolution nationale" qui les assujettit totalement à une exploitation encore plus lourde. La classe ouvrière socialiste croyait pouvoir vaincre l’ordre bourgeois en utilisant la loi et le droit bourgeois. La bourgeoisie lui répondit en foulant aux pieds la loi et le droit. Les travailleurs socialistes parlaient de mettre en place une production planifiée et organisée, pour en finir avec le capitalisme. Les capitalistes mirent sur pied une organisation du capitalisme qui rendait celui-ci plus fort que jamais. Au cours des années précédentes, le Capital était sur la défensive et, en apparence, il ne pouvait que freiner l’avance du socialisme. Avec le fascisme, il passa consciemment à l’attaque."

(Pannekoek.)

Une analyse "marxiste" est fréquemment présentée sur le fascisme d’après les principes du matérialisme historique. Selon ses auteurs ― communistes orthodoxes, non dogmatiques ou libertaires ―, ce mouvement découle de l’action du grand capital (industrie lourde) menacé par le progrès du socialisme et l’amenuisement des profits. Le grand capital appuie le fascisme, mouvement réactionnaire, pour favoriser l’accession ou le maintien au pouvoir des forces conservatrices, ce qui lui permet d’accroître la concentration capitaliste et d’augmenter ses surprofits.

Le fascisme a servi à réaliser l’unification économique et politique du capital dans les pays ― Italie et Allemagne ― où l’Etat se révélait incapable de faire régner l’ordre, quoique la révolution ait été étouffée. Le développement du capital impliquait à la fois l’obéissance des ouvriers, donc la destruction douce ou violente du mouvement révolutionnaire, et une concurrence avec les autres capitaux nationaux, donc la guerre. Mais pour que le fascisme "prenne", il fallait qu’il naisse dans la rue, qu’il y suscite le désordre pour y recréer l’ordre, qu’un mouvement d’anciennes classes moyennes aboutissant à leur réduction plus ou moins violente régénère de l’extérieur l’Etat traditionnel incapable de résoudre la crise du capital. La menace fasciste est liée aux classes moyennes. Celles-ci ont des intérêts communs avec le prolétariat contre le capitalisme, mais elles ne sont pas "anticapitalistes" de la même façon que lui, comme le soulignait Guérin. Il existe une divergence d’intérêts entre petits épargnants, artisans, commerçants ou paysans d’un côté, et ouvriers de l’autre, donc pas de programme commun possible entre eux.

4. Le fascisme comme dictature par rapport à la démocratie

Au début du XXè siècle, il y a eu crise de l’Etat parce que les structures de celui-ci ne correspondaient pas à l’évolution économique et ne répondaient pas aux besoins du capitalisme. L’unification sociale était nécessaire : l’Etat démocratique actuel est plus efficace que ne l’a été l’Etat fasciste, puisque le second reposait sur l’exclusion systématique des salariés de la vie sociale alors que le premier intègre les organisations ouvrières chargés de mater les révolutionnaires sans les anéantir.

La dictature est un système de gouvernement que le capital met en place dès qu’il lui est nécessaire. Mais, que ce soit de façon dictatoriale ou démocratique, l’Etat remplit toujours la même fonction : la République de Weimar abdique devant Hitler ; puis le retour à la démocratie parlementaire après 1945 signifie que la dictature est jugée inutile àce moment-là pour intégrer les masses à l’Etat... Dictature et démocratie se proposent de renforcer l’Etat : la première par principe, pour qu’il soit fort ; la seconde pour nous protéger, ce qui revient au même. Elles ont pour but de faire participer les hommes à la société, par en haut pour les dictateurs, par en bas pour les démocrates. Quelle que soit leurs conceptions philosophiques, ces systèmes aboutissent au même résultat : bons ou mauvais, les hommes ont besoin d’un Etat. Dictature et démocratie ne représentent pas une lutte entre deux fractions du capital, mais plutôt deux façons d’encadrer les classes dominées, soit en les intégrant de force, soit en les associant par l’intermédiaire de "leurs" organisations ; elles ne traduisent donc pas un antagonisme entre grand et petit capital.

En Allemagne, après 1918, la social-démocratie et les syndicats ont été indispensables pour contrôler les ouvriers et isoler les révolutionnaires. Après 1929, la situation a changé : l’Allemagne a dû se restructurer, en éliminant une partie de ses classes moyennes et en disciplinant sa bourgeoisie. Mais le mouvement ouvrier bloquait la situation parce qu’il défendait ses intérêts immédiats et le pluralisme politique. Les "organisations ouvrières" ont fait échouer la révolution allemande en 1918-1921, parce qu’elles ont continué de défendre le travail salarié en tant que travail salarié, et qu’elles ont avant tout cherché à se perpétuer pour garder leur autonomie. Ce faisant, la social-démocratie apris trop de place dans l’Etat sans pouvoir unifier l’Allemagne derrière elle. Le nazisme est alors apparu comme le facteur d’unification sociale et politique recherché, car il a su faire appel à toutes les classes, des chômeurs au grand capital, en éliminant violemment le mouvement ouvrier.

En Italie, de 1918 à 1922, une partie importante du prolétariat a lutté contre le fascisme et la démocratie parlementaire. La répression fasciste est intervenue après la défaite prolétarienne. Les "organisations ouvrières" ont fonctionné ici aussi de façon à se préserver en tant qu’institutions — prêtes à accepter n’importe quel régime politique, de droite ou de gauche, qui les tolère. En 1932, les syndicats socialistes allemands se sont déclarés indépendants de tout parti politique et indifférents à la forme de l’Etat, et se sont entendus avec Hitler. Des syndicalistes ont défilé derrière les croix gammées, le 1 er mai 1933 transformé en fête du travail allemand. C’est quand les nazis ont commencé d’envoyer les syndicalistes en prison et en camp qu’ils sont réellement devenus antifascistes.5

5. Le fascisme par rapport à la guerre

Le fascisme comme la guerre ont été enfantés par le système capitaliste à son déclin. "Ils découlent l’un et l’autre du vice fondamental du système : l’incompatibilité entre le développement formidable des forces productives et 1° la propriété privée des moyens de production ; 2° le cloisonnement du monde en Etats nationaux. Ils [...] ont pour but l’un et l’autre de restaurer le profit capitaliste menacé." (Guérin.) Les grandes "démocraties" ont combattu non la forme autoritaire du régime nazi, mais l’impérialisme allemand qui, à un moment donné, s’est permis de leur disputer l’hégémonie mondiale. Au début, ce régime a eu le soutien d’hommes tels qu’Henry Ford ou les capitalistes anglo-saxons, ceux-ci le jugeant seul capable de rétablir l’ordre en Europe et de préserver le continent du bolchevisme. Puis les bourgeoisies des pays "démocratiques" se sont senties menacées dans leurs intérêts, débouchés et sources de matières premières par l’ascension irrésistible de l’impérialisme allemand, et elles se sont mises à dénoncer le caractère "immoral" et "antichrétien" du nazisme ― même si, comme l’Eglise, elles le préféraient en général au "péril rouge". Elles se sont donc proclamées "antifascistes" pour obtenir la pleine adhésion des masses populaires à la lutte contre l’hitlérisme par la seule exploitation du chauvinisme, puis se sont partagé le monde quand les puissances de l’Axe se sont effondrées.

La présentation de la Seconde Guerre mondiale comme une guerre contre le totalitarisme incarné par le fascisme n’est qu’un mythe. En fait, c’est une guerre nécessaire au règlement de problèmes économiques (crise de 1929) et sociaux (prolétariats remuants, quoique non révolutionnaires, et donc à discipliner). Le conflit entre "démocraties" et "dictatures" s’est réduit à l’affrontement entre deux groupes de puissance impérialistes : des puissances "agressives" qui voulaient un nouveau partage du monde parce qu’elles manquaient de matières premières et de débouchés ; et des puissances "pacifiques" qui étaient décidées à s’opposer par la force à ce partage parce qu’elles étaient nanties.

Le rappel constant des massacres nazis par les vainqueurs de 1945 sert à justifier cette guerre en lui donnant un caractère humanitaire (ontre un ennemi aussi barbare, tous les moyens ― même la bombe atomique ― sont bons !). Elle est d’autant plus justifiée que le partage du monde s’est fait à partir d’elle. Le camp "démocratique" a pourtant englobé la Russie de Staline (d’abord alliée à l’Allemagne), qui a recouru aux camps et n’a pas hésité à effectuer des bombardements stratégiques, avec extermination de civils quand besoin en était. Mais nos belles nations européennes civilisées ont-elles agi si différemment à d’autres périodes : la France en Algérie, la Grande-Bretagne en Inde, les Etats-Unis au Vietnam ? Et comment caractériser la traite des Noirs ou le génocide des Indiens, auparavant ?

6. Le fascisme par rapport à la psychologie des masses

"En 1930, je vis les troupes d’assaut [SA] berlinoises défiler. Par leur attitude, leur expression et leurs chants, elles ressemblaient comme des sœurs aux divisions combattantes du Front rouge communiste. Des dirigeants du parti communiste déclarèrent qu’il était "contre-révolutionnaire" de dire que les troupes d’assaut étaient composées d’ouvriers et d’employés. On considérait le fascisme allemand comme incarnant la "réaction" [...]. Même longtemps après 1933, il fut impossible de faire comprendre à un socialiste ou à un communiste de parti que le fascisme allemand était fondamentalement différent de toutes les autres formes de réaction politique parce qu’il avait le soutien populaire qui le porta au pouvoir.[...]

Les déclarations des adversaires du fascisme étaient théoriquement justes. Le fascisme menaçait les "libertés démocratiques". Et pourtant, des millions d’ hommes acceptaient cette menace suspendue sur leur liberté d’expression. Le fascisme parlait ouvertement de guerre, tout en habillant le génocide de mots ronflants tels que le "devoir", le "sacrifice", l’"obéissance". Et pourtant, des millions d’ hommes acceptaient sans réserve ce devoir, cette obéissance et ces sacrifices. Le fascisme divisait l’humanité en hommes "prédestinés à commander" et en hommes "faits pour obéir". Et pourtant, des millions d’hommes acceptaient le rôle d’ Untermenschen (sous-hommes). Le fascisme promettait aux capitalistes la sécurité de leur puissance industrielle, et aux ouvriers une participation à ce pouvoir des maîtres ; cette double promesse fut acceptée. Hitler annonça la militarisation totale de la population, et la population accepta cette militarisation. Bref, toutes les prises de position politiques du fascisme auraient dû susciter d’emblée la révolte la plus violente, et en fait elles suscitèrent tout le contraire. [...] L’adversaire de la liberté écrasait tout ce qu’il pouvait. Le défenseur de la liberté se plaignait auprès des autorités de police du méchant ennemi : il écrasait tout. Mais que pouvait-on en attendre d’autre ? C’ était précisément sa fonction, et s’ en plaindre était dénué de sens. Les défenseurs de la liberté singeaient les slogans des fascistes et en même temps prêchaient l’idéal démocratique qui, pour le peuple, avait été depuis longtemps ruiné par un mauvais usage. La force d’ Hitler résidait dans la désillusion du peuple à l’égard du "socialisme scientifique" et de l’impasse des idéologies démocratiques-parlementaires et socialistes-réformistes. Ni l’expérience de la liberté démocratique-bourgeoise ni celle de la liberté du "socialisme scientifique" n’étaient tentantes. Elles n’étaient pas tentantes, notons-le, pour la masse laborieuse qui comptait environ sept millions de chômeurs. Le peuple était, comme on le vit en 1933, non seulement peu disposé à défendre sa liberté, mais au contraire en grande majorité prêt à se soumettre volontairement et avec enthousiasme au joug autoritaire du fascisme qui niait toute liberté. [...] La confiance des dirigeants démocrates et socialistes envers le peuple — si tant est qu’elle eût jamais existé ― était tombée à zéro. Les communistes organisèrent des "manifestations de masse spontanées" auxquelles ils convoquèrent les membres du parti. Lors de la journée électorale du 5 mars 1933, quarante mille travailleurs, dont certains étaient armés, attendaient les "manifestations de masse spontanées" dans les quartiers ouvriers, afin de se joindre aux manifestants pour empêcher la prise du pouvoir par Hitler. Personne ne bougea. Personne ne semblait vouloir défendre la liberté. C’était incompréhensible en Allemagne, où la tradition syndicale et socialiste était si forte. C’ était incompréhensible du point de vue de la théorie purement rationaliste de l’époque : "La crise économique appauvrit la population ; celle-ci souhaite alors le socialisme et la collectivisation de la production." Hitler représente le grand capital, les masses combattront donc Hitler. C’est tout le contraire qui se produisit. Toute la théorie socialiste, œuvre de générations d’esprits et de militants remarquables, semblait s’effondrer d’un coup.

En résumé : la théorie marxiste, guide du mouvement ouvrier, voulait qu’ à la suite d’ une crise économique grave l’idéologie de la population devînt révolutionnaire. En réalité, la crise en Allemagne avait provoqué une paralysie du peuple d’ une part, et une poussée populaire vers la droite d’autre part. Il y avait donc une divergence entre l’évolution économique et l’évolution idéologique. Bien plus, la seconde était en contradiction avec la première. On ne pouvait se lamenter sur cette divergence. Il fallait la comprendre, pour qu’une solution pratique soit trouvée. [...] Les marxistes présupposaient que les travailleurs avaient une " conscience de classe " toute faite qu’il suffisait d’organiser. [En réalité, il y avait] deux sortes de "conscience de classe", c’est-à-dire de "conscience" des situations sociales et de ce qu’il faut pour les changer. L’une, celle des dirigeants, consistait en la connaissance intellectuelle des vastes perspectives historiques et processus économiques. L’autre, celle du peuple, ne comprenait rien à ces choses, ne voulait rien en connaître, mais était pleine de modestes questions de la vie quotidienne, essentiellement de soucis d’ordre sexuel et culturel, dans la mesure où une faim lancinante n’ étouffait pas tout autre désir. [...] C’est l’aspiration sexuelle, au sens étroit de sensualité, et au sens culturel plus large, qui est la force motrice. f...] L’individu moyen souffrait d’une contradiction. Il voulait changer le monde, mais ce changement l’aurait écrasé tout comme l’exploitation et la répression l’avaient toujours écrasé. [...] Hitler ne rallia pas le public par son programme économique. Dans sa propagande journalière, il fortifiait la confiance en soi des Allemands par une propagande raciale efficace, par une déclaration de guerre à la " juiverie internationale ", enfin par la défense de la famille autoritaire, et c’est cela qui lui donna la victoire. [Hitler] remplaça la liberté de déterminer la vie sociale, que le peuple concevait mal, par l’illusion de la liberté nationale, qu’on a toujours pu comprendre facilement. Il n’exigeait pas d’action responsable ; au contraire, il promettait un relâchement général : il changerait le système à lui tout seul."

Expliquer le fascisme par le seul argument économique ne suffit pas, comme le montre cette longue citation de Reich. Il faut ajouter le psychologique à l’économique, autrement dit tout ce qui fait partie de l’irrationalité dans la politique et la société (voir à ce sujet l’article de Richard sur "L’irrationnel efficace"). Reich explique comment il a quitté le PC en voyant ses adhérents défiler de la même façon que les SA : il s’est rendu compte que ces deux formations regroupaient le même type d’individus, qui avaient les mêmes problèmes économiques et sociaux, les mêmes frustrations sexuelles, la même façon de chanter leurs hymnes...

On ne peut davantage comprendre l’adhésion à certains principes de gouvernement (ou l’acceptation de certains rapports sado-masochistes) si on ne comprend pas par quel phénomène l’esclave accepte de se soumettre à son maître ― par peur d’être abandonné à lui-même, peur de la liberté que peut éprouver tout individu isolé ayant perdu ses références ou l’appui des autorités traditionnelles qu’il avait jusque-là (famille, Église, institutions...). Confrontés à une situation aussi dramatique et chaotique que l’était la vie sous la République de Weimar, des millions d’Allemands ont été incités par passivité à ne pas se prendre en charge, mais au contraire à se déresponsabiliser pour s’en remettre totalement à un homme providentiel. Et cela, parce que le nazisme leur offrait une immense compensation à leur misère : il leur donnait l’illusion d’appartenir à une communauté et d’avoir trouvé une solidarité dans la participation à un grand mouvement collectif.

Réalité de la condition humaine que l’on ne doit pas perdre de vue : le fascisme, ce n’est pas forcément les autres, cela peut être nous-mêmes. Système dictatorial et militaire, il a eu une fonction de "salut public" en forçant à la mobilisation de tous vers un destin collectif. Et sa démarche a obtenu tant de succès que ses adversaires eux-mêmes se sont cru obligés, pour le combattre, de l’imiter (par des effets spectaculaires, un certain culte de la personnalité et d’autres instruments de propagande)... comme nous le verrons dans l’article qui suit, si vous le voulez bien !

Suite de l’article : L’antifascisme : un remède ou un poison ?