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Fragments d’Histoire de la gauche radicale
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L’antifascisme : un remède ou un poison ? - Etude portant sur les mouvement d’avant-guerre (II) – Vanina
RÉFLEXes N°28-29 – Mars 1990
Article mis en ligne le 8 novembre 2024
dernière modification le 9 septembre 2024

par ArchivesAutonomies

I. Pratique de l’antifascisme des années 30 à 45

"La guerre civile en Espagne est entrée dans sa troisième phase. La première est celle du "putsch militaire fasciste" réprimé par les forces révolutionnaires ayant à leur tête la CNT et la FAI, et par la résistance des masses prolétariennes de Barcelone. La deuxième est celle de la "guerre civile" : d’un côté se trouve une partie de l’armée et des corps de police encadrée d’officiers factieux, de l’autre les milices ouvrières et paysannes dirigées par des officiers loyalistes et contrôlées par les différents partis avancés ou progressistes. C’est une guerre civile à aspect de guérilla, et dont les développements sociaux revêtent un caractère révolutionnaire et collectiviste, surtout en Catalogne, en Aragon et dans le Levant, régions sous l’influence de la CNT et de la FAI. Nous sommes encore dans cette deuxième phase à laquelle vient pourtant se superposer une troisième phase "internationale" due à l’intervention ouverte du fascisme italo-allemand d’un côté et du bolchevisme russe de l’autre.

Désormais, le développement de la situation intérieure est soumis principalement aux facteurs étrangers. Ce sont les hitlériens et les émigrés antifascistes d’Allemagne et d’Autriche, les fascistes et les antifascistes italiens, les Russes bolcheviks et les Russes blancs, les communistes français et les catholiques irlandais qui sont aux prises sur le front de Madrid. Et qui, bientôt, le seront sur tous les fronts. Les rapports de forces sont en train de changer, militairement et politiquement. La guerre civile est en train d’ acquérir un rythme plus rapide, un cadre d’ action toujours plus vaste, un caractère plus décidé, tandis que l’intervention russe assure l’hégémonie des forces social-communistes qui étaient, jusqu’à maintenant, complètement dominées par les forces anarchistes.

Je l’ai dit et je le répète : la guerre civile peut être gagnée sur le terrain militaire mais le triomphe de la révolution politique et sociale est menacé. Les problèmes de demain, en Espagne, sont désormais indissolublement liés aux développements internationaux de la guerre civile."

(Berneri, janvier 1937.)

Pour Daniel Guérin, "le fascisme est le produit direct de la carence du socialisme". En effet, vers 1930, la gauche française est impuissante parce que divisée en deux blocs : la SFIO, engluée dans la collaboration de classe, l’électoralisme politicard, les polémiques avec les "scissionnistes de Tours" ; le PC, gauchiste, sectaire, aventuriste, dénonçant les social-traîtres et subissant la coexistence pacifique avec le monde capitaliste que recherche Staline pour construire le socialisme en URSS. De plus, elle n’a pas eu le pressentiment des bouleversements survenus : la crise de 1929 pas davantage que la victoire des nazis en 1930, avec 107 sièges remportés au Reichstag. Elle ne prend pas au sérieux Mussolini (au pouvoir depuis 1922), considéré comme un "César de carnaval". De même, sa conviction demeure bien ancrée que le fascisme n’a aucun avenir en Allemagne parce que la classe ouvrière a une trop haute éducation politique pour ne pas se dresser rapidement contre lui.

Comme les sociaux-démocrates allemands, Blum pronostique le déclin et l’échec d’Hitler fin 1932. Au lieu de quoi, celui-ci prend le pouvoir en janvier 1933. La nécessité de refaire l’unité ouvrière devient urgente pour la gauche française. Mais elle implique une reconsidération des concepts et des méthodes de lutte. De plus, les détenteurs de fiefs électoraux ou syndicaux ne veulent pas sacrifier à l’unité les situations qu’ils ont acquises. Les tentatives faites pour la réaliser avec des réfugiés allemands contre le fascisme échouent donc, en 1931 et 1933.

Mêlés à de multiples scandales financiers, radicaux-socialistes et sociaux-démocrates sont très discrédités. L’affaire Stavisky permet le 6 février 1934 aux Ligues royalistes, fascistes et d’anciens combattants de manifester contre la "République des voleurs". Le PC fait de même non loin, avec les mêmes slogans... mais il remanifeste le 9 avec les autres formations de gauche, et la grève générale du 12 lancée par Jouhaux est une réussite.

A Saint-Denis, Doriot s’insurge contre la direction du PC qui accepte l’unité d’action avec la SFIO seulement "à la base". Finalement, cette direction obtient l’autorisation de Staline pour la réaliser au sommet... à partir d’une alliance avec les radicaux-socialistes, sous prétexte de détourner les classes moyennes du fascisme. (Moscou salue l’événement comme un exemple donné par la classe ouvrière française "à tout le prolétariat international [...] de la façon dont il faut combattre le fascisme". En fait, il s’agit surtout de protéger l’URSS de l’Allemagne en se conciliant les politiciens français susceptibles d’avoir de la fermeté face à Hitler, comme Daladier.)

Mais les radicaux-socialistes refusent de remettre en cause le système capitaliste, tandis que le PC maintient l’action de sa clientèle électorale sur le terrain purement revendicatif, en respectant l’ordre établi. Son inféodation à une puissance étrangère et la mauvaise réputation de ses partenaires pousseront vers Vichy les classes moyennes, condamnées à une paupérisation croissante sous le Front populaire. Celui-ci ne tardera de toute façon pas à capituler devant le "mur d’argent". Le 30 novembre 1938, Daladier réprimera la grève générale qui mettra un point final à l’expérience, achevant de démoraliser la gauche française, déjà bien affaiblie par la guerre d’Espagne...

Car le pronunciamiento de Franco a eu lieu au Maroc, après la victoire aux élections remportée par le Frente popular, qui regroupe la gauche espagnole. Mais le gouvernement Blum refuse d’aider vraiment les républicains en leur fournissant des armes. Comme Moscou, Paris ne veut pas plus du régime franquiste que de la révolution à Madrid. La gauche française est désormais confrontée à un péril fasciste intérieur et extérieur, car la guerre civile espagnole préfigure la Seconde Guerre mondiale.

L’entrée en guerre de la France contre l’Allemagne au nom de l’antifascisme sert surtout à défendre le butin colonial et impérialiste qui a été gonflé par le traité de Versailles. Mais la bourgeoisie est elle-même partagée entre la volonté impérialiste de défendre ses privilèges (y compris par la guerre) et une solidarité de classe qui lui donne envie de s’entendre avec les régimes "forts" contre le prolétariat. C’est pourquoi elle applaudit lorsque Daladier et Chamberlain se rendent à Munich, et pourquoi elle sera satisfaite de Vichy.

Les réactions en chaîne des années 30 aboutissent à la guerre et au fascisme, alors que la première paraissait être une alternative au second. Cette guerre crée de nouvelles : si le péril fasciste intérieur pousse à l’unité, le péril extérieur provoque une scission de la SFIO (tandis que sa majorité veut la paix à tout prix, la minorité révolutionnaire favorable à la guerre contre Hitler fonde le PSOP). Et pendant ce temps ont lieu l’Anschluss, la dislocation de la Tchécoslovaquie, le pacte germano-soviétique, l’invasion de la Pologne, la drôle de guerre, Vichy...

Daniel Guérin énonce cinq raisons principales expliquant le succès du fascisme :

1. La crise du capitalisme n’est plus cyclique, mais permanente après 1929. Le fascisme n’est ni lié à l’instinct biologique de destruction et de mort ou à une volonté démoniaque, une aliénation mentale ; ni la cause de la guerre. Il découle comme elle de la crise du système (on l’a vu dans le précédent article), le mécanisme économique étant enrayé. Les capitalistes cherchent à prolonger artificiellement, par des moyens d’exception, un mode de production et d’appropriation qui ne pourrait être maintenu par des moyens pacifiques et réguliers parce qu’il est périmé. Etats fort et politiques d’armement sont indispensables au profit.

2. L’absence de dynamique révolutionnaire. Le développement du fascisme montre la décadence de l’économie capitaliste bien plus qu’il ne constitue une réponse à une attaque du prolétariat, puisque celui-ci reflue depuis la Révolution d’octobre. En Italie, l’occupation des usines ne traduit pas la volonté de conquérir le pouvoir, et elle cesse avant que le grand capital n’ait hissé Mussolini au gouvernement. De même en Allemagne : les ouvriers n’arrivent pas à exploiter l’effondrement du régime impérial de 1918 ; et leur "grande maturité" ne déclenche pas la révolution avant que le banquier Schroeder ait mis Hitler à la chancellerie du Reich. Enfin, en France, le prolétariat ne réussit pas davantage à renverser sa bourgeoisie ou à prévenir la paix de Versailles. Ce ne sont pas les "excès" révolutionnaires du prolétariat, mais la carence de ses dirigeants qui contribue à la victoire du fascisme.

3. La division du monde ouvrier. La lutte entre socialistes et communistes et les revirements du PC pour suivre les virages de la politique extérieure russe le désarment face au fascisme. De plus, celui-ci établit la dictature totalitaire du parti unique, avec police secrète omnipotente, sur le modèle des soviets dégénérés.

4. L’attitude défensive et démagogique de la gauche.

— L’autodéfense ouvrière contre les milices fascistes est contrée par l’Etat en Italie et en Allemagne : il réprime ou interdit les groupes de protection que s’est donnés la classe ouvrière ;

— La propagande tapageuse des fascistes finit par être imitée par la gauche sur plus d’un point :

— Le phénomène de masse. Sous le Front populaire, explique Guérin, un professeur spécialiste du "viol des foules" était très écouté dans les milieux SFIO. C’était lui qui, en Allemagne, avait cru conjurer les maléfices de la svastika hitlérienne en dotant les sociaux-démocrates des trois flèches. Le goût pour les symboles et autres signes distinctifs était par ailleurs plus le signe d’une époque que d’une idéologie ou d’une organisation, car de l’extrême droite à l’extrême gauche on portait un uniforme ;

— Le sentiment religieux pour l’homme providentiel (Blum avant Pétain) ;

— Les promesses et slogans passe-partout en vue des élections ; - Le discours nationaliste ;

— La politique par rapport à l’Eglise, avec la "main tendue aux catholiques" ;

— La défense de la famille bourgeoise (contre les méthodes contraceptives, etc.).

5. Le rôle de la bourgeoisie. Le fascisme prend le pouvoir sans coup de force, car il peut compter sur la bourgeoisie, les politiciens, l’armée... alors que le socialisme est l’adversaire de classe de l’Etat bourgeois. Le "Front popu" a été une illusion : il n’a pas eu le soutien de la bourgeoisie.

En résumé, Guérin pense que l’antifascisme passe par la révolution prolétarienne. Les "Fronts populaires" servent à la bourgeoisie pour conjurer le péril fasciste et le péril ouvrier : ils ne touchent pas au capitalisme et aggravent par leur politique économique les tensions entre classe ouvrière et classes moyennes, rejetant celles-ci vers le fascisme dont ils prétendent les détourner. La solution pour éviter la dictature militaire est un Front populaire axé sur la classe ouvrière, non paralysé par les mésalliances politiques ou les illusions réformistes, non subordonné à la politique étrangère d’une grande puissance et attirant une jeunesse non embrigadée.

II. Critique de l’antifascisme libéral

"L’essence de l’antifascisme consiste à lutter contre le fascisme en promouvant la démocratie, c’est-à-dire à lutter non pour détruire le capitalisme, mais pour le forcer à renoncer à se faire totalitaire. [...] L’antifascisme est devenu la forme obligée du réformisme ouvrier et du réformisme capitaliste, il les fusionne en prétendant réaliser le véritable idéal de la révolution bourgeoise trahi par le capital. La démocratie est conçue comme un élément du socialisme, déjà présent dans le monde actuel. Le socialisme serait en effet la démocratie totale. La lutte pour le socialisme consisterait à gagner de plus en plus de droits démocratiques au sein du capitalisme. A l’aide du bouc émissaire fasciste, le gradualisme démocratique s’est renouvelé. Fascisme et antifascisme ont la même origine et le même programme, mais le premier croyait dépasser le capital et les classes, alors que le second croit réaliser la "vraie" démocratie bourgeoise indéfiniment perfectible par l’addition de doses toujours plus fortes de démocratie. En réalité, la démocratie bourgeoise est une étape de la prise du pouvoir du capital, et son extension au XXè siècle parachève sa domination en accentuant l’isolement des individus. [...] L’anti-fascisme aboutira toujours à accroître le totalitarisme ; son combat pour un Etat "démocratique" consolide l’Etat."

(Bilan [1].)

Les partisans de Bordiga ont formulé une critique particulièrement sévère de l’antifascisme (voir les articles parus dans la revue Bilan au cours des années 30). Cette critique porte sur l’analyse du fascisme présentée par les antifascistes, qui leur semble empreinte d’un mélange d’"absurdité et de moralisme" dont il convient de se débarrasser.

Dans la classification des horreurs, affirment-ils, le fascisme a une place de choix et est expliqué par des causes psychologiques, une dégradation des valeurs démocratiques. L’antifascisme libéral fait du fascisme une perversion de la civilisation occidentale, entretenant ainsi son effet contraire (la fascination sadomasochiste pour le fascisme, rendu aujourd’hui célèbre à travers un bric-à-brac "rétro" : si le fascisme est le Mal absolu, ce Mal peut être choisi pour inverser les valeurs). Le fascisme est pire que tout parce que l’extermination des juifs, etc., a été "décidée", fait "exprès", qu’il y a donc eu une volonté d’extermination. Comme si les famines et les guerres ailleurs étaient, elles, dues au hasard... Les bordiguistes contestent cette vision des choses en rappelant que, dans leurs origines comme dans leur fonctionnement, les camps de concentration eux aussi ont fait partie de l’univers marchand capitaliste. L’analyse "marxiste" inclut selon eux une erreur centrale en entretenant l’idée que, malgré tout, le fascisme était évitable en 1922 ou 1933, et en le réduisant à une arme utilisée par le capitalisme à un moment donné ― une arme qui aurait pu être remplacée par une autre si le mouvement ouvrier avait exercé une pression suffisante en ce sens, au lieu de prouver seulement son sectarisme et ses divisions. En fait, le fascisme procède de deux échecs successifs : celui des révolutionnaires qui ont été écrasés par la social-démocratie et la démocratie parlementaire ; celui des démocrates et sociaux-démocrates qui ont été incapables de gérer efficacement le capital.

On ne peut comprendre la nature et l’accession au pouvoir du fascisme sans analyser la période précédente, la lutte des classes antérieure et ses limites. Mais, paradoxalement, les antifascistes libéraux masquent d’autant mieux la nature du fascisme qu’ils déploient une radicalité apparente en criant partout au fascisme depuis des décennies, alors que l’usage de ce mot prouve une confusion et une concession théorique à l’Etat et au capital. Il y a confusion entre, d’un côté, socialisme et démocratie totale, et, de l’autre, capitalisme et fascisation de plus en plus grande. L’antagonisme prolétariat-capital et Etat se réduit à démocratie-fascisme. La lutte antifasciste n’est donc pas une rupture en elle-même ou à elle seule avec le système capitaliste, et elle ne débouche pas sur une perspective révolutionnaire. D’ailleurs, quand a-t-elle évité ou même ralenti le totalitarisme ? La guerre de 39-45 était censée garantir l’existence d’Etats démocratiques, et ils sont l’exception. Les dictatures "socialistes" à l’Est, les camps en Chine, les systèmes de parti unique ou de dictature militaire en Afrique, en Asie et en Amérique latine. La torture partout... D’après certains antifascistes, si le but de la Seconde Guerre a échoué, c’est à cause des impérialismes américain et russe, et de la survivance du capitalisme. Mais là réside justement le problème : comment une guerre faite par des Etats capitalistes aurait-elle pu avoir d’autre effet qu’un renforcement du capital ? Au lieu de comprendre cela, les antifascistes pensent qu’il faudrait développer encore l’antifascisme. Ils s’élèvent contre les "survivances" et les "méthodes" fascistes, mais jamais pour en déduire la nécessité d’extirper la racine du mal : le capital. Ils pensent au contraire qu’il faut revenir au "vrai" antifascisme, le prolétariser, "démocratiser" le capital. Cependant, même en prônant l’humanitarisme ou en adhérant à une organisation charitable, on ne modifiera pas cette réalité : toute tentative pour peser sur l’Etat, quel qu’il soit, afin de l’infléchir dans un sens plus favorable aux ouvriers ou aux "libertés", aboutit au mieux à un effet nul, et au pire (presque toujours) au renforcement des illusions trop répandues sur lui comme arbitre des sociétés et force plus ou moins neutre capable de se placer au-dessus des classes.

III. Alors, aujourd’hui, quel "antifascisme" ?

"Concilier les "nécessités" de la guerre, la "volonté" de la révolution et les "aspirations" de l’anarchisme ; voilà le problème. Il faut que ce problème soit résolu. C’est de lui que dépendent la victoire militaire de l’antifascisme, la création d’une économie nouvelle, délivrance sociale de l’Espagne, la valorisation de la pensée et de l’action des anarchistes." (Berneri, novembre 1936.)

"L’antifascisme ne triomphera que s’il cesse de traîner à la remorque de la démocratie bourgeoise. Défions-nous des formules "anti". Elles sont toujours insuffisantes, parce que purement négatives. On ne peut vaincre un principe qu’en lui opposant un autre principe, un principe supérieur. Le monde aujourd’hui, au milieu de ses convulsions, ne recherche pas seulement une forme de propriété qui corresponde au caractère collectif et à l’échelle gigantesque de la production moderne ; il recherche aussi une forme de gouvernement capable de substituer un ordre rationnel au chaos, tout en libérant l’homme. Le parlementarisme bourgeois ne lui offre qu’ une caricature de démocratie, de plus en plus impuissante et de plus en plus pourrie. Déçu et écoeuré, il risque de se tourner vers l’Etat fort, vers l’homme providentiel, vers le " principe du chef ".

Sur le plan des idées, l’éradication du fascisme ne sera totale et définitive que le jour où nous présenterons à l’humanité, et où nous ferons triompher par l’exemple, une démocratie authentique, totale, directe, associant tous les producteurs à l’administration des choses [...] : la république des conseils de travailleurs."

(Guérin, Préface de mars 1945, Fascisme et grand capital.)

L’analyse bordiguiste résumée ci-dessus est intéressante à plus d’un titre, notamment en ce qui concerne la démocratie. Il a pas différence de nature, mais de degré entre démocratie et dictature, qui demeurent deux modes de gouvernement capitaliste mis en place alternativement selon les périodes. Un même système d’exploitation économique implique un même rapport de sujétion et une même aliénation. Bien sûr, au niveau de la répression quotidienne ou des "libertés fondamentales", on peut préférer militer dans une démocratie bourgeoise plutôt que dans un régime totalitaire, être exploité à la suédoise plutôt que torturé à la chilienne. Et, de la même façon, on aurait pu préférer vivre sous le fascisme italien plutôt que sous le nazisme (il valait mieux être juif en Italie qu’en Allemagne, par exemple)...

Il ne s’agit pas de pratiquer des amalgames douteux ― et, de plus, incompréhensibles pour l’opinion publique ― en affirmant que démocratie égale dictature. Mais de ne pas nous laisser enfermer dans une alternative imposée par le système : dictature ou démocratie ? (et encore moins dans sa caricature : Est ou Ouest ?) parce que nous, anticapitalistes, critiquons l’un et l’autre de ces modèles gouvernementaux. La démocratie se livre presque toujours sans combattre au fascisme, et le fascisme réengendre de lui-même la démocratie lorsqu’il ne correspond plus à l’état des forces politico-sociales : ce ne sont que des formes successives et souvent combinées pour assurer la préservation du même Etat, garant du même contenu capitaliste. De plus, le "retour" à la démocratie n’entraîne pas une reprise de la lutte des classes ou simplement revendicative : les partis ouvriers revenus au pouvoir sont les premiers à combattre au nom du capital national. Des sacrifices matériels, justifiés par la nécessité de "vaincre d’abord le fascisme", ont été imposés en France après la défaite de l’Axe, au nom de l’idéal de la Résistance. On a dû retrousser ses manches pour se remettre au travail, comme on a dû "savoir arrêter une grève". De même, l’alternance démocratie-dictature est très fréquente au Portugal et en Grèce : tout se passe en dehors du prolétariat.

Depuis quelques années, on assiste en France à un glissement de la société vers la droite, une droitisation qui se banalise ― les exploits Pasqua-Pandraud et les rodomontades de Le Pen faisant partie de la scène socialiste. Poser le changement en termes démocratie-"fascisme" est donc particulièrement négatif de nos jours, car cette vision réductrice des choses sert avant tout le PS : Mitterrand agite l’épouvantail lepeniste devant l’électorat "démocrate" ― humanistes et bien-pensants ― pour le rassembler autour de lui... Social-démocratie et fascisme (avec ou sans guillemets) servent d’égale façon le capitalisme, qui se débarrasse d’eux une fois leur tâche respective accomplie : encadrer les masses, avec répression si besoin est. Ils ont une fonction d’intégration, y compris par le syndicalisme. Si la gauche parvient au gouvernement, le triomphe du capital est total : les travailleurs se mobilisent pour lui en croyant "changer la vie". Le pouvoir socialiste français a ainsi fait passer toutes les lois (anti)sociales dont le patronat avait besoin et qu’il aurait combattues si elles avaient été érigées par la droite...

Se cantonner à la position démocratie-plutôt-que-dictature comme à un moindre mal revient à tomber dans l’antifascisme libéral, qui renforce volontairement ou non l’ordre capitaliste. L’antifascisme n’est pas "la" lutte contre le fascisme, mais le fait de privilégier celle-ci, ce qui la rend inopérante. "L’antifascisme est le pire produit du fascisme", disait Bordiga. C’est vrai s’il ne vise que l’ennemi désigné par l’Etat. C’est faux s’il n’est qu’une partie du combat contre l’Etat et l’organisation économique de la société. Il faut donc que la fin et les moyens de ce combat soient clairement replacés dans un projet global de changement social. (Voir, pendant la guerre d’Espagne, comment Berneri a analysé la situation au niveau international, "entre la guerre et la révolution".) Car le problème fondamental demeure le capitalisme, la mise au travail des gens, avec leur vie axée sur la production, soumise aux lois du marché.

Après-guerre, Reich avait été frappé par les ressemblances existant sur le plan du totalitarisme entre le nazisme et la démocratie américaine (ce modèle de référence pour 1789) en plein maccarthysme, notamment par rapport aux lobbies. Il y avait trouvé le même rapport au chef, la même hystérie collective. La différence la plus notable concernait les élites. La séparation entre classes dominantes et classes dominées était commune, mais aux Etats-Unis les élites des Noirs pouvaient s’élever dans l’échelle sociale quand ils jouaient le jeu du système, alors que le régime

hitlérien ne permettait pas aux minorités opprimées d’en faire autant : les élites juives ― à quelques exceptions genre Thyssen — ont terminé en camp... Quoi qu’il en soit, il demeure difficile de comparer les systèmes politiques des Etats-Unis et de l’Allemagne, parce qu’ils se sont mis en place dans des conditions peu semblables : la démocratie américaine s’est forgée dans un contexte de paix, et les rapports sociaux se sont établis en pleine expansion économique. En revanche, Hitler a construit le nazisme dans un pays acculé, encerclé et minorisé, où les rapports sociaux se sont articulés sur les mécanismes de défense que multipliait un pays devenant agressif et développant une économie de guerre pour s’en sortir.

Par ailleurs, on note une différence notable, en ce qui concerne le mouvement révolutionnaire, entre le passé récent et le présent des nations européennes : avant-guerre, celles-ci ont vécu une période d’instabilité sociale, avec des antagonismes marqués et des enjeux de pouvoir directs. Aujourd’hui, il n’en est pas de même : la montée de l’extrême droite correspond à celle du chômage, pas à celle d’une dynamique révolutionnaire. Le "grand soir" semble bien loin, comparé aux espoirs du XXè siècle naissant. La classe ouvrière a été laminée. La droitisation de la société ne provient donc pas d’une situation pré-insurrectionnelle. Toutes classes confondues, la population française, par exemple, ne montre guère de ressort et beaucoup de passivité. On pourrait donc penser que les conditions préalables à l’instauration d’un régime "fasciste" ne sont pas réunies. Toutefois, il ne faut pas perdre de vue que le centre des préoccupations des capitalistes s’est déplacé : le "danger" que représente pour eux l’antagonisme de classes ne provient plus forcément de leur classe ouvrière nationale, mais des pays du Sud et, pour faire face à ceux-ci, il leur faudra à terme des régimes forts. Pour simplifier outrageusement, ce n’est pas la "démocrassouille" libérale, comme dirait Le Pen, qui empêchera les Arabes de débarquer dans nos belles provinces... L’ennemi n’est plus intérieur, il a une dimension planétaire, alors que dans l’entre-deux-guerres, le tiers monde n’était pas pris en compte. A la question : "Quelle est votre plus grande crainte dans la vie ?", le dessinateur Siné a répondu récemment : "De vivre la période dans laquelle un vieil anti-impérialiste comme moi serait obligé de choisir l’Occident."

Après le "péril jaune", l’intégrisme musulman est à la mode... mais s’il déferle un jour sur l’Europe, provoquant une situation conflictuelle, la grande majorité de la population choisira de défendre son territoire, parce que ce sera un problème concret et une question de survie pour elle, au lieu d’être un problème théorique et une question idéologique pour nous, comme à l’heure actuelle.

On le verra plus loin dans ce dossier, une lutte "antifasciste" est menée de nos jours en France contre les tenants d’un ordre moral hyper-réactionnaire et de mesures sécuritaires. Une frange de la jeunesse y est particulièrement sensible, parce qu’elle rejette tant le discours xénophobe d’un Le Pen que son attitude par rapport aux espaces de liberté, qu’il restreindrait bien sur l’air Travail, famille, patrie, à travers un embrigadement par l’école et l’armée. La mobilisation de cette frange radicalisée ne découle donc pas seulement d’un certain humanisme (qui peut par ailleurs très bien fonctionner ― voir les concerts SOS-Racisme), mais d’une revendication sur le droit de vivre à sa guise (ingrédients : rock alternatif, squats, fanzines...) et non sur un mode imposé. Certes, le rétrécissement des espaces de libertés (lieux d’échanges et de rencontres) et la dépendance accrue des jeunes (du fait d’un maintien prolongé dans le milieu familial) ne sont pas le fait de Le Pen : elles correspondent à une situation économique gérée par la social-démocratie. Toutefois, socialistes et libéraux tiennent, eux, un double langage : ils prétendent qu’il faut réhabiliter le travail et la famille, produire, se serrer la ceinture, et en même temps ils parlent de liberté pour les jeunes, de contraception... Alors que Le Pen ne s’embarrasse pas de tels artifices. Aussi son discours ― et celui de Pasqua, à un degré moindre ― est-il rejeté avant tout comme une position extrême, une caricature inadmissible (y compris par ses "adversaires", qui s’indignent de ses propos tout en les reprenant à leur façon. Rocard estime d’ailleurs que le dirigeant du Front national pose les vrais problèmes mais qu’il les traite mal, autrement dit qu’il exprime des choses vraies mais pas de manière "écoutable").

Parler d’"antifascisme" pour désigner la dynamique lancée contre un mouvement type FN est impropre, on l’a vu, et peut même se révéler gênant dans la mesure où l’appel aux références historiques ne reçoit guère l’écho de l’opinion publique. De plus, comme elle permet de ratisser large, cette étiquette peut masquer l’absence de contenu politique dans le message "antifasciste" et une crainte de briser la relative résistance au phénomène Le Pen en le définissant "simplement" comme une sorte d’"ultralibéralisme à la Thatcher". Mais une chose est sûre : une certain nombre de gens se rejoignent sur le terme d’"antifascisme". De plus, la nécessité d’une clarification politique, aussi réelle soit-elle, n’est pas le propre de cet "antifascisme", qui fonctionne actuellement comme un groupe de pression ; c’est celui de l’extrême gauche en général, en mal d’alternative et de stratégie politiques ― bref, de perspectives dynamisantes ―, ainsi que de nouvelles formes de militantisme. Le mouvement "antifasciste" (CNAF, SCALP, etc.) n’a ni plus ni moins la capacité de construire "le" mouvement révolutionnaire que son environnement politique immédiat ― libertaire ou gauchiste.

Et pourtant, les possibilités d’élargir la lutte engagée existent ― au niveau antimilitariste, par exemple. Mais pour quoi faire ? Si les "antifascistes radicaux" ont parfois une impression d’isolement et de rapport de forces extrêmement faible, c’est sans doute parce qu’ils sont apparus à une période de crise des idéologies et du militantisme classique, où les mouvements qui portaient en eux la critique de valeurs sociales fascisantes (mouvements de femmes, d’homosexuels...) et avaient un certain poids dans la société ont disparu. Et cela peut expliquer pourquoi, dans le milieu assez masculin de ces antifascistes, les relations entre les individus reflètent parfois, comme dans le reste de la société, une régression par rapport aux années 70 en matière de relations entre les sexes...

La clarification politique est nécessaire à court terme, sous peine d’essoufflement, parce que le fonctionnement sur des signes de reconnaissance et des slogans ne fonctionne jamais bien longtemps. SOS-Racisme a atteint les limites de sa petite main (ses dirigeants n’avaient de toute façon pas d’autre but que d’en faire un lobby au service du pouvoir socialiste). L’antifascisme radical, lui, doit se structurer comme mouvement politique s’il veut se développer réellement. Il doit aussi veiller à ne pas se "ghettoïser" en conservant une attitude défensive ou en se laissant confiner, comme les Kanaks en 1848, en marge de la société ; il doit au contraire "sortir de sa réserve" en adoptant une autre démarche vis-à-vis de l’extérieur. Dans un monde où une forte communication médiatique va de pair avec une extrême pauvreté de contact entre voisins, il faudrait songer à établir de nouveaux réseaux permettant de reconstruire le tissu social et d’éviter à chacun de rester dans sa bulle ― autrement dit recréer un autre militantisme, en particulier dans les grandes villes, pour impulser une plus grande dynamique. Réinvestir les quartiers favoriserait une intervention sur la politique du logement, par exemple. Cela pourrait se concrétiser par la tenue de permanences ou une présence sur les marchés (ce que seuls les militants du PC ou du FN font encore ou de nouveau, avec les tiers-mondistes)...

Avoir une stratégie efficace contre la droitisation de la société suppose de dépasser les réactions émotionnelles apolitiques et les visées médiatiques, sans pour autant sombrer dans des délires avant-gardistes en s’autoproclamant révolutionnaire (déviation qui est favorisée par le contexte politique, dans la mesure où les références possibles à un mouvement anticapitaliste se réduisent comme peau de chagrin). C’est pourquoi, plus que jamais, il importe de ne pas perdre de vue que la seule vraie révolution est anti-autoritaire.