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Fragments d’Histoire de la gauche radicale
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La guerre civile en Espagne, 1973 : Violence et mouvement social
{Le Mouvement Communiste}, n°6, Octobre 1973, p. 5-19.
Article mis en ligne le 2 juin 2013
dernière modification le 18 novembre 2013

par ArchivesAutonomies

Le 16 septembre 1973,deux révolutionnaires espagnols étaient pris par la police en attaquant une banque près de la frontière française.11 s’en suivit une vague d’arrestations à Barcelone. Au cours de l’une d’entre elles, le 24 septembre, un membre de la police politique (B.P.S) fut tué, son meurtrier grièvement blessé. La police et la presse espagnoles font croire qu’il s’agit d’une bande de gangsters. Il y a au moins 12 inculpés, dont 3 risquant la peine de mort.
En réalité l’attaque de la banque s’intégrait à toute une série d’actions à main armée, commises depuis quelques années par plusieurs groupes autonomes informels dans la région de Barcelone, dans le but de réunir des fonds pour soutenir des activités révolutionnaires. Certains signaient d’ailleurs leurs actes du sigle "G.A.C" : Groupes Autonomes de Combat, marquant par ce signe commun une action commune sans pour autant constituer une organisation formelle. Ces actes ne visaient pas un but politique au sens où la politique consiste à agir sur les autres, à regrouper, à former un pouvoir reconnu cherchant une place dans la société. Les expropriations ne mettaient pas leurs auteurs en vedette, n’ambitionnaient pas de frapper à tout prix les imaginations, mais donnaient les moyens financiers de l’action dans un pays où il en faut parfois beaucoup. La clandestinité, par exemple, rend difficiles et coûteuses la publication et le transport des textes. On ne peut le leur reprocher qu’en se situant en deçà de Proudhon qui, lui, savait que propriété=vol. Certes le vol n’est pas la destruction de la propriété. C’ est cependant un moyen limité mais utile dans certains cas pour organiser la lutte contre le monde de la propriété. Il est hors de question de porter un jugement "pour" ou "contre" des méthodes dont l’emploi est affaire d’opportunité, donc finalement de détermination sociale. On ne mène pas de telles actions n’importe où. Ce n’est pas un hasard si tes révolutionnaires russes du début du siècle eurent recours à de tels procédés, dans une société violemment répressive qui, comme l’État espagnol, faisait tirer sur les ouvriers désarmés.
La conception matérialiste de la violence exclut toute position de principe, dans un sens ou dans l’autre. Elle ne consiste pas non plus à inverser les valeurs de la société bourgeoise en faisant du terrorisme un bien et non plus un mal.
Le révolutionnaire ne prend pas pour rendre aux pauvres, comme le faisaient les maoïstes distribuant aux immigrés du caviar volé. II prend pour satisfaire un besoin - social - de révolution. Toutefois, dans la mesure où il explique son acte en le faisant, ce qui était généralement le cas, s’adressant aux personnes présentes pour exposer les raisons de l’expropriation, l’action acquière une dimension nouvelle. Elle révèle au sein de la société un autre mouvement social, une dynamique différente, et ce dévoilement est subversif. Ce n’est qu’un effet second : ceux qui recourent à la violence armée essentiellement pour gagner les esprits ou les cœurs, pour réussir à faire pression pour qu’on les reconnaisse, échouent, ou s’imposent comme nouveau pouvoir (ainsi les commandos palestiniens dans le premier cas, l’IRA dans le second).
C’est le capital qui par nature exproprie, dépouillant les individus de leur environnement à tous les niveaux. Il prive les hommes et même les choses (ainsi la nature polluée) de leur être pour se les incorporer, en fait ses objets, ses monstres, parce qu’ils ne sont ni eux mêmes ni purs rouages du capital, et connaissent une société et une vie morcelées. Il est parfaitement normal que ceux qui se dressent contre lui procèdent aussi à des réappropriations de tous ordres, matériels, psychologiques, théoriques..., et aussi financières. Tant que le capital existe, l’argent demeure le médiateur privilégié de toute action sociale. Tant que l’ennemi triomphe, il s’impose comme médiation, y compris dans les activités révolutionnaires. Il est inévitable que, par moments, des individus ou groupes radicaux soient conduits à s’emparer par la force de sommes de valeur, bien que leur but, et plus leur logique même, leur être, soient dirigés contre la valeur sous toutes ses formes. Seuls s’en étonneront ou s’en scandaliseront ceux qui n’ont pas besoin de moyens pour agir parce qu’ils n’agissent pas ; ou qui disposent d’un appareil bureaucratique (trotskystes et anarchistes officiels),voire de l’appui d’un État (PC espagnol soutenu par les russes).
Parallèlement, se constituait un réseau efficace de relations dans le mouvement ouvrier de Barcelone, en particulier par des bibliothèques prolétariennes et une participation active aux luttes ouvrières autonomes. II faut rappeler qu’après la double défaite du prolétariat (écrasé par le fascisme et endormi par l’antifascisme), les Commissions ouvrières apparurent vers 1962-65 à la suite des grèves sauvages parties des mines des Asturies. En 1966-68, tous les partis et organisations traditionnelles travaillèrent au sein des Commissions ouvrières (et même du syndicat étatique CNS dans le cas du PCE),en conquirent la direction et les transformèrent en structures réformistes. Entre 1968 et 1970, l’effet des mouvements français et italien, combiné à la situation espagnole, provoqua une série de luttes idéologiques au sein des Commissions, et des scissions et évolutions en tous sens dans l’extrême gauche. Puis, en 1970-73,on vit une montée de luttes ouvrières refusant les contrôles bureaucratiques et hiérarchiques (tracts brûlés, militants politiques expulsés des réunions ouvrières, etc.). C’est à cela que s’attaque l’État en amalgamant tous les arrêtés et inculpés qu’il cherche a la fois à liquider physiquement et à discréditer (l’un facilitant l’autre). Il vise la destruction d’une des manifestations de l’action autonome du prolétariat espagnol.
Totalement opposés à toutes les formes de réformisme et d’antifascisme démocratique, ces regroupements mettaient au premier plan le programme communiste d’abolition du salariat et de l’échange. Ils avaient traduit et fait circuler divers textes français, dont celui de Barrot sur la révolution russe, la préface à La Bande à Baader (Ed. Champ Libre),un article de Négation, et le texte de Bériou sur l’Irlande paru dans Les Temps Modernes. Ils prenaient généralement un vif intérêt à ta lecture de Pannekoek et de Bordiga sans être ni pannekoekistes ni bordiguistes.
Avec le progrès de ces actions, certains éléments ayant pratiqué des expropriations, décidèrent d’abandonner ce procédé. Si elles avaient été utiles pour lancer le mouvement (que de toute façon elles n’avaient pas créé à elles seules), les expropriations devenaient inutiles, voire dangereuses, à l’étape suivante. Dans l’état actuel des connaissances, on ignore pourquoi et comment les camarades arrêtés le 16 septembre en organisèrent une nouvelle : on réservera donc son jugement à ce sujet jusqu’à plus ample information. Il est sûr en tout cas que l’État cherche à anéantir du travail accompli : 1) en faisant passer les actes de violence armée pour du gangstérisme ; mais surtout 2) en assimilant les éléments les plus radicaux du mouvement ouvrier qui n’ont pris aucune part à ces actes, à ceux qui les ont perpétrés. Il faut donc faire éclater la vérité sur ces deux points, en les distinguant bien.
La violence révolutionnaire n’est pas un moyen que l’on se déciderait d’employer parce que d’autres se sont révélés inefficaces. Ce n’est pas non plus une défense contre une attaque, comme si nous devions toujours justifier une action violente en nous présentant comme "l’agressé". Les théories de la violence défensive font le jeu de l’ennemi. La violence n’est pas non plus un simple instrument. Elle emploie la force (matérielle, psychologique, etc.) pour imposer quelque chose. A ce titre elle appartient à toute société, aussi au communisme qui inclura des conflits, parce que toute relation implique un conflit. L’harmonie et l’anarchie n’existent ni l’une ni l’autre à l’état absolu, stable : mais comme régulation l’une de l’autre. Dans le communisme, les individus et groupes désormais capables de transformer leur vie dans la mesure du possible, auront à la fois des conflits et des moyens de les régler sans se déchirer, sans mutiler les autres ni soi-même. Le contenu même de la "violence" prend alors un sens tellement nouveau, que nous n’employons ici le terme que par commodité : c’est encore le langage du vieux monde.
C’est la société qui est violente, en raison de la nature contradictoire du capital. Même en période prospère et pacifique, il détruit des biens et des personnes, laisse des forces productives en jachère, crée la famine. On sait que l’automobile a tué plus de français depuis 1945 que la seconde guerre mondiale. La violence est aussi idéologique : on contraint à parler une langue, on efface un passé régional, etc. On impose des pratiques sexuelles. Le capital réalise même l’homicide des morts, c’est-à-dire du travail passé, accumulé par les générations décédées, lorsqu’il néglige ou détruit l’infrastructure matérielle qu’il ne peut ou ne veut pas entretenir. Le capital brise les corps et les esprits par son fonctionnement même. Le coup de matraque est l’exception. L’État policier n’est qu’une partie, et un produit d’un phénomène plus vaste.
La réaction collective contre le capital inclut la violence comme moyen de détruire le rapport social oppressif. Elle fait davantage : l’isolement est rompu par une pratique collective qui est, entre autres, violente. Dans la révolution la communauté se reconstitue dans la violence. Celle-ci est un moyen pour modifier les rapports de production, et son emploi en ce sens est lui-même œuvre collective. La violence est une façon positive de refuser l’organisation sociale, dès lors qu’elle entame ses racines.
Des individus sont contraints d’organiser l’usage collectif de la violence pour satisfaire leurs revendications. En France, actuellement, le problème de l’emploi de la force dans des activités radicales se pose rarement : il existe pourtant, contre l’État, contre la gauche et les gauchistes, lorsque la confrontation devient affrontement, et qu’il faut s’imposer physiquement pour s’exprimer et faire ce qu’il y a à faire. En Espagne les rapports sociaux entraînent une nécessité plus pressante de recourir à la force, y compris la force armée : on se trouve donc bien plus rapidement devant des tâches militaires. Mais, même en ce cas, la violence résulte de besoins sociaux, qui ne pourraient se satisfaire autrement, et non de regroupements militaires détachés de la vie sociale et composés d’individus ayant compris la nécessité de lutter sur le plan armé, organisés et recrutant dans ce but.
Le mouvement ne peut se passer de violence, et de l’organisation de cette violence, pour répondre à des besoins précis. Il est vrai qu’en ce domaine l’improvisation totale conduit à l’échec. Mais une forme organisationnelle permanente et spécifique mène elle aussi à l’échec. La "préparation"" de l’usage de la violence n’est pas le fait de groupes organisés dans cette perspective, mais des liens et moyens sociaux existant dans et par le prolétariat. Le prolétariat n’est pas seulement "sans réserves", le négatif de cette société : pour se nier il met aussi en œuvre les moyens qui lui donnent "l’expérience prolétarienne", sa fonction, son existence en tant que travailleur collectif, travail associé (kombiniert), travail en commun (gemeinschaftlich), étudié dans le livre III (du Capital). C’est dans son être que le prolétariat trouve les éléments de son programme, mais aussi les moyens de le réaliser. Au niveau social, l’action militaire s’opère surtout par le tissu de relations qu’implique l’existence même du prolétariat. La "préparation de l’insurrection" est surtout affaire de théorie, de participation aux luttes sociales, en faisant progresser des idées, en établissant des contacts, etc. Il n’y a aucune nécessité de se définir comme groupe militaire spécifique, avec son sigle et son organisation axée essentiellement sur l’emploi de la violence. Des individus ou groupes informels prennent contact pour une action, dont seul le contenu importe. Dès qu’apparaît le besoin d’une étiquette, on a une organisation de la violence militant et recrutant d’abord pour la violence, et non pour une activité sociale liée à des besoins réels. Toute la problématique guévariste du "foyer" consiste précisément à créer un pôle militaire en l’absence de mouvement social. Dés qu’on se pose en noyau de la future "armée" révolutionnaire, on agit en dehors - voire contre - le prolétariat, et l’on risque de se transformer en micro pouvoir, en une sorte de "pré-État" aspirant à remplacer l’ancien.
En Espagne, le lien est immédiat entre action révolutionnaire et infrastructure militaire, parce qu’on se heurte à la force militaire de l’État dès qu’on commence à agir (répression contre les grèves, les réunions, la diffusion,...). Il s’agit de savoir quelle infrastructure : elle doit être l’organe qui rend possible le reste, et c’est le reste qui est déterminant. Lorsqu’on fait une brochure, le problème est qu’elle circule, non de maintenir une structure armée peut-être nécessaire à son importation. L’organisation révolutionnaire organise ce pour quoi elle existe, et non elle même. Elle ne cherche pas à capitaliser les luttes : elle fait en sorte que son activité appartienne de plus en plus à tout le monde, théoriquement et matériellement, et favorise les initiatives qui lui échappent, qui n’en font plus un centre. Les organisations politiques font exactement le contraire. Ce mode d’être est également bien plus efficace face à la répression.
Des groupes de combat peuvent exister, mais comme moyen de la lutte de classe. L’objectif est de s’exprimer du mieux possible dans les luttes sociales, éventuellement d’y agir par les armes, et non d’avoir des groupes militaires constitués et prêts un peu partout. Ou bien de tels groupes, créés extérieurement au prolétariat, lui demeureront extérieurs. Le rapport au mouvement social et à la classe ouvrière est tout à fait différent selon qu’on s’organise comme groupe ou qu’on organise une activité.
La pratique des révolutionnaires espagnols ne visait ni à former un appareil militaire, ni à développer un terrorisme contre des individus ou bâtiments représentants l’ordre établi, et remplissait une fonction matérielle limitée. Cependant, toute action reproduit des conditions d’existence qui tendent à la maintenir, au delà de sa fonction. Plus le mouvement social est relativement faible, plus les moyens s’imposent comme fin. La clandestinité suscite aussi un engrenage qui peut entraîner de nouveaux besoins d’argent, de nouveaux coups, ... La seule façon de tenter d’échapper à cette dynamique est d’avoir une perspective claire sur les buts du mouvement. Il est bien plus important que des groupes d’ouvriers s’organisent, et, s’ils le veulent, fassent des expropriations, que de créer un appareil militaire. Le plus important n’est pas qu’il soit centralisé ou autonome : le critère réside dans le contenu de ce qu’il est. S’il se définit comme regroupement spécialisé permanent, il perd tout contact avec les rapports réels. Il y a un prolétariat qui lutte, des individus qui s’organisent, dont certains font parfois des expropriations ; et non une organisation militaire entraînant le reste. Le mouvement social a recours à la violence chaque fois qu’il le faut. Et ceux qui n’en font pas alors usage l’expliquent et le justifient théoriquement.
Le danger serait de recréer, sous prétexte des nécessités pratiques, un nouveau type de révolutionnaire professionnel, qui se distinguerait du prolétariat, non en apportant la conscience, mais en assurant une tâche que le prolétariat, "livré à ses seules forces"... serait incapable de remplir. On réinventerait ainsi le "léninisme", en substituant à l’action violente du prolétariat (dont nous sommes) l’activité de groupes (autonomes ou centralisés, peu importe) de spécialistes. L’histoire du mouvement montre que les groupes de combat organisés en dehors du prolétariat, finissent, quels que soient leurs mérites initiaux, par s’autonomiser de la lutte de classe, recrutant d’ailleurs des gens bien différents des prolétaires révolutionnaires, et agissant pour leur compte : pour de l’argent, pour une image, ou pour survivre. C’est ce qui arriva aux bolchéviks. La critique profonde du "léninisme" passe aussi par cette compréhension.
L’insurrection est destructrice d’hommes et de biens, mais dans le but de détruire un rapport social, et dans cette mesure. Violence et destruction ne sont pas identiques. La violence est avant tout prise de possession par la force. La violence révolutionnaire est appropriation collective. Alors que le capital doit détruire pour triompher, le communisme est au contraire prise en charge de leur vie par les individus. Les conceptions "positivistes" ou "rationalistes" et humanistes, passent l’une et l’autre à côté du problème.
Les gauchistes insistent sur le "pouvoir" alors qu’il s’agit d’avoir le pouvoir de faire, de transformer le monde et soi-même. Nous n’avons nul besoin de structures de pouvoir, mais de pouvoir changer les structures. De même ils parlent d’armement du prolétariat, de lutte armée, sans les relier au mouvement communiste. La guerre civile fait le jeu du capital si elle ne l’attaque pas. Le problème n’est pas que les ouvriers soient armés, et se battent, mais qu’ils utilisent leurs armes contre les relations marchandes, contre l’État. La guerre civile n’est pas un bien par rapport à la guerre impérialiste qui serait un mal. Une guerre civile peut être pleinement capitaliste, et même opposer deux formes d’État bourgeois. Le critère est celui des rapports de production et de l’armée : tant que triomphent les rapports marchands et la force militaire qui les défend, il n’y a pas mouvement vers le communisme. Il faut toujours se demander ce que fait la violence, ce que font les ouvriers, même organisés en milices : si celles-ci appuient un pouvoir qui préserve le capital, elles ne sont qu’une forme subtile d’intégration des ouvriers à l’État. La guerre d’Espagne opposa deux formes, deux solutions différentes mais aussi anticommunistes l’une que l’autre, de développement du capital. Dès que les milices formées contre le coup d’État de Franco acceptèrent de s’intégrer à l’État républicain, elles capitulèrent, et préparèrent l’échec double ; devant la République (écrasement du prolétariat de Barcelone en 1937), et devant les nationalistes. Là aussi le communisme est question de contenu, et seulement ensuite, de forme.
Dans les périodes non révolutionnaires, les groupes radicaux ont également, entre autres tâches, et lorsqu’il le faut, une action violente organisée. Mais ils ne peuvent agir comme la fraction armée, la section militaire du prolétariat. Ils restent des prolétaires comme les autres, conduits momentanément, peut-être pour des années d’ailleurs, à entrer dans une phase de lutte armée impliquant un degré de clandestinité. Le risque est de se prendre pour un groupe à part, destiné à employer indéfiniment la violence. Si l’on se définit et comporte comme le spécialiste de la violence, on s’en constitue un monopole, on se coupe des besoins sociaux réels dont est fait le mouvement subversif. On tend soi-même à ne plus exprimer ses propres besoins. Par rapport au reste du prolétariat, on devient un nouveau pouvoir aspirant à une reconnaissance comme appareil d’abord militaire, puis politique.
Le terme "terrorisme" peut être compris au sens large d’emploi de la terreur : en ce cas le capital est terroriste en permanence. Au sens étroit, comme pratique et parfois stratégie spécifiques, il est alors application de la violence aux points sensibles de la société. S’il n’est pas partie intégrante d’un mouvement social, il suscite une violence détachée des rapports sociaux. Il existe une dynamique du terrorisme urbain qui, dans les pays à forte répression où la classe ouvrière est atomisée, apparaît bientôt comme une lutte entre deux appareils, dont bien sûr l’État sort vainqueur. De même que souvent les ouvriers considèrent les luttes politiques comme un monde au dessus d’eux, de même ils regardent l’affrontement terroristes/État en comptant les coups. Au mieux ils sont solidaires moralement. On peut même se demander si ce conflit n’aide pas à maintenir le problè­me social au second plan.
Le moyen peut devenir une fin : ce n’est pas particulier à la violence. La théorie, moyen de comprendre pour mieux agir, peut être substitut à l’action Mais les effets sont graves dans le cas de la violence. Si l’insurrection est un "art", de même on ne peut jouer avec la lutte armée. Quelle que. soit la signification sociale de certains actes qu’il n’est pas question de "condamner" (c’est l’affaire des juges), on ne peut les préconiser ni même y voir un fait positif. Le capital souhaite l’autodestruction des minorités radicales. Il accule certains à l’incapacité de le supporter : l’un des moyens de les liquider est de les pousser à prendre dès maintenant les armes contre lui. Il ne s’agit pas ici de "provocations" (qui sont d’ailleurs bien plus fréquentes qu’on le croît), mais de pressions sociales. On ne peut alors dire que des camarades sont obligés d’agir ainsi, un point c’est tout. Car la fonction d’un mouvement social, et des groupes révolutionnaires, est aussi de s’organiser, en s’efforçant même de résister à ces pressions. Il est vrai que la théorie ne règle pas tout. On ne fait pas quelque chose parce qu’on le comprend. Mais la théorie fait aussi partie de la pratique, et l’on ne peut pas ne pas en tenir compte. Approuver ou se refuser à critiquer n’importe quel acte violent, c’est tomber dans le piège du capital. Une solidarité totale n’exclut jamais une critique.
Il y a deux illusions. On croit que la violence, parce qu’elle a un rapport immédiat avec la réalité, est plus en prise sur elle que des textes, par exemple. Or la violence, tout comme des publications, peut fonctionner comme substitut à une autre pratique. On est révolutionnaire lorsqu’on tend à bouleverser ce qu’on a devant soi (et le reste) Baader cherchait d’abord à réveiller le prolétariat allemand. Son isolement n’était pas numérique, mais social. Là il faut démolir cette autre illusion de la violence des "masses". Le critère n’est jamais numérique. Une minorité infime peut faire des actions violentes positives, lorsqu’elle s’intègre à un mouvement social (cela vaut d’ailleurs aussi pour les actions sans violence particulières). L’action subversive n’a pas besoin de se réfugier au sein des masses, et ne tente pas non plus de les secouer par des actes exemplaires. De toute façon les groupes qui opposent "violence minoritaire" et "violence des masses" entendent par masses ce qui les organise, c’est-à-dire les grands partis et syndicats.
Plus la société devient contradictoire, plus elle morcelle et atomise les individus, plus elle suscite un besoin de communauté. La violence n’est révolutionnaire, et ne contribue à former la communauté humaine, que si elle s’attaque à la base de cette société. Lorsqu’elle n’entretient que des illusions de pseudo-communauté, elle est contre-révolutionnaire, conduisant soit à la destruction des groupes subversifs, soit à leur transformation en pouvoir supplémentaire.
Ces remarques ne sont qu’une contribution trop brève au problème, réunies rapidement afin d’aider les camarades emprisonnés. Ils ont besoin, d’une part qu’on fasse connaître la vérité, que le caractère révolutionnaire de leurs actes soit connu, que la presse traite de leur cas, pour faire pression sur le tribunal (leur procès peut se dérouler dans un mois ou un an) ; d’autre part que le mouvement révolutionnaire assure lui-même la défense et l’illustration de leurs actes. L’aide "révolutionnaire" ne peut être le fait que des éléments subversifs eux mêmes. Cette seconde action est même l’une des conditions de la première, car on ne doit pas attendre de la gauche et de l’extrême gauche qu’elles aident vraiment des gens qui la combattent.
Un texte ultérieur fera le bilan des actions et constatera ce qu’auront fait les uns et les autres. La solidarité est un non-sens en dehors d’une pratique : c’est pourquoi les habituelles campagnes "contre la répression" ne sont, pour employer un mot à la mode, que des rackets. L’individu n’a rien à offrir que sa sympathie, et les organisations spécialisées dans la solidarité regroupent de tels individus sans rien faire. La solidarité se borne à organiser la solidarité. Elle est même franchement réactionnaire lorsqu’elle crie au "scandale" ,alors que le fait dit scandaleux n’est lui même que l’effet d’une cause que l’on se garde bien d’attaquer. On aboutit à dénoncer, ou aménager, certains aspects les plus visibles de la répression sociale, en sauvegardant l’ensemble, voire en le modernisant.
Au sens strict, le mouvement révolutionnaire n’organise aucun soutien particulier. Ses membres - individus ou groupes - se soutiennent naturellement par et dans leur activité, et s’apportent l’aide nécessaire. Le problème du "soutien" ne peut se poser qu’à ceux qui sont extérieurs. C’est par l’approfondissement de son action, aussi bien dans ses contacts que dans sa théorie, que le mouvement subversif soutient ceux qui ont besoin d’aide.
Il va de soi qu’en luttant pour que les inculpés aient un procès "politique", nous ne revendiquons aucun privilège des "politiques" sur les "droits communs". C’ est une chose de voir dans le gangstérisme la tendance extrême du capital à vivre de racket, à créer une entreprise sans capital, et de montrer que les inculpés de Barcelone ne sont pas des gangsters. Mais c’est une autre chose de revendiquer une supériorité naturelle des emprisonnés "politiques" sur les "droits communs". Comme si tout individu pouvant citer deux phrases de Marx avait par là un avantage sur les autres. Les "politiques" ne sont pas supérieurs aux autres. Nous n’exigeons pas qu’on leur reconnaisse cette qualité au nom d’un principe mais comme un moyen tactique de limiter leurs condamnations.

Le 5 octobre 1973

N.B. Un comité publiera bientôt une brochure donnant des détails sur les biographies et les activités des inculpés (Correspondance : P. Vidal-Naquet, 11 rue du Cherche-Midi,75006 Paris).