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Fragments d’Histoire de la gauche radicale
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Extrait d’une lettre d’Henry Chazé à Henri Simon - 18 février 1974
Extrait de la Correspondance Henry Chazé à Henri Simon "Espoir et dislocation", Tome III, Editions Acratie, Décembre 2024
Article mis en ligne le 14 janvier 2025
dernière modification le 28 janvier 2025

par ArchivesAutonomies

Réflexions sur les textes de Serge et Christian.

C’est pour vous, et pas pour être le texte Chazé. Je n’ai ni l’envie ni le temps de rédiger. Donc, en vrac :

— marxisme-anarchiste — (texte Christian et aussi Serge. Je te l’ai dit, l’idée d’une synthèse est venue pour moi à la suite d’une conversation avec MarieLouise Berneri (été 39 ou lors de ma seconde perm fév. 40 coïncidant avec la venue de M.-L. à Paris, de Londres). L’entretien avait trait aux positions des "Amis de Durruti" en Espagne. Je crois me souvenir que M.-L. proposait un essai de synthèse par étude des textes. (Ce qu’a fait Daniel Guérin bien plus tard ; tout en en montrant les limites). Je me souviens qu’à cette méthode, j’avais opposé le dépassement des deux courants par une collaboration dans la lutte de classes — je m’appuyais sur l’expérience des Cercles Lutte de Classe.

Avec le recul du temps, je pense que ce dépassement n’est possible qu’en période de luttes. Face aux faits, nouveaux, l’accord se fait, et la dynamique de l’action peut permettre un véritable dépassement durable. Mais en période "calme" ou de reflux, les vieilles divisions théoriques ou culturelles réapparaissent. C’est vrai aussi pour d’autres tendances. Avec de la dèche chez tous. L’action unifie mais aussi sélectionne.

L’expérience d’ICO n’a rien prouvé dans un sens ou dans l’autre et 68 a apporté plus de confusion que de clarté. 68 a cependant démontré que l’antagonisme marxisme-anarchisme était dépassé, ce qui n’est déjà pas si mal.

— Problème de la coexistence dans un groupe (ou organisation plus large) d’éléments prolétariens et d’éléments "intellectuels" — je précise car Christian parle de classe. Il a raison, mais il ne s’agit pas de la classe bourgeoise classique. Il s’agit de l’intelligentsia, des techno-structures, de l’enseignement, bref de cette classe en devenir — à l’image de la classe dominante du capitalisme d’Etat — néo-bourgeoisie en réalité car elle en présente toutes les caractéristiques sous un aspect radical comme la bourgeoisie du temps où elle était "révolutionnaire" — contre l’Ancien Régime. Ce clivage dans les groupes, dont parle Christian, ne trouvera pas de solution dans les discussions théoriques, mais seulement dans une situation de luttes aiguës, où il faut se mouiller (ce qui ne suffit pas) et se déterminer nettement au cours des luttes décisives — donc à la fois contre la bourgeoisie classique, ce qui est facile, mais aussi face à la techno-bureaucratie de toutes cuvées.

— Militant, révolutionnaire, avant-garde, avant-gardisme.

Essayons d’y voir autre chose qu’une question de vocabulaire. Ces mots sont usés, galvaudés, et chacun les utilise entre guillemets, ou péjorativement, ou en bien. Idem pour "activiste".

Pas d’autre moyen pour discuter utilement que de s’entendre sur des définitions, ou trouver d’autres mots.

Je partirai de la réalité.

C’est un fait que dans tout groupe humain, et surtout dans tout groupe d’hommes liés à une activité quelle qu’elle soit, on constate la naissance, l’existence d’individus plus actifs, plus courageux, plus responsables, sans compter les ambitieux, etc.

Si on se limite au mouvement ouvrier, on retrouve donc tous ces types d’individus — et cela je l’ai constaté aussi bien dans le sport ouvrier, le mouvement coopératif, les organisations d’étudiants, les syndicats, les partis, les groupes.

La vieille formule "de chacun selon ses capacités" étant une réponse au problème posé par la collaboration d’hommes différents (pas seulement par les capacités mais aussi par le tempérament, le caractère, les connaissances, l’expérience, etc.) à une œuvre commune.

Tous ces hommes sont influencés par le milieu (origine sociale, milieu familial, l’école, etc.) et les idéologies anciennes et nouvelles. Les plus actifs notamment. L’activisme est déjà là — le militant aussi, qui se forme dans le cours des luttes vécues et pensées, pensées par rapport à des références idéologiques mais surtout par soi-même ou collectivement en fonction des problèmes posés par la lutte ou simplement par la vie des groupes humains, vie qui est toujours une lutte. Passons à la notion de "révolutionnaire". Le terme vient de l’opposition à réformiste. Négation de la collaboration de classe. Action directe. Maximalisme. Les marxistes révolutionnaires ont aussi opposé le terme "révolutionnaire" à "révolté", cela pour polémiquer avec les anars : le révolutionnaire est sérieux, scientifique, le révolté est un primitif. On sait ce que ça vaut ! C’était tout juste

bon contre les anars individualistes. Je résume — activiste, militant, révolutionnaire, avec peu ou prou d’idéologie, ou d’idéal, etc. c’est un type d’individu. Difficile de discerner ce qui est héréditaire, mais favorisé par le milieu, de ce qui est le produit de la société (lutte de classe). Laissons ça aux anthropologues et autres... logues.

Avant-garde.

Des individus peuvent se dire ou être qualifiés d’avant-garde, par leur œuvre (peintres abstraits, littérateurs, etc.) ou par leur vie. Ce n’est pas de ça qu’il s’agit pour notre discussion — d’ailleurs seule la postérité sera juge — bien des œuvres d’avant-garde seront cataloguées comme décadentes.

Avant-garde dans sa signification courante concerne des groupements politiques, au sens large ou étroit du terme. [En marge : page 5 de son texte, Serge dit qu’un groupe idoine agira comme une avant-garde mais il n’est pas garanti qu’un tel groupe parfait reste assez ouvert pour être longtemps d’avant-garde. Non, ce mot est trop relatif pour être utilisé.] Et qui dit groupe dit projet d’une société "socialiste", plate-forme, programme, tactique, intervention dans la lutte de classe (du groupe ou/et de ses membres individuellement), etc. Bref, tout ce qu’on connaît "trop bien". Et si bien qu’il est évident que le mot d’avant-garde — auto-décerné — couvre n’importe quoi ou presque. C’est le vocable le plus usé et galvaudé qui soit, comme socialiste et communisme, et déjà autogestion. A mon avis, il faut éviter d’utiliser ce vocable, même entre guillemets. Il ne faut pas craindre d’étiqueter par des termes plus précis, en faisant attention à leur choix. Exemple : "léniniste" doit être remplacé par "partisans du capitalisme d’Etat", etc.

Avant-gardisme. C’est l’activité de ces avant-gardes auto-brevetées. Action d’élite — de la minorité agissante aux actes exemplaires. On le sait, ça mène au parti dirigeant le plus souvent.

Je me souviens d’avoir écrit, il y a longtemps, dans des Notes de lecture sur un premier livre d’Yvon Bourdet, quelques réflexions sur ces notions d’avant-garde et d’avant-gardisme. Les réactions vinrent des anars si j’ai bonne mémoire.

Après toutes ces considérations sur le vocabulaire, et toujours en tenant compte de la réalité :

Il y a des individus actifs, pas forcément activistes. Et ces individus actifs ont une influence sur ceux avec qui ils vivent. Ils sont plus ou moins déterminants bien que déterminés. Ce qui ne signifie pas qu’ils soient des "meneurs". Serge fait remarquer qu’ils sont souvent dépassés. Mon expérience me fait dire qu’ils jouent souvent un rôle de "révélateur"., de "catalyseur". Animateurs peut aussi convenir comme terme. Et cela, le révolutionnaire joue ce rôle comme il respire — là où il travaille, vit, se divertit, etc., par ses conversations, ses actes, ses initiatives, sa vie, quoi. Et dans les pires conditions, il reste identique, c’est son comportement naturel, sa manière de vivre. Quels que soient les risques, ce qui ne veut pas dire qu’il les recherche ou les brave inutilement. Je ne veux pas rappeler des choses personnelles : marine, prisons, armée, Kz, etc. Je n’étais pas le seul, c’est pourquoi je peux généraliser.

Elite, avant-garde ? Oui, pour les bourgeois qui pensent meneurs, agitateurs, etc. Non dans la réalité, car déjà il n’y avait pas, et c’est vrai pour beaucoup que j’ai connus, volontarisme, ou volonté de se distinguer, etc. Simple comportement naturel... selon ses capacités (tempérament, expérience, etc.) . Pas davantage de salutisme, de populisme, et autres histoires.

Tu sais que je n’ai jamais compris la position des copains hollandais "ne pas donner de conseils, etc.". Dans des lettres anciennes, j’ai dû te l’écrire : pourquoi se châtrer, et au nom de quoi ! Pour ne pas influencer ? Sans blague. Tu le sais bien toi-même. Aux AG, on sollicitait ton avis, sur n’importe quoi d’ailleurs. L’important, c’est ce qu’on dit — c’est une autre question à traiter à part.

Arrêt pour ce samedi soir. Reprise dimanche soir. Je reviens sur la question d’influencer les autres, et notamment dans un groupe.

Je l’ai toujours fait, en partie sans le vouloir, en partie consciemment. Mais toujours franchement, loyalement — en affichant la couleur.

Dans la vie, dans mon syndicat, c’était pareil, sans ostentation, mais sans me dérober si dans les conversations on me demandait des précisions sur mon engagement politique. Mais "propagande", ou "influence", il y avait. Il y a toujours puisqu’il y a communication... et exemple, modèle, pas forcément le bon, bien sûr. Dans un groupe, c’est plus sensible, tout ça — de même pour les affrontements et les incompatibilités. Autre chose : un ou des individus acceptent des responsabilités qui leur conviennent, organisation, travaux pratiques, rédaction de textes, etc. ce qui suppose en plus une présence — cas des permanents pour pousser à l’extrême. Le résultat est une influence plus grande. Tu en sais quelque chose. Chercher des collaborateurs ? Faut-il les trouver, et si on les trouve, ne vont-ils pas foirer. C’est aussi réel pour un club sportif que pour un groupe. Il faut en prendre son parti. Dans sa dernière lettre, Monika dit que "c’est encore un groupe où quelques-uns travaillent trop" — elle ajoute : moi aussi, je l’ai fait. Un exemple de plus, quoi. L’essentiel lorsqu’on est un individu de cette espèce, c’est de veiller à ne pas en profiter pour imposer sa marchandise. Or, souviens-toi, je m’étais étonné de la publication d’un texte de Pannekoek, dans la brochure sur la Grève généralisée. Christian parle de son texte refusé. Tu n’étais pas en cause. Mais c’est un exemple de ce qu’il faut éviter. Cela demande une vigilance constante, vis-à-vis de soi, et des camarades qui, souvent de bonne foi, violent la "démocratie".

Les groupes — leur durée.

Serge traite la question — groupes d’affinité dans la période actuelle — groupes qui se font et défont, surtout lorsqu’ils rassemblent des jeunes qui évoluent vite. Rien de dramatique à cela. L’expérience ICO était bonne — et je retombe sur mes lettres précédentes. Il doit toujours être possible [en marge : au fond, je n’en sais rien, car je n’ai pas les éléments d’un jugement] de se grouper sur une charte limitée à des questions concrètes liées aux luttes ouvrières et foutre tout le reste "en discussion" — à condition (Christian) que cette discussion ait lieu et j’ajouterai qu’elle soit ordonnée — en vue d’aboutir soit à un accord, soit à des textes précisant les divergences.

Et maintenant, la grande question — que Serge aborde — et que j’ai maintes fois soulevée.

La société capitaliste est un tout comme système avec ses aspects politique, économique, social, culturel. Séparer ces aspects est une erreur. Donner une priorité à l’un est aussi une erreur.

Les rapports de production qui caractérisent essentiellement la société capitaliste — société d’exploitation de l’homme par l’homme — sont des rapports entre humains divisés en classes, des rapports sociaux, politiques autant qu’économiques et le maintien du système suppose lois, tribunaux, police, armée (celle-ci à double titre car le monde capitaliste n’est pas un, mais divisé en Etats, firmes, etc.). Je ne veux pas me répéter. Toute lutte revendicative un peu dure dans une situation tendue se heurte à l’Etat et tout le fourbi. Et des formes d’organisation apparaissent pour faire face. L’histoire du mouvement ouvrier montre que ces formes d’organisation sont du type conseils sous des noms différents. Et ces Conseils répondent aux nécessités politiques, sociales, etc. Ils tendent à résoudre la question du pouvoir, tranchent la question de l’Etat. Il ne s’agit pas de panacée (soviets russes et conseils allemands) car la solution d’un rapport de forces dépend d’autres facteurs qu’une forme d’organisation.

Je reviens à la question soulevée par Christian — fin de la page 2 — "équivoque quant au rôle et à la fonction du groupe" (ICO en 67)...

C’est juste. Tout groupe, même d’ouvriers, dans une entreprise, un syndicat, est une "fraction" (pour employer un vieux terme) politique s’opposant à d’autres "fractions" politiques. Ces "fractions" ou groupes ont existé, existent, et existeront dans les Soviets, Comités ou Conseils — soit liées à des Partis, soit autonomes. C’est comme ça. Et si la "fraction des Communistes de Conseils" ne voulait pas apparaître comme telle, elle ne le pourrait pas — même si elle ne faisait rien pour fausser la "démocratie". Mais est-ce fausser la démocratie que d’exprimer des positions soit élaborées en dehors d’une Assemblée, soit découlant d’une unité de vues ??

Je réponds oui dans le cas de "fraction" liées à un Parti, à un groupe qui a sa discipline [en marge : j’en sais quelque chose... et je n’ai pas accepté cette discipline extérieure], ses structures hiérarchisées. Pour les camarades appartenant à un groupe comme l’ex-ICO, qui n’imposait rien de cette sorte à ses membres, cela ne faussait pas la démocratie au sein d’une Assemblée d’usine ou d’une réunion syndicale. Mais c’est bien fragile, ça. La seule existence d’une "fraction" ou "cellule" communiste ou trotskyste impose de les contrer... et avec les mêmes moyens. Bref, encore une fois, tout dépend de ce qu’on dit, de ce qu’on propose, du contenu de la propagande qu’on fait, car propagande il y a dès qu’on s’exprime — et pas seulement dans des Assemblées d’usine.

A mon avis, discuter de ces problèmes n’est pas inutile, mais ce n’est pas capital. L’essentiel étant de faire confiance aux membres du groupe quant à leur activité au sein de leur entreprise et partout ailleurs. L’appartenance au groupe est toutefois soumise à une activité en gros conforme à la charte du groupe. Un groupe n’est pas un club.

(...)