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Fragments d’Histoire de la gauche radicale
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L’ouvrier américain - Paul Romano
Socialisme ou Barbarie N°1 - Mars-Avril 1949
Article mis en ligne le 14 janvier 2025

par ArchivesAutonomies

Nous présentons ici un document inédit de grande valeur, sur la vie des ouvriers américains. Cette appréciation ne découle pas seulement du fait qu’il règle son compte définitivement à la fois à l’affirmation absurde suivant laquelle les ouvriers américains n’ont pas de conscience de classe et à la fois au mythe du confort et du luxe des prolétaires américains. Ce serait déjà une raison amplement suffisante pour se faire un devoir de publier le document de l’ouvrier et militant révolutionnaire Romano. Il est indispensable qu’une voix digne de foi s’élève pour détruire la propagande éhonté des firmes hollywoodiennes qui nous montre des ouvriers à salles de bains ou celle des "Reader’s Digest" qui dépeint à l’envi les bienfaits de la collaboration de classe.

Les mérites de cette petite brochure sont beaucoup plus profonds. Tout ouvrier, quel que soit "sa patrie" d’exploitation y trouvera l’image de sa propre existence de prolétaire. Il y a, en effet, des caractères profonds et immuables dans l’aliénation prolétarienne qui ne connaissent ni frontières, ni régimes. Mais aussi tout ouvrier, et ceci justement parce que c’est le reflet de l’exploitation "sans phrase" qui nous est donné, sera rempli à cette lecture d’une confiance sans bornes dans les destinées historiques de sa classe, parce qu’il y verra, comme l’auteur, qu’effectivement au moment même où l’ouvrier est au plus profond du désespoir, où sa situation lui semble sans issue, "ses réactions et ses propos quotidiens prouvent qu’il reste une voix ouverte à des changements radicaux."

Le traducteur de cette petite brochure a, lui-même, travaillé plusieurs années en usine. A chaque ligne, il a été frappé par la justesse des observations et surtout par leur portée profonde. Il est impossible pour un ouvrier de rester indifférent à cette lecture. Il l’est encore plus de traduire un tel texte avec indifférence ou même avec routine. A plusieurs reprises, il a fallu s’éloigner assez considérablement de la lettre du texte anglais pour justement en donner une traduction véritablement fidèle. Certaines expressions populaires américaines ont leur correspondant exact en français ; mais empruntent des images différentes. Même dans son style descriptif, Romano adopte une optique prolétarienne. Il a fallu en trouver le style correspondant en français, même s’il fallait s’écarter du texte. Certes, cette traduction n’est pas élégante, mais elle est la plus fidèle que nous avons pu donner.

Plus encore à la traduction qu’à la lecture on est frappé par l’universalité concrète de la condition prolétarienne et nous espérons en avoir respecté l’expression.

A nos yeux, ce n’est pas un hasard si un tel échantillon de littérature documentaire prolétarienne nous vient d’Amérique, ce n’est pas aussi un hasard s’il est réellement, sous certains de ses aspects les plus profonds, le premier du genre. On peut être sûr que le nom de Romano restera dans l’histoire de la littérature prolétarienne et y aura même la signification d’un tournant de cette histoire. Le pays le plus industrialisé du monde, possédant le prolétariat le plus concentré, devait provoquer des talents originaux et neufs. C’est là un signe de la vigueur et de la profondeur du mouvement ouvrier américain.

Ph. GUILLAUME.

INTRODUCTION

Je suis un jeune ouvrier qui approche de la trentaine. J’ai passé toutes ces dernières années au sein de l’appareil productif du pays le plus hautement industrialisé du monde. La plus grande partie de mes années de travail s’est passée dans des industries où régnait la production de masse, au milieu de centaines et de milliers d’autres ouvriers. Leurs sentiments, leurs soucis, leurs joies, leur lassitude, leurs fatigues, leurs colères, je les ai tous partagés d’une manière ou d’une autre. Lorsque je parle de "leurs sentiments" j’entends ceux qui sont en relation directe avec les
éactions provoquées par le système moderne de production à grandes vitesses. Je suis encore aujourd’hui dans une usine ― l’une des compagnies géantes du pays.

Cette brochure est écrite à l’intention de la base ouvrière et son objet est d’exprimer ses pensées les plus intimes dont les ouvriers ne parlent que très rarement même à leurs camarades de travail. En tenant pour ainsi dire un journal de la vie quotidienne à l’usine j’espère révéler les causes du profond mécontentement des ouvriers qui ces dernières années a atteint son point culminant et qui s’est exprimé dans les grèves et débrayages spontanés de ces temps derniers.

L’ébauche de cette brochure a été distribuée à des ouvriers dispersés sur tous les points du territoire. Leur réaction a été unanime. Ils étaient à la fois surpris et heureux de voir imprimées en toutes lettres les impressions et les pensées qu’eux-mêmes n’avaient que rarement exprimé avec des mots. Les ouvriers sont trop épuisés lorsqu’ils rentrent de l’usine pour avoir le courage de lire autre chose que leurs "comics" [1] quotidiens. Pourtant, la majorité des ouvriers qui lurent cette brochure veillèrent tard dans la nuit pour aller jusqu’à la fin une fois qu’ils l’eurent commencée.

Par contre la réaction d’intellectuels sans contacts avec la classe ouvrière, à la lecture de cette brochure, offre un contraste frappant : pour eux ce n’était là que la réédition d’une histoire souvent écrite. Ils étaient déçus. Il y avait trop de saleté et de bruit là-dedans. Ils ne pouvaient pas saisir ce que les mots exprimaient. Ils ne trouvaient rien d’autre à dire que : "Et alors ?" Il fallait s’y attendre. Comment des gens aussi étrangers à l’existence quotidienne des masses laborieuses de ce pays auraient-ils pu comprendre la vie des ouvriers que seuls les ouvriers sont à même de comprendre.

Je n’écris pas pour amener ces intellectuels à approuver les actions ouvrières ou à sympathiser avec elles. Mon intention est bien plutôt de montrer concrètement aux ouvriers eux-mêmes que souvent à l’instant même où ils pensent que leur condition est sans issue, leurs réactions et leurs propos quotidiens prouvent qu’il existe une voie ouverte à des changements radicaux.

CHAPITRE PREMIER

LES EFFETS DE LA PRODUCTION 

Il faut bien vivre.

L’ouvrier est forcé de travailler. Il n’a d’autre alternative que de produire afin de se procurer le minimum le plus indispensable à l’existence. La plus grande part de ses heures de veille il les passe à l’usine. C’est là qu’en tant qu’ouvrier il doit penser et agir. Quelles que soient les conditions de travail à l’usine, il lui faut travailler pour vivre. C’est là le facteur décisif qui détermine l’attitude de l’ouvrier dans le système moderne de production, Peut-être ne lui vient-il seulement jamais à l’esprit qu’il puisse devenir quelque chose d’autre qu’un ouvrier, mais cela n’empêche pas que les mille et une pressions de la vie prolétarienne à l’usine le marquent profondément.

L’ouvrier est forcé d’accomplir une tâche qui ne peut que le rebuter : la monotonie, le lever chaque matin, la peine quotidienne qui exige son tribut. Il travaille dans des conditions qui lui sont imposées. Mais ce n’est pas tout, en fait, il se contraint lui-même à accepter ces conditions. Le foyer, la famille, les nécessités économiques font de lui un esclave de cette routine du travail. Théoriquement, il est un salarié libre. Pratiquement, il ne peut à la fois disposer librement de sa force de travail et vivre. En d’autres termes, il pense qu’il a le droit de refuser les conditions qui lui sont faites, mais il se rend compte clairement qu’il doit les accepter. Ces deux pressions contradictoires engendrent au plus profond de lui-même un sentiment d’aliénation.

La vie d’usine est physiquement dure.

Les ouvriers d’usine vivent et respirent dans la saleté et l’huile. Au fur et à mesure que la vitesse des machines est accélérée, le bruit s’accroît, la fatigue augmente, le travail exigé devient plus grand, même si le procès de travail s’en trouve simplifié. La plupart des machines agissant par coupure du métal ou par meulage ont besoin d’un abondant arrosage lubrifiant pour faciliter le façonnage des pièces. Mettre une paire de bleus propres le matin et se trouver, à midi, littéralement trempé d’eau lubrifiée est chose courante.

La majorité des ouvriers de mon département ont les bras et les jambes couverts de boutons d’huile, d’éruptions et de plaques, les souliers sont trempés et cela provoque des cas constants d’"athlete’s feet" [2]. Les pores de la peau sont bouchés par des points noirs. C’est là une circonstance très aggravante. Nous aspirons souvent à prendre un tub bouillant et à y tremper pour nous décrasser et nous libérer de ces points noirs infectieux.

Dans la plupart des usines, les ouvriers gèlent en hiver, étouffent en été et manquent souvent d’eau chaude pour nettoyer la crasse d’une journée de travail. Combien de milliers d’ouvriers ne prennent-ils pas l’autobus avec la sueur et la crasse de la journée leur collant toujours à la peau. Même s’ils disposent des installations sanitaires indispensables, l’envie de quitter l’usine et de rentrer chez eux au plus vite est si puissante que bien souvent ils ne prennent même pas la peine de quitter leurs bleus. Certains, par contre, se récurent systématiquement et prennent une douche avant de quitter l’usine. Ils s’efforcent de faire disparaître les moindres traces d’une journée de travail avant de franchir la porte de l’usine. Vêtus de propre, ils rentrent chez eux un peu détendus après leur dur boulot.

X... est manœuvre. Il débarrasse les machines des copeaux qui les encombrent, alimente les bacs d’arrosage et aide à l’approvisionnement. Comme un certain nombre de manœuvres ont été congédiés, il doit fournir un travail plus intense. Il doit servir un plus grand nombre de machines. Le résultat c’est que, comme ses camarades, il se met à transpirer à profusion. L’inconvénient de cet état de chose est le suivant : non seulement il doit remplir les chariots avec les copeaux, mais il doit les vider hors de l’usine. Les changements continuels de température, auxquels ces manœuvres sont soumis alors qu’ils sont en sueur, provoquent chez eux des affections pulmonaires et des troubles rhumatismaux (arthritisme, etc.). ils ont cependant fini par découvrir que s’ils portaient d’épaisses chemises de flanelle, la transpiration était absorbée. Évidemment. ils sont continuellement mal à leur aise.

Tous les systèmes d’éclairages électriques que j’ai pu expérimenter à l’usine sont loin d’approcher la lumière solaire dans leur tentative d’épargner les yeux. Le plus souvent, les usines utilisent un éclairage de teinte jaune. Pour en décrire les effets, le mieux est de rapporter ce que les ouvriers disent à ce sujet, Un ouvrier, qui faisait équipe, quitte l’usine et en sortant au soleil cligne des yeux et dit : "J’ai l’impression de sortir d’un puits de mine".

Parfois des ouvriers qui ne se connaissent même pas se saluent au passage. Un jour, un ouvrier que je ne connaissais pas s’approcha de moi et, pointant du doigt vers le sol, apprécia brièvement : "Alors, de retour à la mine de sel."

C’est l’heure du repas ; dans le hall du restaurant express, un ouvrier, ancien soldat, déclare : "Ces sacrées usines sont des prisons. On y est emmuré sans même avoir la possibilité de prendre un bol d’air frais."

L’usine est habituellement remplie de lourdes émanations provenant des départements utilisant des moteurs à combustion et de ceux employant des traitements à chaud. Elles remplissent le nez et la gorge. Quelqu’un a écrit sur le tableau d’affichage du vestiaire : "Pourquoi donc personne ne s’occupe-t-il de faire quelque chose pour nous débarrasser de cette fumée infernale ?" La. question resta posée sans réponse pendant quelques jours, puis quelqu’un d’autre écrivit : "Le syndicat ne vaut rien. Nous sommes toujours aussi enfumés.

Dans les diverses usines où j’ai travaillé, je remarquais habituellement que les vieux ouvriers chiquaient. Et bien, il y a une raison très précise à cela, qui est la suivante :

1° C’est une manière de compenser l’interdiction de fumer au travail ;

2° Il paraîtrait que cela absorbe les émanations, les poussières et les limailles qui envahissent l’atmosphère.

J’ai repéré plusieurs jeunes ouvriers qui suivent maintenant cet exemple. Je demandais à l’un d’entre eux pour quelle raison il chiquait. Il me dit que c’était parce que chaque nuit en rentrant chez lui il avait la gorge et le nez littéralement tapissés de la poussière de l’atelier. Il me dit aussi que cela protégeait les poumons. De nombreux ouvriers qui chiquent ont maintenant les dents décolorées. D’autres prennent du tabac à priser.

J’ai aussi fait les observations suivantes concernant d’autres métiers :

Les ouvriers fondeurs ont la plante des pieds cuite. C’est un travail étouffant qui se fait dans une saleté repoussante et dans une atmosphère enfumée avec les pieds qui vous brûlent. De plus, il y a toujours le risque d’être brûlé par le métal fondu.

Les conducteurs de grues respirent les émanations, la poussière, les gaz, les bouffées de chaleur qui montent du moteur dans leur cabine. Dans une usine les conducteurs de grues se plaignaient amèrement d’être forcés d’uriner dans un seau parce qu’ils n’ont pas le droit de quitter leur cabine.

La soudure à l’arc est aussi un sale travail. On a le masque sur la tête de longues heures durant. C’est un travail étouffant. L’éclair de l’arc peut rendre aveugle. De tels accidents se sont souvent produits pendant la guerre.

La routine de l’usine est souvent cause de désagréments physiologiques et d’énervements d’un caractère très intime. Le matin au réveil, l’ouvrier se trouve en présence du dilemme suivant : doit-il soulager ses intestins avant de quitter la maison, ce qui le forcera à courir pour arriver au travail à temps ? Ou doit-il rester mal à son aise, jusqu’à ce qu’il ait la possibilité de se satisfaire à l’usine ? D’un autre côté, à l’usine, l’obligation où il se trouve de satisfaire à ses bons de commande risque de lui interdire de quitter son travail au moment où il aura envie d’aller aux waters. Il arrive que, dans de telles situations, il arrête sa machine avec colère en disant : "Au diable ce boulot. Quand il faut y aller, il faut y aller. La solution qu’il adoptera, en définitive, importe peu, l’essentiel c’est que ce qui ne devrait être qu’une question de pure routine personnelle devient matière à conflit, à énervement et à malaise.

Bien que la direction ne cesse de rappeler qu’il y a une infirmerie à la disposition des ouvriers et que la plus petite coupure ou contusion doit être signalée, il est rare que les ouvriers aillent à la visite ou aux soins. Ils craignent en effet qu’un blâme étant porté à leur dossier, ils soient classés à l’avenir dans la catégorie des ouvriers imprévoyants, appréciation valable non seulement pour son usine, mais pour toutes les usines où il voudra travailler. Un matin, où les ouvriers gelaient de froid dans un atelier, ils constituent une délégation qui monte à la direction. Leur point de vue est le suivant : "Ou on nous chauffe ou nous rentrons chez nous."

Je me souviens aussi d’un morne et glacial lundi d’hiver : les ouvriers sont en train de mettre leurs bleus au vestiaire. Un ouvrier rentre et, avec un bref juron, il exprime les sentiments et l’opinion de tous : "Saloperie" [3]. Tous comprennent et chacun se dit : "Tu peux répéter la même chose pour moi, vieux frère.

Elle est encore plus dure moralement.

Parfois, il arrive qu’un ouvrier, qui a servi une machine de longues heures d’affilées durant des semaines et des mois, est victime d’une dépression nerveuse. Pour en arriver à ce point il faut évidemment qu’il ait fourni un travail soutenu durant une longue période. Dans une usine, où j’étais délégué, j’eus un jour à examiner une machine. Son conducteur était assis, il tenait sa tête entre ses mains. Il sautait aux yeux que quelque chose ne tournait pas rond. Je m’enquerrais et il me dit que s’il ne sortait pas immédiatement, il s’effondrerait. Je le dirigeais vivement sur les vestiaires et il sortit de l’usine. Quelques jours plus tard, il m’avouait qu’i n’avait jamais été aussi près de l’effondrement nerveux. Dans le même département, je connaissais un ouvrier qui avait été victime d’une dépression nerveuse à la suite d’un accident mécanique au cours duquel des éclats de sa machine, qui s’était brisée en pleine marche, lui étaient retombés dessus comme si ça pleuvait. Souvent, sous la double pression des ennuis familiaux et des ennuis professionnels, certains sujets deviennent terriblement nerveux. Au travail, à force de manipuler continuellement des copeaux, les ouvriers ont les ongles des mains cisaillés. C’est parfois douloureux et c’est toujours irritant et pénible. De nombreux accidents sont provoqués par un simple moment d’inattention. Le plus fréquent consiste à se couper en attrapant un copeau qui s’échappe de la machine. De nombreuses machines imposent à l’ouvrier l’exécution d’une série monotone de gestes identiques. Avec le pied il appuie sur un levier pendant que ses mains sont occupées à fixer la pièce et à manier d’autres leviers. La répétition de mêmes mouvements durant des semaines et des semaines, engendre parfois un état d’hébétude et une sorte de vertige. Le résultat c’est qu’un jour l’ouvrier mettra ses mains dans la machine au lieu d’y mettre la pièce. Après ce genre d’accident le conducteur se demande lui-même : "Pourquoi donc ai-je fait cela ?"

L’activité militante de l’ouvrier américain a un caractère intermittent. Elle peut être acharnée, insidieuse ou ralentie. Il se peut que, durant des mois, il n’y ait pas d’expression ouvrière violente de mécontentement.. Même durant des années. Cela ne contredit pas le fait qu’au fond de lui-même l’ouvrier est continuellement poussé à se révolter. De telles révoltes choisissent un beau jour le premier prétexte venu pour éclater.

C’est ainsi qu’un matin, un ouvrier vient vers moi et s’assied dans la travée où se trouve mon armoire de vestiaire : C’est un ancien combattant, il a été blessé outre-mer. Il déclare brusquement d’une voix forte : "Faisons la grève". Je le regarde étonné et lui demande : "Qu’est-ce qu’il te prend ?" Il répond : "Je peux plus le supporter." Je demande : "Supporter quoi ?" "Ce sacré bang-bang-bang de la machine me rend timbré. Je deviens fou. En avant, an arrière, en avant et en arrière."

La machine qu’il conduit est une emboutisseuse à froid.

Elle emboutit des rondelles d’acier de 12 mm, 7 d’épaisseur et de 38 mm de diamètre. Cela nécessite une pression énorme et comme l’emboutissage se fait à froid, la machine fait un bruit de pilonnage régulier qu’accompagne le va-et-vient du bras d’alimentation. J’ai moi-même travaillé plusieurs semaines de suite à côté de machines de ce type. Après avoir quitté le travail on garde longtemps encore dans la tête le bruit de ce martèlement continu.

Demandant à un ouvrier son âge, il me répondit : "Trente ans". Comme je lui disais qu’on n’avait jamais que l’âge que l’on se sentait avoir, aussi bien de corps que d’esprit, il me répondit : "Si c’est vrai, tel que tu me vois, je suis un vieil homme."

Un jeune ouvrier de ma connaissance racontait qu’il était toujours dans un état de tension continuelle parce que son patron passait son temps derrière son dos à lui crier après. Aussi, chaque fois qu’il voyait arriver le patron, il se cachait. Et pourtant, si une altercation ouverte éclatait avec le patron, il se mettait subitement en colère et menaçait de prendre son compte.

On rencontre aussi ce type d’ouvrier qui, chaque matin en arrivant au vestiaire, déclare : "Ce n’est pas à nous de chercher à comprendre, nous, on n’a qu’à travailler et à crever."

La réaction de l’ouvrier est la suivante : "La seule chose qui intéresse la direction c’est produire et produire encore." C’est là sa manière à lui de protester contre le mépris intégral de l’individu. C’est aussi ce qu’exprime des déclarations de genre : "Pour quoi donc nous prennent-ils, pour des bouts de ferraille ?".

CHAPITRE II

L’EXISTENCE ENTIÈRE TRANSFORMÉS EN UNE VIE DE LABEUR

Je travaille toute la semaine pour le vendredi soir.

L’existence de l’ouvrier est transformée en une vie de labeur. Il ne sait même pas jouer. Après le travail quand il parle en compagnie d’autres ouvriers la conversation retombe invariablement sur le sujet de l’usine. C’est comme une drogue dont il ne peut se débarrasser. L’ouvrier pense continuellement au jour de paye et à la fin de la semaine. Ses heures de loisir sont toujours déterminées par l’éternelle préoccupation : "Je ne peux pas me coucher tard parce que je dois aller travailler demain." Lorsqu’arrive le dimanche soir, il est abattu à l’idée de reprendre !e travail le lundi matin. Ce procès incessant se répète sans répit. Il attend ardemment le week-end et lorsqu’il arrive il disparaît si vite qu’il n’a pas le temps d’en profiter. Il dit : "Je travaille toute la semaine pour le vendredi soir."Il arrive parfois qu’un ouvrier ait plusieurs jours de congé à la file. Dès qu’il en est informé l’état de tension psychologique, dans lequel il vit habituellement, commence aussitôt à se dissiper. Au bout de quelques jours il commence à jouir du repos et de la quiétude d’esprit. Son travail lui-même lui apparaît sous un jour meilleur. Il a l’occasion de sortir de sa sphère limitée. La pression qu’exerce sur lui le travail quotidien se relâche temporairement. Assez bizarrement cependant durant de brefs instants, il se sent envahi par un inexplicable sentiment de culpabilité parce qu’il n’est pas au travail. Le retour à l’usine est pénible. Pendant les premières heures d’atelier, l’ouvrier a l’esprit encore plein de ses vacances. Puis, vient la fin de la journée. Rien ne distingue plus l’ouvrier, dans son apparence et dans ses sentiments, de ce qu’il était avant que cette coupure ne se produise.

Les effets de la production sont d’un caractère très insidieux. Leur accumulation finit par constituer une force extraordinaire. Il est des jours où certains ouvriers rentrent chez eux plus tôt ou même ne viennent pas du tout travailler.

L’ouvrier est souvent amené à se jouer lui-même la comédie pour se forcer à travailler toute la semaine. Mardi, il se promet de se payer des vacances le lendemain. Lorsqu’arrive mercredi, il se dit : "Je vais travailler aujourd’hui et je prendrai mon jeudi à la place." Il continue ce manège jusqu’au vendredi.. Alors, il se dit : "Autant finir la semaine. Huit jours de plus ne vont pas me tuer."

Un ouvrier avait gagné 50 dollars [4] sur un pari. Lorsqu’il apprit la bonne nouvelle il travailla encore quatre heures puis il s’en alla.

De temps en temps, il y a des exercices d’incendie. Les ouvriers sortent de l’usine pour cinq minutes. Chacun en profite pour fumer. On peut alors entendre des réflexions de ce genre : "Ce que j’aimerais pouvoir rentrer chez moi maintenant" ou "si seulement on pouvait rester dehors jusqu’à ce soir."

Une dizaine d’ouvriers de mon département sont assis autour d’une table à déjeuner. Comme la demi-heure d’arrêt prend fin, l’un d’entre eux propose imperturbablement : "Restons donc ici
au Restaurant express) au lieu d’aller travailler. Nous travaillons dur. Que peuvent-ils nous faire si nous restons ici."

Il y a une vieille expression populaire que l’on répète toujours le jour de paie : "Un autre jour, un autre dollar."

Lorsqu’arrive le jour de paie, le vestiaire est plein de bruits et de mouvement.

C’est le seul jour de la semaine où l’on siffle, où l’on bavarde et où il y a de l’animation. Ce pour quoi les ouvriers ont lutté toute la semaine arrive enfin, aussi est-il normal qu’ils cherchent une justification de leurs souffrances dans la "bonne vieille paie".

Par contre, il y a certains moments où l’ouvrier est psychologiquement poussé à rester à l’usine. Ainsi que nous le savons, un ouvrier passe la plupart de sa vie active à l’usine ou à son travail. Son existence entière, en conséquence, tourne autour de son travail. Son subconscient est littéralement submergé par les faits et les pensées se rapportant aux machines, aux ouvriers, aux patrons, à la régularité des heures de travail, à leur répétition continuelle.

Lorsqu’il est hors de l’usine, il respire un peu plus comme un homme normal. Son foyer semble mieux exprimer l’essence de son existence. Lorsque survient la coupure du week-end, il se sent libéré pour un moment de la pression de l’usine. Puis, crac ! lundi arrive et il lui faut se remettre au travail quotidien. Bien souvent cette simple réadaptation provoque une extraordinaire tension de l’esprit. C’était encore bien pire pendant la guerre où très souvent la journée de travail était de douze heures, ceci six à sept jours par semaine. Les ouvriers étaient tellement habitués à t’usine qu’il leur arrivait de préférer rester que de s’en aller. Plus les heures de travail sont longues, plus il est facile de se laisser complètement plonger dans le travail. Mais il y a un revers à cela. Au fur, et à mesure que la journée de travail diminue et que la semaine raccourcit, les ouvriers se mettent à réclamer une semaine de travail toujours plus courte.

Un jour que nous revenions à la semaine de 40 heures, les commentaires sur cet événement allaient bon tram. La plupart témoignaient de ce que les ouvriers en étaient très satisfaits. Certes,. ils sont mécontents de perdre les heures supplémentaires dont ils ont gravement besoin, mais étant donné que l’initiative ne vient pas d’eux, ils se consolent en pensant qu’ils ne sont pas les responsables de leur manque à gagner. C’est ce qu’exprime cette phrase que j’ai entendue : "Je ne demande pas à faire des heures supplémentaires. Si la compagnie m’en donne à faire je travaillerai, mais j’espère qu’on nous en donne pas à faire.

Sur ce sujet des heures supplémentaires, on constate parfois que les ouvriers sont mécontents si d’autres ouvriers refusent d’en faire parce qu’ils craignent de voir supprimer leurs propres heures supplémentaires. Ils n’aiment pas en faire, mais ils sont obligés de les accepter sous l’empire des ’nécessités économiques.

J’ai aussi assisté à des discussions à bâtons rompus sur ce sujet. Un ouvrier disait : "Si nous travaillions six heures par jour, cinq jours par semaine." Un autre répondait : "Pendant que tu y es, pourquoi pas deux heures par jour, quatre jours par semaine."

II doit y avoir une meilleure façon de gagner sa vie.

On constate, aujourd’hui, chez les ouvriers, une attitude qu’on n’observait pas avant-guerre. C’est celle que les ouvriers expriment de la manière suivante : "Il doit exister une meilleure manière de gagner sa vie. Cela représente un changement notable. On lance successivement plusieurs idées : ouvrir un bistrot, un comptoir de marchand de glaces, une petite blanchisserie. Aucun des ouvriers n’était capable de réunir à lui seul les fonds nécessaires, aussi il fut beaucoup question d’associations à plusieurs. Finalement, tous renoncèrent à leurs projets, ils avaient conscience que leurs ressources financières leur permettaient tout juste de vivre.

J’ai remarqué que les ouvriers avaient de plus en plus tendance à parler en termes de sécurité. Comment peut-on se la procurer, etc., etc. Le sentiment prévaut fortement que les ouvriers sont trop déplacés de droite et de gauche. Ils ne pensent plus à leur métier actuel que dans des termes d’une année ou deux : "Lorsque la production sera vraiment lancée, les entrepôts de stockage

ne tarderont pas à être pleins." En bref, ils s’attendent au krach. Chaque fois que la semaine de quatre jours est appliquée, les ouvriers parlent comme si la crise était déjà là. Par contre, lorsque l’on est assuré de travailler toute la semaine, certains ouvriers prendront un jour de sortie.

L’ouvrier, qui a une femme et des enfants, considère que le célibataire, qui n’a personne à sa charge, a toujours tous les torts de son côté. Voici comment il arrive à cette conclusion : La vie à l’usine est abrutissante. Quiconque n’est pas forcé de la supporter par nécessité économique risque à tout moment de tout laisser tomber ou de faire preuve d’irresponsabilité dans le travail. Il est courant d’entendre un ouvrier dire à un autre : "Pourquoi restes-tu à l’usine ? Si j’étais célibataire il y a longtemps que j’en serais sorti."

Un des contrôleurs me déclare un jour qu’il va se mettre dans les affaires. Jour après jour, il se lève à la même heure, exécute le même travail et rentre chez lui. Il dit qu’il refuse de supporter plus longtemps cette existence. Cette monotonie l’use. Il ne veut pas gaspiller sa vie de cette manière. Autant changer, dit-il, avant qu’il ne soit trop vieux. Cela lui est égal de perdre ainsi toutes ses économies, au moins il sera libre pendant quelque temps. Il était dans les fusiliers-marins pendant la guerre, et il a participé aux piquets durant la grève. Je lui dit qu’il était condamné à rester à l’usine quoi qu’il fasse et il en fut très affecté. Il prit quand même un mois de congé, échoua dans sa tentative et finit par revenir.

Les ouvriers changent souvent d’usine dans l’espoir de trouver des conditions meilleures dans un autre emploi. Souvent, ils accepteront même d’être moins payés si leur nouvelle place semble devoir leur assurer la tranquillité d’esprit. De nos jours, il est cependant devenu clair que les conditions de travail sont partout les mêmes. Un changement de travail peut avoir l’attrait de la nouveauté, mais cela ne dure pas plus d’une semaine environ.

La femme et les enfants.

L’ouvrier n’arrive pas à expliquer lui-même la véritable signification de ses souffrances. Quand il arrive chez lui, il constate que sa femme après une dure journée de labeur ménager ne prend bien souvent aucun intérêt à ses problèmes. Il s’en rend compte et il souffre de ne pouvoir même pas se soulager auprès de sa femme. Pourtant, il parle souvent de son travail, à ses enfants. Ce n’est pas que ceux-ci puissent le comprendre, mais cela le délivre d’un poids.

En d’autres occasions, pourtant, sa femme est la seule personne à qui il puisse se confier. Beaucoup de femmes d’ouvriers en connaissent aussi long sur l’usine de leur mari que ses propres camarades d’atelier.

Autour de la table familiale, le soir au dîner, les tracas et les accrocs de la journée sont passés en revue. C’est une altercation avec le contremaître, une pièce ratée, ou des incidents mécaniques. Si au cours de la journée, l’ouvrier a fait preuve d’initiative personnelle dans son travail ou qu’il s’est montré capable de résoudre un problème mécanique délicat qui le préoccupait, il le racontera à sa femme en termes enthousiastes.

Souvent l’ouvrier se réveille un jour de repos en croyant que c’est un jour de travail. Samedi ou dimanche par exemple. Il se réveille en sursaut, s’aperçoit qu’il n’a pas mis le réveil et réalise avec affolement qu’il est en retard. L’usine ne quitte jamais son subconscient. La plupart des ouvriers ont mis au point une technique du réveil pour se lever le matin. Le réveil remonté est placé à deux ou trois mètres du lit. Pour l’arrêter, on est forcé de se lever et d’atteindre le réveil en marchant, en trébuchant ou par n’importe quel autre moyen. Ce procédé permet à l’ouvrier de se réveiller suffisamment pour prendre conscience qu’il est temps de se lever. Lorsque le réveil est placé à côté du lit il est courant de l’attraper d’un geste, d’arrêter la sonnerie, de se reposer quelques minutes de plus et d’être en retard pour le travail. Il faut alors se dépêcher, on s’énerve et toute la famille est sens dessus dessous.

Souvent la femme doit assurer le premier lever à 5 ou 6 heures du matin. Cela s’ajoute aux fatigues de sa journée puisqu’elle doit se réveiller à nouveau un peu plus tard pour les enfants. Les occasions de troubles dans la vie familiale ne manquent pas. Le résultat, c’est des querelles et des discussions dès le matin et au bout de tout cela, le mari part au travail sans sa gamelle préparée.

Le travail par équipe est aussi occasion à conflits dans la vie familiale. La troisième équipe de minuit à sept heures du matin est la pire. Certains l’appellent l’équipe cauchemar. La famille peut rarement se réunir et attend avec impatience la fin de la semaine. L’ouvrier rentre à la maison au commencement de la journée et essaye de dormir alors que les enfants courent et jouent autour de lui. Il s’énerve contre les gosses et hurle après sa femme parce qu’elle ne les fait pas rester tranquilles. Il travaille dur toute la nuit et voilà ce qui l’attend à la maison.

Aussi bien la seconde que la troisième équipe interdisent à mari et femme de partager les intimités du mariage d’une manière rationnelle et humaine. Beaucoup de jeunes ouvriers considèrent la venue d’un bébé dans la famille comme une charge supplémentaire et se demandent s’ils pourront gagner assez pour l’élever. Si jamais un accident se produit quand même ils se voient encore plus étroitement enchaînés. Aussi de nombreux ouvriers en viennent à faire avorter leurs femmes. J’ai ainsi connu un cas de ce genre à l’entreprise où une femme fut très malade à la suite d’un avortement et en supporte aujourd’hui encore les conséquences. Elle avait déjà deux enfants à la maison. C’est une famille qui aime les enfants. Il est clair que seules des raisons économiques ont motivé cet avortement.

Le soir, après le dîner, dans la pièce commune à peine est-on assis depuis quelques minutes que l’on tombe profondément endormi dans le fauteuil de la maison. Voici comment les ouvriers présentent la chose :

"Je mets la radio. J’entends le speaker annoncer : "Voici l’émission du soir des produits Lux" et puis c’est tout. Je me réveille quelques heures plus tard. Torticolis, mal derrière la tête et hop au lit."

Voici encore quelques aspects de la vie familiale : de nombreux ouvriers disent : "J’ai toujours de la bière au frais. Je bois habituellement une demi-douzaine de bouteilles avant d’aller me

doucher." Ou bien : "Se détendre avec une bonne bouteille de bière."

Bien souvent l’ouvrier faisant une promenade un jour de congé évitera systématiquement les rues qui conduisent au travail. Il finit par ne plus pouvoir voir ces maisons et ces sites qui jalonnent le chemin de l’usine. Ou alors il refera délibérément le trajet qui mène à l’usine et passera devant sans s’arrêter justement parce qu’il est libre de le faire ce jour-là. Par contre des ouvriers se font souvent une obligation d’amener toute la famille le dimanche sur les lieux de l’usine. Arrivés là, ils expliquent aux leurs dans quelle partie de l’usine ils travaillent.

L’ouvrier s’efforce d’introduire à l’usine un peu de sa vie familiale, aussi montre-t-il souvent à ses camarades de travail les photos de ses enfants qu’il garde dans son portefeuille. Parfois, c’est la photo de sa maison. Il est fréquent de voir les couvercles des boites à outils tapissés à l’intérieur de toutes sortes de photos. Un gars y avait une photo d’un poste d’essence dont il avait autrefois été le propriétaire, un autre y montrait celle de son auto.

Bien que les ouvriers se mettent continuellement en grève, pendant les périodes intermédiaires, l’attitude qui prévaut chez les ouvriers semble devoir exclure toute perspective de nouvelles grèves. Les ouvriers rappellent continuellement qu’ils ont une femme et des enfants et que cela leur donne des responsabilités. Ils disent à qui veut les entendre :

"Je ne peux pas me permettre de quitter le travail ou de me mettre en grève. Si tu étais marié, tu comprendrais et tu saurais ce que cela veut dire."

Il y a des périodes où il est très difficile d’arriver à tirer quoi que ce soit des ouvriers. Le contact est rompu. On peut décrire fidèlement un tel état d’esprit en disant que les ouvriers se sont repliés sur eux-mêmes et qu’ils réfléchissent sur leur situation et cherchent à s’y retrouver. Les événements, au fur et à mesure qu’ils surgissent, sont le véritable levain qui transforme ces pensées en actions. La moyenne des ouvriers a trop de responsabilités pour que des mots suffisent à les convaincre.

(A suivre.)