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Fragments d’Histoire de la gauche radicale
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La famine
L’Exploitée N° 10-an1 – 2 Février 1908
Article mis en ligne le 11 février 2025
dernière modification le 21 janvier 2025

par ArchivesAutonomies

C’est incroyable, comme la vie renchérit tous les jours.

Nos maris, organisés dans les syndicats depuis des années et des années, y payant leurs cotisations, y luttant contre leurs entrepreneurs, y risquant leur gagne-pain ― nos maris ne cessent de nous répéter que tous ces sacrifices sont faits pour arracher au patron un peu de son profit pour agrandir le bien-être de notre famille.

Nous nous en ressentons fort peu. Il est bien vrai que chaque quinzaine ou chaque huitaine, le père de la famille nous apporte son salaire entier ou presque entier. Il est vrai que les salaires ont augmenté. Mais il est tout aussi vrai, que, malgré cette augmentation, nous ne pouvons, quelque bonnes ménagères que nous soyons, procurer à la famille l’augmentation de bien-être espérée.

A quoi cela tient-il ? Pourtant nous nous donnons une peine inouïe pour nouer les deux bouts. Au marché, nous nous disputons avec la marchande de légumes ; nous lavons et repassons jusque tard dans la nuit ; nous raccommodons des dimanches entiers ; nous transformons de vieilles hardes en des vêtements convenables pour nos enfants, et pourtant nous n’arrivons à rien.

Alors, désespérées, nous reprenons une occupation que, lors de notre mariage, nous avions cru pouvoir quitter pour toujours. Nous travaillons dans une usine, dans un atelier, ou bien nous allons en journée.

Nous apportons nos enfants à la crèche, si, pour gagner encore quelques sous, nous devons quitter notre domicile ; mais, de préférence, nous acceptons un ouvrage, tout mal payé qu’il soit, pourvu qu’il nous permette de rester à la maison et d’avoir les enfants près de nous.

Or il est écrit qu’on ne peut servir deux maîtres à la fois. Et le travail industriel nous empêche naturellement de faire notre ménage soigneusement ; le travail à domicile encombre nos logis déjà trop étroits et, rendant difficile le nettoyage, transforme notre chez-nous en un atelier plein de poussière, sombre et malsain.

Enfin pour avoir renoncé à tout repos, à toute tranquillité, à toute commodité, nous n’avons plus qu’une vie sans lumière et sans joie ; nous n’entendons que des reproches ; nous ne voyons que des visages de mauvaise humeur, et, tout en tremblant sous la menace continuelle de voir s’agrandir notre famille, nous sentons nos soucis s’alourdir tous les jours.

* * * * *

Comment sortir de cette misère ?

On nous répond : "Ouvrières, syndiquez-vous !" Tout comme vos maris, arrachez collectivement à votre patron une part de son profit afin d’amoindrir la misère de laquelle vous souffrez.

Bien ! nous nous sommes organisées. Nous sommes entrées dans les syndicats des ouvriers de l’alimentation, de l’industrie textile, de la confection, des métiers graphiques et nous avons risqué notre gagne-pain, voire même notre liberté tout comme les hommes.

Mais quel en fut le résultat ? La famine !

Oui, la famine, non la famine occasionnée par la nature et ses lois, par de mauvaises récoltes, par le manque de voies de communications. Mais la famine voulue, la famine soigneusement préparée par quelques-uns.

Les aliments augmentent, les vêtements augmentent (ou bien, ce qui revient au même, pour le même argent on a de la marchandise moins solide), les loyers augmentent, les impôts augmentent et tout ce renchérissement, est soigneusement préparé, par l’organisation et l’entente absolue des exploiteurs des différentes branches de la production et des propriétaires des maisons, une entente d’autant plus facile à créer que le pays dans lequel nous vivons est très petit, le nombre des maîtres effectivement restreint, et que le pays même, par les murs élevés de la douane est soigneusement mis à l’abri de la concurrence du dehors.

Si nous demandons pourquoi le pain, les pâtes alimentaires, les légumes, les épices, les vêtements renchérissent, on nous répond invariablement :

"Parce que les ouvriers et ouvrières de ces industries exigent des salaires plus grands."

Les maîtres prennent donc leur revanche. Ils savent se dédommager sur nous-mêmes en reprenant à nous, consommateurs, tout ce que nous leur arrachons dans nos syndicats comme producteurs.

Ils savent se dédommager parce que nous tous ouvriers et ouvrières de métier nous poursuivons notre but d’amélioration sans penser à nos camarades des autres branches de la production. Chaque métier en faisant de même sans y songer, nous nous nuisons les uns aux autres. Des améliorations obtenues par nos syndicats, il ne nous reste effectivement que les journées moins longues et les locaux plus hygiéniques. Quant aux améliorations financières, elles ne sont qu’apparentes et ne peuvent durer puisque nous tous manquons de la solidarité interprofessionnelle et poursuivons notre but dans un égoïsme de métier.

Une fois de plus nous apprenons à nos dépens que l’égoïsme est un mauvais conseiller. Le seul intérêt que nous ayons est de ne pas nous nuire mutuellement.

* * * * *

Il nous faut donc créer une solidarité interprofessionnelle, une entente parmi les camarades de toutes les branches de la production pour rendre la revanche impossible aux patrons. Il faut maintenir les prix des marchandises et, puisque cela ne paraît pas possible par l’action syndicale seule, il faut compléter cette action syndicale par une action des consommateurs : l’action coopérative. Il nous faut pratiquer les achats collectifs pour être en état de dicter aux fabricants les prix d’achats et pour leur arracher la fabrication même et la mettre dans la main de la collectivité des consommateurs producteurs.

Plus nous centraliserons nos achats, mieux et plus vite nous dompterons les marchés.

Mais pour cela, il ne faut pas être un coopérateur myope comme nous avons été des syndiqués myopes. Et si nous nous procurons à bas prix de marchandise en baissant les salaires de ceux qui la produisent, nous ferions la même œuvre inutile que le syndiqué qui se procure un salaire élevé aux dépens du consommateur.

Il faut donc rallier ces deux mouvements économiques, le mouvement syndical et le mouvement coopératif qui, pendant longtemps, ont poursuivi aveuglément leur but d’amélioration en annihilant mutuellement leurs efforts.

Il faut que nos syndiqués déclarent que telles et telles marchandises ne doivent être achetées, vu les conditions abominables dans lesquelles elles sont produites. Et il faut que, comme consommateurs organisés dans des coopératives démocratiques où les masses des prolétaires peuvent faire entendre leurs voix, ces mêmes syndiqués aient le pouvoir économique de donner à leurs mandataires, les administrateurs des coopératives, l’ordre strict de ne pas acheter de la marchandise boycottée ― voire même de n’acheter que de la marchandise recommandée par les syndicats.

Les profits seront moins apparents, mais plus vrais.

Et jugez quelle puissance économique nous pouvons être si nous coordonnons nos deux mouvements économiques en une seule action : L’expropriation systématique et continuelle de nos maîtres affameurs.

Nous avons peut-être rêvé à une révolution plus prompte, plus facile. Ne nous faisons point d’illusions. L’affranchissement économique ne sera décidé dans aucun conseil national, le royaume de la paix ne descendra pas des cieux.

Il nous faut le créer nous-mêmes. Il est bien clair que pour arriver au sommet, on ne peut contourner éternellement la montagne. Il faut la gravir résolument.

Voilà la vraie action révolutionnaire.

Et quelle joie pour nous, femmes, de penser que nous pouvons accomplir chaque jour de ces actions-là, nous surtout dans notre double qualité d’ouvrière et d’acheteuse. Toutes les fois qu’en ouvrière syndiquée nous nous comportons courageusement vis-à-vis de notre patron nous faisons une action révolutionnaire. Tous les jours, lorsque nous portons le lourd panier quelques minutes de plus parce que nous sommes allées dans notre coopérative, nous accomplissons un acte révolutionnaire.

Vous souriez ? Mais oui cela n’apporte pas la gloire, cela passe inaperçu, et pourtant c’est précisément la multitude et la continuité de ces actes-là qui font écrouler la vieille société en construisant la nouvelle.

Songez, chères camarades, nous toutes, sans nous connaître les unes les autres, peut-être sans jamais nous voir, nous pouvons nous entr’aider par une action commune, continuelle et silencieuse à bouleverser le monde !

Songez, chères camarades, que si nous labourons, semons, plantons, cultivons durant ces temps de famine, nos enfants récolteront la moisson et vivront dans l’abondance à tout jamais.