par ArchivesAutonomies
"Les remèdes ont varié, le mal, aggravé, demeure". "Le mal a pour nom : la crise française." Ces phrases de Paul Reynaud, en tête des motifs aux décrets-lois, se trouvent, pour une fois, être assez près de la vérité. Il n’y a pas de doute que la crise du capitalisme français demeure, continue et s’aggrave. Mais, pour ce qui est des remèdes, il faudrait ajouter que ce n’est pas la nature même des remèdes qui a changé, mais plutôt leur apparence, les formules qui les couvraient et les méthodes employées pour les mettre en œuvre. Comme il s’agit toujours de trouver une base de profit aux immenses capitaux accumulés et que ce profit ne vient que du surtravail ouvrier, le choix des remèdes est extrêmement restreint.
Mais, chaque fois qu’un nouveau gouvernement arrive au pouvoir ou qu’un nouveau commis s’installe aux finances, il doit nécessairement commencer par affirmer que seuls son programme et son "plan" sont susceptibles de "mettre fin à la crise", de "redresser la situation" et de "ramener la prospérité". Et il est bien entendu que chaque état, et chaque parti bourgeois dans les états où en existent plusieurs possède ses "plans" et ses planistes qui se croient en mesure de remettre la machine capitaliste en bon fonctionnement.
Mais, chaque fois que, pour une cause ou une autre, le parti au pouvoir juge utile de dresser un semblant de bilan public, il est obligé de constater, comme le fait Paul Reynaud, "que le mal, aggravé, demeure."
Quant aux causes mêmes de la crise, la bourgeoisie ne veut, ni ne peut les voir. Pour elle, il y a un marasme des affaires, et il est dû, soit "au mauvais choix des méthodes employées" par les prédécesseurs, soit à des facteurs psychologiques indéterminés, cette dernière explication restant toujours le procédé préféré des économistes bourgeois.
Tout au plus, admettent-ils qu’il existe actuellement un certain désordre dans la production et qu’une meilleure connaissance de la vie économique pourrait permettre une meilleure coordination et faciliter ainsi l’élaboration d’un "plan" de longue haleine. L’institut de conjoncture créé par les nouveaux décrets-lois, à l’instar des officines analogues qui fonctionnent déjà depuis longtemps dans d’autres pays est précisément conçu comme devant permettre de "combattre la crise". Quand on connaît les résultats qu’ont donnés les instituts géants de documentation et de conjoncture en Allemagne et en Amérique, on peut d’avance savoir de quelle utilité pour la crise française pourra être un nouvel échafaudage de chiffres et de statistiques.
Cependant, s’il est aisé de constater que, malgré tous les remèdes et toutes les promesses, la crise subsiste et s’aggrave, on doit par ailleurs reconnaître que le régime capitaliste, lui aussi, persiste, dure et s’accentue. C’est donc que ces remèdes, incapables de supprimer la cause même de la crise, sont cependant aptes à en atténuer certains effets et à empêcher l’effondrement total.
Pour les apprécier, il ne faut donc pas les examiner par rapport au but chimérique que tous les gouvernements font miroiter devant les masses : "retour vers un équilibre stable et sûr", ni les juger d’après leur caractère plus lu moins "équitable" ou efficace. La société étant divisée en classes, les plans que les dirigeants de la société élaborent sont basés sur le principe de classe et n’ont rien à faire avec une soi-disant justice ou injustice sociale.
Pour bien comprendre leur sens et leur signification, il faut rechercher ce qu’ils ont de commun avec les projets antérieurs.
Si l’on compare à cet égard le plan de Blum du printemps dernier et celui des décrets-lois de Paul Reynaud, on voit qu’un trait essentiel les domine tous les deux. L’un comme l’autre se proposent de réaliser deux objectifs essentiels immédiats :
a) — L’augmentation du volume des capitaux,
b) — L’accroissement de la production.
Dans les deux plans, il est dit qu’il importe de faire rentrer le plus de capitaux possible, d’empêcher donc en premier lieu leur sortie, de pratiquer une vaste expansion de crédit, et enfin d’abaisser le loyer de l’argent.
Et tout cela dans le but d’augmenter la production. Il faut fournir à l’industrie le plus de capitaux possible pour élargir la production ; il faut laisser investir les capitaux dans de nouvelles industries et, aux uns et aux autres, il faut donner de l’argent à bon compte pour pouvoir accroître la production.
Ainsi donc, à ceux qui vont chaque jour répétant que les causes de la crise résident dans la surproduction, dans l’insuffisance du pouvoir d’achat des masses, dans le rétrécissement du marché extérieur ou dans le manque de débouchés coloniaux, le capitalisme au pouvoir répond unanimement que le grand danger réside ailleurs : dans la sous-production, et que l’essentiel est de produire davantage.
Tout en constatant que le volume des exportations d’objects fabriqués a baissé de 46%, que les exportations d’automobiles ont diminué de 70%, celles des tissus de laine de 37% et celles de 94%, Paul Reynaud n’en conclut pas moins qu’il importe avant tout d’intensifier la production. Et ceci, bien entendu, non pas dans l’espoir fallacieux de voir ces marchandises reconquérir les marchés extérieurs. Ceux-ci sont bien fermés aujourd’hui, et aucun dumping ne pourrait les franchir. Même l’industrie allemande, si hautement développée, doit enregistrer une diminution de son commerce extérieur. Ce qui ne l’a nullement empêchée d’augmenter énormément sa production et d’atténuer ainsi pour quelque temps sa crise. Aussi est-elle mise en épingle par tous les gouvernements et Blum avec Spinasse, comme Daladier avec Reynaud sont unanimes à déclarer que le seul moyen de remédier à la crise, c’est d’accroître le rythme et le volume de la production.
C’est qu’en effet, ce qui menace le plus le capitalisme, ce n’est pas la surproduction de marchandises, mais la sous-production de plus-value, l’insuffisance de profits. C’est parce que les capitaux accumulés ne sont pas assez rémunérés qu’ils ne s’investissent pas, qu’ils s’expatrient et cherchent ailleurs une meilleure rentabilité. Et c’est pour cette raison que les marchandises restent stockées et que la surproduction apparaît. Et c’est parce que un élargissement éventuel de la production ne pourrait fournir une plus grande quantité de plus-value qu’une reproduction simple que les capitalistes n’ont pas intérêt à produire davantage. Mais, dès qu’on fournit aux capitaux la moindre possibilité d’augmenter les profits, ils rentrent, affluent et s’investissent.
Le meilleur moyen de rétablir la bonne rémunération des capitaux, c’est avant tout d’augmenter la plus-value relative, c’est-à-dire extorquer aux prolétaires plus de travail gratuit ou, en d’autres termes, abaisser davantage les salaires. "Le régime capitaliste étant ce qu’il est — a dit Paul Reynaud — pour qu’il fonctionne normalement, il faut obéir à ses lois ; et sa loi fondamentale, c’est le profit." Mais, si, pour les capitalistes individuels, les profits pouvaient parfois résulter d’une tromperie réciproque, pour le capitalisme en tant que système, la seule source de profit reste toujours la plus-value. Aussi, toutes les méthodes employées par le capitalisme ont pour but suprême : la "diminution du prix de revient", et se traduisent pour les ouvriers, par une aggravation de leurs conditions de travail. Attaque brutale et directe des salaires nominaux par la déflation, baisse des salaires réels par une inflation lente et sournoise, ou attaque générale et profonde par la dévaluation, telles ont été les méthodes utilisées jusqu’à présent par tous les gouvernements successifs et avec un certain succès.
Mais, dans la période actuelle de crise aiguë, ce n’est pas un seul de ces procédés qu’il fallait pratiquer, mais tous à la fois, et à doses massives. Les décrets-lois de Paul Reynaud comportent donc en même temps une déflation à la Laval, une dévaluation à la Front populaire et une inflation de 12-14 milliards, comme l’ont pratiquée tous les gouvernements français depuis l’après-guerre.
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La bourgeoisie se rendait fort bien compte que, pour faire accepter au prolétariat de telles mesures, une simple persuasion de la part des organisations syndicales, de simples appels des chefs politiques des partis ouvriers en faveur de "l’intérêt général du pays" ne sauraient suffire. Ils auraient eu beau se dépenser à user de toutes leurs manœuvres habiles, il leur aurait été difficile d’amener le prolétariat à avaler de bon gré et d’un seul coup tout le contenu des décrets-lois. Seule une répression préventive, une intimidation non déguisée accompagnée de mesures de terreur devait, d’après les calculs du capitalisme français, avoir raison d’une résistance ouvrière inévitable. L’échec indiscutable de la grève générale à laquelle la bourgeoisie a délibérément acculé le prolétariat lui a paru offrir le meilleur moyen d’arriver à ses buts.
Les licenciements, les congédiements et les lock-outs auxquels le patronat français se livre avec acharnement ont évidemment pour résultat immédiat de faire accepter aux ouvriers une baisse de leurs salaires ; partout où l’embauche des ouvriers grévistes licenciés s’est faite individuellement — et c’est un peu partout -, c’est sur la base de nouvelles conditions de travail. Mais c’est surtout en vue de mettre en sécurité le proche avenir, de pouvoir tranquillement encaisser les gros profits qui résulteront à la fois de la hausse des prix de toutes les marchandises et de la baisse des salaires que le capitalisme français a déchainé cette vague de répression. Il croit qu’ainsi il aura d’avance brisé toute volonté de lutte prolétarienne et réprimé toute velléité de résistance.
Il faut ajouter à cela que, si le projet de Marchandeau sur le contrôle des changes a été provisoirement écarté, c’est, d’une part parce que la bourgeoisie a cru que les méthodes classiques et "libérales" suffiraient encore cette fois à opérer une spoliation massive et, que, d’autre part, il fallait passer par étapes vers les mesures dictatoriales qu’exige le contrôle des changes, et non brusquer les choses.
Pour le prolétariat, les leçons à tirer de ces événements sont de deux ordres :
1°) Dans la période actuelle de crise économique désespérée et de rapports sociaux tendus, toute lutte du prolétariat, même pour des revendications de peu d’importance, fait immédiatement sortir tous les antagonismes de classes et pose devant la société le problème général du pouvoir. Le moindre choc entre les classes menace tout de suite de prendre des proportions gigantesques et d’ébranler tout l’édifice social.
2°) Mais, précisément pour cela, toute lutte partielle est aujourd’hui vouée à l’échec si elle n’est pas suivie immédiatement d’une action générale. La défaite de la grève du 30 novembre ne réside pas en ce qu’il n’y eut pas de grève du tout — dans certaines branches, elle a pu atteindre jusqu’à 80% - mais en ce qu’elle était partielle et limitée. Or, les luttes prolétariennes ne peuvent aujourd’hui réussir que si le prolétariat intervient avec toute sa force et avec le but bien précis d’aller jusqu’au bout. La bourgeoisie a déjà, depuis longtemps, compris l’enjeu de la bataille et met chaque fois dans la balance toutes ses forces répressives et corruptrices.
Le prolétariat, lui aussi, doit se convaincre que la seule issue pour lui, c’est d’intervenir directement en tant que classe organisée et avec l’objectif de toute classe consciente : la prise du pouvoir.