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L’Union soviétique - Jean Lastérade
L’Internationale N°32 – 13 Novembre 1937
Article mis en ligne le 24 août 2025
dernière modification le 29 juillet 2025

par ArchivesAutonomies

Avant de parler de l’URSS telle qu’elle est aujourd’hui, il est indispensable de dire ce qu’elle fut à l’origine et les causes de son évolution.

Issue de l’insurrection prolétarienne, elle constitua, malgré toutes les réserves que l’on peut faire sur sa forme, un Etat Ouvrier. Dans la grande tourmente des journées insurrectionnelles, le prolétariat, par l’intermédiaire de ses soviets et de ses syndicats, participa directement à l’administration politique et à la gestion de la production.

Mais au fur et à mesure que l’Etat constitué par le Parti bolchevik s’organisait et prenait de la force, les masses ne gardaient plus que des tâches accessoires. Les réunions et les congrès du Parti bolchevik prenaient de plus en plus de place dans le mécanisme de l’Etat à l’inverse des réunions et des congrès des Soviets. Comme on le verra plus loin, la dictature du prolétariat se limitait à la dictature du Parti.

Mais avec ce pouvoir solide dans les mains, comment le Parti bolchévik allait-il sauvegarder l’existence et le caractère prolétarien de l’Etat révolutionnaire, entouré des impérialismes du reste du monde ?

Un Etat Ouvrier c’est, sur l’échelle internationale, ce qu’est sur le plan national une grève contre le patronat : ou bien celle-ci se généralise et aboutit à la défaite patronale, ou bien au contraire, elle reste isolée, se corrompt et meurt au milieu des transactions et des conciliations.

On doit poursuivre cette comparaison dans un autre domaine et dire que la lutte ouvrière lorsqu’elle naît de la masse, conserve, malgré tous les obstacles, son caractère de classe ; au contraire, quand cette action est monopolisée et commandée par un sommet suprême et indépendant de la base, par une bureaucratie permanente, elle aboutit invariablement à la corruption et perd son caractère révolutionnaire (voir le rôle de la CGT d’aujourd’hui).

Si l’on regarde maintenant en arrière, on aperçoit facilement que l’URSS n’a pas pu compter sur la généralisation de son mouvement révolutionnaire sur le plan international, et qu’elle a d’autre part placé entièrement son Etat, non dans les mains du prolétariat, mais dans celles d’une bureaucratie permanente et toute puissante.

Au fur et à mesure que l’URSS affermissait son pouvoir intérieur, elle reculait devant la pression économique et diplomatique du capitalisme mondial.

En compensation, pour consolider le pouvoir qu’il détenait et qui eut été menacé par le mécontentement des masses plus ou moins privées par la crise intérieure, le parti bolchevik profitait de l’aide des pays capitalistes qui favorisait, moyennant certaines garanties, l’amélioration en Russie.

On nous a souvent dit que c’étaient les vertus propres au pouvoir prolétarien qui avaient provoqué la régénération économique de l’URSS ; c’étaient, certes, les sacrifices consentis par les ouvriers russes, mais, c’était aussi l’aide des états étrangers.

A quel moment l’impérialisme mondial comprit-il que sa pression économique pouvait venir à bout des forces révolutionnaires de l’URSS ? Depuis quand et comment le pouvoir bolchevik implorait-il l’aide capitaliste ?

Pour avoir quelques indications sur ce fait, il faut se reporter à ceux des actes diplomatiques officiels que l’URSS a daigné publier.

On pourrait citer tout d’abord, telle note de Litvinof, du 24 décembre 1918 réclamant à Wilson de l’aide et des conseils techniques.

Mais le plus significatifs seront les passages d’un discours de Tchitchérine à Gênes en avril 1922 :

"Tout en conservant elle-même le point de vue des principes communistes, la délégation russe reconnaît que dans la période actuelle de l’histoire, qui permet l’existence parallèle de l’ancien ordre social et du nouvel ordre naissant, la collaboration économique entre les états représentants ces deux systèmes de propriété, apparaît comme impérieusement nécessaire pour la reconstruction économique générale. La reconstruction économique de la Russie qui est le plus grand état de l’Europe avec ses richesses naturelles incalculables, apparaît comme des conditions nécessaires à la reconstruction économique universelle."

Et ce passage sans équivoque du Memorandum russe à Gênes :

"Le seul moyen d’obtenir une renaissance rapide de la puissance économique de la Russie, c’est une aide immédiate et énergique offerte au peuple russe par la technique et le capital européen sous des crédits à long terme en argent et en marchandises..."

Toutes ces déclarations n’étaient que des commentaires faits par la délégation bolchevik au "Préambule du Memorandum de Londres" rédigé du 20 au 28 mars 1922 par les "Alliés" en vue du "redressement des forces productrices de la Russie."

Cette volonté des pays capitalistes de relever la situation économique de l’Union soviétique ne pouvait nullement venir d’une philanthropie particulière à l’égard du peuple russe ; l’espoir d’obtenir de nouveau débouchés et de placer des capitaux à un fort intérêt ne peut non plus suffire à justifier une telle attitude qui d’ailleurs était unanime et concertée entre les diverges états bourgeois (Conférences de Washington en 1921, de Londres en 1922). L’impérialisme en agissant ainsi comptait prendre sous sa dépendance les dirigeants soviétiques qui se trouvaient coincés entre la crise économique dangereuse pour eux et l’aide capitaliste qui renforçait au contraire leur pouvoir. Les pays capitalistes se félicitaient de la structure dictatoriale solide créée par les bolchéviks. Ils pouvaient avoir confiance dans les paroles de réconciliation et de collaboration loyale prononcées par des hommes d’Etat qui représentaient un pouvoir inébranlable, à l’abri des volontés et des réactions des masses ouvrières.

Les simples textes officiels ci-dessus permettent d’affirmer la réconciliation soviético-impérialiste réalisée en fait du temps de Lénine ; c’est dans cette période donc qu’a été mise en pratique la vraie politique du "socialisme en un seul pays". Plus tard, comme on le verra, il ne s’agira plus du tout de "socialisme".

Si une telle politique, menée sous prétexte de nécessité n’avait rien de commun avec les principes communistes et avec l’intérêt du prolétariat, elle avait par contre des avantages certains aux yeux de toute une couche de la population : la couche dirigeante répartie dans les grands bureaux, les commissariats, les organes techniques de l’industrie, de l’agriculture, du commerce, dans les comités qui contrôlent les masses des syndicats et des soviets, dans le parti.

L’état bolchevik reposait sur un immense appareil de fonctionnaires aussi immuables et permanents que leur obéissance et leur soumission au comité central. Chacun sait qu’il faut peu d’années à un homme pour devenir un parfait parasite, attaché à sa place, à son rôle dirigeant, à ses privilèges. Le régime démocratique bourgeois par exemple, dans ces dernières années a corrompu des milliers et des milliers de militants ouvriers devenus "permanents appointés", conseillers municipaux et députés ; des centaines d’anciens communistes sont aujourd’hui capables, après quelques années de fonctionnarisme, de défendre des conceptions les plus réactionnaires.

La vaste couche des bureaucrates soviétiques, de plus en plus éloignée de la vie des masses, s’augmenta au fur et à mesure que le parti remplaçait l’initiative ouvrière par la puissance absolue de l’appareil d’état. Et ces privilégiés, qu’ils en soient conscients ou non, devenaient une couche sociale de plus en plus individualisée, de plus en plus autonome et dont le caractères sociologique primordial résidait en ceci que son existence était basée sur le relèvement économique, sur l’aide des pays capitalistes et finalement sur le travail, sur les sacrifices et sur la passivité des masses ouvrières.

En réalisant la collaboration de classe internationale, en reculant petit à petit devant la pression impérialiste, le parti de Lénine, non seulement délaissait la politique spécifique du prolétariat, mais il faisait inconsciemment la politique spécifique d’une nouvelle classe qui se trouvait chaque jour renforcée aux dépens de la classe ouvrière.

Comme expression de ce phénomène social historique, on vit alors apparaître et grandir les hommes politiques de la nouvelle classe, ceux qui comprenaient le mieux la situation et qui étaient les plus décidés à la pousser jusqu’à ses conséquences logiques ultimes. Hissé au sommet d’intrigue en intrigue, Staline conduisait dans l’obscurité la nouvelle lutte de classe.

Ce que les bolcheviks avaient accepté par "obligation" et par opportunisme, Staline le pratiquera alors comme base d’un nouveau pouvoir au service d’une classe naissante.

L’élimination et la répression des léninistes a donc eu la valeur d’une révolution sociale. La lutte oppositionnelle présenta un caractère désarticulé, un aspect de lutte personnelle, une grande confusion politique et des capitulations successives, ce qui est dû exclusivement au fait que les opposants, tout en étant séparés de la bureaucratie par un fossé profond, en ce qui concerne le but final suivi, défendaient cependant eux-mêmes la politique de conciliation avec les capitalistes étrangers et la politique de destruction de l’initiative ouvrière.

Ainsi va début la période stalinienne de l’expérience russe ; elle ne sera pas basée bien entendu sur une théorie politique, elle n’aura pas de but officiellement contre-révolutionnaire ; la transformation s’accomplira peu à peu, au nom même de la révolution prolétarienne qu’on trahira dans les actes à chaque pas, sur le plan intérieur, comme extérieur. Mais aujourd’hui pourtant, le masque trompeur est délaissé par Staline : les phrases sur la révolution mondiale et sur le marxisme ont fait place au langage plus franc d’une classe anti-prolétarienne, plus mûre, plus consciente. Voyons maintenant où en est l’URSS stalinienne après plus de 10 d’évolution.

Le prolétariat n’a pas le pouvoir en URSS

Pour étudier le rôle actuel du prolétariat en URSS, il faut préciser le rôle que les marxistes ont toujours attribué aux masses ouvrières dans la dictature du prolétariat.

Seules les organisations de masse représentent d’une façon concrète les travailleurs dans leur ensemble. Leur participation active dans la gestion des affaires publiques constitue la base du pouvoir ouvrier et la différence essentielle avec le pouvoir bourgeois.

La dictature du prolétariat est une "commune" (Gemeinwesen) disait Engels et après lui Lénine. Elle ne consiste pas en effet dans la dictature d’une personne ni d’une oligarchie quelconque élue par le prolétariat qui lui accorderait une confiance sans limite et un pouvoir discrétionnel. Les organes centraux sont les agents exécutifs de la volonté des masses, ils restent sous leur dépendance et leur contrôle quotidien. C’est précisément ce contrôle qui se substituera peu à peu aux tâches de l’Etat "mourant", au fur et à mesure que les travailleurs acquerront pour rendre inutile l’existence d’un appareil étatique.

Les syndicats 

Rassemblant la classe ouvrière sur le lieu du travail, les syndicats sont appelés à contrôler et à gérer la production, ils ont pour autre tâche importante de répartir la "plus-value" issue du travail, c’est-à-dire d’équilibrer le salaire de l’individu avec la réserve nécessaire à l’organisation collective de l’état ouvrier et à la "reproduction".

Aux premiers moments du nouveau régime, pendant la période de chaos, les syndicats remplirent un rôle important dans ces différents domaines. Après la consolidation de l’état bolchevik et l’extension de son pouvoir, ils ne gardèrent bientôt plus qu’un rôle de contrôle assez vague ; Lénine en vint par suite à définir de la façon suivante le rôle des syndicats :

"Nous devons utiliser ces organisations (les syndicats) pour la défense des ouvriers contre leur état... Notre état est un état prolétarien avec des excroissances bureaucratiques" (Discours du 30 décembre 1920).

En vérité, dès 1922, les syndicats n’auront même pas la possibilité de défendre les ouvriers d’une façon indépendante et devront se conformer aux décisions étatiques. Aucune revendication, aucune conception autre que celles défendues par le Parti dans les syndicats ne furent plus tolérées. C’était la préparation inconsciente du stalinisme qui va, lui, entreprendre une politique syndicale sans équivoque.

En effet, le Vème Congrès de l’ISR transforme d’une façon complète le rôle du syndicat qui va devenir l’instrument de la "surproduction" :

"Les syndicats considèrent que leur tâche urgente consiste à entraîner les contingents retardataires des ouvriers... et à toucher par les brigades de choc l’ensemble de la classe ouvrière. L’émulation et le travail de choc sont à la base de la réorganisation du travail des syndicats soviétiques." (Chvernik).

Nous verrons dans un autre chapitre de que cela signifiait au point de vue salaire et exploitation des ouvriers. La plus-value énorme permit de payer largement l’immense couche bureaucratique et de verser aux capitaux impérialistes les intérêts indispensables à la bonne collaboration du pouvoir stalinien avec les autres états bourgeois.

Plus tard, c’est le XIIIème Plénum du PCR qui décide la suppression de ce qui restait comme attribution de contrôle des masses ouvrières, par les nouveaux mot-d’ordres : "Lutte contre l’absence de responsabilité personnelle dans la direction, contre le nivellement des salaires." (Kaganovitch).

"Le contremaitre a plein pouvoir dans son chantier, le directeur d’usine a plein pouvoir dans son usine ; avec tous les droits, les obligations, et la responsabilité qui en découlent." (XIIIème Plénum).

On comprend le fossé qui sépare désormais le travailleur de son supérieur hiérarchique, de son patron ; la nouvelle classe atteint peu à peu son complet aspect d’exploiteur et d’ennemi.

Le 23 juin 1933, le "Conseil au Travail fusionne avec le Conseil centrale des syndicats" (La constitution de l’URSS).

Les syndicats sont donc devenus un organe de gouvernement. Les chefs, les secrétaires, les Comités exécutifs des syndicats sont imposés par le sommet, c’est-à-dire par le gouvernement, à la base ouvrière. Les syndiqués soviétiques sont, comme en Italie, groupés sous la direction de l’Etat qui est en même temps le patrons en URSS. Le syndicat russe, comme la corporation fasciste n’a plus qu’un rôle : d’unir sous la dépendance étatique, sous son contrôle, sous sa surveillance minutieuse, l’ensemble de la classe ouvrière exploitée.

Les Soviets

La révolution d’Octobre de 1917 s’est faite au cri de "Tout le pouvoir aux Soviets". Ce mot d’ordre provoqua parmi les ouvriers de tous les pays un enthousiasme considérable tant il signifiait de liberté et d’émancipation. C’est l’espoir de voir les masses travailleuses cesser d’être gouvernées et se gouverner elles-mêmes qui toucha des milliers d’ouvriers social-démocrates et provoqua la dislocation de la IIème Internationale.

"Les soviets au pouvoir" c’était pour les révolutionnaires l’avènement d’une totale et véritable démocratie, base et mécanisme de la dictature du prolétariat. Les masses pouvaient donc être appelées à discuter et à résoudre elles-mêmes tous les problèmes concernant la vie du peuple entier.

Les couches les plus profondes de la population allaient petit à petit acquérir, grâce à des préoccupations et des discussions quotidiennes sur tous les domaines de la vie sociale, des capacités culturelles et organisatrice telles que la bourgeoisie dans son ensemble n’en avait jamais été capable. Aux tyrans, aux exploiteurs de tous les pays, les ouvriers allaient prouver qu’ils étaient les vrais représentants du progrès et de la civilisation.

Mais ce beau rêve de voir prochainement les ouvriers russes marcher sur le chemin du communisme s’est bien vite dissipé. Le parti bolchevik, qui avait utilisé les initiatives, les forces immenses, le dynamisme du prolétariat, pour s’installer au pouvoir, a oublié que son rôle était celui d’un guide destiné à suppléer provisoirement à l’ignorance et aux faiblesses des masses, ayant comme but primordial de développer chez le peuple travailleur le désir de la capacité de se gouverner.

Le parti bolchevik constitua donc un gouvernement dictatorial pour détruire le plus rapidement possible toute velléité d’opposition au régime nouveau. Il fallait appuyer sans restriction le gouvernement pour ne pas être considéré comme contre-révolutionnaire. Admettons un instant que cette politique des bolcheviks devait faciliter le dépistage et l’écrasement des éléments bourgeois. Mais comment se fait-il qu’une fois refoulées les armées contre-révolutionnaires et paralysé l’ennemi intérieur, le gouvernement de Lénine ne rendit-il pas l’atmosphère de liberté dont le prolétariat avait tant besoin pour discuter et assimiler les responsabilités dont il était maintenant chargé ou plutôt dont il avait crû se charger en détruisant le pouvoir capitaliste.

Toute conception politique non conforme à la ligne du Parti devint vite interdite et pourchassée ; toute discussion véritable par conséquent interdite. Que signifiaient donc ces soviets s’ils ne représentaient la masse ouvrière entière en mouvement, avec tous ses désirs, tous ses espoirs, avec toute sa variété ! Qu’y avait-il de changé si, dans la rue comme dans les organisations de masse, le prolétariat devait approuver sans discuter un gouvernement si bien intentionné soit-il ! Comment les ouvriers seraient-ils jamais capables de défendre leur idéologie, leur régime, leur pouvoir, contre l’influence d’une bourgeoisie nouvelle s’ils ne savaient que suivre et qu’approuver un chef tout puissant ? Comment et quand atteindrait-on enfin un jour la forme évoluée du communisme ?

Cette dégénérescence de la théorie marxiste et léniniste amenait le parti à ne plus avoir aucune confiance dans la justesse de ses conceptions et dans la force de la vérité ; la contrainte devenait la seule base de la politique communiste. Les bolchéviks agissaient exactement comme s’ils avaient conscience qu’ils pratiquaient une politique anti-prolétarienne que la moindre discussion pouvait démasquer et faire échouer. Mais ils cachaient cette réalité sous le prétexte que seul le parti, composé de l’élite des ouvriers avancés, pouvait comprendre la situation et devait l’imposer aux masses profanes. C’était le rôle de génie surhumain, de messie attribué au parti au lieu de celui de conseiller et de pédagogue prolétarien. Les bolcheviks niaient en fait cette vérité marxiste simple que tout acte vraiment voulu et décidé par le prolétariat doit être exécuté par le prolétariat lui-même et non pas seulement en son nom. C’est toute la question de la représentation du peuple dans les pays capitalistes ; le député ou le dictateur agit toujours au nom du peuple qu’il opprime.

La suppression des fractions à l’intérieur même du Parti réalisa le monolithisme (qu’on a reproché ensuite à Staline). Ce nouveau principe de la dictature absolue d’une fraction, mis en vigueur par Lénine, c’était laisser la porte ouverte à la fraction opportuniste rendue la plus forte par le développement rétrograde de la situation internationale et intérieure. C’était instaurer une obéissance et une passivité plus grande encore ; c’était enfin provoquer le renforcement de tout l’appareil bureaucratique chargé d’imposer à tous la volonté de quelques uns.

Le stalinisme en se débarrassant petit à petit des personnalités qui représentaient l’idéologie marxiste, trouva, comme héritage de ceux qu’il éliminait, un appareil perfectionné. Dans les syndicats, dans les soviets, dans tous les organismes collectifs, le parti s’était approprié les postes dirigeants ; toutes les masses ouvrières se trouvaient ainsi prises dans un vaste réseau policier, bientôt débarrassé de tout principe politique, avec pour seule ligne directrice : détruire tous ceux qui ne pensent pas comme Staline et ses collaborateurs.

Aujourd’hui, avec les nouvelles lois sur la démocratie et les élections, la bureaucratie n’a rien réalisé d’autre que ce qui existe en Allemagne et en Italie : un plébiscite destiné à la fois à démasquer les opposants et à donner l’illusion d’une approbation unanime du peuple. Il n’existe en effet pas de possibilité de faire élire par les ouvriers un candidat non stalinien puisque la loi n’admet pas d’autres candidats que ceux acceptés par le parti. Et Staline dans un récent discours conseille de considérer comme trotskyste, contre-révolutionnaire, ceux qui "sous forme de réserve" combattent les conceptions du parti. Ce qui signifie la prison, la déportation, ou la mort pour qui ne manifeste pas suffisamment d’enthousiasme. On comprend le rôle du prolétariat en URSS ; il n’a comme droit que celui de se soumettre, et comme devoir celui de répéter strictement les mots d’ordre staliniens et les louanges au chef génial ordonnés par les bureaucrates qui dirigent le soviet ou le syndicat. Le prolétariat au pouvoir en URSS, c’est une tromperie comme toutes celles qu’emploient les bourgeoisies des autres pays pour maintenir leur domination sur les masses travailleuses.

La classe ouvrière est exploitée en URSS

On a pu pendant les premières années de l’Union soviétique nous faire accepter que les salaires misérables payés aux ouvriers, en permettant une meilleure situation économique consolidaient le pouvoir prolétarien. A la même époque, on s’efforçait de diminuer le plus possible la différenciation des salaires. Les marxistes devaient logiquement s’attendre après dix ou quinze ans de "dictature prolétarienne" à voir les salaires augmenter et améliorer considérablement l’existence des ouvriers ; la marge vers l’égalisation des salaires à tous les échelons de la production devait normalement s’accélérer aussi. Mais c’est exactement l’inverse qui se produisit.

Le travail de choc, le stakhanovisme réalisèrent une surexploitation qui dépasse celle des pays capitalistes les plus réactionnaires.

La première étape de l’attaque contre les salaires, ce fut la suppression du salaire de base :

"Ainsi se trouve aboli un article désuet du code du travail, en vertu duquel l’ouvrier, travaillant à la tâche se voit garantir deux tiers du taux tarifaire quelle que soit sa façon de travailler et qu’il ait ou non rempli la norme." (Correspondance internationale, mai 1934).

Remplir la norme ou crever de faim, telle est la loi du travail en URSS. Et la bureaucratie stalinienne ne manque pas en même temps de baser la norme sur les capacités maximum d’ouvriers exceptionnels :

"Un américain de chez Ford prétendait qu’il était impossible de dépasser la norme de Ford (65 pièces à la minute) ; le camarade Latiev (oudarnik) lui lança un défi et arriva à faire 130 pièces ; se basant sur lui, l’administration fixa la norme à 112." (Kaganovitch, XIIème Plénum).

Dans les conditions techniques habituelles, la plupart des ouvriers ne seront pas capables de dépasser ou d’atteindre même ces normes et perdront ainsi une partie du salaires qu’ils touchaient auparavant et qui était déjà faible. Enfin le stalinisme mit fin au vieil espoir des marxistes de voir les salaires d’égaliser : "la lutte contre le nivellement des salaires" proclamée en juin 1933 aboutit en 1936 à la différenciation suivante, analogue de tous les pays capitalistes et ce n’est pire :

Salaires extrêmes :

Ouvrier : de 70 à 400 roubles.
Petit employé : de 80 à 250 roubles.
Domestique : de 50 à 60 roubles (nourriture et logement non compris).

Quant aux grands responsables, spécialistes, hauts fonctionnaires, certains professeurs, etc. ils touchent de 1.500 à 10.000 roubles (tous ces chiffres sont fournis par Yvon [1]).

Qui osera, après de tels chiffres parler de socialisme en URSS, qui niera l’exploitation des ouvriers par une autre classe ?

Cette différenciation entre les ouvriers est entretenue par le stakhanovisme ; comme toutes les bourgeoisies, la classe régnante en Russie fait tout pour diviser les travailleurs, pour les opposer les uns aux autres et pour créer un appui supplémentaire à sa domination par la formation d’une aristocratie ouvrière (super oudarnik, stakhanoviste, décoré, etc.)

En conclusion, on peut dire que la définition de l’exploitation capitaliste donnée par Lapidus autrefois, va s’appliquer intégralement à l’URSS : "la rationalisation capitaliste de la production, est une organisation de la production, tendant à tirer de l’ouvrier, surtout par l’augmentation de l’intensité du travail, le maximum de plus-value. Les capitalistes ne reculent devant rien pour la poursuite de cette fin ; leurs objectifs sont : utilisation la plus complète de la journée de travail de l’ouvrier et un mode de rétribution imposant aux travailleurs la plus grande dépense d’énergie."

Les privilèges, fossé de classe entre la couche exploiteuse et les masses ouvrières

Nous avons cité plus haut la différence entre les salaires ouvriers et la large rétribution du bureaucrate parvenu. Il faut ajouter que pour ceux-ci de nombreux avantages existent sous formes de prime de concours pour les techniciens (atteignant 100.000 roubles) et d’autres indemnités pour les personnalités importantes.

Les institutions soviétiques d’hygiène et de vacances sont à la disposition presque exclusive des riches :

1 ouvrier sur 500 profite des plages et villes d’eau.
1 ouvrier sur 140 profite des sanatoria.

Et encore cette infime proportion d’ouvriers est-elle représentée dans ces institutions par les supers oudarniks et les permanents de base : ceux-ci occupant d’ailleurs une classe spéciale encore correspondant à leur niveau social.

Les classes dans les chemins de fer, les bateaux, les théâtres sont de même très éloquentes, comme aussi la différence entre les appartements qui vont des baraques en bois pour les ouvriers aux grands buildings pour les riches.

Les retraites sont de 80 roubles par mois pour les prolétaires (qui ont encore bien du mal à en obtenir) ce qui leur permet à peine de vivre avec des produits de dernier ordre moyennant des cartes. Les riches, au contraire, bénéficient de retraites de 1.000 roubles (10 fois plus grandes) sans parler ds villas qui leur sont laissées en viager.

Les traditions et l’idéologie bourgeoise restaurées comme opium de la classe ouvrière

Depuis plusieurs années les cloches des églises sont réautorisées à sonner et les fêtes comme celle de Pâques sont célébrées par les paysans surtout ; les prêtres sont à nouveau électeurs.

Dans les manuels d’histoire et dans les journaux, la gloire ancienne de la Russie et les prouesses des tzars sont offertes à l’admiration des masses. L’armée enfin reconquiert chaque jour son ancien prestige : la hiérarchie est rétablie avec tout ce qu’elle comporte de bassesse et de soumission de l’inférieur à l’égard de supérieur. Les maréchaux sont rétablis ; les cosaques qui représentaient l’ancien esprit militaire russe aussi.

À la propagande pour l’avortement légal et contre la conception bourgeoise de la famille, on oppose maintenant la prime à la maternité (5.000 roubles pour le 11ème enfant) et la propagande pour la famille "solide et durable".

Les travailleurs ne sont plus appelés à défendre le socialisme, le bastion de la révolution mondiale, mais leur Patrie, leur Nation, les richesses nationales, etc. Les hymnes à la Patrie, les poèmes et les chants chauvins dépassent tout ce qu’on a pu trouver en 1914 comme stupidité nationaliste. Il faut ajouter le culte du Führer Staline à toute cette idéologie bourgeoise qui n’a pas d’autre but que de détourner de la lutte de classe les ouvriers exploités.

Le capital au service de la classe exploiteuse en URSS

La suppression des bénéfices commerciaux et industriels, celle des intérêts versés au capital bancaire, des frais de publicité, la réalisation d’une production rationnelle et sans parasites, devaient aboutir, selon les marxistes, à un régime d’abondance et de confort qui serait une base inébranlable du pouvoir prolétarien et un facteur irrésistible de la propagande révolutionnaire internationale.

Les ouvriers, en réglant eux-mêmes le chiffre de leur salaire et la part de réserve nécessaire à l’organisation collective, restaient ainsi maîtres de leur état, écartaient toute accumulation de capital au profit d’une oligarchie ou d’individus, empêchaient toute exploitation et surtout, par conséquent, toute domination d’une fraction de la population sur l’ensemble des travailleurs.

Selon les marxistes, dans un état prolétarien, la partie du produit du travail du prolétariat qui est réservée à l’organisation collective, à la "reproduction", ne mérite plus le nom "d’accumulation du capital" car il n’y a pas d’accumulation au profit de parasites, mais une augmentation de la production qui engendre l’augmentation de la consommation, élève progressivement le niveau de vie de tous les ouvriers, ou, pour reprendre les termes de K. Marx, concourt "au développement complet de l’individualité."

Le mot "plus-value" perd son sens également ; il s’agit en effet d’un "travail supplémentaire" qui ne prend pas la forme de capital puisqu’il retourne à la production, c’est-à-dire finalement à la consommation : l’augmentation de la production engendre l’augmentation de la consommation des producteurs laquelle augmente à nouveau la production et ainsi de suite "jusqu’aux limites assignées par la force productrice de la société" (Karl Marx).

Mais ce qui se passe aujourd’hui en URSS est totalement différent et justifie au contraire l’application totale des mots : accumulation capitaliste et plus-value.

En effet, l’augmentation de la production n’a pas plus engendré l’augmentation de la consommation des ouvriers que dans les pays capitalistes. Ce ne sont pas les producteurs qui consomment leur travail supplémentaire, mais les privilégiés et d’une façon générale la couche dirigeante qui devient par ce fait la couche exploitrice, la nouvelle classe bourgeoise.

Le salaire de l’ouvrier en URSS est en effet tel qu’on a toujours défini la salaire en pays capitaliste : il se limite au minimum des moyens d’existence nécessaires à la reproduction de la marchandise-force de travail.

C’est donc sur le travail accumulé par le travail intensif de millions d’ouvriers maintenus dans la pauvreté que la bureaucratie soviétique base et consolide chaque jour sa dictature politique ; les moyens de production ainsi que le capital accumulé lui appartiennent et ne sont contrôlés en aucune façon par les travailleurs.

L’URSS a donc réalisé le capitalisme d’état.

Pour Lénine, la capitalisme d’état n’existait en URSS que sous la forme de capital privé bourgeois, (entreprises privées) placé sous le contrôle direct de l’état ouvrier. Pour Lénine, la production gérée et organisée par l’état lui-même, appartenait au "type socialiste conséquent".

Cette distinction est justifiable dans un état prolétarien ; en effet tout ce qui est production d’état signifie consommation de la collectivité. De même que les mots "accumulation du capital" et "plus-value" doivent être remplacés par "accumulation socialiste" et "travail supplémentaire" ainsi dans un véritable état prolétarien le "mot capitalisme d’état" doit être appelé "socialisme".

Mais précisément, il s’agit aujourd’hui en URSS comme nous l’avons montré de véritable accumulation de capital et de véritable plus-value. La production non seulement n’est pas sous le contrôle prolétarien, mais elle n’engendre pas l’augmentation de la consommation. Le travail supplémentaire du prolétariat ne passe pas au producteur par la consommation, mais il est détourné, accumulé, vers la classe exploiteuse qui possède son propre état dictatorial qui dirige la production et l’exploitation des ouvriers.

Le capitalisme d’état tel que le mentionnait Lénine a disparu en URSS et "le type socialiste conséquent" a abouti au capitalisme d’état.

L’URSS rejoint donc la tendance évolutive des pays capitalistes. Mais ceux-ci ne peuvent pas réaliser le capitalisme d’état et ne font que lui emprunter. Dans les pays capitalistes, la concentration du pouvoir politique et économique a pour but de résister aux contradictions impérialistes non seulement sans destruction du particulier, du privé, mais précisément pour la conservation du profit de l’ensemble des particuliers d’une nation.

Les pays fascistes, comme l’Allemagne et l’Italie adoptent ces moyens d’auto-conservation depuis des années, les pays démocratiques eux, ne suivent cette voie pendant la guerre, devant la menace de guerre et sous la pression exercée sur leur économie parles pays fascistes.

En conclusion, dans les pays capitalistes, il n’y a pas de capitalisme d’état possible ; il n’y existe pas de capital d’état, mais "un capital aux ordres de l’état" comme l’a dit récemment Mussolini lui-même ; le capital et l’intérêt restent en la possession du particulier quoique l’état puisse fixer l’intérêt et le lieu d’investissement du capital.

A l’inverse des autres pays, l’URSS a donc réalisé le capitalisme d’état ; mais cela tient à ce qu’elle est partie de l’organisation collective et de l’absence de propriété privée, le capitalisme d’état lui servant précisément de transition vers la propriété individuelle.

Vu l’époque où elle se développe, la néo-bourgeoisie russe ne peut d’ailleurs adopter que les formes modernes du capitalisme privé. Dans la plupart des pays, en effet, surtout dans les pays industriellement avancés, c’est le capital financier qui domine toute la situation économique, c’est à lui qu’est soumise de plus en plus totalement la production ainsi que l’appareil d’état bourgeois. La marche d’une grande usine, l’exploitation des ouvriers ne dépendant plus d’un patron très riche, mais d’un capital anonyme, formé d’actions qu ile plus souvent peuvent s’échanger et se vendre à n’importe qui.

On nous objectera que la différence entre ce capital et celui dont dispose la bureaucratie soviétique, c’est que le capital russe n’est pas divisé en sociétés anonymes et que les intérêts de ce capital ne sont pas directement destinés à des parasites. Ceci n’est vrai qu’en partie et devient de moins en moins vrai.

En effet, la différence des salaires en URSS et les privilèges de la couche dirigeante ont des conséquences inéluctables. Quand "un responsable", "un spécialiste", un grand bureaucrate en général, touche 10.000 roubles (au lieu de 400 pour un ouvrier), ou une prime de 100.000 roubles à titre de récompense [2], il est inévitable que cet aristocrate accumule assez rapidement un capital ; d’autant plus que les principales institutions de luxe sont gratuites pour lui (plages, maisons de repos, etc.). Son capital doit être placé et avec intérêt : chacun sait qu’en URSS existent des emprunts, des obligations, qui sont investis dans la production. La banque d’état à Moscou joue ensuite le même rôle que la banque d’état à Rome ou à Berlin.

Les bureaucrates, chaque fois qu’ils versent à un emprunt, augmentent leur puissance capitaliste à la société anonyme du textile, des chemins de fer ou de l’industrie selon qu’ils ont versé leurs roubles à la "Banque soviétique du Textile", à la "Banque des Chemins de fer", ou à la "Banque de l’Industrie" qui existent en Russie.

On peut dire que chaque jour inévitablement accentue cet état de choses et que le capital privé participe de plus en plus à l’exploitation des prolétaires.

(A suivre)

Cet article est destiné à servir de base à une discussion sur l’URSS. Nous engageons nos lecteurs à prendre part à cette étude en nous envoyant leurs critiques et terminer cet article, des chapitres sur la politique extérieure de l’URSS, sur le rôle de la IIIème Internationale, instrument de l’Etat russe, et une conclusion générale.