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Fragments d’Histoire de la gauche radicale
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L’alternative droite-gauche, autocrates-démocrates, Trump-antiTrump au service et moment de la marche à la guerre généralisée
Révolution ou guerre #31 – Septembre 2025
Article mis en ligne le 11 septembre 2025
dernière modification le 5 novembre 2025

par ArchivesAutonomies

L’article qui suit a été rédigé en juillet dernier. Il ne prend pas donc pas en compte les derniers faits qui ont pu se produire, à une vitesse accélérée, depuis lors. Néanmoins aucun d’entre eux, comme l’accord sur les droits de douane entre les États-Unis et l’Union européeen intervenu entre-temps, nous semble modifier quoique ce soit à l’orientation politique initiale que nous entendions mettre en avant.

« La lutte pour la démocratie représente donc un puissant diversif pour arracher les ouvriers de leur terrain de classe et les entraîner dans les voltiges contradictoires où l’État opère sa métamorphose de démocratie en État fasciste. Le dilemme fascisme-antifascisme agit donc dans l’intérêt exclusif de l’ennemi ; et l’antifascisme, la démocratie chloroformisent les ouvriers pour les laisser ensuite poignarder par les fascistes, étourdissent les prolétaires afin qu’ils ne voient plus le champ et la voie de leur classe. Ce sont ces positions centrales qu’ont marqué de leur sang les prolétaires d’Italie et d’Allemagne. C’est parce que les ouvriers des autres pays ne s’inspirent pas de ces vérités politiques que le capitalisme mondial peut préparer la guerre mondiale. »

(Bilan #13, fascisme-démocratie : communisme, 1934)

L’élection de Trump et son Make America Great Again semble cristalliser et rassembler la montée générale, voire l’accession au pouvoir, de forces de droite nationaliste, dites « populistes », conservatrices et religieuses, au niveau international. Les six premiers mois de gouvernance Trump ont clairement montré que celui que la bourgeoisie américaine et son appareil d’État se sont choisis comme président, est à la fois le produit d’une situation donnée et un facteur actif, central même, d’accélération du procès menant à la guerre et des attaques contre la classe ouvrière d’Amérique.

Le retour de Trump au pouvoir a définitivement consacré la fin du néolibéralisme, de la soit-disant « mondialisation » [1] économique, du libre marché et le retour du protectionnisme et du nationalisme exacerbé. La « mondialisation » avait permis depuis le début du siècle au capital de repousser l’explosion de ses contradictions au moyen des « délocalisations industrielles » [2] et de l’explosion de la dette et des déficits. L’accumulation du capital avait pu se poursuivre, permettant ainsi et aussi d’assurer une stabilité politique et sociale minimale. Jusqu’alors, le discours anti-mondialisation et autoritaire des forces de droite nationaliste, anti-mondialisation, ne correspondait pas aux nécessités globales du capital. Et là où ces forces accédaient au pouvoir, au Brésil (Bolsonaro), en Argentine (Milei), en Hongrie (Orban), cela ne concernait que des pays « secondaires » ou périphériques du point de vue du capital mondial et répondait à des circonstances particulières — essentiellement liées aux faiblesses historiques du capital national. Seule l’Italie de Georgia Meloni semblait concerner un pays parmi les plus importants de l’Union européenne. Mais dans ce cas, tout comme dans celui de Marine Le Pen en France, le discours et les politiques mises en avant ne diffèrent guère des droites « classiques », auparavant « libérales », au point d’envisager des alliances, voire des fusions entre les partis de droite dite « classique » et dits « populistes » [3]. L’inadaptation d’une grande partie du personnel politique — le Parti démocrate aux États-Unis, la plupart des partis politiques dominants en Europe depuis des décennies, démocrates chrétiens et sociaux-démocrates pour l’essentiel — à la nouvelle situation exige un changement de personnels et de forces politiques, par les partis dits « populistes » et nationalistes en particulier, ou une remise à niveau des anciennes équipes afin qu’elles se dégagent des schémas néo-libéraux et impérialistes du passé. Avec Trump, la bourgeoisie américaine change du jour au lendemain les règles du jeu qu’elle avait elle-même établies et qui ne lui conviennent plus. L’adaptation des anciens partis liés aux décennies de la mondialisation est parfois lente à se réaliser comme le manifestent les indécisions d’une grande partie des appareils et personnels politiques des principales bourgeoisie de l’Union européenne [4]. Aujourd’hui, le discours politique des droites nationalistes se retrouve en adéquation avec les nécessités de l’heure. Et son personnel politique, aussi caricatural, provocateur, cynique, vulgaire, corrompu et « ignorant » puisse-t-il être, est bien souvent, selon les pays et leur histoire, le plus à même de personnifier et de porter les nouvelles politiques économiques, politiques et idéologiques que la marche à la guerre généralisée exige.

Il résulte de cette rupture avec le libéralisme économique, la mise en avant de thèmes idéologiques mettant en avant nationalisme, tradition et chrétienté en opposition au soi-disant mondialisme, à la « décadence des mœurs », au wokisme et à l’anti-racisme des politiques antérieures. La mise en place d’une polarisation idéologique est aussi un produit et un facteur de la dynamique de préparation à la guerre.

Enfin, au niveau politique, l’installation d’une fausse — fausse du point de vue de classe du prolétariat — opposition ou alternative entre autoritarisme-libéralisme, dictature-démocratie, quels que soient les choix finaux de chaque bourgeoisie pour les équipes au gouvernement, extreme-droite nationaliste ou partis « démocrates » ou de gauche, vise à enfermer les prolétaires sur le terrain du capital, à prévenir toute lutte de classe significative et, si besoin, à détourner toute lutte ouvrière du terrain des revendications de classe, économiques et politiques, pour celui de la défense de la démocratie. Pour les ouvriers américains, le choix n’est pas entre Trump ou démocratie, entre King ou No king — que les manifestations organisées par la gauche du parti démocrate vise à imposer — mais entre la défense de leurs propres intérêts de classe et ceux du capital américain quelle que soit l’équipe au pouvoir. Par exemple en faisant de la défense des travailleurs immigrés sujets aux arrestations et expulsions arbitraires et violentes dans les quartiers un moment d’affirmation de l’unité et de la solidarité prolétariennes.

 Trump et extrême droite : l’adaptation des appareils politiques d’État à la situation d’aujourd’hui

« En somme, toutes les innovations du fascisme, au point de vue économique, résident dans une accentuation de la ’disciplinisation ’ économique, de la liaison de l’État et des grands Konzerns (nomination de commissaires aux diverses branches de l’économie), de la consécration d’une économie de guerre. La démocratie comme drapeau de la domination capitaliste, ne peut correspondre à une économie acculée par la guerre. (...) Le fascisme allemand ne s’explique ni comme classe distincte du capitalisme, ni comme émanation des classes moyennes exaspérées. Il réalise la forme de domination du capitalisme ne parvenant plus, au travers de la démocratie, à relier toutes les classes de la société autour du maintien de ses privilèges. » (Bilan #16, L’écrasement du prolétariat allemand et l’avènement du fascisme, mars 1935)

Le choix par la bourgeoisie de la première puissance capitaliste et impérialiste mondiale d’une équipe de droite nationaliste et religieuse ne peut plus être considéré comme marginal, voire accidentel, encore moins l’expression d’une perte de contrôle politique de la bourgeoisie [5]. Le phénomène Trump, ses discours, « ses penseurs » et les politiques mises en place, tant au plan international — impérialiste — qu’au plan interne — contre le prolétariat en Amérique — expriment cette poussée vers des solutions nationalistes et « autoritaires », que les forces bourgeoises de gauche présentent comme « anti-démocratiques ». Mais surtout, ils révèlent l’urgence pour la bourgeoisie américaine à réagir plus vite que ne le faisaient Biden et ses équipes démocrates face à son déclin international et à ses contradictions internes, surtout face au rival chinois. Entre Biden et Trump, il y a peu de ruptures d’ordre impérialiste et économique. Et lorsqu’il y en a, s’opposer à la Russie ou non, développement de l’électrique ou non, elles sont d’ordre tactique. Trump ne fait qu’accélérer, certes brutalement, la mise à niveau de tout l’appareil productif et militaire de l’État américain, relocalisation des industries, protectionnisme et captage par le chantage et la force des capitaux internationaux, pour faire face à la Chine et aux autres rivaux impérialistes. Les droits de douane exigées par Trump sont la continuité du Inflation Reduction Act de Biden, qui fut tant décrié par l’Union européenne pour son protectionnisme.

S’attarder sur les différents idéologues tous particulièrement « illuminés », voire exaltés [6], de la techno-sphère, de la Sillicon Valley, peut aider à comprendre pourquoi les géants de la high-tech se sont détournés du parti démocrate et ont rejoint Trump et son « populisme ». Non seulement ont-ils soutenu matériellement la campagne de Trump, mais ils se sont même aventurés à fournir un cadre idéologique au trumpisme, du moins avec le techno-positivisme. L’intérêt et la qualité « théorique », de la pensée libertarienne, des Peter Thiel, Curtis Yarvin, Marc Andressen [7], pour n’en citer que quelques uns, à partir de leurs écrits et interviews, sont consternantes de banalités infantiles sur l’Homme, le bien et le mal, voire sur l’antéchrist. Revendiqué par le vice-président JD Vance, le Manifeste du mouvement techno-optimiste d’Andressen propose de « devenir des surhommes technologiques » et d’être « le prédateur suprême ». C’est digne de spéculations et délires d’adolescents éblouis par leur propre succès dans la high-tech et qui élaborent des systèmes tout faits et dont ils seraient, de part leur intelligence et l’Intelligence artificielle, les démiurges. Passons donc sur l’indigence « théorique » de ces libertariens et autres techno-positivistes qui en dit long sur l’affaiblissement historique de la pensée bourgeoise. Thiel reconnaît lui-même rester « attaché aux convictions de [son] adolescence : l’authentique liberté de l’Homme est la condition nécessaire du bien suprême. Je m’érige contre les impôts confiscatoires, le totalitarisme du collectif, et l’idéologie de l’inévitabilité de la mort de chaque individu [sic !] [8]. »

 Les contradictions du capital américain

Plus intéressants car plus politiques sont les discours et interviews de Stephen Miran et du vice-président JD Vance. Trump a placé le premier à la tête du Council of Economic Advisor de son gouvernement pour orienter et dicter la politique économique « disruptive » que la bourgeoisie américaine estime devoir aujourd’hui imposer au monde. Son propos explique à la fois les raisons historiques matérielles des politiques brutales et unilatérales de la bourgeoisie américaine, tant en interne qu’au plan des relations internationales. Il en dit long sur le sentiment d’urgence qui habite ses principales fractions et qui leur ont fait préférer l’imprévisible Trump, devenu le disruptif, à la raisonnable et rassurante démocrate Kamala Harris.

« En l’absence de rivaux géopolitiques majeurs, les dirigeants américains pensaient pouvoir minimiser l’importance du déclin des installations industrielles. Mais la Chine et la Russie étant des menaces non seulement commerciales mais aussi sécuritaires, il est de nouveau nécessaire de disposer d’un secteur manufacturier robuste et bien diversifié. Si vous n’avez pas de chaînes d’approvisionnement pour produire des armes et des systèmes de défense, vous n’avez pas de sécurité nationale [9]. »

Il ne fait guère de doute que l’ensemble de la bourgeoisie américaine, parti démocrate compris, se retrouve sur ce constat. N’est-ce pas à cette situation, assurer la sécurité nationale — c’est-à-dire préparer la guerre —, que les Bidenomics entendaient répondre ? La différence avec les démocrates est que les trumpistes les plus éclairés sont conscients de l’urgence à « résoudre », ou repousser, la contradiction dans laquelle se retrouve aujourd’hui le capitalisme américain. Du fait de sa puissance et centralité internationale, il concentre et matérialise directement le point le plus haut auquel les contradictions du capitalisme mondial sont parvenues aujourd’hui, à savoir une surproduction généralisée et des difficultés croissantes pour réaliser la plus-value extorquée au travail salarié. Pour le capital américain, ces contradictions se manifestent en particulier par un endettement public et privé exponentiel pour essayer de rester « compétitif » face aux rivaux d’un côté et les risques tout aussi croissants de cet endettement abyssal de l’autre. L’urgence se manifeste en particulier, pas uniquement, dans le fait que le service de la dette américaine, ce que l’État américain doit payer annuellement pour « honorer sa dette », dépasse aujourd’hui le budget de la défense. Pour la bourgeoisie américaine, la contradiction devient aiguë et — pour utiliser un mot à la mode — quasi existentielle : d’un côté il faudrait un dollar faible pour pouvoir produire aux États-Unis des marchandises dont le prix puisse rivaliser a minima sur le marché mondial, américain compris. De l’autre, il faut financer le déficit et la dette — que le Big Beautiful Bill [10] de Trump vient encore de relancer au grand dam d’Elon Musk — en attirant les capitaux étrangers. Or cela nécessite que le dollar reste relativement fort et que les prêteurs gardent suffisamment confiance dans les capacités américaines à assurer le service de sa dette. Jusqu’alors, l’endettement américain semblait illimité par le simple fait que le dollar était la monnaie de réserve internationale et que la banque centrale, la Fed, pouvait en imprimer autant qu’elle voulait. Aujourd’hui, l’impasse économique du capitalisme mondial et les poussées vers la guerre généralisée qu’elle provoque ont fini de rendre obsolètes les recettes d’hier. La bourgeoisie américaine a pris conscience que les politiques monétaires et financières du passé, celles-là même qui avait permis de surmonter la crise de 2008, ont au final accentué encore plus l’affaiblissement historique du capital américain. Plus grave même, les politiques plus « classiques », c’est-à-dire plus lentes à mettre en œuvre et devenir efficaces (du point de vue de la bourgeoisie américaine), menées par l’équipe démocrate de Biden n’ont pas permis d’inverser la tendance au déclin tant économique et industriel vis-à-vis des rivaux et de la Chine en particulier — comme le montre le déficit commercial américain [11]. Pour Miran, le capitalisme américain se retrouve devant une contradiction :

« En synthèse, le statut de monnaie de réserve de l’Amérique fait peser le fardeau d’une monnaie surévaluée érodant la compétitivité de notre secteur exportateur, ce qui est contrebalancé par les avantages géopolitiques qu’apporte l’extraterritorialité financière en matière de réalisation des objectifs fondamentaux de sécurité nationale, à un coût minimal. Le compromis se situe donc entre la compétitivité des exportations et la projection de puissance financière. Parce que la projection de puissance est inextricable de l’ordre de sécurité mondial que l’Amérique souscrit, nous devons comprendre la question du statut de réserve comme intimement liée à la sécurité nationale. L’Amérique fournit un bouclier de défense mondial aux démocraties libérales, et en échange, l’Amérique reçoit les avantages du statut de réserve — et, comme nous le faisons aujourd’hui, les fardeaux. Ce lien aide à expliquer pourquoi le président Trump considère que les autres nations profitent de l’Amérique à la fois en matière de défense et de commerce : le parapluie de défense et nos déficits commerciaux sont liés, par le biais de la monnaie. » (nous soulignons)

Les propositions politiques — et non économiques — avancées par Miran montrent clairement qu’il ne s’agit plus pour la bourgeoisie américaine de tenter de repousser les effets des contradictions économiques du capital, comme en 2008 par exemple, mais de s’assurer de l’accès par la force et la violence — in fine la guerre — à l’unique canot de survie du Titanic au détriment de tous les autres. Dans l’immédiat, elles ne sont rien d’autre qu’un racket pur et simple, en particulier sur les « alliés » européens et asiatiques, les États de l’Union Européenne, le Japon, la Corée... :

« Comment les États-Unis peuvent-ils obtenir l’accord de leurs partenaires commerciaux et de sécurité ? Tout d’abord, il y a le bâton des tarifs douaniers. Ensuite, il y a la carotte du parapluie de défense et le risque de le perdre. Troisièmement, les banques centrales disposent de nombreux outils pour aider à fournir des liquidités face à un risque de taux d’intérêt plus élevé. (...) Une telle architecture marquerait un changement sur les marchés mondiaux aussi important que Bretton Woods ou sa fin. Elle verrait nos partenaires commerciaux supporter une part accrue du fardeau du financement de la sécurité mondiale, et les moyens de financement passeraient par un dollar plus faible, réaffectant la demande globale aux États-Unis et une réaffectation du risque de taux d’intérêt des contribuables américains aux contribuables étrangers. Elle délimiterait également plus clairement les lignes du parapluie de défense américain, supprimant une certaine incertitude quant à savoir qui est ou n’est pas éligible à la protection. » (nous soulignons)

C’est clair. L’impérialisme américain veut avoir le beurre et l’argent du beurre. Il vise à garder « les avantages » extravagants du dollar tout puissant, en menaçant toute velléité d’y substituer une autre monnaie comme le renminbi chinois ou l’euro. Et il appelle, « ordonne » est plus exact, les alliés, européens, japonais et coréens en particulier, à prendre en charge le poids des « fardeaux » du maintien du dollar, sous le chantage — digne de la mafia — de ne plus assurer les récalcitrants de la protection nucléaire américaine. Il est loin le temps des G7 et autres conclaves des puissances occidentales qui prenaient le temps de se réunir et de discuter l’établissement de règles monétaires, financières et commerciales. Le temps presse et la bourgeoisie américaine ne cherche plus à masquer ses diktats par quelques concessions diplomatiques. L’heure est aux chantages et aux ultimatums. La grossièreté et la vulgarité du promoteur immobilier Trump sont plus adaptées que l’élégance et la politesse — supposées — des diplomates démocrates à la Antony Blinken. La bourgeoisie américaine réussira-t-elle à imposer ce qui s’apparente à un véritable tribut et une vassalisation définitive des européens [12] ? Nul doute que c’est là un des enjeux de l’antagonisme entre les deux continents et de l’agressivité — inimaginable il y a peu encore — dont fait preuve l’administration Trump vis-à-vis de l’Europe et que le discours violent et provocateur du vice-président J.D. Vance à Munich en février 2025 avait annoncé.

 Le discours soi-disant « pro-ouvrier » des trumpistes et des droites dites « illibérales »

Car il s’avère que le vice-président JD Vance joue un rôle central dans l’offensive tout azimut de la bourgeoisie américaine, ne serait-ce qu’en y fournissant une cohérence idéologique et politique à la réindustrialisation et à l’innovation dans l’high-tech, et une finalité : « la sécurité nationale », autrement dit la préparation à la guerre impérialiste [13].

« Notre classe dirigeante avait en effet deux idées préconçues sur la mondialisation. La première consistait à penser que nous pouvions séparer la fabrication des choses de leur conception. Le présupposé de cette mondialisation était que les pays riches progresseraient dans la chaîne de valeur, tandis que les pays pauvres fabriqueraient les choses les plus simples. (...) Mais il s’avère qu’en s’améliorant au bas de la chaîne de valeur, ils ont également commencé à nous rattraper : nous avons été écrasés par les deux bouts.

C’était le premier présupposé de la mondialisation. Le second était que la main-d’œuvre bon marché serait fondamentalement une béquille. Or si c’est une béquille, elle inhibe l’innovation. Je dirais même que c’est une drogue à laquelle trop d’entreprises américaines sont devenues addictes. Si nous fabriquons un produit à moindre coût, c’est qu’il est devenu plus facile de le faire plutôt que d’innover. Qu’il s’agisse de délocaliser des usines dans des économies où la main-d’œuvre est bon marché ou d’importer de la main-d’œuvre bon marché par le biais de notre système d’immigration, la main-d’œuvre bon marché est devenue la drogue des économies occidentales. (...)

Mais l’objectif fondamental qui est au principe de la politique économique du président Trump, c’est de défaire quarante années de politique économique ratée dans ce pays. Pendant trop longtemps, nous sommes devenus dépendants de la main-d’œuvre bon marché — à la fois à l’étranger et en l’important dans notre propre pays. Nous sommes devenus paresseux. Nous avons sur-réglementé nos industries au lieu de les soutenir. Nous avons surtaxé nos innovateurs au lieu de faciliter la création de grandes entreprises. Et nous avons rendu beaucoup trop difficile la construction et l’investissement aux États-Unis d’Amérique. (...)

Nous pensons que les droits de douane sont un outil nécessaire pour protéger nos emplois et nos industries des autres pays, ainsi que la valeur de la main d’œuvre de nos travailleurs dans un marché mondialisé. En fait, combinés à la bonne technologie, ils nous permettent de ramener des emplois aux États-Unis d’Amérique et de créer les emplois de demain [14]. » (nous soulignons)

Le dernier paragraphe ne diffère en rien du discours avancé par l’administration Biden et de l’objectif des Bidenomics. Mais qui était le mieux placé pour « défaire quarante années de politique économique ratée » ? Le parti démocrate et Kamala Harris, les clans Clinton, Obama et Biden, qui ont été formés et ont porté et adhéré durant des décennies au « libéralisme » et à la « mondialisation » ? La vieille garde du parti républicain, Bush et compagnie, que Trump a réussi à supplanter et éliminer du parti ? Ou bien ceux qui n’y ont jamais adhéré, ou alors par simple opportunisme politicien, voire s’y sont toujours opposés, à savoir les courants réactionnaires isolationnistes, tel le Tea Party des années Obama, que Trump a su incarner et rassembler ? Et dont l’idéologie nationaliste, protectionniste, réactionnaire, et même raciste de toujours correspond au moment actuel ?

Il convient ici de s’arrêter, rapidement, sur l’argumentation avancée tant par JD Vance que par l’administration Biden sur, pour reprendre les termes de Vance, l’addiction du capital américain à la main d’œuvre bon marché. Ce serait réducteur et passer à côté de la question que de réduire ses propos à la simple démagogie — réelle — afin de s’assurer les voix d’une fraction de la classe ouvrière lors des élections, ou encore au simple objectif — tout aussi réel — pour gagner le plus large soutien ouvrier à la préparation pour la guerre généralisée. La nécessité pour le capital américain de « ré-industrialiser » sur son sol — pour préparer la guerre, rappelons-le — ne peut se faire en oubliant totalement la loi de la valeur, même si c’est au prix d’une spirale infernale dans l’endettement.

Vance relève le lien qui existe entre « innovation » technologique, y compris dans l’Intelligence artificielle, « ré-industrialisation » sur le sol américain et une main d’œuvre formée et éduquée — donc « mieux payée ». La bourgeoisie américaine, du moins ses secteurs aujourd’hui trumpiens, est consciente qu’il lui faut des salariés capables de mettre en œuvre les techniques et outils modernes que la high-tech est en train de développer. Il y a donc aussi un intérêt « économique », pour le capital américain comme un tout, à se débarrasser aujourd’hui de la « main d’œuvre bon marché », non formée, non éduquée, qui vient s’ajouter à l’intérêt politique de classe : diviser au maximum le prolétariat comme un tout entre secteurs ouvriers qualifiés et non qualifiés. Ce fut exactement la même politique que mena Roosevelt dans les années 1930 avec l’aide des syndicats, regroupant les ouvriers qualifiés de l’industrie, en contre-partie de leur intégration définitive dans l’appareil d’État.

La violence, la brutalité, l’arrogance, le mépris, l’humiliation, le racisme — tout cela est à dégueuler — que la bourgeoisie américaine utilise contre les secteurs immigrés, ou supposés tels du fait de la couleur de leur peau, ne répond pas à un simple dévoiement raciste ou autre de Trump. Il s’agit bel et bien d’une politique générale anti-ouvrière, d’une première attaque directe, massive et d’ampleur contre l’ensemble du prolétariat aux États-Unis dans la course vers la guerre dont JD Vance nous présente la « cohérence ».

« C’est pour toutes ces raisons que le président aborde la question de l’immigration clandestine de manière aussi agressive qu’il l’a fait, parce qu’il sait qu’une main-d’œuvre bon marché ne peut se substituer aux gains de productivité qui découlent de l’innovation économique. » (idem)

Les politiques trumpiennes, et plus généralement des droites nationalistes, signent donc au plan économique la fin de la « mondialisation » ; au plan idéologique, le retour du nationalisme et du prétendu « anti-étatisme » démocratique à la mode libertarienne ; et au plan politique, la transgression des règles classiques de la démocratie bourgeoise en faveur d’un exécutif sans contre-pouvoir, prêt à utiliser la répression la plus brutale, y compris en violant la Constitution américaine elle-même, et apte à prendre des décisions dans l’urgence et à des attaques sans précédent contre le prolétariat. Le parallèle avec les années 1930 vaut le détour :

« Le fascisme canalise tous les contrastes qui mettent en danger le capitalisme et les dirige vers sa consolidation. Il contient le désir de calme du petit bourgeois, l’exaspération du chômeur affamé, la haine aveugle de l’ouvrier désorienté et surtout la volonté capitaliste d’éliminer tout élément de perturbation d’une économie militarisée, de réduire au minimum les frais d’entretien d’une armée de chômeurs permanents [15]. »

Pour beaucoup, idéologues et politiciens bourgeois, gauchistes en particulier, mais aussi parfois au sein du camp révolutionnaire, le fait que des secteurs importants de la classe ouvrière votent pour Trump, Meloni ou encore Marine Le Pen en France, serait le signe d’une dynamique de recul et même de dissolution encore plus accentuée du prolétariat en tant que classe exploitée et révolutionnaire à la fois. Nous avons déjà eu l’occasion [16] de rappeler que le fait qu’un tiers d’ouvriers inscrits sur les listes électorales puissent voter pour des formations de droite n’était pas un phénomène nouveau. Loin s’en faut. On peut même dire qu’il s’agit d’une constante. Dans les années 1960 par exemple, 30 % des ouvriers votaient pour le parti républicain aux États-Unis ou pour le part gaulliste en France. Rien de fondamentalement changé donc. Les statistiques des bureaux de vote ne manifestent pas de véritable mouvement qui exprimerait une dynamique particulière de recul du sentiment de classe. Par contre, il est vrai que les ouvriers les plus désorientés et les moins combatifs sont d’autant plus attirés vers l’expression d’une colère aveugle, aigrie et même haineuse, raciste en particulier, que le prolétariat comme un tout ne réussit pas à afficher et « offrir » une quelconque alternative de classe, encore moins une perspective révolutionnaire, en dehors de quelques rares épisodes de lutte. Nous savons aussi que c’est précisément dans la lutte ouvrière de masse que les électeurs ouvriers votant pour la droite, Trump et autres, et ceux votant pour la gauche, pourront rejoindre l’ensemble de la classe dans la lutte collective.

La montée des forces de droite, parfois dites « radicales », n’a donc rien d’irrationnel ou d’accidentel. Elle répond aux nécessités de l’heure pour le capital comme un tout au point que les politiques menées par Biden allaient dans le même sens. Et qu’il est tout aussi probable que des forces politiques plus classiques vont aussi chercher à les mettre en place. Politiquement, c’est-à-dire du point de vue du prolétariat, le danger n’est pas dans l’arrivée au pouvoir de forces de droite radicale en soi, mais dans la mise en place d’une alternative a-classiste, illibéral-libéral, autoritarisme-démocratie, droite-gauche, toutes formes modernes du faux — du point de vue de classe, - dilemme fascisme-antifascisme. L’alternative et la confrontation opposent politiques anti-ouvrières pour marcher à la guerre et résistance de classe à ces attaques.

Dans les années 1930, le fascisme en Allemagne-Italie et le Front populaire en France-Espagne-Belgique, loin de s’exclure l’un l’autre, représentaient deux moments du même processus vers la guerre. Le dilemme fascisme-antifascisme fut le dernier facteur décisif de la défaite idéologique du prolétariat international et de sa dispersion-division face au capital. Sans en faire un schéma absolu qui serait appelé à se répéter dans les mêmes termes — les différences sont nombreuses entre les années 1930 et aujourd’hui —, l’enjeu historique tourne essentiellement autour de la capacité du prolétariat à établir des lignes de défense face aux attaques qui viennent, quelque soit la couleur des gouvernements, à s’y regrouper et s’y unir dans les luttes, les grèves et les manifestations et à ne pas tomber dans le piège de la défense de la démocratie et de l’anti-fascisme ou anti-King Trump. Ce n’est qu’à partir de ces lignes que le cours vers la guerre pourra être freiné, puis renversé, pour ouvrir la voie de l’insurrection, de la destruction de l’État capitaliste et de l’établissement de la dictature du prolétariat.

RL, juillet 2025