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Fragments d’Histoire de la gauche radicale
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L’impérialisme, la guerre et la social-démocratie
Herman Gorter, octobre 1914
Article mis en ligne le 14 août 2014

par ArchivesAutonomies

AVERTISSEMENT

Le premier, le troisième et le dernier chapitre de cet opuscule contiennent, dans leur plus grande partie, le discours que l’auteur aurait dû prononcer à la conférence socialiste internationale de Bâle. Ce discours ne put être prononcé parce que le congrès décida qu’il n’y aurait pas de discussions. La première guerre mondiale impérialiste, que l’auteur combat maintenant, rend nécessaire la publication de ce discours, augmenté d’une critique de l’attitude de l’Internationale face à l’impérialisme et à la guerre mondiale.

Octobre 1914.

1 - L’IMPÉRIALISME

L’Association Internationale des Travailleurs, fondée par Marx en 1864, disparue en 1872, ressuscitée en 1889, est un tas de ruines. La première fois où elle aurait dû s’affirmer comme internationale elle s’est effondrée. Dans la guerre entre l’Allemagne et l’Autriche d’une part, l’Angleterre, la France, la Russie, la Serbie et la Belgique d’autre part, les partis ouvriers d’Allemagne, d’Autriche, d’Angleterre, de France et de Belgique se sont rangés aux côtés de la bourgeoisie de leur pays, et dans l’un et l’autre camp les plus violentes accusations d’un parti ouvrier contre l’autre se lèvent déjà comme s’ils étaient ennemis. On pourrait presque dire que l’Internationale a renié les idées socialistes.
Cette catastrophe, cette défaite de la pensée et des organisations social-démocrates, constitue le sujet de ce livre dans lequel nous en chercherons les causes. Nous y exposerons quelle a été jusqu’ici la nature de l’Internationale, quelle fut la cause de sa ruine, nous expliquerons le caractère des changements qui sont intervenus en elle, nous montrerons la forme qu’elle doit assumer, et la lutte pour laquelle elle doit s’armer si elle veut atteindre, par d’autres voies, son but.
L’énorme augmentation du capital, produit par l’accroissement des forces productives pendant le 19° siècle, a donné naissance à l’impérialisme lequel est l’aspiration de tous les Etats puissants à conquérir de nouveaux territoires, particulièrement en Asie et en Afrique.
De même que dans le domaine économique la libre concurrence a dû céder face au monopole des trusts et des cartels, dans le domaine politique, chaque Etat capitaliste puissant aspire au monopole de la propriété du sol et de l’exploitation des pays étrangers.
Le premier éveil du nouvel impérialisme, son acte de naissance, fut l’occupation de l’Egypte par l’Angleterre. Puis vinrent la guerre du Japon contre la Chine avec la conquête de la Corée, la guerre de l’Amérique contre l’Espagne avec l’occupation de Cuba et des Philippines, la guerre des Anglais contre les Boers, les expéditions des Etats européens contre la Chine et la guerre du Japon contre la Russie.
Mais le monde avait été partagé. C’est à peine s’il restait quelques pays libres ; même en Afrique.
Alors les crises éclatèrent l’une après l’autre. Les différentes puissances désiraient ardemment les possessions des autres.
La crise marocaine menaçait par trois fois la paix européenne et la crise balkanique la menaçait par deux fois. Puis ce fut le tour de la guerre italo-turque pour Tripoli, des guerres de la Serbie, de la Bulgarie et de la Grèce qui voulaient arracher à la Russie des parties de son territoire.
Ainsi la tension se fait toujours plus grave. La division de la Turquie déchaîne toutes les passions, l’avidité et la soif de domination de toutes les puissances. L’Allemagne veut s’emparer de l’Asie Mineure, de la Mésopotamie, du Congo belge, du Congo français, des Indes néerlandaises, des colonies portugaises - empire africain unifié qui va d’est en ouest - du Maroc, et probablement aussi d’une partie des colonies anglaises. La France veut conserver l’énorme empire colonial conquis au siècle dernier et si possible l’agrandir encore de la Syrie, d’une partie de l’Asie Mineure et des territoires allemands d’Afrique.
L’Italie aspire à agrandir son territoire en Afrique et si possible aussi à l’est de la Méditerranée. L’Angleterre veut conserver ce qu’elle a et faire de l’Afrique un continent anglais. Elle veut un empire uni du cap de Bonne Espérance jusqu’à l’Egypte et, par le canal de Suez, à travers la Mésopotamie, la Perse, l’Afghanistan jusqu’aux Indes. [1]
L’Allemagne, la France, la Russie, l’Angleterre et le Japon aspirent à s’emparer de la Chine.
Les Pays-Bas veulent conserver les Indes néerlandaises. De même la Belgique pour le Congo et le Portugal pour ses colonies africaines.
Tous ces petits Etats veulent accroître et rendre plus intenses l’exploitation et l’asservissement de leurs colonies.
L’Autriche-Hongrie veut la côte orientale de l’Adriatique, la Serbie, un morceau de la Macédoine et l’accès à la Mer Egée.
La Russie veut les Balkans, la Turquie, l’Asie Mineure, la Perse, la Mongolie et peut-être aussi des ports sur l’Océan Atlantique.
Tous les Etats cherchent des débouchés commerciaux pour leurs produits et cherchent des placements à haut intérêt pour leurs capitaux.
L’impérialisme ne veut pas seulement des colonies, il veut aussi des sphères d’influence pour son commerce et un monopole industriel et financier.
On ne doit cependant pas croire que l’impérialisme aspire seulement à un agrandissement de son territoire au-delà des mers dans les colonies ; le conflit entre la Russie et l’Autriche-Hongrie qui veulent agrandir leurs territoires en Europe le prouve.
Si cela apparaît nécessaire pour la conquête et la domination des colonies, le capital cherche à s’étendre en conquérant des Etats étrangers en Europe et en les assujettissant ou du moins en les réduisant à un état de dépendance. Ainsi l’Allemagne cherche à l’heure actuelle à assujettir la Belgique, la Pologne, les Pays-Bas et plus tard peut-être le Danemark parce qu’à cause de leurs positions et de leurs ports, elle a besoin de ces pays pour son expansion dans le monde et pour sa lutte contre l’Angleterre. Tous les grands Etats aspirent à la domination du monde, à la maîtrise des mers, à une position monopolistique décisive pour leur peuple.
Pour atteindre tous ces buts ou au moins quelques-uns d’entre eux et pour empêcher que les autres les atteignent, les grandes puissances se sont alliées entre elles.
L’Allemagne s’est alliée avec l’Autriche-Hongrie, et l’Angleterre avec la France et la Russie.
Et c’est pour mener à bien cette lutte, au moins pour le moment, et au moins dans sa première phase, que cette guerre fut déclenchée. La vraie cause, l’initiateur, l’auteur de cette guerre n’est donc pas un Etat particulier, ce sont tous les Etats qui font une politique impérialiste et qui veulent étendre leur territoire : l’Allemagne, l’Angleterre, la France, l’Autriche-Hongrie, la Russie, la Belgique et le Japon ; chacun séparément et tous ensemble en sont la cause. [2]
Tous les bavardages des partis bourgeois et socialistes et de leurs organes selon lesquels on assisterait à une guerre de défense à laquelle on serait contraint car on aurait été agressé, tous ces bavardages ne sont qu’une tromperie destinée à dissimuler leurs propres fautes sous une belle apparence.
Dire que l’Allemagne, la Prusse ou l’Angleterre est la cause de la guerre est aussi stupide et faux que d’affirmer que les fissures nées sur un volcan sont la cause de l’éruption.
Depuis des années et des années tous les Etats européens s’armaient pour ce conflit. Tous veulent satisfaire leurs propres rapacité et avidité. Tous sont également coupables.

2 - LA GUERRE MONDIALE.

Par conséquent, la cause de cette première guerre mondiale est le capitalisme. Le capitalisme mondial qui cherche à s’étendre.
Le devenir de tout le capitalisme est une unique histoire sanguinaire d’assassinats. Assassinat des concurrents, des ouvriers, de son propre peuple et des peuples étrangers.
Dans l’histoire du capitalisme moderne, les pages pleines de sang sont innombrables : depuis l’époque de sa naissance puis de son développement avec la lutte des Portugais et des Espagnols pour la conquête et la possession des Indes et de l’Amérique, avec pour continuer la lutte des Espagnols avec les Néerlandais, des Néerlandais avec les Anglais, et des Anglais avec les Français. A une échelle toujours plus grande, pour une puissance toujours plus grande, jusqu’à ce que les Anglais, avec leur victoire sur Napoléon, conquièrent la domination du monde. Dans la lutte pour le pouvoir capitaliste sur les continents européen et américain, innombrables sont les pages pleines de sang. Mais aucune de ces pages n’est imprégnée de sang comme celle qui est écrite aujourd’hui.
Les pays qui participent directement ou indirectement à cette guerre ont une superficie totale qui est égale à plus de la moitié de toute la superficie de la terre et une population de 900 millions d’habitants. Les armées que ces pays peuvent mettre et mettront en campagne comptent des douzaines de millions d’hommes ; et les morts, les blessés et les estropiés à vie se compteront par millions.
La terre est nourrie dans cette guerre avec plus de cadavres qu’aucune guerre ne lui en a jamais fournis.
De ces faits, la faute en revient seulement au capitalisme et aux classes capitalistes, à chacune et à toutes.
Tout ceci arrive en effet uniquement à cause de l’amour du profit du capital.
Toutes les classes capitalistes visent, avec cette guerre, à diffuser le capital sur toute la terre, pour pouvoir tirer des profits toujours plus grands de cette expansion et de tous les peuples de la terre qu’elles veulent transformer en leurs salariés.
C’est le profit pour la classe dominante dont les représentants ne sont que des misérables fantoches entre les mains de l’évolution mondiale ; c’est ce profit que défendent les empereurs et les rois quand ils font appel à la charlatanerie de la patrie qui appelle ses enfants et de Dieu qui est le témoin de la noble volonté de leurs peuples et de la justesse de leur cause, le Dieu qui les aidera et qui leur accordera la victoire. Misérables fantoches dans l’histoire de l’évolution de l’humanité, histoire qui est maintenant grande et magnifique - puisqu’elle prépare déjà le monde pour le socialisme - et qui contraint les hommes à être si petits.
C’est le profit pour la classe capitaliste qui appelle les banquiers et les industriels, les capitalistes du commerce et des transports et les propriétaires terriens, en les invitant à voter la guerre dans les parlements, à faire déclarer la guerre.
C’est le profit, le petit et méprisable profit, qui contraint la classe moyenne, le paysan et le métayer à se ranger dans cette guerre aux côtés du grand capital quoiqu’avec peur et anxiété.
C’est le profit, la soif d’or, qui contraint la totalité de la science, de l’art et de la religion à souiller leurs mains - avec les classes capitalistes - du sang de millions d’hommes.
C’est le profit, l’abject profit matériel, qui contraint toutes ces classes au plus grand et au plus étendu des mensonges, à l’hypocrisie suprême puisqu’elle contredit de façon la plus évidente et la plus dure la réalité si claire de la situation actuelle ; cette hypocrisie déclare que leurs nations font la guerre pour l’amour d’une cause juste, qu’elles visent à atteindre les buts les plus nobles et les plus élevés, qu’elles veulent la liberté des peuples, qu’elles servent la civilisation, que leur nation est la dépositaire de la lumière, de l’humanité et de la culture. C’est le profit, l’abject profit matériel qui pousse ces classes à proférer de tels mensonges et de telles hypocrisies.
Tout ceci n’est que mensonge et tromperie. Il est possible que de cette guerre jaillisse un progrès. Mais ce n’était pas le but des classes dominantes, cela ne résultera pas de leur volonté. Ce qu’elles veulent, pour atteindre leur objectif, c’est du sang, du sang humain. Le sang de leurs ennemis qui sont des hommes comme eux. Et leur unique but est le profit.
Profit du capital. Plus-value sucée aux peuples les plus faibles et aux ouvriers.
Le crasseux et abject profit et non la culture.
C’est seulement pour le profit et avec le profit que les classes dominantes entraînent les ouvriers dans cette guerre.
L’ouvrière dont le mari, le fils ou le fiancé, tombe en ce moment dans le nord de la France, dans les Flandres, ou en Pologne, peut penser : "Mon mari, mon enfant, repose maintenant là-bas parce qu’il devait combattre pour le profit que les capitalistes peuvent retirer du Congo, de la Chine et de l’Asie Mineure."
C’est sous cet angle et sous cet angle seulement que doivent être vus les empereurs et les rois, les ministres et les parlementaires, les banquiers et les industriels, les professeurs, les prêtres et les artistes qui appuient cette guerre.
De nombreux socialistes, particulièrement en Allemagne, parlent de la folie des armements, de la folie de l’impérialisme.
Mais de la part des capitalistes, il s’agit de bien tout autre chose que de la folie ; si un pays capitaliste aspire à avoir des colonies et à posséder un monopole sur des territoires, si ce pays s’arme pour être, à telles fins, le plus fort possible et si pour de tels armements il dépense des milliards, ce n’est que par manque d’arguments que l’on parle de folie. En fait, des profits énormes affluent des territoires conquis, s’ils sont riches, jusqu’à la métropole. Si l’Allemagne pouvait conquérir comme territoire à exploiter une partie de la Chine ou des Indes néerlandaises, ce sont alors des millions et des milliards qui afflueraient chaque année dans des mains allemandes, de même que des colonies anglaises affluent aujourd’hui des millions et des milliards dans des mains anglaises. La haute finance allemande et le petit groupe de gros industriels et de commerçants qui aujourd’hui dominent l’Allemagne, feraient payer à toute la population allemande les dépenses militaires et navales nécessaires ; mais les milliards de profit ils les garderaient pour eux.
Donc, ils sont tout à fait raisonnables et, de leur point de vue, ils agissent avec une très lucide perspicacité quand ils contraignent le peuple allemand à s’armer et quand ils poussent l’Allemagne dans une guerre d’expansion impérialiste pour s’emparer de colonies. Et c’est avec un parfait bon sens qu’ils rallient à eux la classe moyenne puisqu’en fin de compte, même elle empochera des profits directs. Cette classe moyenne ne vit-elle pas en grande partie du grand capital ? La folie n’est pas du côté des capitalistes, elle n’est pas non plus du côté de la classe moyenne.
Derrière toutes ces classes, derrière les rois et les empereurs, derrière les parlements et toutes les armées se tiennent, cachés et seulement visibles au regard scientifique et perçant, les grands magnats de l’acier, du fer et des mines, la haute finance, les cartels mondiaux, les trusts des transports, les grands concessionnaires et les possesseurs de monopole. Ce sont eux qui dominent les grands mouvements du capital et donc, par voie de conséquence, la société. Ils sont en petit nombre, mais tous leur obéissent. Invisibles, inhumains, sans pitié, sans compassion,, ils règlent les mouvements du capital avec la seule froide raison. La production qui s’étend les a poussés à cette guerre pour permettre au capitalisme, à leur capitalisme, d’obtenir une plus vaste expansion, à le rendre plus important, plus puissant. Afin qu’ils deviennent l’unique puissance mondiale.
Mais le capitalisme et toutes les classes capitalistes sont responsables de cette guerre. Toutes, en effet, suivent le grand capital. Les classes capitalistes sont devenues grâce à lui une entité unique, et c’est en tant qu’entité unique qu’elles sont responsables de ce massacre de masses.
La nature du capital est la production de plus-value. Toujours une plus grande production de plus-value au moyen des instruments de travail les meilleurs. Sa nature, sa vie, son activité, son expansion sont donc toujours en expansion sur toute la terre.
Le moyen d’expansion du capital, lequel est né de la propriété privée des moyens de production et qui se trouve entre les mains de personnes privées, est le conflit.
Cette guerre mondiale naît donc de la nature du capitalisme. Elle est donc une nécessité. Elle est un destin comme on disait autrefois, ou elle est la volonté de Dieu, comme on a dit ensuite. Elle est la nécessaire évolution, le ressort et l’effet du capital moderne, comme nous le pensons aujourd’hui.
La classe capitaliste doit encore accomplir une grande mission dans le monde : l’expansion du capital sur toute la terre.
Elle a encore un pouvoir énorme pour atteindre ce but.
Le prolétariat est encore trop faible ; la partie du prolétariat qui a conscience de son but et de son idéal est encore trop peu importante. Le prolétariat est encore trop faible pour accomplir sa mission qui est l’émancipation du monde du capitalisme.
L’impérialisme et la politique impérialiste extérieure et coloniale, c’est-à-dire l’expansion du capitalisme, c’est-à-dire l’expansion des méthodes de travail les plus évoluées sur toute la terre, cette phase nécessaire dans l’évolution du capitalisme, finissent par produire le socialisme mondial. Mais la façon dont s’accomplit cette évolution du capitalisme menace de ruiner le prolétariat. Et c’est justement la lutte contre ce mode d’évolution qui redonne des forces au prolétariat et le rend mûr pour la liberté.

3 - LE PROLETARIAT.

LE TRAVAIL MONDIAL FACE AU CAPITAL MONDIAL.

Grâce à l’impérialisme, le prolétariat se trouve face à la bourgeoisie dans de nouvelles conditions.
En général, l’impérialisme aggrave les conditions de vie du prolétariat.
Nous devons nous arrêter un peu plus longuement sur ces points.
Si nous voulons reconnaître que le prolétariat doit s’opposer avec toutes ses forces à l’impérialisme, nous devons admettre que l’impérialisme nuit au prolétariat.
En général, la politique coloniale rapporte les plus grands avantages à la société capitaliste.
Ce fut la politique coloniale qui, au seizième et au dix-septième siècle, fit affluer en Europe les métaux précieux, créant ainsi le capitalisme moderne aux Pays-Bas, en Angleterre et en France.
De la politique coloniale naquit le commerce capitaliste et l’industrie capitaliste ; de la politique coloniale naquit le marché transocéanique.
L’Amérique du Nord et du Sud, l’Australie et l’Afrique, sont devenues, grâce à la politique coloniale, des sources de produits agricoles pour l’Europe.
Grâce à la politique coloniale, pour la première fois, naquirent les conditions rendant possibles en Angleterre puis dans les autres pays d’Europe la grande industrie.
Grâce à la politique coloniale, des torrents d’or affluèrent en Europe de la Californie, de l’Australie et du Transvaal qui fécondèrent de nouveau le capitalisme en l’accroissant énormément.
La politique coloniale, donc, apporte l’or, crée de nouveaux marchés et apporte toujours plus de matières premières et de produits alimentaires.
Depuis le dix-septième siècle jusqu’à aujourd’hui, cette force créatrice s’est irrésistiblement développée avec une intensité toujours plus forte.
La politique coloniale créa le capital, elle créa et crée l’industrie et donc aussi le prolétariat.
Donc, la politique coloniale et aussi l’impérialisme peuvent apporter des avantages également au prolétariat.
Ces avantages dépendent seulement des colonies. Il y a des colonies qui rapportent des profits exclusivement à un petit groupe de capitalistes et il y en a d’autres qui rapportent des profits à de nombreux capitalistes, employés, officiers ; au prolétariat, cependant, celles-ci ne rapportent rien ou pratiquement rien. Mais il y a d’autres colonies qui rapportent des profits à une grande partie de la classe capitaliste et à une partie de la classe ouvrière.
Les Indes britanniques et les Indes néerlandaises, avec leurs énormes richesses naturelles et avec leurs populations jeunes et nombreuses, travailleuses et évoluées, rapportent des profits mêmes aux classes ouvrières d’Angleterre et des Pays-Bas sous forme de salaire et de travail. Ainsi, il y a plusieurs pays, par exemple la Chine, sur lesquels le capital a jeté son dévolu.
Si le capital est exporté, disons-nous, dans les Indes néerlandaises, il en résulte : "Exportation d’articles de fer et d’acier, machines, etc., qui sont produits aux Pays-Bas". Le capital néerlandais une fois dans les colonies, pour faire ses achats, à égalité de prix et de qualité, donne la préférence à la métropole. D’où, il en résulte un avantage direct pour l’ouvrier néerlandais.
De plus, la production pour l’exportation dans les colonies, pour les zones de la sphère d’influence et pour les pays faibles, comme par exemple la Chine, occupe de nombreux ouvriers. Ainsi en est-il aux Pays-Bas pour de nombreux ouvriers de l’industrie du textile. Même là, les colonies, les zones de la sphère d’influence, les territoires sous domination, quand les autres conditions sont égales, favorisent la métropole.
De plus, pour le transport dans les colonies, on construit beaucoup dans la métropole, les navires par exemple. Ceci donne à son tour du travail aux ouvriers et a, à son tour, une influence sur les autres industries, par exemple sur l’industrie des mines, des voies ferrées, de l’acier, les mines de charbon.
De plus le commerce avec les Indes néerlandaises orientales et occidentales produit de nombreuses industries comme celles de traitement du riz et du café, de production du cacao, etc.
Enfin, même une partie des gigantesques bénéfices qui sont tirés des Indes reviennent aux classes moyennes et aux ouvriers. Il existe des villes et des régions en métropole qui vivent en partie à l’aide de ces gains et ils font vivre également une partie de la classe ouvrière comme par exemple les ouvriers du secteur de la construction, de la production des objets de luxe, les employés dans les services (laquais divers, etc.).
Tous ces ouvriers réunis forment aux Pays-Bas et encore plus en Angleterre une masse importante.
Et à tous les ouvriers qui pensent seulement à leur avantage direct et qui voient dans le profit du bourgeois leur propre profit, la politique coloniale semble avantageuse. [3]
Et l’impérialisme accroît de façon énorme ces avantages directs et indirects.
Malgré ces avantages directs et indirects, la social-démocratie révolutionnaire est cependant opposée à la politique coloniale capitaliste. Pourquoi ?
Parce que la politique coloniale se fait toujours au moyen de rapines, saccages, assassinats et au moyen de la plus terrible exploitation. [4]
La social-démocratie révolutionnaire ne peut donner son consentement, non seulement au nom de ses plus hauts principes et idéaux d’humanité qu’elle représente, mais aussi pour son propre intérêt. Les ouvriers des colonies sont employés comme concurrents pour pouvoir abaisser les salaires. Les petits paysans et les ouvriers des Indes et des continents opprimés par les Etats les plus puissants sont de futurs socialistes. Le moment approche de plus en plus où non seulement les ouvriers japonais et chinois mais aussi les populations travailleuses de l’Inde et de certaines parties de l’Afrique noire participeront au mouvement ouvrier. Le prolétariat ne doit pas s’aliéner ces ouvriers et ces petits paysans.
Il doit les aider et les assister en tout puisqu’il doit être aidé par eux.
Ils doivent reconnaître dès maintenant qu’ils appartiennent au prolétariat européen, américain et australien.
La politique coloniale provoque des inimitiés entre les ouvriers quand des ouvriers de nationalités différentes y participent. La politique coloniale réveille chez les ouvriers l’impérialisme, le nationalisme et le chauvinisme, pour cette raison elle les divise.
Donc, la politique coloniale peut, dans une certaine mesure et momentanément, apporter des avantages au prolétariat ; à longue échéance cependant et pour ses buts finaux elle est ruineuse pour la classe ouvrière.
La politique coloniale peut, partiellement et en de petites proportions, être utile à une partie de la classe ouvrière (les ouvriers des mines, des chemins de fer, des aciéries, de l’industrie navale, en somme tous ceux que nous avons nommés). A la longue cependant, elle est ruineuse pour la lutte des classes.
Ainsi donc, le prolétariat ne peut pas, pour des raisons générales, soutenir la politique coloniale capitaliste et à cause d’elle il en vient à se trouver dans un âpre antagonisme avec le capital.
Si tout ce que nous venons de dire était caractéristique de la politique coloniale en général, y compris celle des temps anciens, à plus forte raison cela est vrai pour la politique coloniale moderne et capitaliste.
Tout d’abord, l’impérialisme moderne impose aux ouvriers des charges insupportables en temps de paix. Grâce à l’impérialisme, le militarisme croît à l’infini, la législation sociale s’arrête, les impôts et les taxes sur les importations augmentent, la vie devient toujours plus chère, les salaires réels baissent, la réaction se fait plus forte.
En second lieu, en temps de guerre, le prolétariat est écrasé par l’impérialisme. Ses organisations sont écrasées, des charges illimitées lui sont imposées. Il est soumis à la faim et à la misère, au chômage et à la mort, à des souffrances infinies, à des destructions de générations entières ; le progrès est entravé pour des années et des années ; les peuples sont excités les uns contre les autres et du sein de la guerre naissent des ferments de nouvelles guerres.
En troisième lieu, après la guerre la probabilité de progrès pour le prolétariat est très incertaine et elle est peut-être détruite pour des années et des années. Les Etats eux-mêmes, avec cette guerre de longue durée, seront peut-être si appauvris, si couverts de dettes, leur dépression économique et le recul de leur production seront si grands que s’ils veulent poursuivre la course à de nouveaux armements en vue de nouvelles guerres il est possible que l’on assiste à la ruine économique du prolétariat et par conséquent à sa fin comme classe combattante.
En conséquence de tout cela, le prolétariat peut, moins que jamais, s’associer à la politique coloniale capitaliste c’est-à-dire à l’impérialisme.
Tous ces dommages, en effet, sont plus importants que les quelques avantages, directs ou indirects, auxquels nous avons fait allusion plus haut. [5]
Pour toutes ces raisons, le prolétariat se trouve, à cause de l’impérialisme, dans une position encore plus hostile face aux classes possédantes.
En quatrième lieu - et ceci est la principale mutation, l’incommensurable approfondissement et exacerbation, produit par l’impérialisme dans les rapports entre capital et travail - pour la première fois dans l’histoire mondiale, tout le prolétariat international est maintenant uni, grâce à l’impérialisme, en temps de paix comme en temps de guerre, il forme un tout dans un combat qui ne peut être livré que contre la bourgeoisie internationale en son entier.
Voilà ce que l’impérialisme produit de nouveau.
Voilà la donnée nouvelle que l’on doit reconnaître.
Voilà ce que n’ont reconnu ni l’Internationale ni les partis nationaux qui la composent.
Seul celui qui reconnaît cette donnée nouvelle peut comprendre les temps nouveaux, la nouvelle phase dans laquelle, grâce à l’impérialisme, est entrée la lutte entre le capital et le travail.
A la base de tout ceci, à la base de cette reconnaissance, il faut fixer la nouvelle tactique que l’on doit suivre contre l’impérialisme.
Tous les Etats modernes, sans exception aucune [6], menacent continuellement en temps de paix, et écrasent en temps de guerre la totalité du prolétariat.
En temps de paix la bourgeoisie, le gouvernement, le capitalisme allemand avec son impérialisme menacent non seulement le prolétariat allemand, mais également les prolétariats français, anglais, autrichien, russe et leur imposent des charges insupportables. Les capitalismes français, anglais et russes en font autant avec le prolétariat de tous les pays.
En temps de guerre, l’impérialisme allemand détruit non seulement la puissance du prolétariat allemand, mais dans le même temps la puissance du prolétariat français, anglais, russe et autrichien. Les impérialismes russe, français, autrichien et anglais, chacun pour soi et tous ensembles, font de même pour le prolétariat de tous les pays.
Et l’impérialisme domine le monde entier.
Partout l’on s’arme.
Dans cette guerre, la plus grande partie du monde est déjà descendue dans l’arène. La plus grande partie de l’Europe, la plus grande partie de l’Asie, toute l’Australie, une très grande partie de l’Afrique - l’Afrique méridionale, l’Egypte, l’Algérie, la Tunisie, toutes les possessions françaises, anglaises et allemandes - le Canada et peut-être bientôt encore d’autres puissances.
Donc, le capital mondial est, dans ses diverses parties, et pour la première fois, dans les faits et à cause du phénomène de l’impérialisme, comme un tout face au prolétariat mondial.
Pour la première fois, le prolétariat mondial a réellement à faire avec le capital mondial.
Dans la lutte et la politique pratique des socialistes contre les gouvernements de la bourgeoisie, jusqu’à aujourd’hui, le prolétariat de chaque pays se trouvait face à sa seule bourgeoisie nationale.
Semblablement, dans la lutte syndicale, le prolétariat national se trouvait, jusqu’à aujourd’hui, face au capital national.
Les congrès internationaux des partis socialistes avaient pour but de formuler des principes communs, mais non de fixer un plan de guerre commun.
Les congrès des syndicats ne décidaient qu’une aide réciproque, mais rarement de coopération tout au plus dans certains cas spéciaux, et même alors, on ne concevait qu’une lutte d’une petite partie des ouvriers contre une petite partie du capital.
On luttait peu ou pas du tout à l’échelle internationale. Les trusts, la Ligue internationale des entrepreneurs se mouvaient bien dans le sens d’une internationalisation de la lutte. Mais l’impérialisme réussit à faire ce que n’avaient pas pu encore faire les trusts et la Ligue internationale des entrepreneurs, c’est-à-dire unir tout le prolétariat au moyen d’une pression, d’une menace, d’une lutte, l’unir en un tout pour l’action.
Tous les partis bourgeois dans tous les pays sont favorables aux armements et à la guerre. Donc tous menacent en temps de paix et détruisent en temps de guerre la totalité du prolétariat international.
La première guerre impérialiste que se livrèrent les Etats impérialistes, cette guerre à laquelle le capital se préparait depuis 1871 et pour laquelle il s’est aujourd’hui senti en mesure de la déclarer, cette guerre est la culmination du cycle de la lutte des classes enclenché avec la fondation de l’Internationale. Elle pose pour la première fois l’Internationale dans son entier comme une totalité face au capitalisme international.
Et l’impérialisme est un phénomène durable.
La bourgeoisie d’un seul pays n’est donc pas le seul ennemi de l’ouvrier. Au moyen de la fragmentation qui fait voler le prolétariat en des millions d’éclats, qui rend possible l’actuelle exploitation dans les usines et dans les bureaux, au moyen des multiples coupures qui rendent possible l’oppression dans les Etats nationaux, au moyen de tout cela et avec d’autres moyens encore, l’impérialisme pousse la classe ouvrière sur un front unique face au capital. Et ce pour la première fois dans l’histoire universelle.
Sous la menace du capital mondial, face à l’impérialisme mondial, le prolétariat sera, à la suite de cette guerre, une totalité non plus face à une seule bourgeoisie mais face à la bourgeoisie de tous les Etats. [7]
Le mot de Marx dans le Manifeste des Communistes, selon lequel les ouvriers de tous les pays doivent d’abord se débarrasser de leur propre bourgeoisie a été réduit à néant. L’impérialisme a montré qu’il était erroné.

4 - LE NATIONALISME DU PROLETERIAT.

Pour la première fois depuis sa fondation en 1864, l’occasion s’est offerte à la Première Internationale de montrer non par des paroles mais par une démonstration unique de tous les partis qui la composent qu’elle est unique et unie.
Pour la première fois, la dimension strictement nationale de chaque parti pouvait disparaître et se transmuer en une véritable Internationale. La dimension internationale et sans patrie - qui n’était jusque-là qu’un masque, un simulacre et porté comme on porte une belle fleur ou un collier - pouvait alors, dans la lutte contre la course aux armements et contre la guerre, à cause de l’impérialisme, se montrer pleinement dans toute sa force et toute sa puissance.
Qui ne comprend pas que ce serait l’occasion ?
Maintenant que toutes les nations s’apprêtent à la lutte et à combattre pour le même but : la possession du monde.
Quel socialiste n’a pas toujours espéré, attendu et désiré ardemment que se réalise une unique action de tous les partis bourgeois, de toutes les nations du capital international, contre la totalité du prolétariat mondial, contre la classe ouvrière du monde entier ?
Depuis des années et des années déjà on voyait cette guerre approcher.
De nombreux auteurs, parmi lesquels Kautsky en première ligne, avaient expliqué que les antagonismes entre les grandes puissances pourraient déboucher, et très probablement devraient déboucher dans cette épouvantable guerre mondiale et que la révolution pourrait être la conséquence d’une telle guerre.
Dans son livre Le capital financier qui peut être considéré comme la continuation du Capital de Marx et qui traite de la phase du capitalisme postérieure à celle connue par Marx, Hilferding avait illustré les causes qui produisent l’impérialisme.
Les congrès de Stuttgart et de Bâle avaient imposé au prolétariat d’empêcher cette guerre par tous les moyens jusqu’aux plus extrêmes.
Donc, nous étions préparés.
Si ce n’est, que la guerre est encore plus colossale que celle à laquelle nous nous attendions.
Personne n’avait prévu que la participation des Etats capitalistes à cette guerre aurait été aussi générale.
Mais n’était-il pas évident et clair que le capital mondial dans chacune de ses parties luttait pour lui-même en se posant ainsi face au prolétariat mondial ?
Du point de vue de la propagande socialiste, que pouvait-il y avoir de plus important que le fait que la totalité du prolétariat mondial se trouvait entraîné dans cette guerre ?
Aujourd’hui finalement, on assiste au heurt entre le travail et le capital mondial, antagonisme créé par le capitalisme lui-même de par son développement et sans que le prolétariat ne l’ait voulu.
D’une part le capitalisme qui, avec ses manifestations les plus modernes et les plus puissantes - monopoles, trusts, capital bancaire concentré - a provoqué la guerre destructrice des ouvriers et de la terre ; de l’autre côté, le prolétariat qui ne voulait pas la guerre et qui s’y opposait avec la dernière fermeté.
Quel magnifique progrès depuis 1864, depuis 1871, date de la dernière guerre en Europe occidentale ! A cette époque, une guerre entre deux nations capitalistes avait été la cause de la consolidation d’un peuple qui voulait devenir un Etat. Petit début de ce qui allait devenir l’Allemagne. Et alors, en conséquence, seuls quelques ouvriers s’y opposèrent individuellement.
Maintenant, il s’agit d’un heurt mondial des peuples unis et compacts de tous les pays, exceptée l’Amérique, pour la domination du monde, afin que le capital s’engage dans sa dernière marche triomphale sur la terre et en faveur de la consolidation du capital mondial. Et face à ces puissantes forces, des millions et des millions d’ouvriers unis auraient dû se défendre contre le capital qui les avait opprimés pour son propre compte avec des charges infinies et qui maintenant tentait de se servir d’eux comme chair à canons ; contre le capital qui, au moyen d’un armement dément et sauvage et avec une guerre aveugle et aux conséquences incommensurables, les exposaient maintenant à de nouvelles armes, à de nouvelles guerres et les menaçait donc de ruine.
Qu’y a-t-il de plus simples, de plus claires qu’une protestation et qu’une action unifiée ne reculant devant aucun moyen de la part des ouvriers contre le danger de tous les Etats ? De tous et de chacun.
Quelle chose aurait été plus simple ? Quelle action aurait été plus naturelle, quel acte aurait été plus splendide dans ses conséquences pour la propagande, l’organisation et la révolution, quelle action aurait pu davantage illuminer les masses jusque dans les coins les plus obscurs et les plus éloignés qu’une lutte unique dans tous les pays, menée de la même façon par tous les membres de l’Internationale contre cette guerre ? Comme il aurait été clair, important et attirant pour tous les ouvriers et même pour une partie de la petite-bourgeoisie et de la classe moyenne qu’il se fût tenu dans tous les parlements le même langage et que dans tous les pays se fussent accomplies les mêmes actions
Et encore une fois : Quoi de plus simple, de plus clair et de plus en cohérence avec la réalité des faits et des conditions matérielles ? Le travail du monde entier pour la première fois face au capital mondial.
C’est ce qui aurait dû se passer pensait-on.
Mais le cours des événements fut tout autre. Au lieu de la lutte contre le capital, on eut la soumission au capital et la coopération avec le capital ; au lieu de l’unité des ouvriers, on eut la division des ouvriers en autant de parties qu’il y a de nations ; au lieu de l’internationalisme ce fut le nationalisme et le chauvinisme.
Seuls les socialistes serbes votèrent au parlement contre la guerre, les socialistes russes s’abstinrent de voter en quittant l’assemblée. [8]
En Allemagne, les socialistes ont accordé des milliards au gouvernement, en Autriche-Hongrie ils ont approuvé la guerre.
En France et en Belgique, ils sont entrés dans les ministères bourgeois pour faire la guerre.
En Angleterre, le parti ouvrier a conseillé de s’engager dans l’armée.
En Suède, en Norvège, au Danemark, en Suisse et aux Pays-Bas, les socialistes ont accordé des crédits de guerre pour la mobilisation, pour le maintien de la neutralité, c’est-à-dire des crédits pour la guerre, pour la guerre impérialiste. [9]
Dans presque tous les pays, donc, au contraire d’une lutte contre la bourgeoisie, ce ne fut que coopération avec la bourgeoisie.
Un bon connaisseur de la social-démocratie internationale aurait cependant pu prévoir tout ceci depuis longtemps. Le congrès de Stuttgart fut le dernier où l’on prit sérieusement position contre l’impérialisme. A Copenhague, on commença à fléchir et à Bâle ce fut la débandade.
Il apparaissait que la social-démocratie devenait d’autant plus peureuse que l’impérialisme se renforçait, que le danger de guerre se faisait grand et proche. A Bâle, on fit encore jouer la fanfare ; mais dans les phrases vides de Jaurès, dans les vaines menaces de Keir Hardie, dans les vils sanglots de Victor Adler sur la ruine de la culture, dans les paroles molles et insignifiantes de Haase, dans les vaines fanfaronnades du congrès lui-même on percevait déjà l’impuissance et la répugnance, l’aversion envers toute action.
Pire encore : déjà alors on affirmait l’intention de marcher avec la bourgeoisie. [10]
La bourgeoisie, qui, exercée par sa propre putréfaction, a un odorat très développé pour sentir la pourriture morale, a immédiatement senti l’odeur de pourriture qui émanait de ce congrès et de l’Internationale. Elle comprit que d’un tel congrès il n’y avait rien à craindre. Elle mit la cathédrale de Bâle à notre disposition. Et quel lieu aurait été plus adapté à l’hypocrisie de la social-démocratie et à un congrès qui disait une chose et en pensait une autre qu’une église, dans laquelle depuis des siècles et des siècles était proclamée, jour après jour, l’hypocrisie chrétienne.
Maintenant nous allons expliquer quelles sont les causes qui ont fait naître cette impuissance et cette hypocrisie.
Mais avant de le faire, nous voulons, avec l’exemple de l’Allemagne, démontrer avec force détails à quel point est arrivée l’Internationale, à quelle honte et à quel dommage pour elle-même, à quelle scission interne, pour ne pas avoir osé mener jusqu’au bout la lutte contre la guerre impérialiste du capitalisme mondial et pour ne pas s’être présenté uni comme un unique prolétariat dans cette lutte contre la guerre.
Et dans le même temps, nous trouverons l’occasion de réfuter les principales raisons qu’elle a fournies pour expliquer sa conduite.

5 - L’EXEMPLE DE L’ALLEMAGNE.

LES MOTIFS DU NATIONALISME PROLETARIEN ET LA REFUTATION DE CES MOTIFS.

Soit l’exemple de l’Allemagne.
Cette guerre est la guerre de l’Allemagne.
Non dans le sens où une autre des grandes puissances aurait une responsabilité moindre. Non dans le sens où une autre puissance aurait été en une moindre mesure que l’Allemagne cause de cette guerre.
Mais dans le sens où l’Allemagne a préparé la guerre mieux que tous les pays, a fourni les plus grands efforts, a été poussée par les plus grandes forces matérielles et spirituelles et vise au but le plus grand. Pour ces raisons elle doit être l’agresseur et - en la considérant du pur point de vue capitaliste, technique et économique et sans tenir compte d’aucun autre facteur - mérite de vaincre.
Grâce à ses efforts, l’Allemagne est devenue après 1870, le second des grands Etats capitalistes d’Europe.
Mais l’Allemagne, est supérieure à l’Angleterre pour l’organisation de l’industrie, du commerce, des communications et des banques. Dans ces secteurs elle est nettement plus puissante. Avec les Etats-Unis d’Amérique, l’Allemagne est l’unique Etat capitaliste organisé de façon moderne. Son absolutisme, sa puissante classe des junkers, et par voie de conséquence sa bureaucratie et son armée, en union avec son système bancaire centralisé, avec son commerce concentré, avec son industrie et ses transports, en ont fait un modèle d’Etat impérialiste, l’unique parfait Etat impérialiste du monde. L’Allemagne allie les puissants moyens de la bourgeoisie avec ceux de la monarchie absolue. Grâce à tout cela, ses énergies et sa force expansive sont plus fortes que celles de l’Angleterre privée de ses colonies.
Mais la possibilité d’une expansion parfaite a été ôtée à l’Allemagne car elle a accédé trop tard au rang de grande puissance. Les territoires les plus riches du monde étaient déjà possédés par les autres puissances. Et ces dernières se sont arrangées pour que l’Allemagne n’ait rien ou pas grand-chose. Toutes les tentatives de l’Allemagne pour se procurer des territoires qui correspondent à sa puissance échouèrent complètement ou presque complètement. La France s’empara du Maroc, la Belgique du Congo et l’Angleterre de la plus grande partie de l’Afrique restante ; de plus l’Allemagne ne put avoir pour elle seule la voie ferrée aboutissant à Bagdad car les lignes latérales qui y aboutissaient, à droite comme à gauche, tombèrent en d’autres mains. Ce qu’elle réussit à obtenir en Asie est dérisoire et il lui resta bien peu en Afrique. De gigantesques profits que le capitalisme allemand aurait pu amasser grâce aux monopoles coloniaux et aux sphères d’influence monopolistes, lui restèrent interdits.
Le capitalisme allemand en vint donc à ressembler à une chaudière à vapeur dont la vapeur ne peut pas sortir. L’Allemagne ne pouvait pas faire travailler ses capitaux selon son désir. La France, l’Angleterre, la Russie s’efforçaient depuis des années de contrer l’expansion de l’Allemagne au profit de leur capitalisme respectif.
L’Allemagne ne pouvait pas le supporter plus longtemps. Et c’est pour cette raison qu’elle s’est préparée depuis de nombreuses années à cette guerre pour pouvoir conquérir l’espace dont on voulait la priver.
C’est à cette fin que fut lancé en 1903 l’emprunt de plusieurs milliards et la création de la Banque de l’Empire, la meilleure de toutes les autres banques nationales.
L’Allemagne veut maintenant mettre fin à son étroitesse, elle veut briser ses fers. Elle veut maintenant le Maroc, une grande partie du reste de l’Afrique française, elle veut les possessions françaises de l’Asie orientale, le Siam et la Cochinchine. Elle veut le Congo belge. Elle veut des possessions anglaises ; peut-être en Afrique méridionale. Elle veut s’emparer de la voie continentale vers l’Inde. Elle veut la domination économique et politique sur une grande partie de la Chine. Pour atteindre ces buts, l’Allemagne veut soumettre la Belgique et les Pays-Bas ou au moins réduire ces deux pays en condition de dépendance. C’est tout cela que l’Allemagne veut obtenir et elle veut tenter d’y arriver au moyen de cette guerre. Et en réalité, du point de vue capitaliste et économique, le capitalisme allemand est dans son bon droit. Dans le monde capitaliste, le plus fort mérite la meilleure part. En se plaçant du point de vue du progrès purement capitaliste et non de notre point de vue, non du point de vue de l’évolution du prolétariat et de sa lutte pour atteindre la puissance et l’unité, on pourrait espérer la victoire du capitalisme allemand [11].
L’Allemagne avec sa force organisatrice, avec son système bancaire concentré, avec ses industries d’armement centralisées, avec son commerce, avec son industrie, pourrait tirer un profit bien plus énorme de ces territoires que ne le font l’Angleterre, la Belgique, les Pays-Bas, la France et le Portugal ! Elle contribuerait bien plus à l’évolution du capitalisme dans le monde !
Le capitalisme allemand sait parfaitement qu’est arrivée l’heure où il doit agir. En fait, si avec l’affaiblissement de la Turquie, la Russie s’empare de la Roumanie, la France de la Syrie et d’une partie de l’Asie Mineure, l’Angleterre de l’autre partie, de l’Egypte et de l’Arabie et si l’Angleterre et la Russie s’emparent de morceaux de la Perse, alors toutes les chances de conquête d’un grand territoire asiatique s’évanouissent pour l’Allemagne. Et si l’Angleterre s’empare encore de la route du Caire au Cap, et si la Chine, dans quelque temps, devient puissante et indépendante, alors - car il est difficile à des Européens de s’emparer de l’Amérique du sud - l’Angleterre sera maîtresse d’une grande partie du monde [12] ; la Russie, les Etats-Unis et plus tard la Chine seront ses uniques concurrents et pour l’Allemagne, le moment de se tailler un empire mondial sera définitivement passé.
Donc, dans cette première guerre impérialiste mondiale, l’Allemagne est la force motrice avant tout à cause des tendances expansionnistes qui la poussent au-delà des frontières de l’Empire, ensuite à cause de la forme prise par son impérialisme, en troisième lieu à cause de son action contre les puissants Etats qui de tout côté s’opposent à son expansion, et enfin à cause de son plus grand objectif qui est celui de tous les Etats contemporains.
L’Allemagne doit donc être l’exemple avec lequel nous devons illustrer la politique impérialiste et ses conséquences en les opposant à la position du prolétariat.
D’un autre côté, l’Allemagne a aussi la plus forte des classes ouvrières. Déjà Marx avait dit que "les communistes de tous les pays tournent leur regard vers l’Allemagne". Celle-ci a accompli son évolution capitaliste dans des conditions et des circonstances beaucoup plus modernes que celles dans lesquelles les autres pays d’Europe accomplirent cette évolution. En conséquence de cela, le prolétariat allemand est organisé et entraîné mieux qu’aucun autre, et moins que les autres chargé de traditions bourgeoises.
En Allemagne, les capitalistes les mieux et les plus fortement organisés font donc face aux ouvriers les mieux organisés. Le parti socialiste a plus d’un million de membres ; il récolta aux élections plus de quatre millions de votes ; les syndicats comptent de deux à trois millions d’adhérents. Un très grand nombre d’ouvriers lit chaque jour les journaux socialistes.
Et comme en Allemagne, beaucoup plus qu’en Angleterre le capital est organisé en trusts, cartels et banques centralisées, de même en Allemagne, beaucoup plus qu’en Angleterre, les sociétés ouvrières sont arrivées elles aussi à l’unification et à une puissante centralisation.
De tout ceci, il résulte que l’antagonisme entre les classes capitalistes et les classes ouvrières en Allemagne est plus aigu que dans tous les autres Etats d’Europe occidentale. L’absolutisme du système des junkers et les charges militaires aiguisent encore cet antagonisme au maximum.
Et donc la bourgeoisie la plus puissante et la plus impérialiste fait face au prolétariat le plus socialiste.
Dans ce pays mieux qu’ailleurs on peut reconnaître clairement l’antagonisme entre le capitalisme impérialiste qui veut assujettir et asservir tous les habitants de la terre et le socialisme prolétarien qui veut les émanciper.
Et pourtant, c’est précisément la classe ouvrière allemande qui tant directement qu’au moyen de ses représentants au Reichstag a donné l’exemple de la coopération avec l’impérialisme. C’est justement en Allemagne qu’on a approuvé le budget de la guerre. C’est justement en Allemagne que les ouvriers sont allés à la guerre non seulement sans résistance notable mais souvent même avec enthousiasme.
Comment tout cela a-t-il pu arriver ? [13]
Quelles sont les justifications alléguées par les ouvriers allemands ?
Avant que nous passions à cet examen, nous devons, avant toute chose, dire quelque chose à propos de la guerre, quelque chose à laquelle nous avons fait jusqu’ici simplement allusion et qui donnera de la force à la réfutation de ces raisons qui furent alléguées par les socialistes en général et par les socialistes allemands en particulier pour justifier leur participation à la guerre.
Au cas où cette première guerre impérialiste mondiale durerait longtemps - et étant donné les forces gigantesques et les ressources quasi inépuisables de l’Angleterre, de l’Allemagne et de la Russie, il faut tenir pour probable qu’elle durera longtemps, très longtemps - il est possible qu’on assiste à un effondrement de la société européenne.
Aux centaines de milliards que, dans ce cas, la guerre coûtera à l’Europe pour l’armement et le maintien de ses armées, on doit encore ajouter les destructions dans les villes, sur les continents et sur les mers, ainsi que la valeur de la force de travail de millions d’ouvriers mutilés ou assassinés et enfin de la valeur des marchandises qui n’ont pu être produites.
Après la guerre, il faudra payer les intérêts pour les centaines et centaines de milliards empruntés.
Mais alors, il est possible que les pays européens en soient tellement affaiblis qu’ils ne puissent faire repartir leur machine productrice et acheter dans les autres continents les matières premières nécessaires qu’avec les plus grandes difficultés.
Bien évidemment, c’est le prolétariat qui souffrira le plus de cette guerre. Alors - peut-être après une phase de prospérité partielle, brève et seulement apparente - il faut s’attendre à une énorme et longue crise accompagnée de chômage.
Mais ce n’est pas encore le pire car tout cela pourrait peut-être s’arranger après un certain temps.
Il y a encore une menace bien pire.
Celui qui veut comprendre les conséquences de cette première guerre impérialiste mondiale doit essayer d’entrevoir son issue.
Deux conclusions sont possibles.
Il est possible qu’un des deux camps soit vainqueur.
Aucun pourtant ne peut détruire l’adversaire. Si l’Allemagne l’emporte, elle écrasera peut-être la Belgique et la France. Elle ne peut pas pourtant détruire la puissance de l’Angleterre. Et il est encore moins possible à l’Allemagne de vaincre définitivement la Russie. [14]
Si donc l’Allemagne vainc, la Russie et l’Angleterre recommenceront immédiatement à s’armer ; et elles le feront précisément avec une énergie infiniment plus forte qu’auparavant. Et alors une nouvelle guerre menacera.
Si au contraire c’est la Russie, l’Angleterre et la France qui l’emportent, elles ne pourront pas écraser l’Allemagne trop forte à l’intérieur de ses frontières. [15]
Si donc, ces pays vainquent, l’Allemagne recommencera à nouveau à s’armer avec des forces encore plus puissantes qu’auparavant et une nouvelle guerre sera imminente.
Il peut se faire aussi qu’aucun des deux camps ne puisse vaincre et que tous les pays soient trop faibles pour pouvoir continuer à combattre et doivent donc conclure la paix. Mais alors, dès qu’ils le pourront, ils recommenceront tous à s’armer à nouveau pour recommencer la guerre dès qu’ils seront redevenus assez puissants.
A notre avis voici les deux seules issues possibles à cette guerre.
Mais dans les deux cas, cela signifie l’écrasement du prolétariat par l’impérialisme.
Si l’on impose encore des impôts et des charges pour financer une nouvelle course aux armements devant conduire à une nouvelle guerre au prolétariat déjà épuisé par la longue guerre et ses conséquences et subissant pour une longue période le chômage, il ne pourra pas supporter cette charge et demeurer une classe organisée et combative. [16]
La grave misère matérielle causée par la guerre et par la dépression économique, l’aura spirituellement épuisé et aura diminué sa force de résistance ; un nouvel impérialisme, de nouveaux armements et une nouvelle guerre détruiront sa force économique. [17]
Dans cette première guerre mondiale, donc, c’est l’existence des ouvriers et bien entendu des ouvriers comme classe combattante qui est en jeu.
Le prolétariat devait donc, étant donné cette possibilité, combattre avec acharnement et avec tous les moyens l’impérialisme et la guerre mondiale. A la fois pour préserver son avenir et pour sa propre conservation.
De plus - comme nous l’avons déjà vu - après cette guerre de nombreuses autres guerres pour la possession monopolistiques d’une grande partie du monde menacent d’éclater.
Pour cette raison également, le prolétariat devrait s’apprêter à se défendre de toutes ses forces.
Examinons maintenant les raisons que les socialistes allemands - et avec eux les socialistes français, belges, anglais, etc. - mettent en avant pour justifier leur participation à la guerre mondiale.
Ils disaient : "Avant le déclenchement de la guerre nous avons tout fait pour l’empêcher." Or ceci est faux. Le moyen le plus efficace contre l’impérialisme, l’action des masses, n’a pas été employé.
Ni pendant les années d’avant-guerre, quand les masses auraient pu faire trembler les classes dominantes devant la puissance du prolétariat et les faire reculer effrayées à la pensée de la guerre, ni ensuite quand la guerre est venue.
Les autres raisons invoquées pour défendre la collaboration volontaire à la guerre une fois celle-ci éclatée sont de trois ordres. Elles dérivent :

Premièrement de la nature de la guerre de défense.
Deuxièmement de l’intérêt du prolétariat à la victoire de l’un des deux camps.
Troisièmement de la nécessité de tenir l’ennemi hors du pays pour défendre sa propre existence, son propre pays, sa propre nation. Nous examinerons l’une après l’autre ces raisons.

La social-démocratie allemande déclare : la Russie a agressé l’Allemagne, nous devions donc nous défendre.
Nous avons déjà vu plus haut que ceci n’est qu’apparence.
Le capitalisme allemand, au moyen de son impérialisme, est, autant que le capitalisme russe, l’agresseur.
Il n’est donc pas vrai que la social-démocratie allemande fasse une guerre de défense.
Mais qu’en est-il de l’intérêt du prolétariat mondial ?
Vous dites : c’est dans l’intérêt du prolétariat mondial que l’Allemagne cherche la victoire en Russie ; la Russie est un pays despotique dans lequel les ouvriers ne jouissent d’aucune liberté.
Les Français, les Belges et les Anglais de leur côté disent : il est bénéfique pour le prolétariat mondial que la France et l’Angleterre l’emportent puisque l’Allemagne est un Etat absolutiste où gouvernent les junkers et dans lequel la constitution n’est encore qu’une vaine apparence.
Qui a raison ?
Nous répondons : aucun des deux n’a raison. La situation en Europe est telle que, dans tous les pays, exceptée la Russie, la classe ouvrière vit dans des conditions quasi identiques de liberté et d’esclavage. Les désavantages d’un pays sont compensés par ceux de l’autre. Même en Russie, la démocratie progresse grâce à la force des ouvriers.
Et ce processus de nivellement de toutes les classes ouvrières européennes est en permanence influencé de la façon la plus favorable par l’industrialisation de tous les Etats.
Que signifie donc tout ceci ?
Cela signifie que cette guerre et toute future guerre impérialiste mondiale des Etats européens (et nous pouvons ajouter nord-américains et australien vont causer des dommages terribles au prolétariat s’il accepte de s’entredéchirer ; il n’en retirera profit que s’il combat uni contre la guerre, comme une totalité, contre la bourgeoisie européenne, contre la bourgeoisie mondiale.
Mais ajoutons encore autre chose.
Vous dites : "Nous devons nous défendre contre l’impérialisme russe". Et pour cela vous aidez l’impérialisme austro-hongrois. Vous aidez l’impérialisme autrichien qui est l’ennemi du prolétariat serbe.
Et pour pouvoir vous défendre contre la Russie, vous devez chercher à anéantir le prolétariat français, belge et anglais.
Pour pouvoir vous sauver de l’absolutisme de la Russie, vous devez abandonner le prolétariat français, belge et, si possible, également néerlandais et danois à la merci de l’absolutisme allemand.
Est-ce ceci la juste tactique prolétarienne ? Est-ce ceci l’intérêt du prolétariat ?
Et nous ne parlons même pas ici des prolétariats américain, asiatique et africain que vous combattez.
L’aide que vous donnez à l’impérialisme autrichien, la tentative que vous faites d’écraser les prolétariats français et anglais et une grande partie du prolétariat mondial, le seul fait que vous devez, pour repousser l’agression russe, tenter de détruire ces prolétariats, ces simples faits démontrent que votre tactique, la tactique de coopération dans une guerre de défense - même si cette guerre avait été une guerre de défense - est injuste et inutilisable. [18]
Et ce qui vaut pour vous, vaut pour toutes les autres nations.
Le fait que, en suivant cette tactique, les prolétariats des différents pays tentent de se détruire réciproquement, montre la nécessité d’observer toute la question de la guerre contre l’impérialisme d’un autre mode, d’un point de vue plus élevé, non plus selon l’ancien point de vue national, non plus du point de vue de la guerre d’agression ou de défense, mais du point de vue de la lutte du prolétariat international uni contre l’impérialisme international.
Et l’on doit avoir présent à l’esprit encore une autre chose.
En combattant les impérialismes russe, français et anglais, vous renforcez votre propre impérialisme, l’impérialisme allemand. Vous renforcez vos ennemis qui ne sont pas les Russes, mais votre propre classe dominante.
Si votre gouvernement, avec votre aide, vainc la Russie, l’Angleterre et la France, alors vous aurez renforcé votre propre impérialisme, vos princes, vos junkers et vos capitalistes. Alors votre joug deviendra plus pesant. Alors vous aurez abattu dans le même temps vos propres frères en Angleterre, en France, en Russie et dans tous les pays que vous combattez et vous vous serez défaits vous-mêmes. Alors, après une victoire de l’Allemagne, les prolétariats non-allemands seront affaiblis, leur gouvernement respectif leur rendra la vie insupportable à cause de la nouvelle course impérialiste aux armements et votre gouvernement y répondra avec des dépenses toujours plus importantes pour les armements ce qui lui permettra de vous opprimer toujours plus. Ainsi vous serez encore plus esclaves qu’avant.
Voilà le changement apporté par l’impérialisme.
Toutes les nations puissantes aspirent à agrandir leur territoire. Et cette aspiration ne peut être réalisée Que par la guerre. Le prolétariat donne son consentement à la guerre et ainsi il menace et détruit le prolétariat d’une autre nationalité. Il affaiblit ainsi ses propres frères et revigore l’impérialisme en général, l’impérialisme de tous les Etats et avant tout l’impérialisme de sa propre classe dominante. Donc, il s’affaiblit lui-même ainsi que tout le prolétariat.
Les choses se résument ainsi : un prolétariat national ne peut plus, avec sa bourgeoisie, repousser ou attaquer une autre nation sans entraîner en même temps les autres prolétariats et lui-même à la ruine. Voilà la nouvelle situation créée par l’impérialisme.
Vous avez donc le choix : ou avec votre gouvernement contre le prolétariat d’un autre pays, de plusieurs pays ou même de tous les autres pays, ou avec le prolétariat de tous les pays contre votre gouvernement.
L’époque du nationalisme pendant laquelle les ouvriers pouvaient être et vivre nationalement tout en ayant un discours internationaliste est finie. L’époque des discours internationaux et de la pratique nationale est terminée.
La social-démocratie allemande dit : "L’Allemagne peut très bien être coupable pour son impérialisme ; mais après que nous ayons tout tenté pour empêcher la guerre et que la Russie nous ait attaqués, nous devions donc nous défendre."
La comparaison qui était peut-être juste du temps de Marx ne l’est plus maintenant. Alors, il s’agissait de s’adapter au nouvel ennemi stratégique qui n’était pas seulement l’ennemi de la bourgeoisie mais aussi celui des ouvriers. Maintenant cependant les choses ne sont plus ainsi. Aujourd’hui c’est le prolétariat qui est agressé. Il est agressé aussi bien par sa propre bourgeoisie que par la bourgeoisie étrangère. Bien sûr, le prolétariat doit se défendre contre son ennemi et même le jeter à terre. Mais son ennemi n’est plus seulement l’étranger mais c’est aussi l’impérialisme y compris celui de sa propre bourgeoisie.
L’impérialisme russe attaque l’impérialisme allemand. L’impérialisme allemand attaque l’impérialisme russe. Mais l’impérialisme russe et l’impérialisme allemand attaquent tous deux le prolétariat allemand de même qu’ils attaquent tous les deux le prolétariat russe. Et il en est ainsi dans tous les pays. Les impérialismes de tous les pays attaquent simultanément les prolétariats de tous les pays.
Les temps ont changé. Le capitalisme s’est tellement développé qu’il ne peut continuer à se développer ultérieurement qu’en massacrant le prolétariat de tous les pays.
Un capitalisme mondial est né et il se retourne contre le prolétariat mondial.
Donc il est faux que les intérêts du prolétariat exigeassent d’approuver la guerre une fois que celle-ci fût déclenchée.
Passons maintenant à l’argument de la défense des ouvriers, de la nation et de la nationalité.
La social-démocratie allemande soutient, qu’une fois la guerre déclarée, le prolétariat doit repousser l’ennemi pour échapper à la terreur de l’invasion, de l’assassinat, du saccage, de l’incendie ; et que les ouvriers doivent se défendre pour l’amour de leur pays, de leur classe, de leur nation.
C’est leur argument le plus fort.
Nous répondons que, par principe, l’impérialisme en général est pour le prolétariat incomparablement plus dangereux que la guerre et que l’invasion. En effet, l’impérialisme est quelque chose de durable qui menace le prolétariat européen.
Pour cette raison, à n’importe quel prix, et peut-être même au prix d’une invasion, le prolétariat doit s’opposer à l’impérialisme et à la guerre de l’impérialisme.
De ceci également nous apporterons la preuve détaillée. Vous dites : "C’est notre instinct de conservation qui nous pousse à défendre notre patrie."
Nous répondons à cela : l’impérialisme vous menace plus comme prolétaires que comme allemands. Une série de guerres impérialistes pour la possession du monde, en impérialisme toujours plus puissant menace votre classe.
C’est donc votre existence en tant que prolétaires qui est remise en cause. Vous utilisez donc faussement, aveuglément et inconsciemment votre instinct de conservation - dans ce cas votre patriotisme. Cet instinct de conservation vous devez l’employer d’une autre façon, consciemment et opportunément ; et au lieu de combattre aux côtés des Allemands pour l’impérialisme allemand, vous devez combattre avec les prolétaires du monde entier contre l’impérialisme.
Vous dites : "Si nous nous soulevons contre l’impérialisme allemand, nous tomberons par dizaines de milliers puisque le gouvernement nous attaquera." Nous répondons : "C’est la guerre qui vous fera mourir par centaines de milliers, peut-être par millions."
Vous dites : "Avec la lutte révolutionnaire contre l’impérialisme allemand nos organisations, qui sont notre unique force, seront détruites."
Nous répondons : "L’impérialisme allemand, avec cette guerre, rend vos organisations impuissantes et il les rendra encore plus impuissantes après la guerre par une nouvelle course aux armements et par de nouvelles guerres." Nous répondons : "L’organisation n’est pas une fin mais un moyen pour la lutte." [19]
Vous dites : "Mais nos villes, nos terres seront dévastées par l’ennemi si nous ne le repoussons pas." Nous répondons que pour le prolétariat international, à présent sous le joug de l’impérialisme du vingtième siècle, si une ville ou une contrée est détruite, peu importe qu’elle fût allemande, belge, française ou russe.
Nous répondons que vous avez le choix entre deux voies : ou vous approuvez la guerre et la dévastation de votre pays ou d’un autre pays ; ou vous résistez collectivement avec tous les autres prolétariats contre la guerre.
Nous répondons que l’impérialisme menace de ruine l’Europe, votre pays et le monde, non seulement maintenant mais pour de nombreuses années.
Nous répondons que vous devez décider : ou vous voulez vous associer pendant de nombreuses années à la dévastation de pays entiers ou vous voulez commencer, une fois pour toutes, à mettre fin à toutes les dévastations.
Nous répondons que vous devez vous unir au prolétariat international pour mettre un frein à la dévastation du monde.
Nous répondons qu’aujourd’hui, sous la domination de l’impérialisme, l’internationalisme l’emporte sur la nationalité.
Mais vous dites : "Si nous ne nous défendons pas, les Russes nous anéantirons, nous les ouvriers, en tant qu’individus et tant que classe. Et nous ne pouvons pas le tolérer."
Nous répondons : "Ce n’est pas seulement l’impérialisme russe qui est cause de ce phénomène. C’est aussi l’impérialisme allemand. Votre impérialisme allemand assassine des centaines de milliers de fils de votre peuple."
Et si vous ne faites pas attention, si vous faites la guerre en tant que laquais de l’impérialisme, même après la paix l’impérialisme allemand continuera à vous écraser en tant que classe. Il le fera grâce à de nouveaux armements et une nouvelle guerre. Vous n’en êtes qu’au début. Toute la préparation à la lutte de votre classe, de votre parti ouvrier allemand est menacée par l’impérialisme mondial comme par l’impérialisme allemand. Nous répondons : "L’impérialisme mondial menace la classe ouvrière du monde entier."
Nous répondons que vous devez vous défendre jusqu’au bout, non pas avec la bourgeoisie allemande contre l’anéantissement de la classe ouvrière allemande, mais avec le prolétariat du monde contre l’anéantissement de la classe ouvrière mondiale.
Vous dites : "Mais notre nation sera détruite si nous ne repoussons pas la Russie. La Russie, en effet, est un pays barbare et despotique, et sa victoire signifie la conquête et la retombée de notre pays dans la barbarie."
Nous répondons comme nous l’avons déjà fait : "cette raison valait quand la Russie était un pays asiatique. Aujourd’hui, elle ne vaut plus."
Aujourd’hui, grâce à l’héroïsme du prolétariat russe, la Russie n’est plus un pays asiatique, mais il est sur la voie de l’Europe occidentale.
Elle a un parlement. Son agriculture prend son essor sous l’influence des effets de la révolution. Le marché intérieur traverse une période de rapide développement, on peut présumer que l’industrie arrivera à la prospérité et alors la Russie... sera l’égale de la Prusse.
Et de plus elle a un prolétariat qui, du point de vue politique, compense sa faiblesse numérique grâce à son intelligence et sa force de volonté.
Avant longtemps, le prolétariat russe fera que les conditions russes deviendront semblables à celles d’Europe occidentale.
Vous ne pouvez, vous ne devez plus combattre un autre prolétariat.
Nous répondons : "Pour les grandes nations comme l’Allemagne, la Russie, l’Angleterre et la France, il n’y a aucun danger que la nation ne succombe."
Ni la Russie, ni la France, ni l’Angleterre n’annexeront l’Allemagne de même que l’Allemagne n’annexera aucun de ces pays. [20]
Pour la Russie, ce n’est pas Königsberg mais Erzerum qui était en jeu ; pour l’Allemagne l’enjeu n’était pas Calais, Boulogne, Chemnitz ou l’Irlande mais la Mésopotamie et le Congo ; quant à la France, les enjeux n’étaient pas des territoires européens, même pas l’Alsace, mais particulièrement la Syrie, des territoires africains, des territoires asiatiques, etc.
Nous répondons : "Mais même s’il en avait été ainsi, même si votre nation, si votre nationalité, si une partie de votre pays avait été menacée, la continuelle menace de votre nation et de toutes les nations impérialistes avec leurs guerres est bien pire avec sa conséquence possible : la ruine du prolétariat."
C’est justement l’impérialisme qui menace réellement le bonheur, le bien-être, et même peut-être l’existence de la nation.
Nous répondons : "C’est votre bourgeoisie qui laisse à entendre que cette guerre, que toute guerre impérialiste est une guerre pour la protection et pour la défense de votre pays ou de votre nation."
Ils vous trompent pour pouvoir vous avoir comme soldat pour l’accomplissement de leur propre but, de leur fin véritable qu’ils ne vous dévoilent pas et pour pouvoir vous convaincre de vous laisser conduire au massacre.
Pour cette raison, ils vous disent que la guerre, comme ceci se produisit plusieurs fois par le passé, est une guerre pour la patrie, pour la nation. Leur but est en fait l’extension de leurs possessions tout particulièrement dans les colonies en asservissant des peuples plus faibles au-delà des océans et en asservissant des prolétaires dans tous les pays.
Vous combattez pour leur puissance mondiale et pour leur profit.
Nous vous répondons que quand vous aurez augmenté leur puissance et leurs profits, ils vous opprimeront d’autant plus durement vous et vos frères de l’extérieur.
L’impérialisme rapportera aux classes dominantes des profits et à vous des dommages terribles. Il vous couvre d’impôts et entrave tout progrès. I1 détruit l’unité du prolétariat international, il vous assassine, il vous menace de ruine. Il continue à faire ainsi. Plus vous renforcez l’impérialisme et plus il réalisera tout ceci. Et il le fera pendant encore de nombreuses années.
Vous dites : "Mais il y a des prolétariats plus forts que d’autres et tant qu’il en sera ainsi toute action simultanée contre la guerre mondiale est impossible. En effet, le prolétariat le plus fort s’opposera à son gouvernement avec une force plus grande que ne le pourra le prolétariat le plus faible, il affaiblira l’armée et l’action de sa propre nation plus que ne le fera l’autre prolétariat ; et alors l’ennemi vaincra."
Nous répondons, en connexion avec ce que nous avons dit ci-dessus sur la nationalité, que sous la domination de l’impérialisme, peu importe au prolétariat considéré dans sa totalité qui sera le vainqueur. [21].
Nous répondons que pour le prolétariat dans son ensemble la chose la plus importante est qu’il combatte comme un tout l’impérialisme, qu’il se renforce comme un tout et qu’il se défende contre le capitalisme qui veut sa ruine.
Nous répondons qu’aujourd’hui, alors que le capital mondial s’apprête à conquérir la terre et qu’à cette fin il a déclenché la première guerre mondiale impérialiste, au moment où commence la lutte entre le capital et le travail et où le capital mondial se retourne contre le prolétariat mondial au moyen d’une oppression, telle qu’il n’en exista jamais auparavant, de la guerre, des destructions et de la mort, nous répondons donc qu’ avec cette nouvelle période le prolétariat, à moins qu’il ne veuille succomber matériellement, spirituellement, et éthiquement, doit s’imposer comme classe combattant pour la liberté. Nous répondons que le prolétariat doit devenir fort et doit empêcher sa propre ruine voulue par l’impérialisme.
Encore une fois nous répondons :
L’impérialisme national menace le prolétariat autant que l’impérialisme des autres nations. Pour cette raison, pour le prolétariat dans son ensemble, il est nécessaire de combattre d’égale façon, c’est-à-dire avec la même énergie, tous les impérialismes, le sien propre comme l’étranger.
L’impérialisme allemand est aussi dangereux pour le prolétariat allemand que les impérialismes français, anglais et russe ; l’impérialisme anglais est aussi dangereux pour le prolétariat anglais que les impérialismes russe, français et allemand ; l’impérialisme français est aussi dangereux pour le prolétariat français que les impérialismes anglais, allemand, russe, etc.
Nous répondons : "L’impérialisme international est également dangereux pour chaque prolétariat national et donc également dangereux pour le prolétariat international."
Nous répondons : "Face à l’impérialisme bourgeois, qui menace d’égale façon tous les prolétariats, le nationalisme du prolétariat disparaît."
Nous répondons : " Le nationalisme - dans le sens de nourrir des sentiments hostiles envers les autres nations - qui plus ou moins est toujours vif dans le prolétariat, est complètement éliminé par l’impérialisme dès que le prolétariat le comprend et le reconnaît."
Nous répondons : "L’internationalisme, l’absence de patrie - dans le sens de refuser la lutte contre toute autre nation - est un sentiment encore peu répandu dans le prolétariat ; mais, grâce à l’impérialisme, il devient une condition sine qua non, une condition vitale pour le prolétariat révolutionnaire international."
La lutte internationale commune contre l’impérialisme de toutes les nations devient une condition vitale pour tous les prolétariats nationaux et pour le prolétariat mondial dans son entier.
Nous répondons : "La guerre vous menace d’une invasion. Votre instinct vous dit que vous devez repousser l’agression. Si vous le faites spontanément, vous renforcez l’impérialisme."
Mais l’impérialisme vous menace du danger de la course aux armements, de l’oppression et de la ruine.
Votre instinct doit donc vous dire que - si vous ne voulez pas votre ruine - vous ne devez pas repousser l’agression mais l’impérialisme.
Vous devez donc choisir : ou aider spontanément à repousser l’agression et renforcer ainsi l’impérialisme ; ou, uni avec le prolétariat de tous les pays, résister jusqu’au bout et ne prendre part à une guerre impérialiste que contraint et forcé.
Vous avez maintenant le choix : ou aider votre bourgeoisie nationale et son impérialisme ou la combattre.
Le choix pour vous réside en cette alternative : ou aider la bourgeoisie internationale et son internationalisme ou la combattre.
Pour le prolétariat mondial, maintenant que l’impérialisme menace pour des années et des années le prolétariat mondial, le choix se résume ainsi : ou participer à l’impérialisme et donc à l’anéantissement du prolétariat mondial, ou combattre l’impérialisme mondial et donc vaincre la bourgeoisie mondiale et aider en conséquence le prolétariat à vaincre.
Nous répondons : "Vous devez maintenant choisir pour ou contre les bourgeoisies nationales ; pour ou contre le nationalisme."
Vous devez aujourd’hui choisir entre deux choses : pour ou contre la bourgeoisie mondiale impérialiste ; pour ou contre l’impérialisme international.
En un mot vous devez choisir entre impérialisme et socialisme.
Naturellement pour une classe il est très difficile, encore plus difficile que pour un individu, de changer l’instinct de conservation qui agit dans l’inconscient et de le transformer en un instinct conscient et de s’opposer à un danger proche à cause d’un danger plus grand qui est encore lointain.
Mais c’est précisément la tâche de la social-démocratie que de transformer en raison l’instinct inconscient des ouvriers.
Et ainsi, nous avons à notre avis réfuté également le dernier argument, le danger d’une invasion et donc tous les arguments des partisans du soutien cette guerre.
L’impérialisme, par conséquent, sommet actuel de l’évolution du capitalisme, unit pour la première fois le prolétariat de tous les pays en une action internationale.
L’impérialisme est le foyer dans lequel le prolétariat de tous les pays s’unit pour agir.
Cette guerre mondiale, la guerre impérialiste, est le creuset dans lequel le prolétariat de tous les pays du monde devient pour la première fois une unité.
L’impérialisme éclaire le prolétariat, le poussant pour la première fois, mais pour toujours à l’internationalisme.
L’impérialisme n’est donc pas, comme le croient Kautsky, les "radicaux" et les soi-disant marxistes et révisionnistes en Allemagne et ailleurs, une chose secondaire ou un phénomène passager. Il est le pivot autour duquel se meut l’évolution sociale, l’ascension, la lutte du prolétariat et enfin la révolution elle-même. L’impérialisme est le grand problème d’aujourd’hui et de son étude théorique comme des moyens de le combattre dépend, pour longtemps et même pour toujours, tout l’avenir du prolétariat.
C’est le noyau dont dépend toute l’évolution de la lutte ouvrière.
La révolution sociale et internationale - elle ne peut être qu’internationale - dépend de la lutte contre l’impérialisme.
Non pas dans le sens où cette lutte nous apporterait immédiatement le socialisme. Mais dans le sens où, de façon révolutionnaire, elle peut nous faire avancer d’un important bond en avant sur la voie du socialisme.
Pourvu que la lutte soit menée de façon révolutionnaire.
La classe ouvrière allemande n’a même pas livré ce combat. Elle a marché avec l’impérialisme. Elle a ainsi trahi sa propre cause qui est la cause de l’Internationale et elle-même.
Il nous reste encore à réfuter un argument adopté par une partie de la social-démocratie allemande pour expliquer sa collaboration spontanée à la guerre.
Une partie du parti ouvrier allemand dit : " Notre but dans la lutte contre la Russie est la libération de la Finlande et des ouvriers russes ".
Etrange : la même lutte qui doit écraser les ouvriers anglais et français doit délivrer les ouvriers russes et polonais.
Mais vous ne pouvez pas libérer les ouvriers russes, finlandais et polonais puisque cette libération ne dépend pas de vous.
Cette libération dépend du Kaiser, de votre maître, de vos junkers et de vos capitalistes. Ceux-ci ne veulent pas libérer les Russes, les Polonais et les Finlandais.
Dans les mains de qui réside la direction de la guerre, dans les vôtres ou dans les leurs ? Ils ont un énorme avantage sur l’autocratie russe qui d’ailleurs les soutient... contre vous. Ils n’iront jamais jusqu’à écraser ou humilier la Russie.
Tous - et vous avec eux - font la guerre, avant tout, contre la France et l’Angleterre. C’est une guerre impérialiste. Ils veulent avant tout les colonies belges et anglaises et s’emparer de la voie continentale de l’Inde.
Vous citez Marx et vous dites qu’il voulait, de son temps, vaincre la Russie afin que les ouvriers russes fussent émancipés.
Ces arguments révèlent la misérable faiblesse de votre politique.
Marx n’a jamais voulu combattre un pays dans lequel les ouvriers étaient aussi puissants.
Marx n’a jamais voulu une guerre qui pourrait redonner des forces au tsarisme.
Marx n’a jamais voulu combattre la Russie en affaiblissant les ouvriers français et anglais.
Mais vous révélez ainsi la fausseté de votre politique ! En fait, socialistes allemands, un grand nombre d’entre vous connaissiez parfaitement votre propre impérialisme.
Une grande partie d’entre vous savait que votre impérialisme voulait et devait attaquer la France et l’Angleterre (ainsi que la Belgique et le Portugal) à cause de leurs colonies. On pouvait le lire des centaines de fois dans vos journaux.
La vraie raison pour laquelle une grande partie d’entre vous participa à la guerre n’est pas la lutte contre la Russie mais le désir de collaborer à la politique coloniale et à l’impérialisme [22] en union avec la bourgeoisie ; et pour une autre partie d’entre vous, la véritable raison est le manque de courage pour s’opposer à la guerre.
On peut dire la même chose de tous les autres partis de l’Internationale. Nous reviendrons sur ce sujet.
Vous faites exactement ce vous prétendez ne pas vouloir faire, vous humiliez la France et l’Angleterre. Et ce que vous prétendez faire - humilier la Russie - vous ne le pouvez pas.
Ceci révèle à suffisance la misérable faiblesse de votre politique.
Vous feriez mieux de laisser exclusivement et complètement au capital la responsabilité du sang de cette guerre. Vous feriez mieux de ne pas vouloir émanciper les ouvriers russes de cette façon !
Les ouvriers russes ne peuvent être émancipés que par eux-mêmes.
Mais la culture direz-vous !
Vous voulez sauver la culture allemande des barbares russes !
De quelle culture parlez-vous ?
Celle du passé ?
Mais de cette façon vous attaquez la culture anglaise et française qui n’est certainement pas inférieure à la vôtre. En général, la culture française et la culture anglaise sont supérieures à la vôtre puisqu’elles admettent et reconnaissent la liberté civile alors que ce n’est pas le cas pour vous [23] ; et vos arts, votre science et votre philosophie en cueillirent les fruits magnifiques.
Cependant les ouvriers ne participent pas à cette culture.
A moins que vous entendiez la culture du 19ème siècle ?
Au 19ème siècle les Anglais eurent la plus sublime des poésies, les Français la plus sublime des peintures et la plus sublime des proses, vous eûtes, quant à vous, la plus sublime des musiques.
Tout était donc distribué avec suffisante loyauté.
Mais toutes ces choses sont à l’abri, elles sont dispersées partout dans le monde. Vous n’avez pas besoin de vous en préoccuper.
Les ouvriers cependant ne prennent pas part non plus à cette culture. Mais vous entendez peut-être par culture la culture contemporaine, la culture de la période impérialiste, la culture du début du 19ème siècle ?
Le grand art est aujourd’hui mort. La grande poésie de tous les pays est aujourd’hui morte. La grande prose est morte, comme l’impressionnisme, le naturalisme et le grand réalisme bourgeois sont morts.
La grande architecture est morte ; ce qui survit sous le nom d’architecture est sans cœur, sans amour. La musique n’est plus que l’ombre de ce qu’elle fut.
La grande peinture est morte. La philosophie est morte, l’ascension du prolétariat la tuée. La religion est agonisante.
L’art hésite entre les grandes, dures, cruelles sensations capitalistes, les molles et tendres sensations petites-bourgeoises et un lâche mysticisme. Il ne contient plus une seule pensée élevée ou générale. Dans son désespoir, dans son individualisme poussé à l’extrême, il s’égare souvent jusqu’à la folie.
La philosophie est tombée bien bas jusqu’à Mach et Ostwald qui ne connaissent plus la société humaine et même jusqu’au réactionnaire Bergson. Kant et Hegel errent comme des spectres.
La vie de la religion n’est encore qu’à l’agonie. Et la religion n’a de succès que dans la bourgeoisie mais plus dans le prolétariat combattant.
Mais peut-être entendez-vous par culture la douceur et la beauté des coutumes ? Mais l’impérialisme, avec sa cruelle et sanguinaire oppression des peuples les plus faibles et avec la stagnation de la législation sociale qu’il cause, produit un accroissement général de la grossièreté, de la brutalité et de la sauvagerie.
Un stade élevé de la culture, d’ardeur de l’âme et des esprits, de beauté spirituelle et morale est au contraire abaissé par l’impérialisme à un niveau profond.
Cette guerre mondiale en est la preuve. Il n’y a plus de grande culture en aucun lieu dans le monde capitaliste.
Culture ? Mais en quoi consiste la culture de la période impérialiste ?
Les individus et les Etats sont entraînés comme dans un tourbillon dans une chasse effrénée à l’argent et au pouvoir. La brutale puissance de l’argent et de la violence renverse tous les faibles. Tous les peuples du monde, tous les individus, toutes les personnes, toutes les races - jaunes, noires et brunes -, les sauvages et les civilisés y sont assujettis. Et la grande masse d’entre eux devient des prolétaires.
Que signifie tout ceci ? Le bonheur et l’indépendance des hommes disparaissent. Leur liberté, toute relative, s’évanouit. Ils deviennent des choses. Non plus des hommes, mais des choses soumises au capital. Ils sont enlevés et entraînés par la furieuse toute-puissance du capital et ils deviennent des appendices des machines.
Mais même dans le monde des capitalistes la cupidité effrénée d’argent, de pouvoir et de jouissance croît. La corruption et le luxe démesuré croissent. La folie et les maladies de nerf augmentent. Au contraire, les naissances diminuent et la limitation artificielle du nombre d’enfants devient une chose générale.
Dans les classes ouvrières l’intensité du travail croît. Le travail des femmes et des enfants croît avec l’exploitation.
La violence de la lutte s’accroît. La puissance des patrons, des gouvernements, des cartels et des monopoles s’accroît également.
Face à toutes ces puissances, la puissance des ouvriers, elle, diminue, les charges qui pèsent sur eux augmentent et leur vie est de plus en plus difficile.
La lutte des syndicats s’avère toujours plus difficile, la lutte parlementaire devient toujours plus problématique. La législation sociale est à l’arrêt.
Les capitalistes et les ouvriers poussés par la puissance du capitalisme continuent leur course en un tourbillon furieux. Les capitalistes cherchent argent et pouvoir, ils cherchent à écraser les hommes. Ils sont eux-mêmes de pauvres esclaves : en effet - et cette guerre en offre une nouvelle preuve - ils ne sont pas non plus maîtres de leur destin. Ils doivent faire ce qu’ils ne voulaient pas faire et ce qu’ils craignaient de faire. L’écrasante puissance du capital, maître du destin, les pousse en avant. Le capital les chasse avec une rage folle, les uns contre les autres. Comme des bêtes, lesquelles ne savent pas ce qu’elles font, ils tentent de se déchirer les uns les autres. Contre leur volonté, contre leur espérance et contre leur profond désir de vivre. Mais ils le doivent, car le capital dans sa phase ultime et dans son expansion le veut ainsi. Appelez-vous culture un tel état de chose et de telles conditions spirituelles ?
Et la situation est la même dans tous les pays. Il n’y a plus aucune différence entre la culture russe, allemande, française et anglaise. Les différences qu’il y avait entre elles sont maintenant nivelées par le capital. Et c’est partout la même barbarie.
Les ouvriers sont poussés eux aussi dans ce courant de folie. Ils cherchent en vain à résister. Ils s’unissent et luttent pour leur émancipation en vain. Ils sont emportés avec les autres. Ils sont faibles, sans intelligence, sans clarté et sans courage pour la plus grande partie d’entre eux.
Le capital est tout puissant. Cette guerre démontre que les ouvriers ne peuvent plus rien et n’ont plus aucun poids. Est-ce ceci la culture ?
Les capitalistes et les ouvriers sont des marionnettes de force matérielles infiniment plus grandes qu’eux. Le procès de production - en cette dernière phase du capitalisme plus puissant et plus terrible que jamais - les domine entièrement. Le calme paisible, la belle jouissance de la vie, le moment de repos, l’âme claire et ouverte qui voit tout et observe avec calme et qui en observant embellit tout en dominant l’advenu, l’âme claire et ouverte qui respecte toute l’époque, toute la société, dans la beauté spirituelle et la plus haute sagesse toutes ces choses ne peuvent subsister. Ni pour les dominants ni pour les dominés. Tout est étranger à cette époque.
Appelez-vous culture tout ceci ?
Le sauvage, le barbare, l’artisan, le libre paysan étaient plus libres, plus indépendants que l’homme sous le capitalisme. Si la liberté est la culture, ils avaient plus de culture.
Entendez-vous peut-être par culture le syndicat et les partis politiques des ouvriers ? Est-ce cela votre culture, celle que vous voulez sauver ?
Quand les syndicats et les partis politiques ouvriers veulent des améliorations ce ne sont que des associations d’esclaves qui veulent des améliorations de leur servitude. Dans l’association, dans l’aide réciproque il peut y avoir le principe d’une haute culture ; cependant, le fait que ce sont des serfs et des esclaves qui s’unissent et s’aident réciproquement, cet esclavage réduit énormément la portée du phénomène.
Il n’y a pas de beauté et de haute culture là où il n’y a pas de liberté. Seule la liberté sociale est porteuse de beauté.
La solidarité des esclaves est une culture à la seule condition qu’elle soit accompagnée d’une action toujours consciente dans le but d’abolir l’esclavagisme.
Est-ce vraiment le cas dans les associations ouvrières ?
Cette guerre l’a de nouveau démontré.
Combien d’ouvriers luttent réellement pour leur émancipation générale ?
Cette guerre le démontre à nouveau. Bien peu. Très peu.
La culture présente chez les ouvriers, culture en tant qu’elle consiste dans la lutte pour la liberté - et à l’heure actuelle aucune autre culture n’existe -, est un phénomène très rare, presque inexistant. Peut-être entendez-vous par culture la science ?
Il est vrai que la science est internationale, elle prospère partout ; mais seulement pour rendre possible cette culture capitaliste et impérialiste et pour produire tous ces phénomènes abominables. Et en réalité quand elle ne fait pas ça, elle se tient en-dehors de la société et elle ressemble à une plante qui vit en dehors de la terre et de l’eau.
Mais les ouvriers ne participent pas non plus à la culture scientifique.
Mais cette inculture, cette sauvagerie entraîne tous les hommes dans une tempête de folie ; cette inculture, poussée par les forces sociales sauvages et dissolues, atteint aujourd’hui son apogée avec cette guerre. Comme production suprême du capitalisme, comme unique moyen de son rajeunissement, de son accroissement, de sa diffusion, et de son développement, la culture capitaliste produit aujourd’hui l’assassinat de masse. L’assassinat de millions d’hommes et de femmes et plus particulièrement l’assassinat de masse, mécanique et industriel, l’assassinat des peuples enrégimentés dans de grandes armées.
Comme conséquence logique, comme conclusion de son existence machinale, dérivant de la kyrielle de ses hauts faits, de son existence qui se compose de l’exploitation des masses ouvrières par le travail qui entraîne mutilations et massacres, le capitalisme en arrive maintenant à l’assassinat de millions d’hommes dans le monde entier sur les champs de bataille. Voilà la suprême production du capitalisme, sa suprême perfection.
C’est seulement ainsi que le capitalisme est encore capable d’enthousiasmer et de faire fraterniser
communautairement les hommes d’une nation dans l’assassinat de masse !
Vous appelez ça de la culture ? Quel spectacle terrible ! Les capitalistes sont entraînés dans une guerre, dans un assassinat de masse dont on ne peut pas prévoir la fin.
Et pendant de temps, ils feignent hypocritement de croire que cette guerre est livrée pour l’amour de la civilisation et de l’humanité.
Et les ouvriers prêtent leurs oreilles à ces tirades, ils marchent avec eux et se laissent exploiter et tromper par eux. Ils obéissent aux capitalistes qui leur donnent l’ordre se massacrer les uns les autres et ils déclarent eux aussi que toute cette guerre est une guerre livrée par amour de l’humanité.
Pour l’amour d’une barbarie qui les rend esclaves !
Pour l’amour d’une civilisation qui n’existe pas !
Maîtres et ouvriers, tous esclaves. Serfs comme depuis des siècles et des siècles. Il n’y a qu’une seule civilisation. La civilisation prolétarienne.
Celle qui veut rendre communiste la propriété et socialiste le travail et mettre fin ainsi à toute lutte et assassinat. Et tous les hauts faits qui consciemment visent à un tel but.
C’est l’unique civilisation qui existe encore sous l’impérialisme.
La classe ouvrière allemande, la social-démocratie allemande et ses représentants auraient pu sauver, diffuser, élargir et élever cette culture en s’opposant de toutes ses forces à la guerre et refusant de voter les crédits de guerre.
Au contraire, elle a foulé aux pieds et outragé cette culture en ne s’opposant pas à temps et avec toutes ses forces à la guerre et en votant les crédits de guerre.
La social-démocratie allemande a renforcé l’inculture capitaliste et impérialiste. Elle s’est faite complice de toutes les conséquences de cette inculture et elle a abandonné sa propre culture.
La social-démocratie allemande a ensuite consenti à la guerre et elle a nuit à notre cause, comme jamais on ne l’avait fait auparavant.
En donnant son consentement à la guerre, la social-démocratie allemande a détruit toute possibilité de révolution après la guerre dans la mesure où elle dépendait d’elle.
Combien de fois Marx, Engels, Kautsky et tant d’autres ont-ils déclaré que la guerre était la cause la plus probable de la révolution prolétarienne
Et combien de fois l’a-t-elle déjà été ?
Maintenant, la social-démocratie allemande approuve la guerre la plus destructrice qui soit, la plus incertaine, la guerre qui recèle en elle une infinité de nouvelles aggravations, de nouvelles courses aux armements et d’autres guerres, une guerre qui rend esclave une grande partie du prolétariat, une guerre enfin qui divise, sépare, affaiblit, déchire et peut-être détruit le prolétariat.
N’était-il pas possible que l’Allemagne, la France, la Russie et l’Angleterre, plusieurs de ces pays ou un d’entre eux, fussent défaits de façon que le peuple travailleur se révoltât ? Quand les armées reviendront, il y aura peut-être alors un tel chômage, une telle misère, une telle pénurie que les peuples chasseront les armes à la main les gouvernements et pourront instituer une nouvelle forme plus libre de gouvernement.
Peut-être que les Etats seront si puissants qu’ils ne pourront pas se détruire les uns les autres, ils gésiront alors dans leur sang et seront contraints à conclure la paix car aucun ne pourra vaincre. Alors le prolétariat international pourrait se soulever, non pas dans un pays mais dans de nombreux pays et chasser les responsables de cette guerre.
Les prolétaires présenteront les postulats socialistes et pourront tenter de fonder une communauté socialiste.
Cette possibilité subsiste toujours. L’espérance en une telle issue de la guerre ne s’est pas encore complètement évanouie. Nous ne pouvons pas encore croire que le prolétariat supportera tout ceci sans réagir. Nous nourrissons encore l’espoir que les peuples se soulèvent, en tout cas au moins un peuple. Mais la social-démocratie allemande, en coopérant sans résistance à cette guerre, a considérablement diminué, voire détruit, les chances de voir se dérouler un tel soulèvement.
En effet, comment la social-démocratie qui a accordé des crédits pour la guerre, qui a donc coopéré aux décisions et à la conduite de la guerre, pourrait renverser ses positions et conduire une révolution contre la bourgeoisie son allié ?? Comment pourrait-elle en être le guide ?
Si une révolution advient, elle adviendra sans la coopération de la social-démocratie et contre sa volonté, par une autre voie et peut-être pour un autre but que celui poursuivi par la social-démocratie.
La conduite de la social-démocratie pendant cette guerre fut un délit contre son esprit et contre l’esprit de l’Internationale. Ce fut un anéantissement de sa propre nature.
Nous avons donc réfuté avec beaucoup de détails les raisons avec lesquelles se défend la social-démocratie allemande parce que la cause que nous exposons et défendons est nouvelle ; c’est celle de l’unité du prolétariat produite par l’impérialisme. Nous avons insisté parce que notre point de vue ne peut pas être expédié avec un seul slogan - telle la solidarité du prolétariat ou l’antagonisme entre capital et travail - et parce qu’une réfutation des raisons avancées par le parti allemand, jusque dans ses moindres détails - est nécessaire vue l’extrême importance de la question.
Mais pour finir, nous dirons encore ceci :
Il existe des moments dans la lutte de classe lors desquels ne doivent être pris en compte que’l’antagonisme entre le travail et le capital ; alors, celui qui fait passer au second rang cet antagonisme et qui, en considérant toutes les possibilités et les difficultés, finit par s’abstenir de l’action et de la lutte, celui-là trahit la cause du prolétariat.
Il y a des moments où une défaite est préférable au fait d’éviter le danger.
Il y a des moments où reculer face au danger imminent est assurance de défaite pour l’avenir et il y a des moments où il faut sacrifier tout pour garantir l’avenir.
Il y a des moments où il faut combattre malgré toutes les difficultés.
Et actuellement, nous vivons justement un de ces moments. Le capitalisme se présente pour la première fois avec toute sa force, avec sa force suprême, pour conquérir le monde, mais également pour assassiner des centaines de milliers de prolétaires, pour asservir, pour des années et des années le prolétariat au moyen de son expansion sur toute la terre et pour peut-être l’amener à la ruine économique pour de nombreuses années.
Pour la première fois le capital tente d’atteindre ce but au moyen d’une guerre mondiale.
Ici, il s’agit du "principiis obsta". [24]
Voici le moment où le prolétariat doit montrer qu’il a reconnu cette nécessité.
Voici le moment de déclarer et de commencer la lutte parce qu’une fois que l’on a commencé à courber la tête la lutte devient infiniment plus difficile.
Le prolétariat ne le comprend pas. Il courbe la tête par manque de jugement, pour de bas désirs de petits avantages qu’il ne pourra pas atteindre et par lâcheté.
Le prolétariat a courbé la tête comme un esclave qu’il est.
Il ne fait aucun effort pour lutter en faveur de la liberté.
Il s’affaiblit ainsi lui-même et pour longtemps.
Il sera encore traité comme un esclave qui ne désire pas la liberté et après la guerre il lui sera imposé un joug encore plus lourd.
Résumons brièvement.
Alors que le prolétariat européen était menacé de ruine par cette guerre, la social-démocratie allemande ne fit rien pour l’empêcher [25]. Au contraire, au moyen de ses représentants, elle a aidé l’impérialisme à préparer le massacre, l’affaiblissement et peut-être la ruine de ce prolétariat.
En donnant son consentement à la guerre, la social-démocratie a affaibli le prolétariat international et a fait du capital international une puissance dominante même pour l’avenir.
Le prolétariat, avant tout le prolétariat allemand, était l’unique ennemi de l’impérialisme, le seul que celui-ci devait craindre. Le prolétariat a courbé la tête, l’impérialisme est désormais le maître incontesté du monde.
La social-démocratie allemande a renié l’unique culture qui soit, elle a pris sur elle la co-responsabilité des assassinats de masse, des incendies, des saccages, des dévastations et destructions de régions entières et d’anciennes civilisations, accomplis par le nouveau capitalisme, l’impérialisme, qui en est sa suprême manifestation et sa suprême forme.
La social-démocratie allemande a elle-même assassiné la révolution.
Mais ce que nous avons dit ici de la social-démocratie allemande vaut, à cause des mêmes raisons et en égale mesure, pour les social-démocraties française, belge, anglaise, et pour les social-démocraties de tous les pays où les partis ouvriers ont approuvé les crédits d’armement et les crédits de mobilisation pour cette guerre.
Les partis ouvriers d’Allemagne, de France, d’Angleterre, de Belgique, de Suisse, des Pays-Bas, du Danemark, de Norvège et de Suède, n’ont rien fait et mais ont au contraire aidé l’impérialisme européen quand celui-ci a menacé avec cette guerre, qui contient en elle de nouvelles guerres impérialistes futures, de ruiner le prolétariat [26]. Le prolétariat international dans son ensemble en n’opposant pas de résistance à cette guerre s’est déchiré lui-même, il a permis le plein développement des forces du capitalisme et de l’impérialisme international et a assassiné la révolution.

6 - LES CAUSES DU NATIONALISME AU SEIN DU PROLETARIAT.

a - L’ignorance vis-à-vis de l’impérialisme.

b - Le réformisme.

Nous avons jusqu’ici vu les raisons qui ont été avancées par les socialistes eux-mêmes.
Mais quelle est la véritable cause de tout cela ?
Comment le prolétariat peut-il renier d’une telle façon ses propres intérêts et se mettre ainsi au service de la bourgeoisie ?
Si nous en recherchons la raison, nous trouvons comme première cause celle-ci :
Le prolétariat ne sait pas encore se mobiliser comme un tout international contre la bourgeoisie.
La seconde cause est celle-ci :
Le prolétariat ne sait pas encore combattre pour des buts lointains et élevés, mais seulement pour des buts petits et proches.
Pour cette raison, alors qu’il devait combattre à l’échelle internationale pour ses buts non immédiats, il en fut incapable.
Il ne savait pas que faire.
En un mot : il ne connaissait pas la lutte internationale pour la suprême finalité qu’est le socialisme.
En effet, la lutte contre l’impérialisme maître du monde est la lutte contre l’expansion du capital, contre la nature du capitalisme et la lutte pour le socialisme.
Donc, la raison pour laquelle le prolétariat international agit ainsi fut l’ignorance. Avant tout l’ignorance.
La classe ouvrière, le prolétariat international ont besoin d’un niveau de conscience élevé s’ils veulent agir internationalement.
Le nationalisme du prolétariat est de toute autre nature que celui de la bourgeoisie. La nation est pour le bourgeois l’organisation politico-économique qui, au moyen de son unité et de sa puissance, lui donne la possibilité de rendre productif son capital tant à l’intérieur qu’à l’extérieur. La nation domine, dans son intérêt, les ouvriers à l’intérieur, elle défend par les armes ses propres intérêts et elle agrandit sa propre puissance à l’extérieur.
Voici la raison du nationalisme bourgeois qui est actif au plus haut degré comme le capital lui-même.
Au contraire, l’ouvrier n’a pas de capitaux, il reçoit seulement son salaire. L’ouvrier est nationaliste de façon passive comme il reçoit son salaire de façon passive.
Mais les ouvriers, dans leur écrasante majorité, vivent du capital national. Le capital national est certes leur ennemi, mais c’est l’ennemi qui leur donne à manger. L’ouvrier est donc nationaliste seulement passivement certes, mais il l’est jusqu’à un point tel qu’il n’est plus réellement socialiste, il est et doit être nécessairement... nationaliste.
Puisque la nation, le capital national est la base de son existence.
Il croit donc, et tant qu’il n’est pas socialiste il doit le croire, que l’intérêt du capital national est le sien et qu’il doit le défendre contre ses ennemis puisque la sauvegarde du capital est aussi sa propre sauvegarde.
Le nationalisme de l’ouvrier consiste en un faisceau de nombreuses sensations et d’instincts, la plupart infimes, qui s’unissent à l’instinct de conservation et s’amalgament à lui. Il s’agit avant tout de l’instinct de conservation de la vie au moyen du travail et du salaire. Et les sentiments de la patrie, de la maison paternelle, de la famille, de la tradition, de l’habitude, de l’amitié, des connaissances, du peuple, de la classe et du parti s’unissent à ce sentiment de conservation et se fondent sur lui. De plus ces sentiments se réfèrent immédiatement au moi et sont donc strictement liés à l’instinct de conservation. Dans la vie quotidienne ces instincts existent à l’état latent et plus ou moins endormis, ils se manifestent avec grande force - précisément à cause de cette intime connexion avec l’instinct de conservation - dès qu’un danger menace ou semble menacer.
Ces instincts éclatent dans un incendie de passion et de haine contre l’ennemi, d’amour fanatique pour son propre pays quand l’instinct de conservation s’unit avec les instincts sociaux de communauté avec les compatriotes, les camarades de classe de la même nationalité. Il faut un haut niveau de connaissance pour que, à un moment donné, et en fait à tout moment, cet instinct et ces sentiments soient continuellement surmontés et pour que la lutte des classes ne soit pas mise de côté au profit de la guerre pour l’amour de la nation.
L’ouvrier doit savoir que le nationalisme sous la domination du capitalisme lui apportera beaucoup plus de dommages que d’avantages. Il doit savoir quels sont ces avantages et quels sont ces dommages et il doit les avoir mesurés. Et cette pensée et ce savoir doivent être de telle nature et avoir pénétré dans sa conscience de telle façon qu’il puisse non seulement surmonter mais également remplacer les instincts nationalistes. C’est une tâche extraordinairement difficile et qui demande beaucoup de temps.
A une telle fin, en effet, il est indispensable qu’existe dans la classe ouvrière et en chaque ouvrier, un degré élevé de conscience et de connaissance de l’impérialisme.
Le capitalisme est face à l’ouvrier à l’usine, au bureau et dans l’Etat. Il est donc national. L’impérialisme est face à l’ouvrier dans la politique extérieure de l’Etat, dans la haute finance, dans les trusts capitalistes, dans l’armement mondial et dans la politique mondiale.
Il faut un degré de connaissance élevé pour pouvoir saisir le lien entre les questions de la lutte du prolétariat - aussi bien syndicale que politique - et la politique mondiale et l’impérialisme international.
L’ouvrier doit savoir que l’impérialisme domine toute la politique et il doit savoir comment il la domine. Il doit savoir qu’en provoquant des guerres à l’infini l’impérialisme menace de ruine et de scission le prolétariat . Il doit savoir que, sous l’impérialisme, il ne peut y avoir de guerres de défense. Il doit enfin et principalement savoir que l’impérialisme (et sur ce point, il est si strictement lié au nationalisme qu’il lui est inextricablement mêlé) unit tous les capitalismes nationaux contre le prolétariat mondial qui doit à son tour être uni contre lui. L’ouvrier doit savoir, par conséquent, que la lutte contre l’impérialisme est la lutte pour le socialisme.
C’est tout ceci que l’ouvrier doit savoir. Il doit le savoir non au moyen d’une connaissance livresque ou bavarde, non d’une connaissance vaine, superficielle et fugace mais au moyen d’une connaissance profonde et parfaite ; cette conception doit devenir le sang de son sang.
Et ceci est une tâche longue et difficile. La connaissance de l’impérialisme et l’extirpation du nationalisme sont des grands pas en avant, un progrès énorme dans la progression de la conscience et donc dans l’évolution du prolétariat combattant.
La nouvelle propagande, nécessaire pour arriver à de tels buts, est une des tâches les plus sublimes, les plus belles et les plus porteuses de fruits qui puisse être développée au service du prolétariat.
Contre l’impérialisme, contre le nationalisme et pour le socialisme.
Mais tout ceci, le prolétariat ne l’a jamais encore réalisé. Il fut toujours seulement national et ne combattit jamais internationalement.
Il n’a jamais lutté contre l’impérialisme international.
Le prolétariat national, et donc aussi le prolétariat international, ne connaît pas la lutte contre l’impérialisme international.
Certes, parmi les ouvriers de tous les pays, et particulièrement en Allemagne, existaient des groupes et des individualités qui, avec connaissance et sagesse, avaient dépassé les instincts nationaux.
Certes la social-démocratie avait réussi à déraciner des cœurs de nombreux ouvriers de semblables instincts. Et ces groupes et individualités auraient volontiers combattu la guerre de toutes leurs forces. Mais, cependant, à notre avis, ces groupes et ces individualités étaient en bien petit nombre en Allemagne. En Angleterre, il n’y en avait quasiment pas [27]. On pouvait dire la même chose de la France.
En second lieu, ils ne sont pas sur la bonne voie qui permet de combattre la guerre. Et même ceux qui connaissent le moyen de lutter contre la guerre ne connaissent pas comment se servir de ce moyen.
Le seul moyen qui existe contre la guerre impérialiste, comme nous le verrons plus loin, est l’action nationale de masse du prolétariat, appliquée en même temps par tout le prolétariat international.
Si ces groupes ouvriers avaient su comment utiliser ce moyen, s’ils l’avaient eu clairement devant eux, ils l’auraient choisi ; et de plus ils auraient entraîné avec eux de grandes masses ouvrières.
Les raisons pour lesquelles ces groupes ne reconnurent pas cette voie seront exposées dans les pages suivantes.
Quelle fut jusqu’à aujourd’hui l’histoire de l’Internationale ?
Elle fut d’abord une ligue de syndicats et de groupes progressistes et socialistes qui, de façon splendide, spécialement dans la politique extérieure et dans les questions politiques européennes, donnèrent une expression aux pensées et aux sentiments des plus évolués des groupes de la classe ouvrière, c’est-à-dire des groupes qui étaient à l’avant-garde ; c’était une ligue de syndicats et de groupes progressistes et socialistes qui, pour la première fois dans l’histoire universelle, à la stupeur des ouvriers et à la terreur de la bourgeoisie s’aidaient internationalement et qui resserraient le lien entre les prolétaires ; ils proclamèrent publiquement le communisme comme leur but et l’Internationale fut un phare splendide pour les ouvriers et la première grande menace contre la bourgeoisie internationale, ils semèrent ainsi les germes des futurs partis.
Un génie cheminait devant eux comme un semeur à travers les pays d’Europe et d’Amérique.
Ils avaient un programme et une direction qui envoyait ses adresses - sorties du cerveau de Marx - lesquelles illuminaient, comme un flambeau éblouissant, la voie de l’avenir et étaient pour eux un guide.
Cependant, ils ne firent jamais rien d’autres que des démonstrations.
A la suite de scissions internes à l’Internationale, elle se défit en 1872, avant qu’elle n’ait pu faire plus en tant que totalité. Elle était encore trop faible pour la lutte pratique et internationale car les temps n’étaient pas encore mûrs. Elle avait seulement semé la semence dans les différents pays.
Lentement les partis nationaux et les syndicats apparurent alors.
Une grande époque pour les ouvriers commença alors.
Dans tous les pays, des groupes d’hommes et de femmes, enthousiasmés par les idées de Marx et de l’Internationale, se lancèrent parmi les ouvriers pour y faire de la propagande pour le communisme et le socialisme. Ils étaient les meilleures têtes, les cœurs les plus passionnés et les plus fervents, les caractères les plus élevés et les plus connus. La lutte, en effet, était effrayante et hérissée de dangers. La résistance de la bourgeoisie était acharnée. Le profit matériel en était bas sinon nul.
Et les ouvriers qui les écoutaient étaient les meilleurs. Les plus impétueux, les plus sages et les plus courageux.
Tous se précipitèrent en même temps sur la théorie et sur la pratique.
La politique ouvrière était alors tournée vers un but théorétique et grandiose : la révolution. Il en était ainsi dans de nombreux pays d’Europe, en Allemagne, en Autriche, en France, en Belgique, au Danemark, aux Pays-Bas, en Espagne et en Italie.
Cette période pourrait s’appeler la période théorico-pratico-révolutionnaire.
Le nombre de participants était encore faible. Mais pendant cette période, ils obtinrent, dans la plus grande partie des pays, de très grands résultats. Il en est de même des réformes. L’assaut des ouvriers avait été si puissant et si généreux, la stupéfaction et l’horreur des classes dominantes avaient si grandes que ces dernières durent leur concéder des réformes. Dans de nombreux pays, les plus grandes réformes du droit électoral et de la législation sociale datent de cette époque.
Mais cette Internationale, ces partis nationaux ne se préoccupèrent que des problèmes nationaux et des intérêts à court terme de la classe ouvrière.
Tous les partis nationaux se précipitèrent sur les problèmes de la législation, du parlementarisme, des élections. Tous les syndicats se jetèrent sur la question des augmentations de salaire et de la diminution de la durée de travail, sur la protection sociale de leurs adhérents, etc.
A dire vrai, ils avaient certes un programme parfaitement socialiste né du génie de Marx.
Mais ce programme n’était que théorie, propagande commune mais il n’était pas action.
Dans les partis nationaux, on ne posa jamais la question : capitalisme ou socialisme, réforme ou révolution ?
Ceci dura de nombreuses années.
Ainsi la Révolution devint seulement théorie et la pratique devint réformiste.
Durant cette période, rien n’imposa jamais aux partis d’être internationalistes et de rejeter dans la pratique leur nationalisme.
Ainsi, malgré toute la théorie, malgré la plus belle et la plus loyale propagande, malgré les plus beaux mots d’ordre, l’Internationale devint un complexe de partis qui aspiraient à une amélioration des conditions d’existence et ils ne les désiraient que pour eux à l’échelle nationale.
La vérité d’une théorie ou d’un mot d’ordre, cependant, n’est démontrée que par l’action.
La grande masse du parti international se composait d’hommes qui avaient soif d’améliorations de leurs conditions de vie, de celles de leurs camarades de classe et de leurs concitoyens. Ils ne voulaient pas plus. Le socialisme international n’était que leur plus haut mot d’ordre. Pour l’internationalisme, il manquait l’action pratique.
Il en fut ainsi même lors de la belle époque héroïque des élèves de Marx et de l’ancienne Internationale ; cette période révolutionnaire théorico-pratique commence avec Lassalle et décline peu à peu pour se terminer en 1890. L’Internationale était au début un complexe de partis qui vécurent rapidement chacun pour soi et pour cette raison elle n’était plus unie par aucun lien extérieur.
A cette période théorico-pratico-révolutionnaire fit suite dans les pays d’Europe dont nous parlons ici une autre période.
Les grandes masses ouvrières enclines au réformisme furent attirées par le succès des partis ouvriers. Elles étaient composées des ouvriers les plus passifs, les moins radicaux et les moins courageux ; c’était la masse, composée d’ouvriers moyens.
Sous le régime capitaliste, la masse est écrasée par le travail et toute évolution spirituelle lui est impossible. Cette masse, en tout cas la majorité de celle-ci, ne s’occupait et ne pouvait s’occuper que des choses quotidiennes, du travail, de la nourriture, etc. Voilà ce qu’était la masse.
La lutte s’était faite plus facile. Les partis ouvriers avaient finalement obtenu d’être reconnus. Les gouvernements et les capitalistes avaient fait un certain nombre de concessions et étaient venus à la rencontre de ces partis ouvriers.
La grande masse nationale était avide de réformes.
Mais de réformes seulement. Et c’est ce grand nombre qui devint prépondérant.
Avec le grand nombre on pouvait conquérir la puissance. Avec de nombreux votes on pouvait conquérir des sièges au parlement. On donnait moins d’importance à la qualité des électeurs.
Parmi ces masses, dans les syndicats nationaux et dans les partis nationaux, c’est la lutte pour la réforme qui devint exclusive.
Le but devint l’amélioration de la qualité de la vie. La théorie et la dimension révolutionnaire furent oubliées. De même, le contenu international de la lutte fut également mis de côté. Tous les mots d’ordre révolutionnaires et internationalistes se transformèrent en paroles creuses et phrases formelles.
Puis vint le révisionnisme qui théorisa cette pratique. Il produisit la théorie qui affirme : ouvriers, ouvriers de la nation, unissez-vous pour les réformes ! La réforme, le mouvement est tout. Unissez-vous aussi avec la bourgeoisie ou avec une partie de celle-ci et vous obtiendrez encore plus de réformes.
Cette doctrine s’enracina dans les têtes des ouvriers accessibles à de telles idées d’autant plus qu’advinrent ensuite plusieurs phases de prospérité et qu’une vague d’or inonda l’Europe ; après les vagues venues de Californie et d’Australie ce fut celle venue du Transvaal. Les idées révolutionnaires pâlirent de plus en plus dans les têtes de ces ouvriers et ils ne pensèrent plus qu’aux réformes. Telle devint la masse.
Ensuite de nouveaux chefs s’imposèrent.
Aux premiers jours, les chefs avaient été les hommes des principes. Des hommes qui avaient été enflammés par l’idée du socialisme, qui mettaient le socialisme au-dessus de tout et qui attendaient tout de leur travail de propagande. C’était des hommes qui avaient le plus grand courage, un esprit et une volonté vraiment révolutionnaires ainsi qu’une force révolutionnaire vraiment puissante. C’était des hommes qui cherchaient, et tout spécialement quand ils n’étaient pas ouvriers, à détruire en eux l’être-bourgeois, à s’identifier complètement à la classe ouvrière. Ces hommes s’identifiaient ou essayaient de s’identifier à l’idée qu’ils pouvaient se faire d’une classe ouvrière qui combattait pour sa propre émancipation. Ces hommes réglaient toutes leurs paroles, tous leurs actes et toutes leurs propositions sur cet idéal.
Avec une clarté plus ou moins grande ils annoncèrent aux ouvriers la révolution.
Et ce fut la période de Bebel, Guesde, Liebknecht, Plékhanov, Axelrod, Kautsky, Mehring, Labriola, Lafargue, Hyndman, Quelch, Domela Nieuwenhuis dans sa première période et tant d’autres.
Mais avec la croissance du mouvement vinrent d’autres chefs.
Philanthropes, moralistes, bourgeois hautement cultivés, ambitieux, hommes dépourvus de toute conscience, trompeurs des masses. Ils furent très nombreux à la fois faibles et bien intentionnés qui ne savaient rien du socialisme et de sa théorie. Il y eut ceux qui se trompaient eux-mêmes, politiciens de profession qui faisaient du socialisme un métier, une industrie rentable et leur moyen de vivre.
Tous acceptèrent le révisionnisme par philanthropie, par morale bourgeoise, par intelligence, par ambition, par stupidité, par ignorance, par manque de caractère et de conscience ou par sens pratique. Pour tous, la révolution est quelque chose de mauvais et d’impossible ou de trop lointain. La réforme, elle, est possible, à portée de main, bonne et avantageuse. Mais les ouvriers sont si faibles et si ignorants, le nombre de leurs votes aux élections aux parlements et dans les conseils municipaux est si peu élevé qu’il faut faire des compromis avec la bourgeoisie !
Les vieux et les radicaux reconnurent que les plus grands idéaux révolutionnaires étaient en train de disparaître. Ils s’opposèrent à ce mouvement.
Mais à quoi bon ? Les grandes masses étaient partout tellement devenues réformistes - les réformes avant tout, souvent même, seulement les réformes - qu’elles suivirent bien vite les réformistes et ne tinrent plus aucun compte des conseils des idéalistes radicaux qui ne pouvaient pas déclencher la révolution.
De cette manière, la révolution devint toujours plus un problème abstrait auquel certes les meilleurs continuaient à penser mais seulement de temps en temps comme à quelque chose de beau et de grand ; la révolution devenait toujours plus une question purement sentimentale renvoyée à un avenir très lointain. Mais dans la pratique, la lutte pour les réformes devint la norme et le quotidien, seul objet des pensées de la masse.
Le mouvement syndical qui luttait seulement pour des buts limités, et qui n’obtenait satisfaction que grâce à de petites concessions faites par les patrons et au moyen de contrats passés avec ces derniers, favorisait de toutes ses forces une telle évolution.
Les directions des syndicats étaient partout aux mains des réformistes. Les réformistes étaient partout, à la direction du parti, dans les rédactions des journaux, dans les conseils municipaux et dans les parlements. Ils formaient partout la majorité et dans la plus grande parties des pays ils étaient l’unique puissance dirigeante.
Mais, tant dans le mouvement syndical que dans les partis politiques, ce sont les chefs et les députés, donc des individualités, qui remportèrent la victoire - même s’il s’agissait seulement d’une victoire apparente - dans les parlements et dans les conseils municipaux face aux autres partis et dans les entretiens avec les patrons.
Le centre de gravité se déplaça donc de la masse aux chefs. Il se forma une bureaucratie ouvrière.
Cependant, la bureaucratie est par nature conservatrice. La masse, complètement dominée par le désir d’améliorations immédiates et non par celui de révolution, fut encore renforcée par les chefs. La masse donc abandonna tout aux mains des chefs et devint molle et indolente. Et moins les masses étaient actives et conscientes de leurs buts plus les chefs eux-mêmes se voyaient comme les véritables gestionnaires du mouvement. Et plus ces chefs commencèrent à croire que l’action prolétarienne des ouvriers consistait, en premier lieu, dans la tactique et le compromis mis au point par eux-mêmes et que les ouvriers devaient se contenter de voter correctement, de payer leur cotisation à la section syndicale et de participer de temps en temps à une lutte syndicale ou à une manifestation. Ces chefs crurent de plus en plus que la masse était une masse passive qui devait être guidée et qu’eux-mêmes étaient la force active.
Cette phase est la seconde phase du mouvement socialiste qui succéda à la première, la phase théorico-pratico-révolutionnaire. On pourrait l’appeler la phase théoriquement et pratiquement réformatrice [28].
Il en fut de même en Angleterre pour le Labour Party. Il en fut de même en France et là ce fut même pire puisque certains socialistes devinrent ministres. En Belgique on réussit à étouffer l’action des masses pour le droit électoral, aux Pays-Bas le mouvement ouvrier fut enchaîné au libéralisme et en Italie le mouvement fut vendu aux radicaux. En Allemagne, on déploya une politique d’apaisement et on étrangla l’action des masses pour le droit électoral en Prusse. Il se produisit la même chose en Suède, au Danemark, en Suisse et dans tous les autres pays, avec des spécificités déterminées par les conditions politiques et économiques particulières, mais partout avec le même résultat : détournement du prolétariat de l’idée révolutionnaire et intérêt pour les réformes seules, soumission aux chefs, renoncement à toute action de masse.
Les partis ouvriers en France, en Angleterre, en Allemagne et dans tous les pays devinrent des masses qui ne s’intéressèrent plus qu’aux bagatelles nationales. Mais avec le militarisme et l’impérialisme qui exigeaient pour leur déploiement tout l’argent disponible, les réformes mêmes devinrent impossibles, seules restèrent possibles les bagatelles.
Plus les réformistes promettaient des réformes et plus les masses étaient démoralisées. Rien n’est en effet plus démoralisant et plus ruineux que de faire aux masses de fausses promesses alors que rien ne se produit et que les masses attendent toujours avec confiance les réformes.
Mais l’impérialisme international croît toujours plus en puissance. Et la puissante et vaste perspective internationale, au lieu des préoccupations nationales, était toujours plus nécessaire. Pour cette raison, et même sans le vouloir, plus par instinct que par claire conscience, tous ces partis déjà corrompus par le réformisme fondèrent la seconde Internationale, ce corps vide, que nous connaissons et qui aujourd’hui s’est défait.
Les réformistes firent converger tous les regards de cette puissante classe mondiale qui assujettira toutes les forces de la terre, de la nature et de la société sur ces mesquines augmentations de salaire et sur la médiocre législation sociale prises toutes deux pour but unique. Ils attirèrent l’attention des ouvriers, - de cette classe qui doit vaincre la plus grande puissance mondiale qui n’ait jamais été, le capitalisme et ses gestionnaires, le capitalisme des grandes banques, des trusts et de l’impérialisme - sur leurs belles paroles avec lesquelles ils embobinèrent ces ouvriers en leur disant qu’ils devaient les croire et marcher avec eux.
Cette classe puissante fut ainsi domptée par quelques chefs ambitieux, ignorants ou idiots. Cette classe alla à sa ruine à cause de son manque de jugement et de sa servilité.
Encore une fois, ce qui alors réussit avait déjà réussi mille fois de par le monde mais n’aurait pas dû réussir maintenant que cette classe avait pour mission de conquérir le pouvoir, le pouvoir exclusif et total ; mais on a réussi, avec des tromperies, à réduire cette masse à l’état d’esclavage.
Et ceci a pleinement réussi à la bourgeoisie grâce aux réformistes et à la social-démocratie.
Ces réformistes allèrent jusqu’à être favorables à l’expansion du capital dans les colonies et les sphères d’influence, bref ils devinrent partisans de la politique coloniale. Ils ne se demandaient pas si le prolétariat devenait conscient de sa mission de classe, s’il devenait mûr pour la révolution, si intimement et spirituellement il devenait révolutionnaire et socialiste.
Ils ne s’intéressaient qu’au momentané profit... du capitalisme.
La politique coloniale nationale et l’impérialisme - ainsi que la guerre impérialiste - peuvent, comme nous l’avons dit ci-dessus, au moyen de l’expansion capitaliste qu’ils permettent, aider la nation et sa bourgeoisie à faire des profits énormes. La politique coloniale permet de nouveaux emplois pour les capitaux, elle fait redémarrer l’industrie et elle accroît la richesse, Elle accroît, dans une mesure extraordinaire, le commerce, les transports, en bref, toute la vie économique de la nation. A dire vrai, si le prolétariat s’y associe, elle cause aussi la décadence de la conscience de classe dans les masses et donc, à long terme, la décadence du prolétariat. A dire vrai, elle apporte au prolétariat une grave oppression, des impôts, le militarisme, la guerre et des dissensions. Mais tout ceci importe peu aux réformistes. Pourvu que le capital croisse et prospère.
Pour cette raison de nombreux réformistes et les grands-bourgeois se font les défenseurs de la politique coloniale et donc de l’impérialisme.
Ainsi, par exemple, Schippel et Calwer en Allemagne. Vandervelde qui approuva l’annexion du Congo en Belgique et Van Kol aux Pays-Bas qui accepta une place dans le gouvernement favorisant l’impérialisme dans les Indes néerlandaises, etc.
D’autres réformistes sont favorables à la politique coloniale à cause des petites améliorations immédiates qu’elle peut apporter au prolétariat sans se demander un seul instant quelles peuvent être les conséquences pour l’avenir.
Nous avons déjà vu plus haut que la politique coloniale, et donc l’impérialisme, peuvent apporter de petits avantages immédiats à de petits ou même à de plus importants groupes ouvriers ; par exemple du travail et des salaires. Des miettes de la table dorée des profits coloniaux tombent également pour les petits-bourgeois, les petits patrons et les boutiquiers.
C’est pour cette raison que les réformistes petits-bourgeois allemands Bernstein, Noske, etc. - sont pour la politique coloniale. Il en est de même pour les réformistes petits-bourgeois aux Pays-Bas comme Troelstra, Vliegen, le groupe parlementaire, tous les chefs et quasiment tous les membres du parti social-démocrate ouvrier qui tous sont hostiles à l’indépendance et à l’immédiate libération des Indes néerlandaises.
Pour cette raison, dans tous les pays impérialistes qui possèdent des colonies Angleterre, Allemagne, Pays-Bas, France et Belgique - et également dans tous ceux qui aspirent à prendre une part prédominante dans le commerce mondial, à obtenir une influence mondiale et à devenir une puissance mondiale - l’Italie, l’Amérique, l’Australie, etc. - un certain nombre de chefs et une partie des masses ouvrières sont favorables à la politique coloniale c’est-à-dire à l’impérialisme.
Et c’était donc précisément la politique coloniale qui était favorisée par le révisionnisme.
Et ils promettaient aux ouvriers qu’elle leur apporterait de grands avantages.
Les ouvriers préoccupés par leurs intérêts immédiats s’y laissèrent prendre.
Les ouvriers devinrent comme les réformistes des partisans de la politique coloniale sur laquelle est fondé l’impérialisme et ils devinrent donc des partisans de l’impérialisme.
Mais l’impérialisme est nationalisme.
L’impérialisme qui était de plus en plus proche menaçait les ouvriers de guerre, de mort, de ruines et de dissensions, il devait les assassiner comme individus et comme classe puis les affaiblir infiniment et les détruire. L’impérialisme, avec son militarisme et son cortège probablement infini de guerres, devait empêcher dans le présent et pour de nombreuses années toutes les réformes. C’est cet impérialisme et cette politique coloniale que les ouvriers acceptèrent des réformistes, des sociaux-démocrates et donc des partis de l’Internationale [29].
Donc, dans les années qui précédèrent cette guerre, l’Internationale accepta l’impérialisme et sa propre ruine causée tant par la bourgeoisie que par elle-même.
Les ouvriers, avides seulement d’avantages immédiats, doivent logiquement accepter la politique coloniale c’est-à-dire l’impérialisme et le nationalisme lesquels leur promettent justement ces avantages momentanés.
Seul celui qui voit plus loin s’aperçoit que, à long terme, la politique coloniale apportera plus de dommages que de profits ; et surtout celui qui voit comment la politique coloniale divise et déchire le prolétariat. En bref, seul celui qui pense de façon réellement révolutionnaire et socialiste peut s’opposer à l’impérialisme national en dépit des avantages qu’il peut procurer momentanément.
Et seul celui qui, en réfléchissant encore plus profondément, se rend compte que l’impérialisme unit contre le prolétariat tous les capitalismes du monde peut complètement extirper de son propre cœur le nationalisme et s’unir avec le prolétariat mondial en une unique association et pour une unique lutte révolutionnaires contre le capital mondial.
Mais, après les vagues du réformisme et du révisionnisme, toute perception théorique profonde et claire ainsi que tout sentiment révolutionnaire et international ont disparu.
Par conséquent, le réformisme est le responsable du fait que les ouvriers, déjà très préoccupés par les petits avantages momentanés, ne pensèrent plus qu’à l’obtention de ceux-ci.
Le réformisme est donc le responsable du fait que les ouvriers, déjà sans aucun doute nationalistes, devinrent encore plus nationalistes.
Le réformisme est responsable du fait que les ouvriers, alors que l’impérialisme approchait, appuyèrent la politique coloniale.
Il est aussi la cause du fait que, alors que l’impérialisme approchait, l’attention des ouvriers en fut détournée et que les ouvriers n’en eurent aucune connaissance.
Le réformisme est la cause du fait que, dans tous les pays, les chefs de l’Internationale ouvrière et les ouvriers eux-mêmes - quoi qu’ils aient pu penser d’eux-mêmes et quoi qu’ils aient déclaré - furent en réalité nationalistes, impérialistes et - quand la guerre menaçait - même chauvins.
Plus que l’ignorance du prolétariat, ce sont les réformistes et le réformisme qui sont les responsables du fait que le prolétariat ait épousé la cause de l’impérialisme et la guerre mondiale jusqu’à sa propre ruine. C’est leur faute si le prolétariat ne s’est pas défendu - et ne s’est pas renforcé en se défendant - mais a été au contraire, avec joie et enthousiasme - au-devant de son propre affaiblissement.
Les réformistes ne recherchaient que les réformes et c’est pour cette raison qu’ils devinrent nationalistes et impérialistes.
Ils ne s’intéressaient qu’à l’obtention de réformes à l’intérieur du cadre national et c’est pour cette raison qu’ils furent vaincus par la force internationale de l’impérialisme.
Si on réfléchit aujourd’hui que de tels partis n’agissaient que nationalement, qu’il ne s’était jamais présentée d’occasion pour une action complexe, unifiée et internationale contre le capital ; que donc la lutte pour des buts nationaux n’était livrée qu’à l’intérieur des mesquines frontières nationales ; que l’on ne s’élevait pas à la conception de la lutte de la totalité du prolétariat mondial contre la totalité du capital mondial ; que cette lutte était l’unique lutte réelle ; si l’on réfléchit donc à tout cela, alors il faut bien admettre que la classe ouvrière ne comprit pas tout cela et continua, comme à son habitude, à lutter dans son petit cadre national borné pour des avantages momentanés et égoïstes alors que s’approchait lentement le grand heurt mondial entre capital et travail œuvre de l’impérialisme qui provoquait ce heurt mondial lequel rangeait pourtant toute la classe ouvrière contre le capital mondial.
Seuls, en Allemagne, petits organes du parti enseignèrent au prolétariat ce qu’était l’impérialisme.
La majeure partie d’entre eux, et parmi eux même l’organe central Vorwärts et l’organe scientifique Die Neue Zeit, fit son possible pour occulter le phénomène de l’impérialisme, c’est-à-dire pour ne pas faire de l’impérialisme l’axe autour duquel se mouvait la politique et pour ne pas en faire le centre des préoccupations et de l’action du prolétariat. Dans tous les autres pays, à l’exception de la Tribune aux Pays-Bas, il n’y eut aucun autre organe - à notre connaissance - qui agit différemment.
Les révisionnistes : Bernstein, Adler, Vandervelde, Jaurès, Liegen, Branting - nous ne nommons que les plus fameux - avaient attiré l’attention du prolétariat sur des bagatelles. Les ouvriers tombèrent dans le piège.
Et ils bénéficièrent d’un impôt plus juste et d’une retraite vieillesse - en fait la plupart du temps ce fut seulement la promesse de tout cela - avec la possibilité de s’allier avec les libéraux, les progressistes ou les radicaux qui leur octroieraient un droit électoral plus favorable...
Les ouvriers dirigeaient leurs regards sur les chefs, sur le parlement et eux-mêmes restaient entièrement passifs. Le salut ne devait plus venir que des chefs et des parlements.
Lentement mais sûrement l’impérialisme approchait.
L’Egypte fut d’abord occupée, puis ce fut le Transvaal et la Chine. L’Allemagne, la puissance capitaliste mondiale, fut encerclée par les puissances ennemies.
Les ouvriers ne s’aperçurent de rien.
Sais-tu, ô lecteur, ce qu’est l’impérialisme ? C’est la plus haute forme de la lutte des classes qui a existé jusqu’ici.
Par conséquent, c’est aussi la plus parfaite et la plus décisive réfutation du révisionnisme la réfutation qui met à terre.
La théorie révisionniste n’a jamais rien signifié. Kautsky l’a immédiatement et définitivement réfutée.
Il n’est rien resté des théories révisionnistes tant de celle sur l’apaisement de la lutte des classes et de celle du gradualisme que de ses grandes espérances qu’elle fondait sur les trusts, sur le désarmement, sur les classes moyennes et sur le néo-libéralisme, rien de tout ceci ne s’est réalisé. La théorie manquait de fondement alors les révisionnistes se sont réfugiés dans le domaine de la pratique où ils ont confiné les ouvriers et ils ont empoisonné ces derniers avec l’opium de vaines espérances.
Mais cette pratique, l’unique chose qui soit restée aux révisionnistes, a été prise à la gorge et liquidée par l’impérialisme.
Pense, ô lecteur, comment s’est accomplie cette évolution.
Les ouvriers de tous les pays s’occupaient de beaux projets que les réformistes avaient fait miroiter devant leurs yeux. Ils s’occupaient des assurances ouvrières, des propositions de réformes fiscales, de lois électorales et de retraite qu’ils espéraient voir aboutir avec l’aide des libéraux. Que ne firent-ils pour obtenir le moindre progrès ! Ici, on entra dans un ministère, là on fit alliance avec les libéraux, on rampa dans la poussière, ailleurs on s’humilia, on mit une sourdine à son action et on chassa même parfois les marxistes.
Tous étaient préoccupés par ces actions de petite envergure. Comme de minuscules nains, les milliers de députés étaient à l’œuvre et les millions des masses étaient dans l’attente.
Pendant ce temps, la ruine et la mort s’approchaient. Car l’impérialisme est la ruine et la mort.
Pour des millions d’ouvriers, pour leurs enfants, pour leurs femmes, pour leurs pères, pour leurs mères. L’impérialisme est la stagnation, la régression et la mort de leurs organisations pour longtemps.
Les révisionnistes, Troelstra, Südekum, Scheidemann, Anseele, Turati, Frank, Mac Donald, s’affichaient avec la bourgeoisie et promettaient de voter pour tout même pour les budgets de guerre -, ils rendaient visite aux princes, aux généraux ; ils promettaient à la bourgeoisie leurs votes et aux ouvriers des montagnes d’or, des améliorations de leurs conditions de vie, la démocratie, etc. pourvu que les ouvriers les élisent aux conseils municipaux, aux sièges de députés et aux ministères et pourvu qu’ils les laissent faire. .. Pendant ce temps, la première grande guerre impérialiste véritablement mondiale s’approchait lentement et à pas feutrés.
Les révisionnistes avaient promis des réformes pour l’époque présente. La réforme vient sous la forme de la mort. Les révisionnistes avaient promis la démocratie aux ouvriers. L’égalité vint mais dans la mort. Capitalistes et ouvriers sont en fait égaux dans la mort. Les révisionnistes avaient promis le suffrage universel seulement à la condition que l’on fasse confiance aux libéraux. Les libéraux ont donné aux ouvriers le droit de vote mais dans la mort ! Une fois morts, les milliers d’ouvriers protestent contre le révisionnisme par leur mort.
Les révisionnistes ont promis la réconciliation des classes pourvu que l’on suive leur tactique. La guerre unit toutes les classes dans la mort.
Les révisionnistes avaient aussi promis la réconciliation de l’humanité ainsi que le désarmement ! Les peuples de la terre se font face, armés jusqu’aux dents et ruisselants de sang, sur des fronts de milliers de kilomètres.
Les révisionnistes ont promis l’apaisement de la lutte des classes. La guerre mondiale et l’impérialisme de toutes les nations représentent une exacerbation de cette lutte des classes telle que la société n’en a jamais connu depuis que le capitalisme existe.
Les révisionnistes ont promis des avantages grâce à la politique coloniale. Or c’est précisément cette politique coloniale qui apporte la ruine. Les révisionnistes ont promis des réformes pour l’avenir. Après cette guerre de nouvelles guerres menacent ainsi qu’une nouvelle course aux armements. Par conséquent, on ne constate que détérioration et ruine et évidemment aucune réforme.
Une classe qui a entendu pendant vingt ans qu’elle devait avoir confiance en la bourgeoisie ne peut plus la combattre.
Les révisionnistes - avec les partis bourgeois - en promettant des améliorations de leurs conditions de vie aux ouvriers les éblouissaient aux moyens de promesses et préparaient la ruine du prolétariat.
Et voici le sommet de la tromperie révisionniste sur lequel nous devons nous arrêter.
Mais ce sommet est aussi la ruine du révisionnisme et de la lutte exclusive pour les réformes.
Il est la ruine de cette seconde phase de la lutte des ouvriers, celle que nous appelons réformatrice.
Les réformistes, en effet, en même temps que les capitalistes et le manque de connaissance des ouvriers, ne sont pas seulement la cause de l’impuissance, de l’ignorance et de la lâcheté actuelles du prolétariat ainsi que de son nationalisme, de son chauvinisme et de son impérialisme, de même qu’ils ne sont pas seulement responsables de la misère, de l’affaiblissement et de la scission actuels du prolétariat ; ils sont aussi les co-responsables et les complices de tout ce qui adviendra après la guerre : l’affaiblissement pour de nombreuses années du prolétariat, la misère, l’absence de toute réforme, la nécessité de recommencer la lutte pour la révolution avec un prolétariat très affaibli et peut-être spirituellement démoralisé.
Puissent l’issue de cette guerre et la course à la misère avec toutes les autres conséquences extirper des rangs ouvriers les réformistes et tous ceux qui leur ressemblent !
Depuis de nombreuses années déjà, l’auteur de ce livre et le parti auquel il appartient ont mis en garde le prolétariat de leur pays. Lui et les membres de son parti, lors de multiples campagnes, dans de nombreux écrits et articles de journaux sur l’impérialisme, ont affirmé, jusqu’à l’éclatement de la guerre, qu’aucune de toutes les belles promesses de la bourgeoisie et des révisionnistes ne pourrait être maintenue puisque le militarisme, la politique coloniale, et en bref, l’impérialisme exigent pour lui la totalité des capitaux, entravent toute possibilité de progrès, aggravent les charges et, selon toute probabilité, préparent une guerre mondiale et même une ère de guerres mondiales.
Pour cette raison, nous condamnions la collaboration avec des partis bourgeois qui ne servirait à rien.
Pour cette raison les révisionnistes nous expulsèrent de la social-démocratie néerlandaise et nous dûmes fonder notre propre parti.
Nous fûmes chassés de la social-démocratie à cause de l’impérialisme que nous voulions combattre et qu’eux voulaient au contraire soutenir.
Les ouvriers peuvent voir aujourd’hui quels sont ceux qui avaient raison.

7 — L’ACTION NATIONALE DES MASSES.

Et pourtant, l’impérialisme ne pouvait pas se diffuser dans le monde sans contraindre les ouvriers à un nouveau grand conflit.
Les révisionnistes, les députés, les chefs et les dirigeants syndicalistes, dans leurs petits cercles restreints, ne pouvaient s’apercevoir de l’avènement de l’impérialisme ; ils cherchaient au contraire, par tous les moyens, à emprisonner les ouvriers dans leurs luttes pour des objectifs dérisoires. Cependant le capital lui-même, avec sa nouvelle et énorme expansion dans tous les pays, rend vaines leurs aspirations ou au moins les dément.
L’impérialisme entraîne automatiquement d’énormes dépenses étatiques, des impôts élevés, des taxes sur les importations, des famines, des diminutions des salaires réels, la toute-puissance des organisations patronales, la diminution de la puissance des syndicats, la stagnation de la législation sociale et la décadence du parlementarisme.
Les réformistes traitent le plus possible avec la bourgeoisie. Ils cherchent aussi à prostituer le plus possible la classe ouvrière. De plus, les chefs des syndicats forment une bureaucratie qui entrave la liberté de mouvement des ouvriers, détourne leur vie de classe sur une voie mesquine puis enfin asservit et pulvérise leur esprit. Le devenir du capitalisme à l’impérialisme se fait sentir toujours plus fort.
Le capital n’est pas une puissance figée, morte ou stagnante de même qu’il n’est pas qu’une source vivante d’abondants bénéfices. C’est une force qui se développe sans cesse en engendrant toujours des conflits.
Et quelles sont les caractéristiques, quelle est la nouvelle force, quelle est la nouvelle évolution, qu’apporte de nouveau cette nouvelle période capitaliste qu’est l’impérialisme ? Quels nouveaux conflits engendre l’impérialisme ?
Quelles sont les grandes transformations qu’apporte aujourd’hui cet impérialisme dans la vie des ouvriers ?
Qu’apporte aujourd’hui de positif l’impérialisme aux ouvriers en les attaquants ?
Quelle puissance positive l’impérialisme apporte-t-il pour la première fois aujourd’hui au prolétariat ?
La grande nouveauté positive est que la masse doit commencer à agir par elle-même.
Dans la période pré-impérialiste - après les premiers temps de l’union des ouvriers et de leurs premiers soulèvements révolutionnaires théorico-pratiques contre la bourgeoisie - l’action fut guidée le plus souvent par de petits groupes et par leurs chefs.
Mais contre les trusts, contre les banques et les gouvernements impérialistes, contre l’impérialisme lui-même des petits groupes et à plus forte raison les chefs peuvent faire bien peu de choses même avec la tactique la plus astucieuse qui soit.
Que peut faire contre un trust la direction d’une chambre des métiers ? Que peut faire contre un parlement impérialiste un député seul ou même un groupe parlementaire ?
Quiconque sait ce que signifie la puissance d’un trust face à un syndicat, la puissance d’une banque sur l’économie et sur la politique d’un pays face à la représentation populaire et la puissance d’un gouvernement impérialiste, qui veut la guerre, face à un parti parlementaire, reconnaîtra que, à côté de la représentation au parlement et à côté des chefs, l’action de masse est également nécessaire.
La puissance qui fait face aux ouvriers est énorme. Cette puissance est accrue à l’infini par les trusts et par l’impérialisme.
Pour que les trusts, les organisations patronales et le gouvernement, malgré l’impérialisme, soient contraints au progrès, la masse doit descendre dans la rue.
La masse nationale.
Il n’y a pas pour le prolétariat d’autre voie qui conduise au progrès et à la réforme.
Pour le prolétariat il n’y a pas d’autre voie qui conduise à l’avenir, à la société de la liberté, de l’égalité et de l’unité.
Une nouvelle phase commence.
La phase théorico-radicale fut la première. Elle servit à répandre les semences du futur.
La phase réformatrice fut la seconde. Elle se divisa en révolutionnaire-réformatrice et en révisionniste-réformatrice. Elle servit à obtenir les réformes qu’il était possible de conquérir.
Voici maintenant la troisième période. Elle permet de rassembler les masses contre le capital bancaire, contre les trusts et contre les gouvernements impérialistes.
Elle interpelle les masses.
La première phase invitait l’individu singulier à la connaissance théorique.
La seconde phase invitait les masses à lutter pour les réformes au moyen des chefs.
La troisième phase invite les masses à l’action révolutionnaire.
Avec cette phase, nous atteignons la plus haute radicalité [30].
Comprends-tu, ô lecteur, ce que cela signifie ? La masse apparaît sur la scène.
Cela signifie que finalement la masse se réveille. Cela signifie qu’elle commence à agir sans chefs ou du moins sans que leur coopération ait beaucoup d’importance.
Cela signifie que nous faisons un pas en avant plus grand que n’en fit jamais la classe ouvrière.
Cela signifie que nous sommes très proches de notre but final.
Pour le prolétariat, il n’y a pas d’autre voie pour atteindre le socialisme.
La masse doit maintenant commencer à agir par elle-même, son heure est venue.
Le capitalisme en produisant par son évolution les trusts, la grande banque, le parlement et le gouvernement impérialistes ne permet pas qu’il en soit autrement.
Et la masse est déjà apparue sur la scène de l’histoire dans les dernières décennies avec l’apparition de l’impérialisme.
Malgré toutes les belles paroles, toutes les promesses, et tous les traités passés avec la bourgeoisie, malgré toutes les tromperies aux dépens des ouvriers et tous les efforts de la part des permanents syndicaux et des députés pour monopoliser tout le travail du sommet à la base, la masse a assumé sa tâche.
En Suède, en Norvège, au Danemark, en Angleterre, aux Pays-Bas, en France, en Belgique, en Italie, en Espagne, en Autriche et en Russie, le prolétariat lui-même, au moyen de grèves générales, de grèves de protestation et de manifestations, au moyen de grèves économiques et politiques, au moyen de grèves de population ouvrière tout entière a montré qu’il avait perçu la nouvelle évolution. A l’aide de la grève générale, il a aidé les petits secteurs du prolétariat contre leurs capitalistes, il a vaincu de grandes entreprises capitalistes, il a secoué des villes et des pays ; au moyen de la grève générale comme conséquence directe de la guerre impérialiste, le prolétariat a fait la première révolution prolétarienne.
En Angleterre, ces dernières années le prolétariat s’est jeté avec furie dans les grèves contre la volonté des chefs et sous les effets de l’impérialisme. Et la démonstration faite il y a quelques années par le prolétariat allemand contre le droit électoral en Prusse était une tentative de s’opposer à l’évolution impérialiste qui se faisait chaque jour plus puissante.
Aux Etats-Unis, ces derniers temps, les ouvriers se sont maintes fois servis de l’action de masse pour arracher des réformes aux puissants trusts et pour défendre leur droit à l’association.
Depuis des années déjà, la classe ouvrière d’Europe et d’Amérique s’agite pour briser l’impérialisme ou au moins pour obtenir, dans la lutte contre lui, de nouvelles forces et une unité plus puissante et plus compacte.
L’action des masses est venue... d’elle-même.
L’action contre l’impérialisme est a priori et par nature action des masses.
L’action contre la guerre impérialiste ne peut être autre que l’action internationale des masses. C’est seulement si le prolétariat national comprend que le capitalisme étranger doit être combattu au même titre que le capitalisme national qu’il pourra alors s’unir avec le prolétariat international pour repousser la guerre et y mettre fin.
Mais l’action de masse du prolétariat s’est jusqu’ici limitée à une petite échelle, inconsciente de la grande cause et du grand but. En un mot, elle était encore inorganisée et... nationale.
Pendant cette phase, le capital concentré, le trust, la grande banque, l’empire des riches et l’impérialisme des puissants empires ne peuvent être combattus et vaincus que de manière consciente, organisée et internationale.

8 - LES CAUSES DU NATIONALISME DANS LE PROLETARIAT.

c) Les radicaux [31] et Kautsky.

Nous n’avons pas encore nommé toutes les causes et les forces adverses qui empêchèrent la classe ouvrière d’abandonner l’ancienne voie nationale pour s’engager sur la voie grandiose de l’internationalisme.
Contre la nouvelle arme des ouvriers - l’action de masse - une nouvelle force entre en scène, en plus du révisionnisme, pour lui barrer la route.
Cette nouvelle opposition vint de la part d’hommes dont le passé ne permettait pas de prévoir cette évolution. Elle vint de marxistes ou d’ouvriers radicaux et de chefs des partis socialistes.
Lors du passage obligé du prolétariat de l’ancienne à la nouvelle tactique, passage combattu par ses représentants et par des petites parties du prolétariat, et jusqu’à l’action de masse en général et à la grève générale en particulier et lors du passage du prolétariat de l’action nationale à l’action internationale les partisans et les chefs de l’ancienne tactique lui barrèrent la voie ; mais ces adversaires n’étaient pas seulement les révisionnistes mais aussi des marxistes.
Plus précisément ces marxistes furent ceux qui avaient été les dirigeants ouvriers lors de la première période révolutionnaire théorico-pratique et qui, dans la période suivante, celle du révisionnisme, opposèrent à celui-ci une vigoureuse et magnifique résistance.
Ici aussi, c’est l’Allemagne qui offre le meilleur exemple.
Quoique ce phénomène se vérifie partout, aux Pays-Bas et en Belgique, en France et en Italie, en Autriche et en Angleterre, il apparaît le plus clairement en Allemagne à cause de la grande ampleur des luttes.
Alors que les chefs (et les ouvriers) révisionnistes allemands faisaient de plus en plus tout leur possible pour détourner le prolétariat des actions de masse en dehors du parlement en leur promettant de petits avantages obtenus grâce à l’aide de la bourgeoisie au parlement ou grâce à l’action syndicale quotidienne, les chefs radicaux tentaient d’obtenir le même but... la démoralisation des ouvriers.
Ils enfermaient dans le cercle de la nation toutes les actions anti-gouvernementales des masses. Alors que l’impérialisme devenait toujours plus puissant, d’un côté les réformistes promettaient toujours plus d’avantages grâce à une collaboration avec les partis qui étaient les gestionnaires de l’impérialisme et qui donc poussaient à la guerre, de l’autre côté les chefs radicaux exhortaient les masses à ne rien faire, à rester passives et inactives.
Bien sûr, ils ne conseillaient pas expressément une telle attitude mais ils restaient étrangers à toute action de masse et ils s’y opposaient même de toutes leurs forces.
Comment en est-on arrivé là ? Comment ces radicaux ont-ils pu renier la tactique révolutionnaire du prolétariat ?
La plus grande partie de ces radicaux, qui étaient marxistes ou qui s’appelaient tels, avaient peur des nouveaux moyens de luttes du prolétariat et pour cette raison, ils voulaient que les actions restent exclusivement les campagnes électorales, syndicales et qu’elles restent le monopole de chefs. Le premier théoricien du parti, Kautsky, était un de ces radicaux et il devint même le théoricien de ces derniers.
Kautsky a fait tout son possible pour retenir le prolétariat allemand et l’empêcher de développer une action propre [32].
Dans sa discussion avec Rosa Luxembourg, Kautsky a combattu la grève générale en Allemagne. Comme si l’Allemagne avait été une exception en Europe.
Pendant cette période il a principalement attiré l’attention du prolétariat sur le parlement. Selon lui, le parlement était la nouvelle arène décisive. Comme si l’impérialisme pouvait être vaincu au moyen du parlement.
En cette période, pendant laquelle les ouvriers pouvaient encore développer des actions propres, il leur a dit que la lutte dépendait de l’aide que pouvait leur fournir la classe moyenne et qu’il fallait avant tout avoir cette classe moyenne de leur côté. Comme si la classe moyenne n’était pas du côté de l’impérialisme !
Pour conserver la paix, il conseilla la création d’une Ligue des Etats européens. Comme s’il était du pouvoir des ouvriers de contribuer à la fondation d’une telle Ligue, comme si l’impérialisme allait attendre pacifiquement que les ouvriers s’organisent, comme si une Ligue des Etats ne renforcerait pas encore plus l’impérialisme. Comme s’il existait aujourd’hui dans la bourgeoisie des forces considérables contre la guerre ; comme si les ouvriers n’étaient pas seuls.
Encore en octobre 1911, Kautsky décourageait dans la Neue Zeit la masse des ouvriers organisés en disant que l’on ne devait pas avoir confiance en la masse des désorganisés. Comme si la masse des désorganisés ne pouvait pas entrer en scène qu’au moyen de la lutte.
Il soutint, en 1910, la possibilité d’un désarmement pour la bourgeoisie et fit, à cette époque, du désarmement le mot d’ordre du prolétariat. Il détourna ainsi l’attention du prolétariat allemand de l’unique moyen alors possible de combattre l’impérialisme : l’action de masse. Comme si en 1910 et aujourd’hui sous la domination de l’impérialisme, un désarmement était possible.
Le congrès de Copenhague en fit autant sur le conseil de Kautsky et avec l’aide de tous les révisionnistes et de tous les marxistes de sa tendance. Comme si la bourgeoisie voulait le désarmement, comme si elle pouvait le vouloir.
En 1912, alors que l’impérialisme poussait déjà à la guerre dans tous les grands Etats et que cette guerre était déjà devant la porte, lors des élections, Kautsky donna le conseil d’appuyer les libéraux, ces groupes de la bourgeoisie qui sont parmi les plus acharnés partisans de l’impérialisme. Comme si ces libéraux, ces armateurs, ces intellectuels n’étaient pas, plus que tout autre parti, les gestionnaires de l’impérialisme.
Il a fait croire ainsi aux ouvriers qu’il pouvait sortir du parlement et de l’alliance avec les libéraux autre chose que la plus grave des oppressions, la guerre et la ruine.
En sa qualité de théoricien des radicaux, Kautsky a déconseillé l’action de masse pour la raison qu’elle aurait été dangereuse pour les organisations ouvrières. Comme si les organisations étaient le but et non le moyen de la lutte de classe. Comme si l’impérialisme ne rendait pas, dans tous les cas l’organisation impuissante. Comme si l’impérialisme ne menaçait pas les organisations ouvrières de bien plus terrible façon.
Comme si les organisations ouvrières ne pouvaient pas renaître !
Kautsky a combattu de toutes ses forces tous ceux qui cherchaient à persuader le prolétariat qu’il devait maintenant agir par lui-même.
Il est vrai que la lutte combattue par Kautsky et les radicaux avait pour but des questions de politique nationale en temps de paix, particulièrement l’action des masses en faveur du suffrage universel en Prusse. Mais il est évident que la masse, découragée par lui, n’aurait jamais osé entreprendre quelque chose contre l’impérialisme montant et la guerre mondiale à venir [33].
Kautsky voulait avec cette tactique - comme il le dit lui-même - épuiser le gouvernement et les classes dominantes. Aujourd’hui, on voit bien qu’il n’a pas épuisé les classes dominantes mais qu’il a plutôt exténué jusqu’à la mort la classe ouvrière.
Au congrès de Bâle, Kautsky, en accord avec les chefs réformistes et radicaux, a rendu impossible toute discussion sur une action commune et internationale du prolétariat. Comme si - justement à cette époque - cette action n’était pas l’unique possibilité.
Maintenant, en cette période d’évolution du capitalisme, où tous les Etats s’attaquent mutuellement et s’attaquent au prolétariat, Kautsky dit aux ouvriers : vous devez combattre pour la patrie si votre patrie est agressée. [34] Comme si l’heure de la lutte contre l’impérialisme n’était pas arrivé.
Cette caractéristique de l’action des radicaux vaut pour tous les pays d’Europe occidentale : ils étaient contre l’action de masse du prolétariat. Ils étaient pour que l’on laisse libre cours à l’impérialisme. Ils étaient carrément partisans de l’impérialisme. [35]
La plus puissante manifestation de l’ère capitaliste, la conquête décisive du monde entier, tout du moins de toute sa partie encore non conquise, par ce capitalisme, fait des progrès gigantesques et s’achemine aujourd’hui vers sa conclusion.
Elle menace le prolétariat d’un prolongement considérable de la durée de son esclavage.
Elle menace le prolétariat d’une période de régression, d’affaiblissement et peut-être de ruine : les radicaux du type Kautsky n’ont rien à opposer à cela. L’unique chose qu’ils disent est : tenez vos assemblées politiques et syndicales, faites des manifestations de temps en temps et élisez à époque fixe vos députés au parlement.
Plus encore : le capital mondial, en tout cas au moins une très importante partie de celui-ci, se retourne, pour la première fois dans l’histoire universelle, contre le prolétariat de l’Europe entière, d’une grande partie de l’Amérique et de l’Asie, d’une partie de l’Afrique et de toute l’Australie dans une attaque unique.
Pour la première fois le prolétariat mondial dans son ensemble se trouve en opposition avec le capital mondial. Et le marxiste, l’élève de Marx ne sait que dire au prolétariat : chacun de vous doit combattre pour la patrie, vous devez obéir au capitaliste.
Puisque combattre et vaincre cette sorte de marxisme est une question vitale pour le prolétariat au même titre que combattre et vaincre le révisionnisme, nous voulons citer encore un exemple : Cunow, [36], dit que la tentative de barrer la route à l’impérialisme, c’est-à-dire de le vaincre, ne doit pas être tentée parce que l’impérialisme est une phase évolutive historiquement nécessaire du capitalisme et parce que l’Europe et le monde ne sont pas encore mûrs pour le socialisme. La lutte contre la machine fut une stupidité et, pareillement, la lutte pour détruire l’impérialisme.
Cunow est, avec Kautsky, le modèle classique de l’ancien marxiste. L’un croit que les ouvriers ne peuvent pas combattre l’impérialisme et qu’ils doivent se soumettre à ce dernier. L’autre dit qu’il ne faut pas combattre l’impérialisme parce qu’il est historiquement nécessaire.
Il est vrai que Kautsky déclare vouloir combattre l’impérialisme. Mais il repousse l’unique et véritable arme contre l’impérialisme, il repousse l’action de masse.
Cunow aussi déclare vouloir combattre. Il accepte même l’action des masses. Mais [37] ... seulement pour l’avenir en fait pour une époque lointaine non précisée.
Lui non plus ne veut donc pas l’unique et véritable arme du prolétariat. Il repousse le combat.
Kautsky veut faire tourner en arrière la roue de l’histoire. Le capitalisme doit retourner à ses anciennes formes de l’époque pré-impérialiste : les alliances politiques et les traités commerciaux. Kautsky est même un utopiste : l’impérialisme doit recourir à des moyens pacifiques comme les tribunaux d’arbitrage et le désarmement.
Kautsky ne veut pas entendre parler de l’ultime et gigantesque combat pour la diffusion du capitalisme dans le monde entier d’où doit sortir le socialisme. Les combattants gigantesques devraient se mettre d’accord au lieu de se combattre [38].
Kautsky veut une résistance impuissante et utopique. En réalité donc, Kautsky est celui qui veut substituer à nouveau l’artisanat à la machine.
Cunow qui soutient la nécessité de l’impérialisme et de sa lutte internationale a raison face à Kautsky.
Mais quelle conséquence Cunow tire-t-il de ses analyses ?
L’analyse de Cunow aboutit à repousser toute résistance et à conseiller aux ouvriers européens et avant tout aux ouvriers allemands et anglais de ne pas combattre puis même à leur conseiller d’attendre que l’Europe et le monde soient mûrs pour le socialisme. En bref, il conseillait aux ouvriers de se laisser assassiner.
Pour d’autres raisons, Kautsky conseille la même chose.
En fait les deux, Kautsky et Cunow, se ressemblent.
En effet, tous deux refusent la lutte du prolétariat contre l’impérialisme.
Avant d’aller plus loin, nous démontrerons encore amplement que Cunow ne veut pas combattre. En effet, ces radicaux du type Kautsky sont habitués à se donner l’air d’être des partisans de la lutte révolutionnaire à l’aide d’une phraséologie de l’époque pré-impérialiste. Et comme les révisionnistes trompent le prolétariat avec de fausses promesses de même les radicaux les trompent avec cette apparence de lutte révolutionnaire.
Et de même après cette guerre ces radicaux tenteront d’empêcher les ouvriers de lutter avec leur fausse apparence nous devons donc dissiper de tels faux-semblants.
Nous voulons exposer ici comment Cunow s’imagine cette lutte en utilisant ses propres paroles.
Il écrit dans Parteizusammenbruch ! à la page 18 : "Ceci ne signifie pas que la classe ouvrière doive patiemment et sans résistance aucune supporter la domination de l’impérialisme... Le parti socialiste ouvrier a même la tâche de se défendre le plus possible des effets nocifs de l’impérialisme et de profiter au contraire, sans exclusion d’aucuns moyens et dans l’intérêt des ouvriers, de ces nouvelles formations économiques dont on peut tirer quelque avantage pour les ouvriers et qui peuvent servir à agrandir leur organisation et si nécessaire à la transformer de façon plus adéquate aux nouveaux objectifs... En bref, pour sauvegarder saine et sauve la classe ouvrière dans cette nouvelle période du capitalisme". En outre, il revendique la conquête et l’exploitation du pouvoir politique, le contrôle de l’Etat, l’administration étatique de la grande production... Voilà la lutte proposée par Cunow.
Que signifient toutes ses paroles ?
Comparons-les avec les conditions réelles de classe créées par l’impérialisme et par la guerre ?
Nous allons montrer à présent ce qu’est cette lutte contre l’impérialisme.
Cunow veut se défendre contre les conséquences nocives de l’impérialisme. Quelles sont-elles ? C’est la guerre, ce sont des millions de morts. Ce sont les centaines de milliers de millions de la dette de l’Europe et les dizaines de millions de dettes qu’aura l’Allemagne. Comment Cunow voulait-il et comment veut-il repousser ces conséquences sans l’action des masses ?
C’était et cela reste impossible en utilisant le bulletin de vote et le groupe parlementaire seulement.
L’impérialisme se moque de ces moyens.
Cunow veut profiter des nouvelles formations économiques. Qu’entend-il par-là ? Les puissantes nouvelles banques qui naîtront de l’endettement du monde et plus particulièrement de l’endettement de l’Allemagne verront leur puissance multipliée dix et cent fois par de tels endettements. Comment Cunow veut-il exploiter ces nouvelles formations économiques au profit des ouvriers... sans l’action de masse ?
Cunow veut agrandir les organisations ouvrières. Comment le fera-t-il si, après la guerre, les organisations ouvrières d’Angleterre et d’Allemagne, mais aussi de France, de Russie, d’Italie et de Belgique se retrouvent sans force et, à cause de la guerre, gisent écrasées sous le poids de la dette publique et des impôts ? Si leurs caisses sont vides et leurs adhérents sans travail ? Comment envisage-t-il ceci sans l’action de masse ?
En somme, Cunow veut permettre à la classe ouvrière de survivre sans problèmes dans la nouvelle époque impérialiste. Cunow s’en est préoccupé un peu tard.
En effet la classe ouvrière qu’il veut protéger gît dans son sang en Europe, en Afrique, en Amérique, en Australie, et en Asie, elle est mutilée, affaiblie, divisée et désunie. Le moment de repousser toute cette misère est passé. Il est passé aussi parce que Cunow et les radicaux ont refusé l’action de masse. Comment veut-il sauvegarder la classe ouvrière de semblables ruines sans l’action de masse ?
Il est dérisoire pour un radical de dire qu’il veut sauvegarder saine la masse dans cette nouvelle phase impérialiste en rejetant l’action de cette même masse.
Continuons l’examen du programme de Cunow : administration étatique et contrôle par l’Etat de l’industrie lourde. Cunow ne s’aperçoit pas que la puissance qui contrôle et administre l’industrie lourde, c’est-à-dire la haute finance, va sortir de la guerre dix et cent fois plus grande ? Ne voit-il pas qu’elle est en train de devenir plus grande que ne l’avait jamais été aucune autre puissance sociale auparavant ? Ne voit-il pas que l’organisation ouvrière, au contraire, sortira plus faible que jamais de cette guerre ? Ne voit-il pas que maintenant, face à un organisme de plus en plus puissant s’aligne un organisme éminemment affaibli et que aujourd’hui les ouvriers ne sont forts que grâce à leur nombre ?
Comment veut-il combattre cette puissance et la remplacer par la puissance du peuple sans l’action de la masse ?
Et pour finir : qui devra arracher le pouvoir politique aux classes dominantes ? Qui devra détruire l’impérialisme, la haute finance et l’Etat fondé sur elle ?
C’est bien la classe ouvrière ruinée, le prolétariat prostré sous les taxes, les organisations qui sont actuellement écrasées, la classe ouvrière qui s’est faite l’esclave de l’impérialisme !
Et cette classe ouvrière devrait faire tout cela en se livrant encore à l’impérialisme et en évitant les actions de masse !
Cunow ne nomme même pas l’action de masse, cet unique moyen pour empêcher la guerre, pour tirer profit des nouvelles formes économiques, pour ne pas laisser écraser les organisations ouvrières, en bref pour sauver la classe ouvrière. Il ne la nomme pas une seule fois comme moyen devant être employé maintenant et immédiatement ou, si c’est impossible, juste après la guerre. Cette action de masse est la seule qui est en mesure de vaincre l’impérialisme, l’Etat et de conquérir le pouvoir politique.
Cunow se moque des hommes qui veulent recourir aux actions de masse. Il ne les mentionne que pour un lointain avenir, non pas comme une réalité mais comme un mot Les grandes phrases de Cunow sur la lutte ne sont que des mots creux. Ce ne sont que des phrases datant de l’époque pré-impérialiste.
A l’aide de ces slogans datant de l’époque pré-impérialiste et qui ne sont plus aujourd’hui que des mots vides, il veut donner l’apparence de vouloir combattre. "Profiter des nouvelles formes économiques sans exception aucune, transformer les organisations et les sauvegarder saines et sauves dans la nouvelle phase impérialiste, conquête du pouvoir politique"... mais sans l’action de masse, sans l’unique moyen qui puisse donner force à ces affirmations et à transformer en actes ces paroles. Face au gigantesque impérialisme, tout ce discours sonne comme un bavardage d’enfant ou comme le discours d’un être puéril.
Quand Cunow déclare : "Je ne veux pas de lutte qui détruise l’impérialisme parce que l’impérialisme est nécessaire, mais je veux une autre lutte", il faut comprendre qu’il ne veut pas de lutte du tout.
Les mots de Cunow ne sont que des sons vides. Sa lutte n’est pas une lutte.
Et maintenant Cunow et les radicaux avec lui cherchent à cacher leur impuissance et leur dépit derrière trois arguments.
Ils disent que l’impérialisme est historiquement nécessaire. Que le capitalisme ne peut pas encore être détruit. Enfin que le monde n’est pas encore mûr pour le socialisme.
L’opinion de Cunow selon laquelle l’impérialisme est une nécessité historique et selon laquelle le monde n’est pas encore mûr pour le socialisme semble être marxiste ; c’est de plus la justification principale des agissements des réformistes et des révisionnistes. Cette opinion qui se donne l’apparence de marxisme peut, plus que tout autre, duper les ouvriers et les renforcer dans leur erreur. Pour toutes ces raisons, nous voulons encore combattre et réfuter cette opinion tout particulièrement.
Avant tout et quant à ce qui concerne l’affirmation selon laquelle le monde ne serait pas encore mûr pour le socialisme et selon laquelle le capitalisme ne pourrait pas encore être détruit, nous sommes d’un autre avis. Nous croyons que les deux Etats les plus puissants, l’Angleterre et l’Allemagne, sont matériellement mûrs pour le socialisme.
Ce sont deux pays dans lesquels les plus grandes branches de la production - la production du fer, du charbon et des outils, l’industrie de l’habillement et en partie des denrées alimentaires ainsi que l’industrie des transports - ont été énormément centralisées et ont atteint des dimensions gigantesques. Ce sont des pays dans lesquels il y a énormément de cartels et de trusts et où l’on pourrait facilement encore centraliser d’autres branches de la production. Ce sont des pays dans lesquels la haute finance centralisée dans les banques domine totalement l’industrie et les transports. Nous considérons de semblables pays comme matériellement et techniquement mûrs pour le socialisme.
La réalisation du socialisme, spécialement dans les deux Etats les plus puissants, l’Angleterre et l’Allemagne, dépend seulement aujourd’hui des facteurs spirituels, de la volonté, de la conscience et du courage du prolétariat.
Qui peut nier le fait que si les prolétariats d’Angleterre et d’Allemagne étaient spirituellement mûrs, spécialement s’ils combattaient unis, l’un aux côtés de l’autre, les forces productives et les conditions de production les rendraient déjà capables d’actions grandioses ? Ils pourraient engager la lutte pour la réalisation du socialisme, ils pourraient par une série de grandes luttes conquérir le pouvoir politique et, techniquement avec relative facilité, transformer la société.
Ces affirmations ne sont cependant que des affirmations. Nous voulons seulement les poser face à celles de Cunow afin que le lecteur entende immédiatement la thèse supérieure. Avant d’entrer dans l’examen de ces différentes affirmations, nous voulons réfuter l’opinion de Cunow sur la nécessité de l’impérialisme et l’impossibilité de le combattre.
Nous avons vu que Cunow ne veut pas vraiment combattre.
Etrange affirmation que celle-ci : le prolétariat ne doit pas combattre l’impérialisme, il ne doit pas lui barrer la voie parce qu’il serait une phase nécessaire de l’évolution. Etrange affirmation, surtout pour un marxiste.
Le sens le plus général du marxisme est l’idée de l’évolution dialectique c’est-à-dire de l’évolution au moyen de la lutte ; c’est l’idée que deux choses puissent évoluer en même temps et qu’au moyen de la lutte entre ces deux choses surgisse une nouvelle évolution, une nouvelle chose.
Ainsi en est-il de l’évolution de la classe capitaliste et de la classe ouvrière et de leur dénouement dans le socialisme.
La classe capitaliste évolue au moyen des forces capitalistes de production. Mais au moyen de ces forces de production le prolétariat évolue également.
Et avec l’évolution de la classe capitaliste d’un côté et du prolétariat de l’autre, la lutte entre les deux classes évolue elle aussi. Et de cette lutte surgit une nouvelle chose : le socialisme après le capitalisme.
L’évolution du capitalisme est nécessaire, l’évolution du prolétariat est nécessaire, la lutte entre les deux est nécessaire et c’est seulement au moyen de cette lutte que naîtra le socialisme, qui à la suite de cette lutte, devient nécessaire.
Quelle étrange chose que d’entendre dire qu’on ne doit pas combattre l’impérialisme parce que l’évolution du capitalisme est nécessaire !
Chaque phase du capitalisme est nécessaire et donc l’impérialisme.
Quelle étrange chose que d’entendre dire que pour cette raison on ne doit pas combattre l’impérialisme ! Mais on n’en croit pas ses propres yeux quand on s’aperçoit que cette affirmation est le fait d’un marxiste.
Cette affirmation n’a jamais été vraie ni théoriquement, ni pratiquement !
Avons-nous jamais renoncé à combattre quelque chose sous le prétexte qu’elle était nécessaire ?
Par le passé, nous n’avons jamais voulu remplacer quelque chose de nécessaire par une autre qui aurait marqué un pas en arrière.
Et ceci nous ne le voulons toujours pas.
La comparaison employée par Cunow est fausse. Les ouvriers voulaient autrefois remplacer la machine par l’artisanat rétrograde. Nous, au contraire, nous voulons, remplacer l’impérialisme par le socialisme qui représente une phase évolutive supérieure par rapport à l’impérialisme.
Avons-nous renoncé à combattre l’organisation patronale sous le prétexte qu’elle était nécessaire ? Elle était nécessaire et pourtant nous l’avons combattue.
N’avons-nous pas combattu les trusts et les cartels ? Ils sont nécessaires et pourtant nous les combattons ?
N’avons-nous pas combattu le militarisme ? Il est nécessaire et nous le combattons. N’avons-nous pas combattu l’Etat alors qu’il est lui aussi nécessaire ? De même que nous combattons le renforcement continuel de l’Etat quoiqu’il soit également nécessaire, etc., etc.
Le capitalisme était jusqu’à aujourd’hui lui aussi une phase nécessaire de l’évolution. Et pourtant les ouvriers ne l’ont pas admis sans lutte et ils l’ont combattu. Et cependant Cunow ne veut pas combattre l’impérialisme parce qu’il est nécessaire.
Mais ici il faut dire encore une autre chose qui décidera s’il faut combattre l’impérialisme nécessaire.
C’est précisément la lutte contre chaque phase nécessaire du capitalisme et cette lutte seule qui nous rend plus forts.
Nos grands précurseurs, chefs et masses, ont lutté contre chaque phase nécessaire de l’évolution du capitalisme - et ils l’ont fait de toutes leurs forces - et c’est par cette lutte seule qu’ils sont devenus plus forts.
Ils ont combattu la noblesse et la bourgeoisie, l’Eglise et l’Etat, ils n’ont jamais désiré la régression comme le veut aujourd’hui Kautsky, et grâce à ces luttes ils ont obtenu le droit de vote, une législation ouvrière et le droit d’association. Grâce à ces luttes ils ont avant tout obtenu l’unité, la conscience, et une plus grande force.
Ils savaient que le capitalisme et leurs ennemis étaient nécessaires ; mais ils savaient qu’eux-mêmes et le socialisme étaient nécessaires. Ils savaient que le nécessaire combat mais aussi que le plus fort - maintenant le socialisme - l’emporte. Et pour cette raison ils combattirent toujours pour lui de toutes leurs forces et jusqu’au bout.
Et maintenant Cunow ne veut pas la lutte parce que l’adversaire est nécessaire !
Si nos prédécesseurs avaient fait ce que préconise Cunow que serait-il arrivé ? Réfléchissons-y et nous verrons immédiatement toute la fausseté de la tactique de Cunow.
Ils auraient été vaincus ; et au lieu d’être une armée qui lutte pour la liberté avec énergie, perspicacité, unité, organisation, amour de la liberté et puissance, toutes choses qui leur ont permis de continuer à combattre pour substituer le socialisme au capitalisme, ils seraient devenus une masse d’esclaves, obtus, abjects et sans aucune force. Cette lutte sans merci contre le capitalisme pourtant nécessaire les en a empêchés.
Ainsi, nous aussi nous voulons aujourd’hui combattre de toutes nos forces, avec tous les moyens dont nous disposons contre l’impérialisme nécessaire pour devenir, non pas une masse de coolies, spirituellement, matériellement et moralement dégénérée, mais un prolétariat puissant.
Ici, on voit déjà clairement la différence de conception générale entre les anciens marxistes et nous.
Nous voulons mettre en évidence cependant cette différence de façon encore plus claire et décisive.
Nous voulons réfuter les thèses selon lesquelles le monde n’est pas encore mûr pour le socialisme et selon lesquelles le capitalisme ne peut pas encore être détruit.
Cunow dit : Vous tentez de barrer la route à l’impérialisme et de le détruire. Vous voulez le détruire avec des actions de masse et au moyen de grèves générales. Vous voulez le remplacer par le socialisme mais cette tentative tant de lui barrer la voie que de le détruire est illusoire parce que le capitalisme est encore nécessaire et que l’impérialisme est encore une phase progressive dans l’évolution du capitalisme ; et donc parce que le socialisme est encore impossible.
Nous pourrions lui objecter que toute lutte menée par les socialistes contre le capitalisme, même la plus petite lutte syndicale, est une lutte pour la destruction du capitalisme.
Nous voudrions lui objecter que dans chacune des phases du capitalisme, nos grands précurseurs ont toujours conçu leur lutte comme une lutte qui devait détruire le capitalisme. Tant par leur vigoureuse énergie et leur passion que par leur claire perspicacité, ils ont toujours conçu toute lutte comme si elle avait pu déboucher sur le socialisme. Cette vision leur a insufflé non seulement un courage et une force inouïs mais aussi, comme nous le verrons par la suite, une conception théorique supérieure qui devait vaincre [39].
Malgré tout ceci, admettons pour un instant que cette affirmation de Cunow soit juste. C’est en effet le point cardinal, le noyau de toutes les dissensions entre anciens et nouveaux marxistes et entre partisans de l’ancienne et de la nouvelle tactique.
La différence entre la nouvelle phase et l’ancienne phase du capitalisme, entre celle du 19° siècle et celle du 20° siècle est la suivante : Le capitalisme s’est désormais développé et est en train de se développer jusqu’à atteindre un stade tel qu’il n’en existe pas de supérieur.
Il n’y a rien qui dépasse le trust, le cartel ou le monopole.
Ceci est vrai dans le domaine économique. Et aux trust et monopole dans le domaine économique correspond l’impérialisme dans le domaine politique.
L’impérialisme est l’introduction et la diffusion du capitalisme sur toute la terre et ce précisément au moyen des trusts, des cartels, des banques, et des monopoles financiers et industriels.
L’impérialisme est donc l’extension du pouvoir de la haute finance, des trusts, des cartels et des monopoles sur la terre entière.
Au-delà cependant du monopole il ne peut plus y avoir d’évolution puisque celui-ci permet au capitalisme de conquérir la terre entière et qu’il ne veut pas capitaliser les étoiles. Toute la terre est sous la domination des trusts et des monopoles organisés ; voici le point culminant de la production capitaliste.
Et donc, avec la ruine de la libre-concurrence, avec la fondation des monopoles financiers, industriels et des transports et avec l’impérialisme qui répand cette puissance sur toute la surface de la terre, le capitalisme est arrivé à son point ultime de développement.
Qu’on nous comprenne bien.
Nous savons que ce processus n’en est qu’à ses débuts. Nous savons qu’il est encore capable d’ultérieurs développements. Des pans entiers du système en sont encore à la période précédente [40]. Les sociétés gigantesques peuvent encore croître et se diffuser de façon démesurée.
Ce n’est pas tout. Les sociétés monopolistes peuvent se changer et pas seulement quantitativement. Elles peuvent, un jour de l’avenir, former une ligue gigantesque, quasiment un organisme unique, qui embrasse toute la terre et dont toutes les parties vivent l’une à côté de l’autre sans concurrence entre elles. L’impérialisme lui-même, qui n’est que la domination du monde au moyen des monopoles, pourrait devenir de nature pacifique et les Etats pourraient former une ligue mondiale [41] ou des organismes qui ne se fassent plus la guerre mais dans lesquels les grands monopoles unis exploitent tous les habitants de la terre et s’emparent de tout le profit.
Nous savons tout cela.
Mais ce que nous voulons dire est ceci : Cette évolution, au-delà de laquelle nul ne peut s’imaginer une autre phase capitaliste supérieure et que les socialistes ont toujours considérée comme une base de leur propre société n’en est qu’à ses débuts mais elle a déjà commencé.
L’ultime stade du capitalisme selon sa nature est déjà atteint quoiqu’il puisse encore se développer, se diffuser et même devenir pacifique. La base de la nouvelle société existe déjà avec la formation de l’impérialisme.
Voilà la différence entre l’époque de Marx et la nôtre, entre le 19° siècle et le 20 siècle.
Que signifie tout ceci pour la lutte ?
Cela signifie que :
D’abord que la lutte doit être menée avec des moyens extraordinairement puissants. Grâce à l’action de masse comme nous l’avons exposé. En effet, nous nous trouvons aujourd’hui face à des forces gigantesques contre lesquelles nos anciens moyens ne suffisent plus.
Mais en second lieu, cela signifie que, par nécessité, la lutte contre le capitalisme doit maintenant être - et elle le devient d’elle-même - une lutte pour la destruction de l’adversaire et pour la victoire du prolétariat.
Ces nouvelles entités propres à la dernière phase du capitalisme - l’Etat impérialiste, les trusts, les cartels et nous pouvons encore ajouter les ligues patronales puisqu’elles sont aussi une espèce de cartels mis sur pied pour la lutte de classe - embrassent et pénètrent tellement complètement toute la société et toute l’économie nationale et internationale qu’une lutte contre eux secoue le monde entier et est une lutte contre la société capitaliste elle-même.
Le grand capital financier concentré passe, comme le sang dans le corps, à travers toute l’industrie tout comme à travers les transports et le commerce et ce de telle façon qu’un puissant coup contre un de ses secteurs fait trembler tout son corps.
La lutte contre un secteur du capital fait se mettre en mouvement immédiatement tous les autres secteurs de la société et le mouvement politique s’attaque alors à la totalité de la société de même qu’une grande grève se déclenche contre l’Etat.
Comme les trusts, les monopoles et donc l’impérialisme qui les diffuse sur la terre, sont les formes suprêmes du capitalisme sur lesquelles se fondent aujourd’hui toute la société et comme ces organismes sont donc les armatures de toute la société, maintenant la lutte contre ces formes ne peut être pour le socialiste autre chose que la lutte pour détruire le capitalisme.
Et c’est pour cette raison que toute lutte menée contre les suprêmes formes du capitalisme, contre les gigantesques fédérations patronales, contre les cartels et contre l’impérialisme est nécessaire pour le socialiste et est en soi une lutte pour le socialisme.
Dire maintenant, comme le fait Cunow, que l’on ne doit pas combattre l’impérialisme pour le détruire ne signifie rien donc d’autre que dire que l’on doit renoncer à la lutte pour la réalisation du socialisme.
Et comme maintenant la lutte consiste en une série de telles luttes qui s’attaquent toutes au capitalisme et qui le menacent de destruction, le conseil de ne pas combattre l’impérialisme ne signifie rien d’autre que ne mener aucune de ces luttes.
Toutes ces luttes, en effet, contre une entreprise, contre un trust, contre une ligue patronale, contre un Etat impérialiste, sont toutes devenues des luttes pour détruire le capitalisme et pour fonder le socialisme, ni plus ni moins que la lutte contre l’impérialisme.
Celui qui ne veut pas mener l’une de ces luttes déconseille également la seconde. Et donc le conseil de Cunow ne signifie rien d’autre que renoncer à toute lutte.
Mais la nécessité de la lutte et la fausseté du conseil de Cunow apparaissent encore plus clairement quand on considère toute l’évolution de la lutte entre prolétariat et capital et comment elle se développera dorénavant pour aboutir à la victoire certaine du socialisme.
Le dernier degré de l’évolution atteint aujourd’hui par le capital est un long processus de plusieurs décennies. De même, la lutte de la classe ouvrière contre ces ultimes formes du capital - lutte qui est maintenant commencée - est un processus qui durera plusieurs décennies c’est un processus de renforcement de la puissance de la classe ouvrière.
Mais même la victoire du socialisme est un processus de plusieurs décennies.
La victoire du socialisme n’est pas une catastrophe qui arrive subitement.
Comme la victoire du socialisme est un processus composé d’une longue série de combats, aucune lutte singulière ne peut vaincre pour le moment complètement le capitalisme. Aucune lutte singulière ne peut pour le moment le détruire [42].
Toute lutte n’est qu’une tentative de détruire le capitalisme et d’aider à la victoire du socialisme.
Dorénavant, toute victoire qui sera remportée sur les nouvelles formes du capitalisme - la haute finance, un trust, une ligue patronale, un cartel - ou sur l’Etat impérialiste sera une victoire du socialisme justement parce que ces formes sont les dernières et les suprêmes formes du capitalisme. Et dans ces luttes la classe ouvrière s’élève à la plus haute forme d’organisation, à la plus haute conscience de soi et à la plus grande confiance en soi.
Une victoire sur les dernières formes du capitalisme détruit en partie le capitalisme et est, pour cette raison, une victoire du socialisme [43].
Pour rendre tout ceci plus clair, nous citerons deux exemples typiques.
Si les ouvriers réussissaient à concentrer dans leurs mains et à tenir en leur pouvoir ne serait-ce qu’un seul consortium, ce ne serait pas encore la destruction du capitalisme ni la réalisation du socialisme mais seulement une partie de la victoire du socialisme. Si les ouvriers réussissaient, avec leurs actions de masse, à empêcher une guerre impérialiste, ce ne serait pas encore la destruction du capitalisme ni la fondation du socialisme mais seulement une partie de la victoire du capitalisme.
Ce serait une augmentation de la puissance de la classe ouvrière qui, un jour, conquerra la toute-puissance.
Et la série de toutes ces luttes et victoires, toujours plus puissantes, impliquant une partie toujours plus grande de la société, formera la victoire.
Celui qui considère la chose ainsi, c’est-à-dire véritablement, et qui conçoit la lutte, l’ascension et la victoire du socialisme comme un processus, voit ce que signifie le fait de ne pas vouloir combattre l’impérialisme en prétendant que l’on ne peut encore renverser le capitalisme.
La lutte ne doit pas le renverser complètement, ceci n’est pas possible d’un seul coup. Mais elle doit l’affaiblir de façon qu’un jour il s’effondre.
Il est donc clair que la position de Cunow signifie refus de renverser et de vaincre le capitalisme.
L’impérialisme n’est qu’une des formes suprêmes de l’évolution du capitalisme, une parmi de nombreuses autres et égale aux autres et combattre toutes ses formes ébranle pareillement le capitalisme ; donc ne pas vouloir détruire et ne pas vouloir vaincre l’impérialisme signifie ne pas vouloir vaincre la totalité de ces formes capitalistes.
Si l’on ne veut pas vaincre l’impérialisme, c’est-à-dire les suprêmes manifestations et les suprêmes formes du capitalisme, alors on ne veut pas vaincre du tout, et l’on n’a plus aucune volonté de vaincre.
Comme la victoire du socialisme est une série de victoires partielles sur les formes du capitalisme, ne pas vouloir vaincre l’impérialisme signifie renoncer à la victoire du socialisme.
Et alors on voit finalement clairement que ce conseil n’est autre que le renoncement à toute lutte dans cette phase du capitalisme contre ses formes suprêmes de manifestations comme il montre que l’on ne veut aucune victoire sur ces formes et que l’on veut la complète soumission du prolétariat à ces formes. Voici donc ce que veut Cunow ; il prêche la soumission [44].
Les deux énormes processus évolutifs de notre époque, le capitalisme et le mouvement ouvrier, sont en pleine croissance.
Le capitalisme atteint un état dans lequel il se renforce de façon gigantesque au moyen des monopoles et de l’impérialisme qui diffuse ces monopoles sur toute la terre. Les fondements du socialisme sont jetés.
Et c’est justement maintenant que Cunow conseille à la classe ouvrière de ne pas livrer bataille pour l’avènement du socialisme... il conseille de ne pas se renforcer avec l’unique moyen qui existe pour atteindre cet objectif : la lutte.
Les capitalistes augmentent leur puissance. Il faut que les ouvriers restent tranquilles.
Les capitalistes de tous les pays se précipitent sur le prolétariat du monde. Et c’est justement maintenant que Cunow conseille au prolétariat mondial de ne pas s’unir au-delà des nations pour une action de masse et à chaque prolétariat national de se laisser massacrer séparément au profit des capitalistes de sa nation.
Etre massacrés par millions, voir après la guerre leurs organisations détruites, être pulvérisés en groupes ennemis, se retrouver face à une situation d’extraordinaire chômage et être enfin écrasés sous le poids des dettes de l’Etat, voilà le conseil de Cunow aux prolétaires.
Si les ouvriers suivent ce conseil, ils se précipiteront dans l’abîme de la ruine spirituelle, morale et matérielle.
Si le prolétariat se soumet à l’impérialisme, alors il se soumet au capital financier, aux trusts, aux consortiums, aux ligues patronales, aux gouvernements impérialistes, à l’absolutisme, à la guerre alors il se précipite dans un profond esclavage.
Voilà ce que conseille Cunow.
Au contraire, nous conseillons au prolétariat de combattre l’impérialisme en tant que prolétariat international.
Au capital international qui combat pour son développement à la surface de la terre, nous voulons opposer le prolétariat international.
Nous voulons que les forces productrices vivantes, les ouvriers, avec la lutte contre l’impérialisme contre cette phase nécessaire du développement du capital, parcourent la totalité de leur cycle nécessaire : l’union internationale pour une Internationale de l’action et de la lutte.
C’est seulement ainsi que le prolétariat vaincra.
Donc, le conseil de Cunow débouche sur ceci : il conseille au prolétariat de ne pas combattre, de ne pas se renforcer au moyen de la lutte, de ne pas livrer bataille contre les formes les plus modernes du capitalisme, c’est-à-dire de renoncer au socialisme.
Il conseille de renoncer à toute volonté de lutte et de victoire et de se soumettre au capitalisme dans sa phase suprême.
C’est tout ceci qui est compris dans le conseil de Cunow de ne pas combattre l’impérialisme puisqu’il est nécessaire.
Et Cunow, comme tous ces radicaux, dissimule ce conseil parmi des phrases marxistes, sous des mots d’ordre d’une époque révolue et sous une fausse apparence.
Maintenant retournons au point de départ de notre examen des idées de Cunow. Et à la lumière des conceptions que nous avons exposées - maintenant que nous avons clarifié les concepts suivants nécessité de l’impérialisme, nécessité du capitalisme, destruction du capitalisme, maturité et victoire du socialisme nous crions à présent aux ouvriers cette claire affirmation opposée à l’affirmation de Cunow : La formation de consortiums, de trusts, de cartels, de monopoles et l’impérialisme qui les répand sur la terre entière sont si progressistes que le prolétariat doit commencer la lutte contre eux, c’est-à-dire la lutte pour le socialisme.
C’est seulement au moyen de cette lutte que le prolétariat peut devenir fort et mûr pour la victoire.
Particulièrement en Allemagne et en Angleterre, l’organisation des forces productives, la domination des plus grandes branches de la production par le capital financier centralisé est tellement importante que ces Etats sont mûrs pour le socialisme.
De même, l’organisation des ouvriers est tellement puissante dans ces deux pays qu’ils peuvent prendre en main la production.
Guidé par ces deux prolétariats le prolétariat d’Europe et du monde pourra, peu à peu, dépasser les formes suprêmes de la manifestation du capital - les monopoles et l’impérialisme - et finalement fonder le socialisme.
Par conséquent le prolétariat d’Europe doit accepter la lutte contre l’impérialisme.
Le prolétariat d’Europe est face à la croisée des chemins. Il peut choisir de rejoindre les révisionnistes et les radicaux ou alors de rejoindre les révolutionnaires.
Après cet examen des idées de Cunow, retournons à Kautsky.
Donc, les radicaux face à la guerre impérialiste ne savent pas dire autre chose que : ne la refusez pas, elle est inévitable.
Ils enseignent la passivité. Comment cela est-il possible et quelle est la cause de ce phénomène ?
Kautsky et les radicaux furent d’excellents guides et d’excellents combattants tant que les conditions du capitalisme restèrent celles qui existaient du temps de Marx et de Engels ; tant qu’il s’agissait de combattre nationalement pour la fondation et le renforcement des partis nationaux dans chaque pays et tant que l’on devait combattre de façon traditionnelle c’est-à-dire au parlement et dans les syndicats.
Ils furent de bons guides lors de cette première phase où la lutte était encore relativement facile, ils illuminèrent excellemment le prolétariat sur les mouvements du capital, les partis, les patrons, les gouvernements, les rapports de classe en cette époque du capitalisme et ils le poussèrent ainsi à l’action.
Mais la lutte se développe. Le capital assume des formes que Marx a en partie prévues mais pas connues. C’est l’époque des trusts, de l’impérialisme et la haute finance détient la haute main sur l’économie mondiale. L’abondance et la concentration du capital fait que tous les Etats, en une unique action et pour la conquête du monde, descendent dans l’arène contre le prolétariat mondial ; l’impérialisme commence la série de ses guerres. Un autre mode d’agir devient nécessaire, un mode d’agir qui ne soit pas celui de l’action parlementaire au moyen de représentants ou celui des syndicats qui mobilise une partie du prolétariat et ses chefs. La masse, la masse nationale et la masse internationale, doit apparaître sur la scène ; elle seule peut faire plier les énormes nouvelles puissances des trusts et du capital mondial. Mais c’est alors que Kautsky, Bebel, Guesde, Hyndman et beaucoup d’autres avec eux reculent effrayés et ne savent que faire. Mieux vaut ne rien faire, laisser faire l’évolution économique capitaliste et laisser le capitalisme aller son chemin... Il vaut mieux - puisque dans la lutte ne pas résister signifie collaborer marcher avec les impérialistes dans la guerre.
Dans la période antérieure, dont Kautsky était le théoricien, tout était simple et clair. Dans chaque pays, l’ouvrier devait devenir "socialiste", comme il était clair qu’il appartenait à son syndicat et au parti ! Son intérêt immédiat l’exigeait ! Une fois livrée la première lutte, ces hauts faits ne réclamaient pas beaucoup de perspicacité ni beaucoup de courage, même si, comparés à la servitude antérieure, ils représentaient un grand progrès.
A cette époque, les conditions économiques montraient d’elles-mêmes et facilement la voie à l’ouvrier. Les conditions économiques étaient contraignantes. L’ouvrier n’avait qu’à se laisser aller. Les conditions économiques sont plus puissantes que l’homme. A cette époque, Kautsky était le véritable théoricien et les chefs centristes les vrais dirigeants.
Mais arrive l’impérialisme qui agresse la classe ouvrière mondiale. Il ne s’agit plus maintenant de combattre nationalement et au moyen du syndicat. A l’heure actuelle, il ne s’agit plus de combattre au moyen de représentants. Il s’agit pour tous les prolétaires de combattre directement. Il s’agit de combattre tous, non pas par des mots, non pas par de grandes phrases, mais par l’action. Il s’agit aujourd’hui de descendre sur le champ de bataille contre le gouvernement. Pour la première fois, l’impérialisme fait de la lutte une lutte mondiale. Il s’agit aujourd’hui de renier sa patrie, l’ennemi n’est plus le capitalisme allemand mais et directement les capitalismes russe, français et anglais. L’ennemi, le véritable ennemi, n’est plus théorique mais réel et pratique, dorénavant et jusqu’à ce qu’advienne le socialisme, c’est le capital mondial. Donc pour la masse, il s’agit de descendre sur le champ de bataille directement contre tous les gouvernements.
De nos jours, il s’agit pour l’ouvrier et pour la masse de devenir conscients de leur propre force.
De nos jours, il s’agit pour la masse de devenir socialiste. Il s’agit pour la masse d’agir véritablement de manière socialiste.
La masse ne doit plus être ignorante, lâche, froide, obtuse ou indifférente. Elle ne doit plus être médiocre ni basse.
Maintenant, il s’agit que la masse ait un caractère plus puissant que jamais.
Le prolétariat doit passer de la lutte passive à la lutte active, de la lutte mesquine au moyen de représentants à la lutte directe seul et sans chefs, ou avec les chefs au second plan. Il doit faire un grand pas vers l’action décisive contre le plus puissant des capitalismes, contre la plus grande force sociale qui n’ait jamais existé : le capital impérialiste mondial.
De la lutte à l’échelle nationale au moyen de ses représentants, le prolétariat doit passer, seul et confiant en soi-même, à la grande lutte internationale.
Bien évidemment, les forces économiques sont encore aujourd’hui les forces motrices de tout ce processus. Comme pendant la période précédente l’évolution du travail fut déterminante, aujourd’hui, c’est l’évolution du travail, concentré dans les syndicats, qui porte les ouvriers à cette nouvelle idée et à cette nouvelle action. Mais combien cette action et cette idée sont supérieures à celles de l’époque antérieure ! Comme doivent s’élever l’idée, le sentiment et l’action du prolétariat afin que la lutte commence !
Kautsky, Guesde et les radicaux de la génération antérieure ne peuvent plus suivre [45]. Ils restent en arrière et pensent qu’une nouvelle lutte n’est plus possible. Ils ne comprennent pas cette nouvelle lutte. Ils ne reconnaissent pas qu’aujourd’hui l’action des masses est nécessaire, même pour obtenir des réformes. Ils ne voient pas que désormais contre l’impérialisme et la guerre, seule l’action des masses est utile. Ils ne voient pas que l’impérialisme mondial se tourne dans le même temps contre le prolétariat mondial. Ils ne voient pas que l’intérêt du prolétariat est de ne plus combattre pour la patrie impérialiste mais au contraire de lutter uni contre l’impérialisme de tous les pays. Ils ne comprennent pas la nouvelle action internationale et mondiale du prolétariat contre l’impérialisme.
"Lutter seulement pour votre patrie ! Il ne peut en être autrement."
Ils ne comprennent pas que, finalement, l’impérialisme unit pour la première fois les prolétaires du monde entier.
Marx pensait, avant tout, que les communistes devaient marcher en avant et qu’ils représentaient dans le mouvement l’avenir du mouvement. Kautsky et les radicaux restent en arrière du mouvement.
Marx fut le fondateur du matérialisme historique. Cela veut dire qu’il croyait que l’évolution des forces productives pousse une classe à la victoire et que l’esprit de cette classe peut faire disparaître les difficultés qu’elle rencontre sur son chemin. Les problèmes que la société, c’est-à-dire l’homme, se pose à elle-même, ne peuvent être résolus que par l’homme lui-même.
Et donc, Marx enseignait, pour qui le comprend correctement, que l’esprit est le facteur économique le plus puissant quoique non libre et que, à la fin du compte, dans des conditions toujours nouvelles, il forme et crée la société.
Kautsky croit que les conditions économiques, comme aujourd’hui l’impérialisme capitaliste, sont plus puissantes que la classe ouvrière qui fut créée et développée par ces mêmes conditions. Il croit que cette classe ouvrière ne peut pas vaincre ces conditions économiques. Les organisations ouvrières, pourtant fortes et gigantesques, doivent se rendre sans avoir lutté véritablement. Pour cette raison, il déclare : "Vous ne pouvez pas faire autrement que servir votre patrie pour qu’elle atteigne ses buts impérialistes. Vous ne pouvez pas adopter d’autres méthodes ni engager de nouvelles actions, vous devez capituler."
Selon son opinion, la classe de l’avenir doit se plier devant l’impérialisme. Elle doit lutter pour l’impérialisme de sa patrie et sous l’impérialisme qui de tous les Etats fait autant d’Etats agresseurs, les uns agresseurs des autres, agresseurs des colonies peuplées de populations en état de faiblesse, agresseurs enfin du prolétariat mondial. La classe de l’avenir doit donc, selon lui, agresser les habitants de ces colonies et le prolétariat mondial.
Elle doit donc s’agresser elle-même.
Elle doit, alliée à l’impérialisme et au capitalisme, s’affaiblir infiniment elle-même et le prolétariat mondial ; au profit de la patrie impérialiste, elle doit s’affaiblir jusqu’à se ruiner peut-être pour de nombreuses années.
Elle doit faire cela sans opposer le moyen le plus énergique en sa possession, moyen qu’elle a déjà éprouvé et mis en pratique : l’action de masse poussée jusqu’au bout.
Ainsi, Kautsky, en sa nouvelle version, a cessé comme théoricien du radicalisme d’être pour nous le théoricien de la lutte pratique du prolétariat [46].
La lutte prônée par Kautsky n’est plus la lutte des classes et n’a plus rien à voir ni avec le marxisme révolutionnaire ni avec le matérialisme historique. Elle dissout la lutte de classe dans un fatalisme économique et politique.
Et les radicaux allemands, ainsi que par leur faute un grand nombre d’ouvriers pensent, parlent, écrivent et agissent comme Kautsky. Et s’il en est ainsi en Allemagne, qu’en est-il dans les autres pays où l’on est en deçà même du radicalisme !
En France, où le marxisme ne s’est pas encore réellement enraciné et en Angleterre où la classe ouvrière agit sans principes au hasard des occasions et des opportunités ?
Ce sont donc les radicaux et les pseudo-marxistes qui ont amené le prolétariat dans l’état de faiblesse où nous le voyons maintenant.
Plus que l’ignorance des ouvriers et le réformisme, ils sont la cause effective pour laquelle les ouvriers n’ont rien fait et ont capitulé devant l’impérialisme.
Ils sont co-responsables du nationalisme et du chauvinisme des masses.
Et par conséquent, ils sont co-responsables de tout ce qui arrive et qui pourra arriver après la guerre : la scission du prolétariat, son affaiblissement comme classe combattante et sa ruine pour peut-être de nombreuses années [47].
Aujourd’hui en pleine guerre et après la guerre quand la plus terrible misère tombera sur le prolétariat, nous crions et nous crierons aux révisionnistes de tous les pays : vous êtes cause de tout ce qui arrive parce que vous avez trompé les ouvriers sur la nature du capitalisme et de la bourgeoisie. Et aux radicaux, particulièrement aux centristes allemands, nous dirons : vous êtes co-responsables de tout cela parce que vous n’avez pas voulu de l’action de masse.
Résumons-nous donc : nous pouvons dire que le réformisme et le radicalisme, c’est-à-dire la politique interne des partis socialistes de ces dernières années, sont les responsables de l’impuissance du prolétariat face à l’éclatement de la guerre.
La faiblesse de la politique nationale face aux classes dominantes est la cause de la faiblesse de l’Internationale face à l’impérialisme.
Le prolétariat a subi l’influence délétère de plusieurs facteurs : les luttes pour des revendications corporatistes et nationales au moyen des syndicats et des partis ; le réformisme qui, alors que l’impérialisme approchait, promettait des réformes au moyen de l’alliance avec des partis bourgeois et voulait coopérer avec la politique coloniale de l’impérialisme ; l’ancien radicalisme qui, quoique les masses aient nationalement déclenché des actions de masse, les fourvoie en les privant d’une compréhension générale de l’impérialisme et les empêche d’accéder à la compréhension que l’unique défense contre l’impérialisme est l’action internationale, qu’aucun parti national ne peut lutter contre l’impérialisme mondial sans les autres partis nationaux et donc que l’action internationale des masses est nécessaire. Sous l’influence de tous ces facteurs, le prolétariat coopère à la guerre et a pratiquement perdu la raison ; il ne se sert pas de ses énormes et puissantes organisations et se courbe sans résistance devant l’impérialisme il est divisé en autant de parties qu’il y a de nations et l’Internationale est divisée et ruinée. Enfin la social-démocratie a trahi de la façon la plus misérable sa propre cause et s’est mise elle-même à la merci d’un avenir qui recèle les plus graves dangers [48].
Le capital s’était développé spirituellement beaucoup plus vite que le prolétariat.
La puissante bourgeoisie avait tout fait pour sa propre prospérité.
Comme toujours, les esclaves n’ont pas perçu l’accroissement de puissance de leurs maîtres. Comme toujours, ils n’ont pas développé contre cette puissance leur propre puissance.

9 - LA TENDANCE MARXISTE RÉVOLUTIONNAIRE.

L’ACTION NATIONALE ET INTERNATIONALE DES MASSES.

Voilà qu’est advenue la première guerre mondiale impérialiste.
Maintenant le prolétariat peut voir, peut sentir avec son propre corps, peut comprendre avec son esprit ce qu’est l’impérialisme. Si l’impérialisme s’est développé trop rapidement pour l’intelligence du prolétariat, l’évolution économique fait en sorte, comme toujours, que ce dernier commence finalement à le comprendre.
Et maintenant, le prolétariat va commencer à juger quelle méthode de lutte et quelle tendance sont justes à l’intérieur du mouvement ouvrier.
Afin que le prolétariat puisse maintenant se décider, nous devons encore parler d’une tendance que nous avons jusqu’ici passé sous silence parce qu’elle n’a exercé aucune influence et donc n’a pas contribué à déterminer l’attitude du prolétariat, son avenir et l’avenir de l’Internationale.
En plus des tendances radicales et réformistes, il y a encore une tendance dans l’Internationale : la nôtre, celle que nous défendons dans cet opuscule la tendance révolutionnaire. C’était une tendance aux très petits effectifs dans l’Internationale.
Nous étions convaincus, depuis que l’impérialisme a clairement révélé son but et son caractère, que la classe ouvrière aurait dû commencer une lutte révolutionnaire contre la classe capitaliste en Europe et en Amérique. L’impérialisme - avec ses manifestations concomitantes telles que les trusts, les consortiums et les puissantes ligues patronales - impliquait un militarisme toujours plus puissant, des impôts et une oppression de la classe ouvrière toujours croissants ; il entraînait aussi des famines, l’impuissance économique de la classe ouvrière, l’arrêt de la législation sociale et la guerre avec la menace d’un impérialisme futur encore plus puissant. Quand nous prîmes conscience de toutes ces conséquences et quand il fut évident que tous les partis bourgeois du monde entier appuyaient l’impérialisme, alors il nous parut évident qu’une seule lutte était possible : la lutte politique révolutionnaire.
A partir de ce moment, on aurait dû dénoncer et refuser tous les compromis et toutes les alliances avec les partis bourgeois. Toute complaisance devait être rejetée ainsi que tout poste au gouvernement et dans les institutions.
Toute politique nationale aurait dû être exclusivement révolutionnaire.
Et il apparut clairement que l’action des syndicats et des groupes parlementaires, telle qu’elle avait eu lieu jusqu’ici, ne suffisait plus face à l’impérialisme qui unit tous les partis de la bourgeoisie et les transforme réellement en un groupe unique. Pour cette raison, à notre avis, on aurait dû faire de la propagande dans tous les pays pour l’action de masse plutôt que pour les autres actions désormais dépassées : propagande dans tous les meetings, dans tous les organes du parti, dans les publications, dans les parlements. Et avant tout, il aurait fallu faire de la propagande pour la plus puissante des actions de masse : la grève générale [49].
Mais comme le capitalisme, dans le même temps, pousse la nation à attaquer le prolétariat, cette action de masse contre l’impérialisme devait être non seulement nationale mais aussi et avant tout internationale.
L’impérialisme aurait dû être le point cardinal de toute la politique, dans toute la presse, dans toutes les assemblées, dans tous les écrits : le point cardinal de toute la lutte.
En effet, l’impérialisme était pendant cette période le facteur principal qui opprimait les ouvriers et faisait obstacle à tout progrès. L’impérialisme menaçait de régression et de ruine la classe ouvrière.
L’impérialisme était, pour le prochain avenir et jusqu’à un avenir lointain, le point qui dominait tout.
C’est là qu’étaient le champ de bataille et le front.
L’impérialisme - et aucune autre chose, ni le droit électoral, ni la législation sociale (il détruit la lutte pour cette législation), ni les taxes douanières, ni les impôts, ni l’école, ni l’Eglise - n’apparaissait devant les yeux des ouvriers comme la forme la plus haute du capitalisme et comme le champ de bataille.
Et l’impérialisme n’est pas seulement la plus haute manifestation du capitalisme apparue jusqu’ici, c’est aussi le cadre idéal pour son développement. L’impérialisme est également la dernière idéologie de la bourgeoisie. C’est l’unique idéal encore restant. La religion de la bourgeoisie est morte, sa philosophie est morte, son art est mort, mais elle a fait de sa puissance, de sa violence grossière et de sa domination du monde son idéal, sa base et son but, le principe et la fin de sa pensée de classe, sa foi et son idéal. L’impérialisme, sa puissance nationale et mondiale, c’est-à-dire la puissance des groupes des dominants, sont ses dieux.
Contre cela, contre l’impérialisme dans sa manifestation matérielle et spirituelle, on aurait dû conduire, selon notre conviction, toute la lutte matérielle et spirituelle des ouvriers.
Les ouvriers auraient dû opposer à la brutalité de la violence de l’impérialisme leur propre force matérielle, l’action de masse, la grève générale ; ils auraient dû opposer à l’idéal impérialiste leur propre idéal socialiste.
Nous n’affirmons pas cela seulement aujourd’hui. Peut-être sait-on que le parti auquel l’auteur a l’honneur - et la chance - d’appartenir l’a déjà dit depuis des années.
Mais maintenant, le prolétariat lui-même peut juger. Il peut aujourd’hui confronter le réformisme, le centrisme et notre tendance, la tendance marxiste.
Il voit aujourd’hui ce qu’est le réformisme et ce qu’il fait.
De toutes les promesses du réformisme pas une seule ne s’est réalisée.
Ni le droit électoral, ni les assurances vieillesse, ni une meilleure législation sociale, si un meilleur système fiscal n’ont été obtenus en aucun Etat impérialiste d’Europe où toutes ou une partie de ces revendications étaient avancées par les ouvriers [50].
De toutes leurs promesses aucune ne pourra être réalisée dans l’avenir alors que les Etats se seront appauvris à cause de la guerre et que les ouvriers seront écrasés par les impôts.
Ils ont appuyé l’impérialisme. Et quand la guerre est advenue, ils ont marché avec lui en lui donnant son plein appui.
Et les radicaux ?
Ils n’ont pas accusé publiquement le gouvernement de mentir et de tromper le peuple travailleur pour l’enrôler comme soldat pour le profit des capitalistes ; ils n’ont pas démasqué la politique de brigands de la classe dominante ; et même, en votant les crédits de guerre ils ont marché avec la bourgeoisie, avec ses mensonges, avec son hypocrisie, contre le prolétariat.
Les radicaux ont découragé les masses, ils n’ont rien fait pour empêcher la guerre. Et quand la guerre est venue, ils ont quasiment tous voté pour la guerre.
Quand nous pensons à tous les discours et à tous les articles des radicaux en Allemagne au cours des dernières vingt ou trente années, à toutes leurs déclarations selon lesquelles le prolétariat était l’unique garant, l’unique défenseur de la paix et dans lesquelles ils prétendaient que les gouvernements n’oseraient pas déchaîner la guerre par peur du prolétariat et de la révolution après la guerre et quand nous comparons tout ce verbiage à leur inertie, à leurs efforts pour empêcher l’action des masses, à leurs votes favorables aux crédits de guerre, alors d’autres parlementaires allemands nous reviennent en mémoire : les libéraux de 1848.
Comme à cette époque les libéraux s’inclinaient devant les princes et la noblesse, de même aujourd’hui les sociaux-démocrates radicaux s’inclinent devant le Kaiser, les princes, les junkers et la bourgeoisie.
Le même courage en parole avant la bataille ! La même lâcheté durant le combat !
C’est toujours la même mentalité d’esclave.
Nous lançons calmement des accusations aussi graves car la conduite des radicaux le mérite ; il ne s’agit pas de les offenser mais de montrer au prolétariat, et avant tout au prolétariat allemand, que, dans la lutte du prolétariat contre l’impérialisme, il n’y a pas de voie médiane possible, il faut être pour ou contre lui. Nous voulons montrer que contre l’impérialisme il n’y a qu’une seule arme réellement efficace, l’action révolutionnaire des masses elles-mêmes.
Les radicaux, en effet, sont parvenus à une telle lâcheté, si ouvertement en contradiction avec tout leur passé parce qu’ils sentaient que les masses n’étaient pas derrière eux.
Leur isolement, c’est-à-dire le fait de sentir qu’ils n’étaient pas soutenus par les masses – dont ils étaient eux-mêmes responsables - les terrorisait.
Et alors, ils trahirent la cause du prolétariat. Et ce qui valait pour les réformistes valait aussi pour les radicaux ; et dans les autres pays en dehors de l’Allemagne ce fut pire !
Si on regarde en France, Guesde devint ministre ; en Angleterre, Hyndman excita les ouvriers contre l’Allemagne ; aux Pays-Bas, le président radical du parti social-démocrate proposa, dans l’organe du parti Het Volk, que les Pays-Bas déclarassent la guerre à l’Allemagne.
Ainsi agirent les réformistes et les radicaux tant ils avaient émasculé la lutte du prolétariat.
A tout cela nous voulons opposer ce pour quoi nous avons fait de la propagande et ce que, pour autant que ce fut possible, nous avons fait. Nous sommes un petit nombre, nous sommes peu puissants. Nous ne pouvons donc pas exécuter la plus grande partie de ce que nous voulons.
En premier lieu, dès que les effets de l’impérialisme furent évidents, nous avons conseillé au prolétariat de rompre avec tous les partis bourgeois.
En second lieu, nous avons toujours fait de la propagande pour l’action de masse à côté de l’habituelle action parlementaire et économique.
Mais dès que la menace de guerre apparut à l’occasion de la guerre balkanique et de la tension entre la Russie et l’Autriche, nous avons proposé au congrès de Bâle de 1912 que les ouvriers du monde entier, en suivant les consignes de l’Internationale, fissent une grève de protestation qui aurait servi de préparation et d’avertissement aux gouvernements [51].
A peine la guerre déclenchée, en 1914, les prolétaires du monde entier auraient dû, à notre avis, se soulever tous en même temps. Le samedi soir, quand on apprit l’ultimatum de l’Autriche à la Serbie, la bourgeoisie berlinoise et les étudiants manifestèrent en faveur de la guerre. Le lendemain, le dimanche, le prolétariat allemand, fort de ses millions de membres, aurait dû être appelé par le parti à faire des manifestations contre la guerre dans toutes les villes allemandes [52].
Les prolétaires - ceux de toutes les puissances entraînées dans la guerre d’abord, mais aussi ceux des autres pays - mobilisés par l’Internationale, auraient dû, ce dimanche et au cas où cela aurait été impossible le lendemain, le lundi, déclencher des manifestations dans toutes les villes d’Europe contre la guerre. C’est ce que nous écrivîmes immédiatement dans l’organe de notre parti, la Tribune.
A l’instigation de l’Internationale et des partis nationaux, ces manifestations auraient dû se répéter tous les jours. Tous les jours avec une ampleur sans cesse croissante. Si, comme c’est naturel, la police et la troupe s’y étaient opposées, il aurait fallu recommencer avec une force toujours croissante et, si cela avait été nécessaire, avec violence ; de plus il aurait fallu - cela se serait d’ailleurs produit spontanément - renforcer ces manifestations par des grèves générales partout mais avant tout dans les pays directement intéressés. Et ces actions auraient dû continuer jusqu’à la réponse de la Serbie, jusqu’à la session du Reichstag et des parlements qui devaient statuer sur la guerre. A ces sessions, il aurait fallu refuser tous les crédits de guerre, partout, dans tous les pays, même dans les pays neutres. Sous l’impérialisme, en effet, la mobilisation pour la défense n’est que la préparation à la guerre d’agression impérialiste.
Et dans tous les parlements, on aurait dû tenir un discours dont le contenu aurait été à peu près le suivant :

"Cette guerre est une guerre d’agression de la part de ce pays. Vous voulez conquérir d’autres territoires. Pour cette raison nous vous refusons les crédits. Cette guerre est une guerre d’agression de tous les pays les uns contre les autres. Pour cette raison, et avec nos frères de tous les autres pays, nous vous refusons tous les crédits. Ce n’est pas seulement une guerre d’agression de tous les pays, mais c’est aussi une agression du capital mondial contre le prolétariat mondial dans le but de l’exploiter encore plus, de l’opprimer dans des proportions encore plus grandes et enfin de détruire les prolétaires en tant qu’individus et en tant que classe combattante. Nous sommes peut-être encore trop faibles pour empêcher une guerre mais nous, les prolétaires du monde entier, nous vous menaçons dès aujourd’hui de la révolution dès la fin de la guerre."

Et pendant que les représentants du parti parlaient ainsi on aurait dû poursuivre jusqu’au bout l’action de masse.
Voilà ce que nous aurions fait, nous marxistes, si nous l’avions pu.
Et c’est ce pour quoi nous avons fait de la propagande, dans la mesure du possible, aux Pays-Bas, et c’est ce que, toujours dans la mesure du possible, nous avons préparé [53].
Nous croyons que si, dans tous les pays, nous avions adopté contre l’impérialisme la tactique que nous avions préconisée depuis des années et des années, si dans tous les pays on avait dénoncé le danger de l’impérialisme et si en conséquence on avait rompu tout rapport avec les libéraux et les partis bourgeois et enfin si dans toutes les grandes luttes politiques et économiques on avait poussé les masses à l’action de masse - en Allemagne par exemple lors des luttes pour la réforme du droit électoral prussien - et bien alors les gouvernements, par peur de l’attitude du prolétariat en cas de guerre mondiale, auraient été plus prudents et que peut-être la guerre aurait été évitée.
Peut-être que cela n’aurait servi à rien et peut-être n’aurions-nous pas pu retenir les gouvernements sur la voie de la guerre. Peut-être même la masse du prolétariat n’aurait pas suivi.
Mais nous croyons que cela serait advenu. Mais nous croyons que si dès le premier conflit balkanique l’Internationale avait invité les ouvriers du monde entier à une grève de protestation, des centaines de milliers d’ouvriers auraient suivi le mot d’ordre. En effet, il y en eut déjà 160 000 seulement en France à l’époque.
Nous croyons que si, en juillet 1914, à Berlin et dans toutes les villes d’Allemagne des centaines de milliers d’ouvriers appelés par le parti étaient subitement descendus dans la rue alors qu’il en était encore temps, et que si on avait appris à Pétrograd et à Moscou, à Riga et à Odessa, à Lodz et à Varsovie, à Kiev et à Kharkov que des centaines de milliers et même des millions d’ouvriers allemands organisés manifestaient pour empêcher qu’eux et les ouvriers russes se massacrassent les uns les autres, nous croyons que en Russie également des centaines de milliers d’ouvriers russes seraient descendus manifester dans la rue.
Nous croyons que, si dans toute l’Europe la nouvelle que des millions d’Allemands et des centaines de milliers et peut-être des millions de Russes ne voulaient pas s’entr’égorger s’était répercutée, le cri de l’Internationale aurait été suivi par au moins des centaines de milliers d’ouvriers organisés en France, en Italie, en Autriche, en Scandinavie, en Belgique et aux Pays-Bas. Nous croyons que même en Angleterre [54] de nombreux ouvriers auraient été mobilisés. Nous croyons que partout de très nombreux ouvriers non-organisés se seraient mobilisés.
Un prolétariat qui peut faire une grève générale pour une revendication mineure, pour une augmentation de salaire, pour une réforme électorale peut également la faire contre la guerre.
Nous croyons que, si la résistance avait été chaque jour plus forte et plus véhémente en Allemagne, en Russie et en France - dans les pays qui en principe devaient causer la décision à propos de la guerre - nous croyons que de nombreux autres pays auraient connus également de grandes grèves.
Peut-être n’aurions-nous pas été encore assez puissants pour empêcher la guerre. Le capital, la puissante haute finance - qui domine tout et à qui tout obéit dans la petite comme dans la grande bourgeoisie l’impérialisme avec son idéalisme, avec son nationalisme et avec ses esclaves sont encore trop puissants. C’est probablement vrai.
Mais, si nous avions résisté jusqu’au bout et jusqu’au dernier moment, si dans tous les parlements et jusqu’aux trônes des empereurs et des rois était parvenu le fier refus du prolétariat mondial qui se serait pour la première fois et à la première occasion rebellé et aurait refusé de se laisser assassiner dans l’intérêt exclusif du capital, alors au moins nous aurions fait tous notre devoir. Alors, en effet, l’unité, la plus haute organisation de l’avenir, la propagande pour l’avenir d’après-guerre aurait été maintenue par nous, elle aurait été plus forte, indestructible et gigantesque. Alors nous aurions été l’astre qui guide, l’unique astre qui guide tous les opprimés du monde qui encore aujourd’hui sont dans l’obscurité. Alors nous aurions agi en harmonie avec l’évolution du capitalisme qui, au moyen de l’impérialisme, place l’un en face de l’autre le prolétariat mondial et le capital mondial.
Alors, nous aurions fait de cette lutte, et peut-être de cette défaite, la base pour la révolution après la guerre. Alors, nous aurions posé les fondements pour la victoire future. Alors l’Internationale aurait été vraiment l’Internationale.
Rien de tout ceci n’est arrivé. A cause de l’ignorance et la petitesse des ouvriers, à cause des tromperies des réformistes et à cause de la lâcheté et de l’indécision des radicaux, l’Internationale fut défaite.
La seconde Internationale, par conséquent, alla à la ruine parce qu’elle n’était pas internationale. Elle n’était qu’un conglomérat d’organisations nationales mais non un organisme international. Elle se proclamait internationale mais elle n’agissait pas et ne pensait pas internationalement. Elle n’était qu’un complexe d’organisations qui n’étaient pas internationales et qui n’agissaient pas internationalement.
Leur internationalisme n’allait pas au-delà de ce qui était nécessaire quand l’impérialisme n’existait pas encore.
Alors que le capital, avec ses trusts, ses banques, avec ses associations industrielles mondiales, travaillait toujours plus internationalement, la social-démocratie restait nationale. Alors que le capital, même s’il était divisé en parties ennemies se faisant la guerre, entreprenait une guerre mondiale pour la possession du monde, alors que dans ce but il formait de grandes ligues de nations pour pouvoir, en commun, contre d’ autres ligues, se partager la terre, le prolétariat, national et replié sur lui-même, continuait à s’occuper des mesquines questions nationales.
Alors que le capital, puissant et en pleine gloire, se posait le problème de savoir comment assujettir la terre et ses habitants et comment la transformer en un sens capitaliste par l’action, la lutte et la conquête, le prolétariat, mesquin et insignifiant, continuait à ne s’occuper que des augmentations de salaire, que de la diminution des horaires de travail et de la législation du dit travail - et tout cela dans les limites de sa propre nation.
Alors que les esprits les plus puissants de la bourgeoisie - il est vrai frustres et seulement matérialistes, brutaux et méprisables, et n’ayant qu’un seul but également méprisable : le profit - embrassant l’univers entier, conçoivent et réalisent leurs plans de puissance et de marchés mondiaux, les esprits des ouvriers et de leurs chefs s’organisaient en puissance nationale et non internationale.
Alors que partout, dans les grands et même dans les petits Etats, le capital international, de magnifique façon, par son exactitude, sa perfection et sa rapidité, et au moyen d’une organisation incomparable qui arrache l’admiration universelle, s’armait pour la guerre mondiale entre les parties qui le composent, contre le prolétariat mondial et contre les habitants du monde entier, l’Internationale des ouvriers ne pensait même pas à se défendre contre cette guerre. Elle ne s’armait même pas.
Si le prolétariat international avait eu seulement la centième partie de la force organisatrice, de la conscience de son propre but et de l’extrême rapidité avec laquelle le capital s’armait en prévision de la guerre depuis plusieurs années et pouvait en deux jours accomplir ce qui était nécessaire à ses plans de conquête l’invasion de la Belgique -, alors il s’en serait encore bien tiré.
Mais le prolétariat ne fit rien et ne prévit rien.
Le capital fut immensément actif à l’échelle mondiale.
L’Internationale fut passive. Elle ne fit rien de ce qu’elle devait faire et de ce que l’époque exigeait. Elle ne se hissa pas à l’action mondiale.
Et par conséquent, l’Internationale ne fut plus que ce qu’avait toujours été le prolétariat, une masse perplexe qui a laissé tomber sur elle les grands événements de l’histoire.
L’Internationale était pourrie. Elle était inutile et vide de tout contenu. Elle se composait de partis qui n’étaient pas internationalistes. L’Internationale n’unissait réellement tous ces partis qu’en apparence. Les ouvriers, ses membres, étaient en grande partie une masse de gens intéressés par les réformes et qui se laissaient arrêter et mener par le bout du nez par des apparences. Ceux qui avaient reconnu la véritable évolution et voulaient agir étaient très peu.
Maintenant qu’ils conçoivent ce qu’est l’impérialisme et qu’ils doivent commencer à comprendre ce qu’est l’impérialisme, les ouvriers eux-mêmes doivent se rendre compte quelle est la tendance qui les aurait le mieux guidés.
Les ouvriers doivent maintenant eux-mêmes se demander comment édifier dans l’avenir une véritable Internationale et comment éviter une nouvelle catastrophe.

10 - L’AVENIR.

Nous avons vu les causes pour lesquelles l’Internationale s’est effondrée. Nous avons illustré ses caractéristiques qui furent cause de son effondrement devant l’impérialisme et nous avons exposé quels changements elle doit subir si elle veut, d’une autre façon, atteindre son but. Maintenant, il ne nous reste plus qu’à jeter un coup d’œil sur l’avenir pour tenter de saisir l’évolution qu’elle devra suivre et pour indiquer la voie qu’elle devra emprunter.
Comment se dessinera l’avenir de l’Internationale ? Comment battra-t-elle l’impérialisme nationalement et internationalement ?
Lui sera-t-il possible, à elle et aux masses, de passer à une action autonome ?
Le prolétariat, à la suite de cette guerre, s’élèvera-t-il à un plus haut degré d’esprit, de caractère, de volonté, de connaissance, d’idéalisme et de courage ?
Tous ces problèmes, comme le devenir du capitalisme, dépendent de l’évolution du capitalisme ; c’est-à-dire, en fait et avant tout, des questions suivantes : l’impérialisme durera-t-il ? La guerre durera-t-elle ? La limitation des armements, le désarmement et la paix sont-ils possibles ?
Répondons avant tout à ces questions.
A l’intérieur du capitalisme deux mouvements existent qui se fondent en un.
L’un est un mouvement d’expansion à travers le monde en des formes de productions toujours plus puissantes. Ce mouvement est très évolué et croît toujours plus et toujours plus rapidement.
L’autre est l’extension du capital national et la fusion des capitaux nationaux en un capital international [55]
La tendance de ces deux mouvements réunis est que le capitalisme tend à devenir capitalisme mondial. Le capital des nations se fond en un capital unique et toute la terre sera assujettie au capital international mondial.
Tout le processus évolutif de l’impérialisme est le processus d’évolution du capitalisme vers l’expansion dans le monde entier et l’internationalisation du capital. L’impérialisme et la guerre ne forment qu’une phase de cette évolution et un moyen pour rendre le capital international puis mondial.
Donc, puisque le processus évolutif de l’impérialisme est un processus international et même mondial, nous considérons le processus évolutif du capital sur toute la terre, d’abord le processus d’expansion puis celui d’internationalisation du capital.
L’industrie est devenue la source principale de la plus-value. Elle dépasse aujourd’hui de loin l’agriculture qui ne crée que peu de plus-value et lentement.
Dans les grands pays les plus évolués, en Angleterre, en Allemagne, en France et aux Etats-Unis, chaque année, est produite une quantité de plus-value qui, dans les actuelles conditions capitalistes, dépasse de beaucoup les possibilités d’investissement dans ces pays-mêmes. Ces masses de capitaux tendent à sortir du pays et doivent donc être exportées pour être employées dans des pays étrangers avec l’attrait d’un profit énorme beaucoup plus important que ceux obtenus dans la mère patrie. Ces masses de capitaux se diffusent donc dans le monde entier. Mais les conditions et le développement de la production capitaliste des pays qui exportent des capitaux sont extrêmement différents. Leurs conditions de production sont les plus variées qu’il soit possible d’imaginer. L’Angleterre possède déjà des colonies en grande quantité, elle est un pays quasiment déjà totalement industrialisé, elle n’a pratiquement plus d’agriculture et elle est donc contrainte d’exporter des produits industriels, d’employer ses capitaux à l’extérieur et d’importer des produits agricoles.
L’Allemagne a peu de colonies, son industrie est en pleine croissance et devient chaque année plus puissante, son agriculture perd en importance, elle aspire donc à obtenir plus de colonies pour exporter ses capitaux, ses produits industriels et pour importer des matières premières.
La France a encore une agriculture très importante, elle est moins industrialisée que l’Allemagne ou l’Angleterre, mais elle possède d’importants capitaux bancaires. Elle a donc besoin de colonies et de sphères d’influence pour l’exportation de ces capitaux.
Les Etats-Unis deviennent un pays toujours plus industriel. Leur capitalisme est en train de croître de façon gigantesque. Ils doivent s’étendre et ils ont déjà commencé.
Dans tous ces pays, le capitalisme croît d’année en année en quantité énorme au moyen de forces productives colossales mais de façon différente et dans des conditions différentes. Voilà ce qu’il en est dans les pays capitalistes les plus importants. Mais quelle différence par rapport aux autres pays !
La Russie est un pays encore quasiment agraire mais dont le sol recèle de richesses insoupçonnées, elle possède un marché intérieur puissant. Tous ces facteurs permettent de s’attendre à un extraordinaire décollage capitaliste.
N’oublions pas les petits pays qui sont en partie arrivés avec l’industrie à une certaine prospérité capitaliste et en partie sur la voie d’y arriver : l’Italie, la Suisse, les Pays-Bas, la Belgique, la Suède et la Norvège.
De tous ces pays jaillit un courant de capitaux qui se gonfle rapidement et se projette dans le monde pour y trouver un emploi. Mais dans tous ces pays également les conditions de production sont très différentes ainsi que les rapports entre l’industrie et l’agriculture et donc pour toutes ces raisons ces pays sont bien différents les uns des autres.
Il y a enfin tous les pays dans lesquels les capitaux sont importés par les pays capitalistes industriels les plus puissants.
En général, ce sont des pays agraires qui ne disposent pas encore de capitaux suffisants qu’ils auraient tirés de leur agriculture pour leur propre industrie. Ils ont donc besoin de capitaux étrangers pour s’industrialiser et s’organiser de façon capitaliste ; ils ont besoin de capitaux pour construire des voies ferrées et canaux, des ports, des docks et des usines. Ils ont besoin aussi de capitaux pour exploiter des mines. Ils peuvent cependant exporter des denrées alimentaires et des matières premières pour l’industrie. Les différences existantes entre ces pays sont beaucoup plus importantes que celles existantes entre les pays exportateurs de capitaux.
Ils appartiennent à tous les stades de l’évolution.
Il faut commencer par les pays qui ont un Etat qui se trouve déjà dans une période de transition entre l’Etat principalement agraire et l’Etat principalement industriel. Ces Etats commencent à exporter des capitaux, un exemple en est l’est des Etats-Unis. Autres sont ceux qui sont encore avant tout exportateurs de denrées alimentaires et de matières premières comme le Canada, l’Australie et l’Amérique du Sud. Encore différents sont les pays dans lesquels il existe, à côté d’une petite agriculture intensive, une agriculture pour l’exportation au moyen de laquelle les grands capitalistes indigènes ou capitalistes des plus puissantes nations capitalistes - comme l’Angleterre, les Pays-Bas, la France - exploitent la population et empêchent que le capital n’arrive dans les mains des indigènes. La Chine, les Indes britanniques, françaises et hollandaises appartiennent à ce dernier groupe. Enfin, il faut considérer ces régions - principalement d’Afrique centrale – où n’existe qu’une agriculture primitive qui nourrit l’indigène et où les capitalistes européens se fournissent en matières premières.
Tous ces pays dans lesquels aujourd’hui affluent ou commencent d’affluer les capitaux, sont totalement différents par leurs conditions de production, par leur degré d’évolution, par leur richesse, par leur accessibilité aux capitaux étrangers, par leurs conditions politiques et par les différents caractères de la population.
Semblables en ceci aux pays qui exportent leurs capitaux, ces pays sont bien différents entre eux de même qu’ils sont bien différents des premiers quant à la puissance de leur capital - capital constant comme capital variable.
Et parmi ceux-ci, il en existe encore beaucoup qui n’ont aucune puissance et qui sont sans défense, ouverts au saccage de la part du capitalisme.
Cependant dans tous ces pays, dans ceux qui importent les capitaux, dans ceux qui les exportent et dans ceux qui n’ont aucune puissance capitaliste, le processus de collaboration international du capital n’en est qu’à ses débuts. Une petite partie de ces pays et de leurs entreprises est exploitée avec des capitaux internationalement. Cependant, la plus grande partie des capitaux de la mère patrie investis dans les colonies et dans les sphères d’influence est d’une seule espèce : ce sont des capitaux homogènes et nationaux.
Il est vrai que dans les jeunes pays agraires de nombreux capitaux étrangers sont employés mais ils sont vite dépassés, comme en Amérique du nord, par les capitaux nationaux.
Il est vrai que des trusts internationaux de sociétés nationales se sont constitués, mais les capitaux nationaux continuent de s’y comporter souvent en ennemis et en concurrents les uns des autres, chacun voulant pour lui la part du lion. Il en est ainsi dans le grand trust maritime entre l’Europe et l’Amérique.
Il est vrai que des trusts gigantesques de capitaux nationaux se sont aussi constitués en des unités internationales ; cependant ils luttent contre les trusts gigantesques des autres pays. Ainsi le consortium anglo-néerlandais, la Dordrecht-Königliche-Shell-Gruppe qui avec son monopole du pétrole livre une guerre acharnée à la Standard-Oil Company américaine.
Il est vrai que, même dans les petits Etats les plus faibles, il entre de nombreux capitaux étrangers - par exemple, aux Pays-Bas, le capital allemand ; mais dans tous ces Etats, il existe une vive aspiration à fonder sa propre industrie et les capitaux étrangers sont en petite minorité.
Il est vrai que dans les pays qui ont besoin de capitaux on importe beaucoup de capitaux nationaux mais une grande partie de ces capitaux nationaux reste des capitaux nationaux en lutte contre d’autres capitaux nationaux. Et ces capitaux, internationaux ou étrangers, face aux capitaux nationaux, sont tellement minoritaires qu’ils disparaissent.
Dans cette confusion de pays qui ont tous des degrés d’évolution et des particularités nationales très différents et entre lesquels il y a déséquilibre, l’internationalisation n’est encore qu’exceptionnelle.
Et comment le capital est-il mis en mouvement dans tous ces pays ? En Angleterre, en France, en Allemagne, aux Etats-Unis, en Italie, en Belgique, aux Pays-Bas, en Suisse, en Espagne, en Norvège, en Suède, au Danemark, en Russie, au Japon, au Canada, en Argentine, en Afrique du Sud, en Australie, dans les Indes britanniques et néerlandaises, en Algérie, au Maroc, en Egypte, au Congo, en Afrique britannique et en Afrique allemande, à Hong-Kong et à Shanghai, à Canton et dans d’autres parties de la Chine ? Au moyen de la nation qui y exerce le pouvoir, au moyen de la nation comme unité, comme un tout, comme puissance.
Dans tous les puissants pays capitalistes d’Europe et d’Amérique, jaillit et naît le capital créé par les salariés ; et, poussé par la force de la nation, ce capital afflue dans de nouveaux territoires. Dans tous les pays encore insuffisamment capitalisés, seulement en partie industrialisés, comme dans certaines régions de l’Amérique du Nord, de l’Amérique du Sud, en Australie et au Japon, les capitaux sont gardés en métropole ou augmentés pour rendre la nation plus forte du point de vue capitaliste et pour la développer industriellement.
De tous les pays d’Asie et d’Afrique, plus faibles du point de vue capitaliste et exploités par les capitaux étrangers, le capital qui s’y forme s’évade pour enrichir les nations lointaines qui les dominent. De cette façon, les capitaux sortent de la Perse, de l’Inde, de l’Asie Centrale, du Maroc et de l’Algérie, de l’Egypte et du Soudan, du Congo et de toute l’Afrique Centrale.
Mais tous les pays, exceptés ceux de cette dernière catégorie qui sont trop faibles, tentent de devenir des pays capitalistes forts ou plus forts ou bien de conquérir la plus grande puissance.
L’Angleterre, l’Allemagne, la France et les Etats-Unis aspirent à la suprême puissance capitaliste : l’Italie, la Belgique, la Suisse, le Danemark, les Pays-Bas, la Suède et le Japon aspirent à une plus grande puissance.
Les Etats complètement ou à moitié agraires aspirent à devenir des Etats capitalistes indépendants avec leur propre industrie ; citons la Russie, le Canada, l’Argentine, l’Australie et l’Afrique du Sud.
En plus de tous ces pays, il en existe d’autres qui doivent encore fonder leur nationalité sur une base capitaliste : l’Autriche-Hongrie, les Balkans, la Turquie et la Chine.
Les colonies assujetties elles-mêmes - Les Indes britanniques, les Indes néerlandaises et l’Egypte commencent à aspirer à devenir des puissances capitalistes indépendantes.
Mais partout la nation est la force motrice et en même temps la base sur laquelle et au moyen de laquelle on peut développer le capitalisme. Et l’internationalisation du capital est encore partout faible. Ce sont justement les pays capitalistes les plus puissants internationalement dont les capitaux sont particulièrement nationaux.
Et ce sont particulièrement les pays qui sont en train de devenir des pays capitalistes puissants, comme les Etats-Unis, la Russie, le Canada, l’Australie, les Etats d’Amérique du Sud, qui tentent de battre les capitaux internationaux et de devenir nationaux-capitalistes [56].
Et dans les pays capitalistes les plus faibles comme la Chine, la Turquie, la Perse, les capitaux internationaux sont nationaux dans le sens où ils ne se mêlent pas mais se combattent réciproquement (ainsi en Perse, les capitaux anglais et russe ; en Chine, les capitaux de tous les pays, etc.).
On observe donc partout une aspiration du capital à devenir national [57].
Et toutes ces nations ont leurs propres intérêts qui sont en contraste entre eux.
Les puissantes nations capitalistes et industrielles veulent toutes exporter un maximum de capitaux. Toutes veulent s’emparer des produits qui produisent les matières premières et les denrées alimentaires. C’est pourquoi elles entrent en conflit ; elles veulent s’emparer toutes des pays les plus riches.
Les nations qui importent des capitaux veulent s’émanciper des nations qui exportent leurs capitaux ; elles veulent devenir elles-mêmes exportatrices de capitaux. Elles rentrent donc en conflit avec ces nations. Elles cherchent elles aussi des pays riches en matières premières et en denrées alimentaires comme les Etats-Unis et le Japon. Elles entrent donc en conflit entre elles.
Les nations non encore véritablement fondées, comme la Chine, la Turquie et les Etats balkaniques veulent devenir des nations libres, elles veulent être indépendantes des nations capitalistes fortes. Elles entrent donc en conflit avec ces nations.
Et les colonies assujetties veulent devenir des pays libres et puissants du point de vue capitaliste. Leurs intérêts sont donc en conflit avec ceux de leurs exploiteurs.
Toutes les nations veulent devenir les plus puissantes, ou puissantes ou indépendantes au moyen du développement du capitalisme et de l’asservissement des ouvriers au capital.
Et ainsi les intérêts de chaque nation s’opposent aux intérêts de toutes les autres.
Tel est le spectacle qu’offre le monde : des nations capitalistes fortes, des nations capitalistes faibles, des nations dépendantes, des nations asservies, des nations pas encore fondées. Toutes cependant aspirent à la puissance capitaliste. En outre, il existe aussi des nations impuissantes, comme les nations nègres, qui ne peuvent encore rien faire et ne sont que le jouet et les victimes du pillage des autres puissances.
L’expansion du capital est de plus en plus importante et de plus en plus rapide ; elle est causée par la croissance énorme et sans répit des forces productives. Les intérêts sont donc toujours plus grands, plus puissants et plus violents ; les conflits sont toujours plus nombreux et plus graves.
Mais comment le capital s’est-il développé jusqu’à aujourd’hui ? Comment s’est-il répandu sur toute la terre ? Comment est-il devenu puissant sur le plan national ?
La réponse est celle que nous avons déjà faite : c’est au moyen des conflits, de l’effusion de sang et de l’assassinat. Le capitalisme, qui apporte sur la terre la science, la technique, la conscience sociale, des meilleures méthodes de travail, une plus grande richesse et à la fin de sa vie le socialisme, n’atteint ses buts que par ces méthodes : l’assassinat et la guerre.
Pour atteindre ses buts, pour accomplir sa mission, pour se diffuser sur la terre et devenir international, le capital se divise en parties adverses qui luttent entre elles et luttent contre les peuples faibles et contre le prolétariat.
Il assassine, il opprime et il asservit les peuples faibles, il fait la guerre contre lui-même, il fait éclater la guerre entre ses membres - individus comme nations – il se débarrasse continuellement de ses membres les plus faibles au moyen de la destruction, de la guerre et de l’assassinat et, en même temps, il assassine les prolétaires et les utilise comme assassins.
Dans sa lutte impérialiste il se retourne contre le prolétariat mondial.
Il prospère dans un unique bain de sang de ses propres membres, des individus faibles, des peuples faibles et des prolétaires. Il - et cette guerre en est une nouvelle preuve - passe à gué une mer de sang pour arriver à ses fins.
Jamais comme aujourd’hui sous l’impérialisme, le conflit et la guerre ne furent à ce point les moyens de l’évolution du capitalisme. Et il ne pourra encore moins en être autrement.
Pour l’évolution du capitalisme, on ne découvrira aujourd’hui aucune autre voie ni aucun autre chemin en dehors de ceux-ci qui, déjà depuis des siècles, ont été ceux employés. A présent que l’accumulation de capitaux dans tous les pays est devenue énorme et croît énormément et même plus que jamais ; à présent donc que la volonté d’expansion a énormément augmenté ; à présent que l’internationalisation des capitaux a déjà commencé à brouiller toutes les frontières nationales même si elle reste à son stade initial ; à présent que les nations, les gouvernements nationaux, les nations armées sont les soutiens principaux et la force motrice que les capitalistes possèdent ou cherchent à posséder dans le monde entier, pour fonder et augmenter leur capital ou pour s’assurer la domination exclusive sur la terre entière, du Japon jusqu’ aux Pays-Bas, de la Russie jusqu’à l’Afrique du Sud, à présent il ne peut plus en être autrement. Aujourd’hui comme hier, l’évolution s’accomplira au moyen de la guerre.
En un mot, là où la lutte des intérêts s’est faite la plus intense et où l’expansion s’est faite la plus nécessaire, la guerre ne cessera pas.
Au contraire, comme l’évolution et l’accumulation de capital, au moyen de la technique qui se perfectionne sans arrêt et au moyen du prolétariat qui s’agrandit chaque jour, s’accomplissent avec une rapidité toujours plus grande, la lutte se fait plus violente, l’armement plus important, la guerre plus terrible et plus effrayante. Voilà donc notre conclusion.
Le capitalisme croît et se diffuse dans le monde entier au moyen de la force des nations.
L’internationalisation du capitalisme est encore insignifiante. Face aux capitaux nationaux, les capitaux internationaux sont encore largement minoritaires.
Les capitaux nationaux - le capital formé est dirigé par les nations - sont encore la forme prédominante et décisive du capital. Et ces nations et ces capitaux nationaux ont des intérêts différents.
L’unique moyen pour régler ce conflit d’intérêt est l’armement puis la guerre.
La bourgeoisie, une grande partie de la social-démocratie, les réformistes et les radicaux, tous font propagande pour la paix mondiale, pour le désarmement et pour la limitation des armements.
Tous ceux qui prêchent la paix et le désarmement devront nous apporter la preuve que la paix et le désarmement sont possibles et que les intérêts des nations et des capitaux nationaux sont identiques. Ou alors, ils devront prouver que le capital n’est pas en majorité national mais international.
S’ils ne peuvent pas le prouver, il sera alors certain que le désarmement et la paix sont encore impossibles. Et ils ne le peuvent pas. Pas une seule fois ils n’ont pu le prouver, même approximativement.
Cette réfutation est décisive.
Ce que nous avons dit pourrait être suffisant.
En effet, les intérêts capitalistes opposés des nations poussent à la guerre. Mais comme ce petit opuscule ne doit pas seulement servir à présenter aux ouvriers les grandes lignes de l’évolution de l’impérialisme et de la lutte des classes et qu’il veut fournir également des armes pour la polémique et la discussion des ouvriers entre eux, nous exposons encore quelques arguments contre le mouvement pacifiste et le mot d’ordre de désarmement.
Ceux qui aspirent à la paix, au désarmement et à la limitation des armements, et qui font de la propagande pour eux, doivent prouver que ces buts peuvent être atteints.
Et cette preuve doit être faite non pas avec de vaines phrases, avec des souhaits et des espérances ou de vagues slogans, mais avec précision, avec des exemples et des faits ; ces gens doivent nous dire quel moyen d’évolution autre que le conflit existe sous le capitalisme et quel principe autre que la puissance. Les peuples de la terre sont multiples, ils vivent tous dans des conditions différentes et ont des forces également bien différentes ; ils désirent tous ardemment le pouvoir et ils ont tous des intérêts opposés les uns des autres, ils sont en déséquilibre permanent tant à l’intérieur d’eux-mêmes qu’entre eux. Les partisans de la paix, du désarmement et de la limitation des armements doivent nous prouver comment de tels peuples peuvent coexister harmonieusement et sans conflits.
Ils doivent nous dire exactement et avec une documentation tirée de la pratique de la politique et de l’économie, comment ils imaginent l’organisation du monde et la distribution des richesses. Quelles parties respectives du monde doivent avoir l’Angleterre, l’Allemagne, la Russie, la France, l’Amérique et le Japon ? Quelles parties à exploiter, quelle puissance et quelle sphère d’influence ? Selon quels principes devra être partagé le monde ? Et qui sera le distributeur, et qui sera l’arbitre ?
Comment pourra-t-on établir la confiance entre les deux grandes puissances et toutes les autres de façon qu’il n’y ait pas besoin de recourir à des armements toujours plus puissants ?
Tout ceci est impossible dès que l’on s’affronte concrètement aux problèmes. Jusqu’à aujourd’hui personne n’a pu encore indiquer la voie qui conduirait au désarmement, à l’évolution sans conflits, à la répartition du monde qui contenterait tous les Etats et à l’équilibre harmonieux.
Jusqu’à aujourd’hui, sous la domination capitaliste, la puissance est le seul principe qui permette le partage de la terre et l’évolution du capitalisme.
Sous le capitalisme, dans sa forme contemporaine, il n’y a pas d’autre moyen que la force brutale pour l’expansion, l’extension et l’internationalisation.
On parle du droit. Mais pour quelle raison l’Allemagne aurait-elle plus de droit que l’Angleterre sur la Mésopotamie ? Pourquoi un de ces pays aurait-il un droit sur la Mésopotamie ? Le droit est la force. C’est la violence et la force qui décident. Les partisans de la limitation des armements doivent démontrer qu’un autre droit existe.
On dit : nous devons diviser la Chine, etc. en sphères d’influence, et en donner un morceau à l’Angleterre, à la Russie, à l’Allemagne, à la France, etc. Mais, même en mettant de côté le fait qu’une telle partition ne serait réalisable qu’au moyen d’une guerre et que seule la force déciderait, les causes de friction entre les puissances seraient encore grandes, les sphères d’influence seraient de puissance inégale et elles deviendraient rapidement cause, objet et champ de bataille de nouveaux conflits.
On parle de libre-échange. Mais comment naît le commerce dans les pays primitifs comme ceux de l’Afrique Centrale ? Au moyen de la violence, de l’assassinat et de la guerre. C’est seulement avec l’assassinat que l’on contraint les faibles populations à produire du caoutchouc et autres similaires marchandises. Qui devra commettre les assassinats et qui devra se charger de la guerre, l’Allemagne ou l’Angleterre ? Seule la force peut décider.
Mais le commerce est bien loin d’être le but le plus important. Un des buts importants est l’exportation de capital pour former un nouveau capital. Un autre est la construction de voies ferrées, de ports et d’usines. Et comment le capital s’exporte-t-il en Chine, en Perse, au Maroc, à Tripoli, en Asie Centrale, en Mongolie et en Corée ? Comment se créent les prémisses de la production capitaliste, la domination du capital et l’asservissement des populations indigènes ? Au moyen de la violence et de l’expropriation. Mais les Chinois, les Perses, les Marocains, etc. ne veulent ni être expropriés ni devenir des prolétaires. Ils doivent donc être expropriés et leur résistance doit être brisée. Comment cette expropriation doit-elle se réaliser ? Qui doit être l’expropriateur ?
C’est la violence et la guerre qui décident. Les bourgeois et les socialistes qui parlent de paix doivent démontrer comment le commerce et l’exportation des capitaux peuvent se dérouler sans violence.
On dit : les communications. Les communications sont les liens entre les peuples et ils sont effectivement internationaux. Les lignes ferroviaires et les lignes de navigation unissent toutes les nations. Mais les lignes ferroviaires et les lignes- de navigation sont entre les mains, pour la plus grande partie, des capitaux nationaux qui sont concurrents c’est-à-dire ennemis. Et de plus le grand capital recherche avec avidité les sources de la plus-value, c’est-à-dire les matières premières, les ouvriers salariés et la production de marchandises. C’est pour cette raison qu’il fait la guerre, les communications ne sont qu’une source marginale. Et les grands capitalistes savent qu’ils conquerront les voies de communications dès qu’ils seront maîtres du territoire, des matières premières et des indigènes transformés en salariés.
Mais n’est-il pas ridicule de rechercher l’unité alors que les intérêts et la diversité des forces sont encore si importants ? Alors que tant de peuples faibles peuvent être encore écrasés avec tant de facilité ? N’est-ce pas maintenant ridicule ?
Si l’Angleterre croit pouvoir s’emparer de tout, pourquoi devrait-elle s’entendre avec l’Allemagne ? Si l’Angleterre gagne, pourquoi devrait-elle partager avec l’Allemagne ? Si l’Allemagne l’emporte, comment pourrait-elle ne pas persister dans son idée de pouvoir obtenir encore plus grâce à la guerre ?
Si la Russie et les Etats-Unis d’Amérique s’aperçoivent des ressources quasiment inépuisables de leur sous-sol et qui devraient encore augmenter, pourquoi devraient-elles s’unir avec d’autres et diminuer ainsi leur part du butin ?
Tant que l’Allemagne croit que son militarisme peut écraser tous ses adversaires pourquoi devrait-elle diviser son pouvoir avec les autres grands Etats ?
Tant qu’il y aura encore des territoires gigantesques à partager, comme la Chine, l’Asie Mineure, les Indes néerlandaises, des parties de l’Asie Centrale et de l’Afrique, tant qu’il y aura encore tant de faibles peuples à écraser, tant que l’on aura confiance dans sa propre force on fera de la guerre et de son propre empire l’idéal de la culture.
On dit : on doit former une fédération d’Etats. Une fédération des Etats d’Europe. Mais les intérêts de l’Allemagne, de la Russie et de l’Angleterre sont contradictoires. Peut-être y aura-t-il des alliances entre Etats, l’Allemagne avec l’Europe Centrale, l’Allemagne avec la Russie, l’Allemagne avec la France, l’Allemagne avec l’Angleterre ; mais dans tous les cas le but sera de faire encore plus sûrement la guerre et d’exploiter plus vigoureusement les faibles.
On prétend que les sacrifices en argent et en vies humaines sont trop importants. Nous avons déjà montré que les milliards dépensés par l’impérialisme pour les guerres de conquête de la Mésopotamie, du Congo, de la Chine, des Indes néerlandaises lui seront remboursés avec des milliards d’intérêts. On devra attendre de nombreuses années le prolétariat devra supporter des souffrances terribles ; mais les capitaux seront retrouvés au centuple [58].
De plus une nouvelle guerre et de nouveaux armements peuvent, puisque en attendant la force productive croît, faire de nouveau augmenter les salaires.
Comme ils connaissent mal la psyché et l’âme du capitalisme ceux qui pensent que celui-ci peut en changer alors que l’impérialisme n’en est qu’à ses débuts ! Nous avons déjà démontré que la tendance générale spirituelle du capitalisme est telle qu’il ne refuse et ne peut refuser aucun moyen pour atteindre son but qui est l’extension du capitalisme sur la terre !
La nature du capitalisme est la formation de plus-value de façon toujours croissante. Plus-value qui, de manière toujours croissante, forme à nouveau plus de plus-value. Donc : expansion, extension. Voilà la nature de notre société. Tout ce qui est capitaliste doit donc obéir à cette tendance.
Le capital n’existe que grâce à la propriété privée des moyens de production. Et puisque peu les possèdent, le capital porte par nécessité en son sein le conflit. Conflit entre les individus et entre les groupes dans lesquels les individus s’unissent : les nations. Donc, celui qui obéit à la nature du capital doit donc aussi obéir au principe de la propriété privée et il doit l’employer.
Il est certainement vrai qu’à la fin de cette guerre terrible d’amples cercles de la bourgeoisie ressentiront l’horreur de l’impérialisme et aspireront sérieusement à la paix.
Mais la question est celle-ci : pourront-ils faire la paix ?
Le problème n’est pas ce que ces bourgeois pensent mais ce qu’ils peuvent faire. La gestion de l’économie et de la politique du capital est dans les mains des magnats de la banque et de l’industrie. Ils ne craignent pas la guerre mais ils l’utilisent pour leurs buts propres : l’exploitation du monde et l’asservissement des habitants de la terre jusqu’à en faire des prolétaires.
La guerre leur permet, à long terme, cette exploitation. Elle est leur meilleur et leur plus énergique instrument, celui qui ne faillit jamais. Elle met en leur pouvoir la terre et les ouvriers.
Et pour cette raison, ces magnats de la banque et de l’industrie représentent la puissance qui permet au capitalisme d’atteindre ses buts et celle qui rend fécond le capital pour toujours et partout selon sa nature. Ils sont les réalisateurs et les gestionnaires de la force d’expansion du capital et tous les autres capitalistes ainsi que toutes les autres classes qui vivent de ce capitalisme et de cette plus-value ne peuvent rien faire d’autre que les suivre et que leur obéir.
Ces forces invisibles, inconnues de la masse des hommes, ces magnats de la haute finance, les grands cartels de l’industrie ne gouvernent pas le monde par la force de leur puissance politique et économique mais plutôt parce qu’ils représentent pleinement et parfaitement la nature du capitalisme.
La force d’expansion du capital réside, concentrée et organisée, dans les gigantesques masses de capitaux de ces forces invisibles. Elles-mêmes obéissent à cette force d’expansion et à la nature de leurs capitaux.
Et tous les hommes qui vivent de la plus-value leur obéissent.
Seul le prolétariat qui ne vise pas à l’exploitation mais au socialisme, a un autre but et pour cette raison seul il peut s’opposer à l’impérialisme.
Déjà on voit clairement et distinctement ce qu’il arrivera une fois la guerre terminée.
Toutes les nations se couvriront d’armements gigantesques. Toute la terre sera couverte d’armes. Et ces armements seront accompagnés d’une extraordinaire hypocrisie pacifiste.
Et aux parlements de tous les pays parviendront des demandes de crédits pour des armements plus puissants que jamais. Et tous les membres des partis bourgeois, qu’ils soient amis ou ennemis de la paix, donneront leur accord.
Et quand la guerre s’approchera de nouveau, ce sont des armées infiniment plus grandes et plus puissantes que celles d’aujourd’hui qui se feront face. A nouveau la lutte pour la domination du monde reprendra encore plus sanglante.
Il ne peut pas en être autrement. Cette guerre démontre à nouveau que tous les individus, ceux des classes capitalistes et ceux qui leur obéissent, poussés par l’instinct d’auto-conservation et par les instincts sociaux qui visent à la conservation de la société dans laquelle on vit et avec laquelle on forme un tout, ne refusent pas de sacrifier leur sang et leur argent quand il s’agit de diffuser, au moyen de conflits, le capitalisme unique facteur de leur existence.
Même si les capitalistes voulaient le désarmement, la paix et la limitation des armements, ils ne pourraient réaliser leur désir. Le capitalisme a ses propres lois qui sont la conséquence de sa nature. Ses principales lois sont le conflit et l’expansion.
Encore une fois : la bourgeoisie, les réformistes et les socialistes radicaux doivent démontrer, ou que le capital est principalement international et non plus national, ou que les intérêts des nations sont identiques.
Et ils doivent donc encore démontrer qu’aujourd’hui, dans les rapports encore existants entre individus et nations, la volonté des capitalistes et des membres en général de la société capitaliste peut librement développer le capitalisme selon un mode différent de celui encore actuellement prescrit par les lois du dit capitalisme. Cependant, ils ne le peuvent pas.
Alors que la guerre mondiale fait encore rage, les réformistes et les radicaux sont en train de chercher, en accord avec la bourgeoisie, un moyen grâce auquel encore une fois ils pourront dévoyer, affaiblir et tromper le prolétariat après la guerre.
Les radicaux, les réformistes et la bourgeoisie ont même trouvé un moyen grâce auquel détourner à nouveau les ouvriers de la révolution et les induire à se confier à la bourgeoisie et non à leurs propres forces.
Ce moyen est le désarmement.
Ce moyen est la paix mondiale.
Bien évidemment, aujourd’hui comme hier, et spécialement après cette horrible guerre, la bourgeoisie feindra d’aimer et de désirer la paix.
Pendant ce temps, tous s’arment jusqu’aux dents. Et tout cela dans le but d’endormir le prolétariat.
Et pendant que la bourgeoisie simule ainsi et célèbre plus que jamais en paroles la paix, les réformistes trouvent de nouveau l’occasion de marcher avec la bourgeoisie pour trafiquer avec elle dans les élections, pour passer avec elle des compromis, pour conquérir des mandats et la puissance. Et toutes ces belles choses peuvent se faire puisque la bourgeoisie veut la paix !
Voilà à quoi sert la paix, le désarmement et les réformistes. Et les radicaux à leur tour - puisque la bourgeoisie a intérêt au désarmement et veut le désarmement ! - guetteront l’occasion pour retenir le prolétariat de mettre en œuvre l’action révolutionnaire. Voilà à quoi leur sert le désarmement.
Nous voyons déjà des indices de ces manœuvres dans tous les pays [59].
Déjà on peut les lire dans les journaux et dans les revues des radicaux. Déjà Kautsky a lancé les mots d’ordre de désarmement, de cessation de l’impérialisme et de la course aux armements [60].
Ce seront les mots d’ordre sur lesquels tous se retrouveront. Depuis Kautsky jusqu’au dernier des réformistes ce seront les mots d’ordre de l’avenir. Ce seront aussi les mots d’ordre pour se réunir à la bourgeoisie. Tous ceux qui détournèrent et trompèrent le prolétariat, tous ceux qui donnèrent leur consentement
A la guerre, tous ceux qui profanèrent le socialisme se réconcilieront sous ces mots d’ordre et se pardonneront réciproquement leurs péchés. Ce seront les mots d’ordre de l’Internationale nouvellement unifiée. Et avec ces mots d’ordre, l’Internationale s’affaiblira et tous les partis nationaux s’affaibliront.
En plus de tout ceci, pendant que la bourgeoisie s’arme jusqu’aux dents, elle est aussi pour la paix mondiale qui lui permettrait d’exploiter les peuples les plus faibles des colonies de façon infiniment plus intense.
Si le capital pouvait, sans guerre, répartir entre ses différentes unités les colonies, les sphères d’influence, et des Etats comme la Chine, il n’aurait besoin de faire aucune dépense pour l’armée et la marine et il pourrait consacrer toute sa puissance à l’exploitation et au pillage de ces pays. Alors seulement le capital pourrait croître de façon gigantesque.
L’impossible objectif du mouvement pacifiste est donc, derrière toutes leurs belles phrases, l’asservissement de la classe ouvrière, l’assujettissement et l’exploitation des peuples faibles.
Dans la mesure où il n’est pas hypocrisie et auto-tromperie, le mouvement pacifiste est réactionnaire.
Dans la mesure où il veut faire cesser la lutte, qui est jusqu’ici le seul moyen de l’évolution, il est réactionnaire.
Mais, tant comme hypocrisie et auto-tromperie que comme moyen d’un asservissement et d’une exploitation renforcés, le mouvement pacifiste est le revers de la médaille de l’impérialisme.
Le mouvement pacifiste et l’impérialisme sont inséparables. Ils sont les deux faces d’un même ensemble.
Comme la législation sociale et l’intérêt pour les ouvriers sont le revers de la médaille de l’exploitation toujours plus violente, du travail toujours plus intense et de la lutte des classes toujours plus âpres, de même le mouvement pacifiste et le mouvement pour le désarmement sont le revers de la médaille de l’impérialisme. La seule différence est qu’ils sont encore plus stériles. De même que la législation sociale est le moyen de combattre la lutte des classes à l’échelle nationale, le mouvement pacifiste est le moyen de combattre la lutte des classes à l’échelle internationale. Le mouvement pacifiste est devenu la religion du monde, l’Eglise de la société, le cœur opposé à la raison, le bien opposé au mal. Il est, avec la guerre, l’équivoque dans cette société fondée sur l’exploitation et dans laquelle le mal l’emporte.
Le mouvement pacifiste est, de la part de la bourgeoisie et de tous ceux qui pensent comme elle, la tentative de mettre le capitalisme en mesure de se développer au moyen de l’impérialisme, de la guerre jusqu’à atteindre la parfaite puissance et son expansion complète dans le monde.
Il est une tentative d’empêcher le prolétariat d’accomplir sa tâche et d’atteindre la puissance nécessaire pour abolir le capitalisme et fonder le socialisme alors que l’impérialisme est encore occupé à sa tâche de se diffuser dans le monde entier.
Le mouvement pacifiste est la tentative mise en place par la bourgeoisie, les réformistes et les radicaux, alors que le prolétariat est confronté au choix entre impérialisme et socialisme, de jeter celui-ci dans les bras de l’impérialisme.
Le mouvement pacifiste est la tentative de la bourgeoisie et de l’impérialisme d’écraser le prolétariat.
Ce prolétariat est bien stupide et déraisonnable d’adopter comme tactique cette illusion future qu’est la paix sous le capitalisme ! Quels menteurs que ceux qui, bourgeois ou socialistes, consciemment ou inconsciemment, veulent ainsi endormir le prolétariat ! Le prolétariat se condamnerait à la passivité s’il écoutait ces gens. Comme aujourd’hui, il se laisserait de nouveau étrangler par l’impérialisme et par la guerre et il se laisserait écraser par l’évolution. Encore une fois, il ne ferait que récolter défaites et dommages.
Le prolétariat doit être attentif non seulement à la théorie mais aussi à la réalité. Il doit faire attention à la force conductrice qu’est le grand capital. Déjà le sol tremble à l’annonce de nouvelles guerres qui suivront celle-ci. Et déjà de nouveaux abysses s’ouvrent. Déjà de nouveaux conflits couvent qu’accompagneront le fracas et le tonnerre des canons.
Ces conflits peuvent surgir si l’Angleterre, la France et la Russie s’emparent de l’Arabie, de la Mésopotamie, de la Syrie et de l’Arménie, peut-être du Bosphore et probablement des colonies allemandes.
Mais l’Allemagne ne pourra pas à la longue supporter un tel état de chose. Elle s’armera de nouveau et elle cherchera de nouvelles alliances.
Si l’Allemagne l’emporte, elle prendra la Belgique, la Pologne, la France du nord, les colonies françaises et belges, elle s’assurera la suprématie sur la Turquie, en Asie Mineure, en Mésopotamie, en Arabie et ainsi elle s’emparera de la route continentale des Indes britanniques. Et cela l’Angleterre ne peut le tolérer.
Elle s’armera de nouveau. La France et la Russie feront de même. Si aucun de ceux-ci ne vainc alors tous se réarmeront encore plus.
Immédiatement après cette guerre le monde assistera à une course aux armements comme on n’en a encore jamais vu.
Du sein de cette guerre, nous le disions déjà au début de cet opuscule, est en train de naître une nouvelle guerre, un nouvel impérialisme et une nouvelle et plus intense course aux armements.
Les grands et les petits Etats, tous les Etats capitalistes, ceux qui le deviennent et ceux qui veulent le devenir, avides du sang du prolétariat international, sont aux aguets comme des bêtes féroces prêtes à sauter sur leur proie : les peuples faibles et les uns sur les autres.
Et quand on retrouvera les conflits qui sont cause de la guerre d’aujourd’hui, alors de nouvelles guerres menaceront.
La question balkanique n’est en effet pas encore réglée. Les nationalités de l’Autriche ne sont pas encore réellement fermement établies.
La Russie n’a pas encore de libre accès à l’Atlantique, l’Allemagne n’est pas encore assez puissante, l’Angleterre est encore trop puissante. Il suffit de citer quelques noms de pays susceptibles de provoquer de nouvelles causes de guerre et la certitude de nouvelles courses aux armements : l’Allemagne et les Pays-Bas, la Belgique, la Russie, la Scandinavie, l’Autriche-Hongrie et l’Italie, les Balkans, la Grèce et la Turquie, l’Abyssinie, l’Egypte, la Perse, l’Asie centrale, la Chine et la Mongolie, les Indes britanniques, françaises et néerlandaises, l’Afrique centrale et l’Afrique méridionale, le Mexique et l’Amérique centrale, peut-être l’Amérique méridionale et enfin, mais pas les moins importants, les gigantesques Etats capitalistes que sont les Etats-Unis d’Amérique, la Russie et la Chine.
Tout est encore sous l’état de tension, rien n’est en équilibre. Et le capital croît. La nécessité de l’expansion croît, mais en même temps la nécessité de l’indépendance croît également ; et ce partout.
Et tous les intérêts se heurtent. Pour de nombreuses années encore et partout.
On ne peut plus douter que l’impérialisme a fait son entrée triomphale. L’expansion capitaliste des puissants heurtent la conscience et la volonté d’indépendance des peuples les plus faibles et encore impuissants. Les différents capitaux se heurtent entre eux. De violents heurts mondiaux - des forces capitalistes les plus puissantes contre les forces capitalistes les plus faibles, des puissants contre les faibles, et enfin de tous contre tous - se préparent. Sur le monde entier plane la menace de nouvelles guerres et de nouveaux armements gigantesques.
L’impérialisme reste toujours en place. La guerre se poursuit.
Et encore une nouvelle fois se pose la question : que va faire le prolétariat ? Le prolétariat est l’unique garant de la paix et est le seul à avoir partout les mêmes intérêts. Il est le seul qui, sous l’impérialisme, peut apporter la paix en supprimant le capitalisme et avec lui l’impérialisme.
Le prolétariat, en Europe occidentale et spécialement en Angleterre et en Allemagne, peut faire le choix : impérialisme ou socialisme.
Le prolétariat refusera-t-il de servir encore l’impérialisme ? Refusera-t-il de se laisser de nouveau étrangler et massacrer pour le profit des magnats du capital et de tous les capitalistes ? Que fera le prolétariat ? Que feront les ouvriers ? Alors que le capital n’est pas encore international pourront-ils accéder à la dimension internationale ? Pourront-ils y accéder avant le capital lui-même ?
C’est possible. En effet, quoique le capital ne soit pas encore internationalement unifié, il se pose comme une totalité face aux intérêts du prolétariat international. Il menace les prolétaires de tous les pays d’égale façon. Le capital devient donc international grâce à l’impérialisme et à la guerre mais en imposant de longues années de misère, d’asservissement, de décadence, de ruine et de mort. Le capital doit s’étendre et il ne le peut qu’en massacrant des millions de prolétaires. Le prolétariat ne peut le tolérer. C’est là que réside donc le conflit, c’est là qu’est la base de la révolution.
L’impérialisme peut devenir la chaîne que le capital impose à ses forces productives ; c’est lui qui doit avant tout être brisé.
La destruction de ses propres forces productives qui s’effectue par la guerre peut devenir la crise d’où naîtra la révolution.
Le prolétariat peut donc commencer à agir de façon internationale et révolutionnaire.
Maintenant que les princes et les capitalistes ont massacré des millions d’ouvriers, maintenant que dans tous les pays du monde la crise économique, un asservissement politique renforcé, d’extraordinaires armements, une nouvelle guerre mondiale et un nouveau massacre menacent, maintenant que dans tous les pays tous les partis donnent leur accord à ce massacre et veulent ce massacre, l’occasion d’une action révolutionnaire, telle qu’il n’y eut jamais jusqu’à présent, se présente au prolétariat mondial.
Le prolétariat peut devenir international au moyen de la lutte.
Mais, à telle fin, il a besoin d’une énorme force d’esprit, d’âme, de cœur, d’idéalisme et d’organisation.
Mais cette organisation n’existe-t-elle pas déjà en grande partie ?
Maintenant il s’agit seulement de la remplir d’un autre esprit, un esprit international, d’une nouvelle force d’âme, d’une nouvelle force de cœur.
Après cette première guerre mondiale impérialiste, après la victoire de l’impérialisme qui a pour conséquences de nouveaux armements et de nouvelles guerres, le prolétariat se trouve face à une alternative [61]. Deux voies se présentent devant lui.
L’une est celle des réformistes et des radicaux : marcher avec l’impérialisme et la bourgeoisie. Donc être en pratique pour la guerre et en paroles pour la paix ; être en réalité pour la nation et pour sa puissance et en apparence pour la paix. En réalité nationalistes, chauvins et impérialistes ; en apparence internationalistes. Leur programme est donc d’agir comme ils ont agi durant cette guerre.
Le prolétariat peut emprunter et peut-être empruntera-t-il cette voie. Si le prolétariat emprunte cette voie, le mouvement politique et économique du prolétariat subira une énorme stagnation et une régression encore plus importante que celle dans laquelle le prolétariat s’était engouffré avant-guerre et dans laquelle il s’engouffre toujours plus profondément. Voilà ce qui arrivera inéluctablement.
Chaque Etat, intimement chauvin et impérialiste, s’arme toujours plus puissamment - soit pour l’offensive soit pour la défensive. La démocratie se dissout dans le militarisme.
Puisque tout l’argent disponible est dépensé pour la militarisation, il n’y a plus de réformes sociales possibles. La bourgeoisie, les réformistes et les radicaux font de nombreuses promesses. Le prolétariat leur fait confiance et il suit la bourgeoisie et ses chefs ; il en découle qu’il reste complètement exténué et démoralisé.
Mais les phénomènes concomitants de l’impérialisme, les grands cartels, les puissantes associations patronales et la haute finance sont la cause des obstacles auxquels se heurtent la lutte économique du prolétariat.
Une énorme dette pèse sur les peuples, les taxes sur les importations et les impôts sont toujours plus élevés, la vie est toujours plus chère, les crises deviennent toujours plus dévastatrices - en dépit des périodes de prospérité industrielle - et le salaire réel diminue. Par conséquent, le prolétariat n’obtient ni réformes économiques ni réformes politiques. Comme il s’adapte à l’impérialisme, la lutte politique perd toute son importance et disparaît. Voyant que la social-démocratie ne s’attaque pas à l’impérialisme, centre de force du capital, le prolétariat perd toute confiance en lui. Il devient une masse, esclave des patrons, en qui a disparu toute énergie et tout idéalisme. Une masse esclave qui n’aspire qu’à obtenir un avantage matériel et qui n’est qu’un instrument docile de l’impérialisme. Une vaste masse nationale au service de la nation, vierge de tout socialisme et de tout internationalisme, qui ne livre aucune lutte politique internationale laquelle seule peut être l’esprit d’un prolétariat socialiste. Pareillement à la bourgeoisie, le prolétariat se pare d’un voile pacifiste hypocrite et parle d’internationalisme et de paix alors que tous deux se préparent à la guerre. De nouvelles menaces de guerre planent toujours et peut-être bientôt la guerre se déroulera sur toute ou sur des parties de la planète entière. Le prolétariat est affaibli moralement et spirituellement par toute cette conjoncture. Comme dans l’histoire moderne, au début du dix-neuvième siècle en Angleterre - quoique dans une plus grande mesure - il naît un prolétariat démoralisé et dépourvu de réflexion qui a du travail qui reçoit une aumône et qui, soudainement, est précipité dans des guerres destructrices.
Au contraire d’un prolétariat fier, robuste et combatif c’est un nouveau prolétariat rendu esclave et écrasé sous le poids des cartels et de la haute finance, des gouvernements omnipotents et de l’impérialisme qui naît ; un prolétariat sans esprit, sans volonté et sans cœur.
La lutte de classe est vaine. De temps en temps, on donne au prolétariat un pourboire pour l’esclavagisme volontaire, pourboire qui ne fait que démoraliser encore plus le prolétariat. Tout n’est plus qu’apparence et que paroles vides. Tout le prolétariat est exténué. Et ces conditions sont les mêmes dans toute l’Europe.
Mais le prolétariat peut choisir aussi l’autre voie.
Il peut choisir la lutte contre l’impérialisme.
Il peut entreprendre de lutter contre sa bourgeoisie et contre son propre nationalisme.
Il peut combattre nationalement le nationalisme impérialiste de la bourgeoisie et des ouvriers eux-mêmes.
Le prolétariat peut, avant toute chose, adopter une politique nationale qui soit adaptée au nouveau stade du développement du capitalisme : l’impérialisme. Pour ce faire, il devra annihiler le révisionnisme et le centrisme à la Kautsky.
Le prolétariat peut combattre internationalement la guerre et l’impérialisme mondial. Il doit, pour ce faire, fonder une nouvelle Internationale.
Si le prolétariat emprunte cette voie, il s’élèvera toujours plus. Il atteindra un niveau jamais jusqu’ici atteint et tout ce qu’il a accompli jusqu’ici paraîtra insignifiant.
En effet, alors que l’impérialisme et le capitalisme, avec des armements toujours plus puissants et en déclenchant toujours plus de conflits, s’étendent toujours plus sur la terre, le prolétariat, au moyen de sa lutte, s’élève toujours plus haut.
En ne cédant jamais à l’impérialisme, en s’opposant toujours avec acharnement à l’impérialisme et à la guerre, le prolétariat obtient, à l’intérieur du cadre national, les réformes politiques qui peuvent encore être obtenues.
Le prolétariat acquiert confiance en lui s’il voit que la social-démocratie monte à l’assaut du plus fort bastion et de la force suprême du capitalisme - l’impérialisme - et s’il voit qu’elle ne le craint pas. Il prend confiance et peut assaillir les autres remparts du capital : les cartels, les consortiums et les ligues patronales. Il accroît alors la puissance des syndicats de métiers. Ceux-ci, à leur tour, obtiennent les réformes qui peuvent s’obtenir.
Mais puisque l’impérialisme, les gouvernements impérialistes, les cartels et les ligues patronales forment une totalité ayant une organisation et une volonté unifiées ainsi qu’un but et une puissance propre, la lutte contre cette totalité ne peut être qu’une lutte unifiée. C’est le but auquel le prolétariat aspirait depuis longtemps et que l’impérialisme et la lutte indéfectible contre lui permet de rejoindre : la parfaite unité de l’action politique et syndicale. Dans le combat acharné du prolétariat contre l’impérialisme même les inorganisés sont entraînés.
Avec le temps, le prolétariat devient une grande puissance de laquelle la bourgeoisie a peur et à cause de laquelle elle craint la guerre. Et puisque cette lutte est livrée internationalement, l’Internationale devient parfaitement internationale c’est-à-dire réellement organisée et unifiée internationalement.
Et puisque le caractère de la masse et des ouvriers individuels est libéré de toute mesquinerie, au moyen de l’action de masse et de l’action internationale, le prolétariat s’élève à une hauteur devant laquelle palissent les plus hauts sommets des plus grandes périodes révolutionnaires bourgeoises.
Et puisque le capitalisme ne peut pas souffrir que son expansion impérialiste soit arrêtée par le prolétariat, la lutte internationale du prolétariat devient en soi une lutte pour la société socialiste.
Et qui pourrait alors y résister ?
Le prolétariat s’élève irrésistiblement s’il choisit une seconde voie et s’il créé une nouvelle Internationale pour combattre l’impérialisme.
Cette guerre, nous le répétons, est le feu d’où doit naître la nouvelle Internationale.
Cette nouvelle Internationale doit être créée.
Cette nouvelle Internationale doit naître.
Nous, marxistes nous ferons tout pour qu’elle naisse.
La création de la nouvelle Internationale est possible. Elle est nécessaire parce qu’elle naît de l’évolution de la lutte de classe et de l’évolution du capitalisme comme nous pouvons le vérifier aujourd’hui.
Avec le temps, nous apprenons à distinguer toujours plus nettement deux phases dans le capitalisme moderne. La première phase était celle de la libre-concurrence. Les Etats nationaux se forment, les capitalistes exploitent les ouvriers de leur pays, et les colonies ne servent qu’au commerce.
Face à cette situation, les ouvriers s’unissent nationalement en partis et en syndicats de métiers. Les questions coloniales et internationales ne les intéressent pas. C’est la phase qui est derrière nous.
La seconde phase est la phase du monopole. La concurrence disparaît, la grande banque dirige l’industrie, le commerce et l’agriculture.
Elle devient toujours plus internationale quoique lentement au début. Le capital s’étend sur la terre entière. Des cartels, des trusts et des consortiums se forment. En conséquence de quoi la lutte de classe devient plus aiguë. Les ligues patronales deviennent toutes-puissantes, la législation sociale subit un coup d’arrêt.
Durant cette phase, les ligues ouvrières doivent former de grandes alliances industrielles et la lutte politique de la classe ouvrière assume des formes toujours plus importantes et plus aiguës. L’action des masses se met en branle contre les ligues patronales, les syndicats de métiers et les gouvernements.
Cette action est, au début, seulement nationale et dirigée contre la stagnation de la législation sociale et l’aggravation nationale des conditions de vie.
Mais maintenant l’impérialisme croît avec l’aspiration des Etats les plus puissants à agrandir leur territoire. L’impérialisme, quoique semblant nationaliste et seulement en lutte contre leur prolétariat national, est en réalité l’union de tous les pays impérialistes du monde entier qui sont tous en compétition pour la domination du monde, il fait donc, en tant que totalité, la guerre au prolétariat mondial. Et pour riposter à cette action commune du capital mondial contre le prolétariat mondial celui-ci doit pour la première fois mettre en œuvre une action à l’échelle internationale.
Les années précédentes virent la primauté du syndicat national contre les patrons séparés en métiers et en nations ; contre les ligues patronales, la ligue nationale syndicale ; contre le gouvernement national, le parti national.
Maintenant, dans cette nouvelle phase du capitalisme, face à sa nouvelle organisation, face aux trusts internationaux et au capital bancaire international, doit se fonder une fédération syndicale mondiale ; face à l’impérialisme et à la politique de tous les Etats, il faut fonder un nouveau parti international.
Face aux dimensions nationale et internationale de l’impérialisme, il faut l’action des masses. Voici, la phase en laquelle nous vivons. La reflet de cette nouvelle théorie, la traduction de cette théorie dans les actes, la pratique de cette théorie ; voilà ce que doit être la nouvelle Internationale qui doit naître de la vieille Internationale et de cette guerre.
Tous les ouvriers qui comprennent que, face à tous les nouveaux phénomènes de notre temps, à côté de la lutte syndicale révolutionnaire et de la lutte parlementaire révolutionnaire, cette Internationale véritablement nouvelle et l’action des masses sont nécessaires, tous ces ouvriers doivent coopérer à la création de cette nouvelle Internationale et adhérer à l’aile du mouvement ouvrier qui veut la créer.
L’action révolutionnaire des masses prolétariennes mondiales contre le capital mondial, voilà ce que doit être le programme, l’esprit, la volonté et l’action de la nouvelle Internationale.
Tous les chefs et tous les révolutionnaires des partis internationalistes du monde qui comprennent, reconnaissent et savent que l’Internationale nouvelle doit être créée doivent s’unir et doivent former ensemble une organisation pour propager cette théorie et organiser cette action tant à l’échelle nationale qu’internationale. Le programme de cette nouvelle organisation doit être le suivant :

Tant que l’impérialisme et la guerre mondiale menacent le prolétariat et tant que la pacifique évolution de la lutte de classe n’est pas assurée ;

  • en premier lieu, ne pas faire de compromis ou d’alliances avec un quelconque parti bourgeois, le prolétariat ne doit assumer aucun poste de responsabilité ;
  • faire de l’impérialisme l’axe, le pivot de la politique nationale et internationale ;
  • repousser, même en cas de guerre, tous les crédits au militarisme et à l’impérialisme ;
  • combattre l’impérialisme et tous les phénomènes concomitants de l’impérialisme comme obstacles à la lutte syndicale, comme stagnation de la législation sociale, comme refus ou perte de droits politiques ; et, précisément, combattre l’impérialisme autrement qu’avec les méthodes habituelles de la lutte syndicale et de la lutte parlementaire, avec l’action nationale de masse ;
  • combattre l’impérialisme et la guerre avec l’action massive du prolétariat international.

Nous invitons le prolétariat international à emprunter cette voie.

HERMAN GORTER