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Fragments d’Histoire de la gauche radicale
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Révolution et contre-révolution en Russie
Le Prolétaire n°2-3 - Mars-Avril 1946
Article mis en ligne le 6 juin 2014
dernière modification le 15 mai 2018

par ArchivesAutonomies

Le suivant rapport est celui de notre délégué à la réunion de discussion du 16/12/1946 à laquelle ont assisté les délégués des groupes C.R. et bordiguistes. (La Rédaction)

La question dite "russe" est une question internationale. C’est la question de la révolution et de la dictature du prolétariat. C’est la question centrale de notre stratégie et de notre tactique. La question du parti, les questions nationale, coloniale, syndicale, paysanne, la question de la révolution permanente et bien d’autres s’y rattachent. La question "russe" est celle de la révolution mondiale. Nous l’appelons "russe" parce que la révolution et la dictature du prolétariat russes ont été l’expérience la plus récente et jusqu’à maintenant la plus grande du prolétariat international. Mais ce n’est ni sa première ni sa dernière expérience.

1. La dictature du prolétariat.

En octobre 1917, le prolétariat russe a pris le pouvoir et réalisé sa dictature ; il a commencé par cela la révolution mondiale. En 1918 et en 1919, les prolétaires allemands et hongrois se sont levés à leur tour contre la bourgeoisie. Quel était le niveau théorique de l’avant-garde à cette époque ? Le marxisme avait-il prévu et défini la dictature du prolétariat, la révolution permanente ?
Dans le Manifeste Communiste, Karl Marx et Engels désignent comme "premier pas dans la révolution … l’élévation du prolétariat en classe dominante", ils identifient l’État ouvrier avec "le prolétariat organisé en classe dominante". C’est seulement sous la domination politique du prolétariat international que la transformation économique de la société pouvait et devait s’accomplir. En même temps ils ont souligné le caractère international du prolétariat et de sa révolution. Dans la Critique du Programme de Gotha, la dictature du prolétariat est identifiée avec "la déclaration en permanence de la révolution". La "théorie" de l’"État ouvrier" national vivant au milieu d’un monde capitaliste et cohabitant pacifiquement avec lui, n’était pas encore née.

2. La Commune de Paris.

La première révolution et la première dictature du prolétariat ont confirmé la justesse de la doctrine de Marx-Engels, et en même temps enrichi et précisé leurs théories. LA COMMUNE DE PARIS A PROUVÉ QUE LA DICTATURE DU PROLÉTARIAT EST POSSIBLE, QUE LA MASSE PROLÉTARIENNE MÊME PEU DÉVELOPPÉE PEUT DIRIGER DIRECTEMENT LA SOCIÉTÉ et que la révolution prolétarienne de par son caractère est internationale.
Marx en a tiré d’importantes conclusions, sa théorie se précise. Dans la Critique du programme de Gotha, écrite quatre années après la Commune, il dit :

"Entre la société capitaliste et la société communiste se trouve la période de transformation révolutionnaire de l’une en l’autre. À celle-ci correspond aussi une période transitoire politique, dont l’État ne peut être que la dictature révolutionnaire du prolétariat".

Et dans la Guerre civile en France, il déclare :

"Regardez la Commune de Paris. C’était la Dictature du Prolétariat."

Cette Commune réalisait dès le premier jour la dictature de la classe ouvrière :

"La Commune se composait de conseils de ville, élus au suffrage universel dans les différents districts de Paris. Ils étaient responsables et révocables à tout moment. Ils étaient naturellement composés en majorité d’ouvriers ou de représentants approuvés de la classe ouvrière. La Commune devait être, non une corporation parlementaire, mais une corporation travailleuse, exécutive et législative en même temps. La police, jusqu’à maintenant l’instrument du Gouvernement d’État, était immédiatement destituée de toute ses attributions et transformée en instrument révocable en tout temps, de la Commune. Il en était de même pour les fonctionnaires de toutes les autres administrations. Sur toute l’échelle, au sommet de laquelle se trouvaient les membres de la Commune, le service public devait être fait pour des salaires ouvriers."

Cette Commune était en même temps le commencement d’une révolution internationale et elle devait périr sans délai, si elle ne pouvait pas briser les frontières locales et nationales pour gagner le continent et le monde entier. Marx dit :

"Sous les yeux de l’armée prussienne qui avait annexé deux provinces françaises à l’Allemagne, la Commune annexe les ouvriers du monde entier à la France … La Commune plaçait un Allemand comme ministre du travail … La Commune honorait les fils héroïques de la Pologne en les plaçant à la tête de la défense de Paris …"

Malgré son caractère internationaliste, la révolution prolétarienne restait isolée dans la cadre de la Commune de Paris et par suite, elle succombait, comme 50 ans plus tard devait succomber les Communes du prolétariat hongrois, allemand et russe, isolées dans le cadre national et écrasées par le capitalisme mondial.

3. De la Commune de Paris à la révolution d’octobre 1917.

Quand le prolétariat russe marche vers octobre 1917, il possède deux grandes expériences, celle de 1871 et celle de 1905. En 1905, le prolétariat russe s’engage spontanément dans la voie des soviets qui correspondent aux conseils de la Commune de Paris. Plus tard, les révolutions des prolétaires allemands, hongrois, chinois, etc. devaient engendrer les mêmes organismes de lutte et de pouvoir, apparaissant sous des noms différents et des formes extérieures différentes, mais avec les mêmes caractéristiques fondamentales.
Basé sur ces deux grandes expériences de 1871 et de 1905 auxquelles s’ajoutent celle de février à septembre 1917, Lénine écrit, à la veille de la révolution d’Octobre, le livre l’État et la Révolution. Dans ce livre il s’avère un adepte fidèle de Marx-Engels. Les théories qu’il y développe sont d’une importance énorme, d’autant plus qu’il a rompu avec elles ultérieurement, au moment de la fin de la révolution commencée en Octobre. Cette rupture ne change rien à la justesse du livre.

4. La révolution d’octobre 1917.

Armé de ces expériences et de ces théories, le prolétariat russe, sous la direction du parti bolchevik de Lénine, prend en octobre 1917 le pouvoir, et déclare par ce fait même la guerre civile internationale à la bourgeoisie de tous les pays. Nous voyons dans les premiers documents, le véritable caractère de la révolution et de la dictature prolétariennes. Tous les témoignages confirment les mêmes caractéristiques.
Les Isvestia du 8 novembre, sous la plume de Lénine, déclarent :

"Les masses créeront elles-mêmes le pouvoir étatique. L’ancien appareil d’État sera complètement détruit et remplacé par les soviets … Le mouvement international des ouvriers qui se développe en Italie, en Angleterre et en Allemagne nous aidera … Nous possédons la force de l’organisation de masses invincible qui conduira le prolétariat à la révolution mondiale ! Le conseil des ouvriers et des soldats est convaincu que le prolétariat de l’Europe occidentale nous aidera pour mener la cause du socialisme vers une victoire complète et durable".

Le même jour, au lendemain de l’insurrection, le Congrès Panrusse des Conseils d’ouvriers et de soldats s’adresse à tous les ouvriers, soldats et paysans, en déclarant :

"Tout le pouvoir dans le pays tout entier passe entre les mains des conseils ouvriers, de soldats et de paysans, qui établissent l’ordre révolutionnaire."

Quatre jours plus tard, le 11 novembre, la Pravda écrit sous la plume de Lénine :

"Les ouvriers assurent en commun avec les soldats l’ordre dans les villes. Les soldats donneront aux ouvriers une instruction pour l’emploi des armes. Notre tâche que nous ne devons jamais oublier est l’armement général du peuple et la suppression de l’armée permanente … Les soldats doivent se fondre avec les ouvriers … Que chaque troupe organise la lutte en commun avec l’organisation ouvrière … N’attendez pas des ordres d’en haut ! À partir de cette nuit, agissez indépendamment …

Bref, comme le dit Lénine dans un autre discours de 1917 :

"Notre nouvel État … n’est déjà plus un État dans le sens propre du mot, parce que dans beaucoup de régions de Russie, C’EST LA MASSE MÊME qui forme les formations armées, le peuple tout entier …"

Nous retrouvons ces deux caractéristiques de la révolution et de la dictature prolétarienne - caractéristiques indispensables - et liées inséparablement entre elles :

  • 1° LA DICTATURE DE TOUTE LA CLASSE OUVRIÈRE ARMÉE, ORGANISÉE DANS SES CONSEILS ÉLUS ET RÉVOCABLES À CHAQUE INSTANT, ANIMÉE PAR LES ÉLÉMENTS LES PLUS RÉVOLUTIONNAIRES ORGANISÉS DANS LE PARTI.
  • 2° LA GUERRE CIVILE INTERNATIONALE TENDANT À L’ÉTABLISSEMENT DE LA DICTATURE MONDIALE DU PROLÉTARIAT.

    Ces deux caractéristiques se trouvent déjà dans la théorie marxiste depuis le Manifeste Communiste jusqu’à L’Etat et la révolution
    Nous verrons que de 1917 à 1921 ces deux caractéristiques subsistent, malgré certaines restrictions dues à l’évolution défavorable de la guerre civile internationale. Nous verrons qu’en 1921, ces deux caractéristiques - la guerre civile internationale et la dictature du prolétariat armé, organisé dans ses conseils élus et révocables à chaque instant - disparaissent, c’est-à-dire sont liquidées par la contre-révolution bourgeoise. Avec elles, c’est le pouvoir ouvrier lui-même qui tombe.
    Mais avant d’arriver à l’année 1921, remontons la route tragique de la révolution d’Octobre. Nous avons vu que cette révolution qui, non seulement a arraché toute l’économie et tout le pouvoir aux classes possédantes, mais qui a aussi établi le pouvoir des dépossédés, a été incontestablement prolétarienne. Le fait d’avoir accompli, en passant, des tâches non encore accomplies par la révolution bourgeoise - surtout dans la question agraire - ne change rien au caractère prolétarien de cette révolution. En s’appuyant sur la guerre des paysans pauvres contre les grands propriétaires, le prolétariat russe a déclenché la révolution contre la bourgeoisie liée aux propriétaires fonciers, et il a entraîné une partie du prolétariat international contre la bourgeoisie mondiale. La révolution d’Octobre clôt la révolution bourgeoise en cours, et commence la révolution prolétarienne en Russie et dans le monde. C’est la loi de la révolution permanente constatée par Marx, Engels et, depuis 1905, par Trotsky. Aussi, les bourgeoisies qui ont favorisé la révolution de février 1917 s’allient dans une croisade contre la révolution prolétarienne d’Octobre.

    5. Brest-Litovsk.

    Onze mois avant sa chute, le gouvernement impérialiste allemand des Hohenzollern menace la dictature du prolétariat russe. C’est la question de Brest-Litovsk, la question d’une trêve provisoire avec l’impérialisme allemand en attendant la révolution du prolétariat allemand. Le parti bolchevik et avec lui le prolétariat savent que la dictature prolétarienne russe est perdue sans révolution internationale à brève échéance. Les "théories" de "l’État ouvrier dans un seul pays" et ensuite du "socialisme dans un seul pays" ne sont pas encore nées. Lénine, qui se trouve à ce moment à la droite du parti, est longtemps minorisé, il considère Brest-Litovsk comme une mesure provisoire de guerre civile.
    Dans son discours contre la majorité de gauche qui s’opposait à Brest-Litovsk, Lénine dit, le 7 mars 1918 :

    "Le devoir de créer un pouvoir politique était très facile, parce que les masses nous donnaient le squelette, la base de ce pouvoir. La république des conseils naissait d’un seul coup. Mais il restait encore deux devoirs infiniment plus difficiles :
    Premièrement … l’organisation intérieure …
    La deuxième difficulté gigantesque qui surgit devant la révolution russe - la question internationale…"

    "L’impérialisme international, avec toute la puissance de son capital, avec la technique militaire développée … ne pouvait dans aucun cas … cohabiter pacifiquement avec la république des conseils … Le conflit est inévitable … Notre plus grand problème est le déclenchement de la révolution mondiale … De notre marche triomphante en octobre, novembre et décembre contre notre contre-révolution intérieure, nous devions passer à la lutte contre l’impérialisme international … Sans révolution internationale, notre révolution est perdue sans espoir … Je répète que seule la révolution européenne peut nous sauver … Sans révolution en Allemagne, c’est une vérité absolue, nous périssons."

    6. Guerre civile internationale ou paix avec le capitalisme ?

    Cependant, Lénine préconise de sacrifier des territoires - "de l’espace" - "pour gagner du temps". Comme nous le voyons, il n’abandonne pas encore l’idée de la guerre civile internationale, mais il l’ajourne. La théorie de "l’État ouvrier dans un seul pays" n’est pas encore née mais elle va naître. Lénine considère Brest-Litovsk comme une manœuvre de guerre civile, à laquelle il est obligé, en face du silence du prolétariat mondial. Trotsky, malgré une tactique nuancée, se range du côté de Lénine. Mais contre cette fraction de droite, comprenant Lénine, Trotsky, Zinoviev, Staline, Kamenev, etc. une vaste opposition de gauche comprenant la majorité du parti bolchevik de Pétersbourg, de Moscou, de Kronstadt, de l’Oural, etc. exige la rupture des négociations de paix. Cette opposition de gauche se forme depuis janvier 1918, forme à un moment donné la majorité même du Comité Central et donne en mars 1918 sa démission des postes responsables. Son organe Le Communiste paraît comme organe du parti bolchevik de Pétersbourg. Nous trouvons dans cette opposition de gauche, les leaders des futurs oppositions ouvrières qui devaient se former quelques années plus tard : Miasnikov (Groupe Ouvrier), Sapronov et Smirnov (Centralisme Démocratique) mais nous y trouvons aussi de futurs renégats qui devaient se rallier plus tard à la contre-révolution bourgeoise russe : Bela Kun, Kollontaï, Boukharine, Radek.
    Cette première opposition de gauche déclare dans son organe - qui d’ailleurs pendant onze jours paraissait comme quotidien :

    "La conclusion de la paix ne nous accorde aucun répit, désagrège la volonté révolutionnaire du prolétariat, retarde l’éclatement de la révolution mondiale. Seule la tactique de la guerre civile révolutionnaire contre l’impérialisme serait la tactique juste. .. Cette guerre doit être menée comme guerre civile des prolétaires et des paysans pauvres contre le capital international. Cette guerre, même si elle nous apportait au début des défaites, désagrégerait les forces de l’impérialisme. La politique des dirigeants du parti était une politique d’oscillations et de compromissions qui objectivement a empêché la préparation et la défense révolutionnaire et qui a démoralisé les avant-gardes qui allaient avec enthousiasme dans la bataille. Au lieu d’élever la paysannerie au niveau du parti, le parti est tombé au niveau de la paysannerie. La base sociale de cette politique est la transformation du parti purement prolétarien en un parti du peuple tout entier. Pourtant, même la paysannerie, menacée de perdre ses terres (par le retour des grands propriétaires, NDLR) marcherait dans la guerre révolutionnaire avec nous."

    L’opposition propose de :

  • 1° Annuler le traité de paix de Brest-Litovsk ;
  • 2° Accentuer la propagande et l’agitation contre le capitalisme international ;
  • 3° Armer la population prolétarienne et paysanne ;
  • 4° Détruire économiquement et définitivement la bourgeoisie ;
  • 5° Combattre la contre-révolution et la politique des compromis ;
  • 6° Faire la propagande internationale et révolutionnaire pour gagner des volontaires de toutes les nationalités et de tous les pays.

    "La guerre révolutionnaire n’est pas une guerre normale, mais une bataille de guerre civile. Les formations armées du prolétariat ne se battent pas seulement, mais désagrègent l’adversaire par la propagande contre la bourgeoisie. Les actions militaires sont l’expression armée du mouvement révolutionnaire des masses organisées, portent un caractère de guerre de partisans et sont liées à la lutte de classe."

    Voilà la position de la première opposition de gauche prolétarienne en Russie qui a publié une série de thèses et d’analyses de la situation nationale et internationale en 1918. Cette opposition a perdu la majorité en juin 1918. Boukharine, Bela Kun et Radek ont rallié la fraction de droite, mais une forte minorité a développé et précisé ses positions. C’étaient les oppositions ouvrières.

    7. De Brest-Litovsk à la contre-révolution capitaliste.

    La victoire de la fraction de droite, de la fraction Lénine-Trotsky-Staline-Kamenev-Zinoviev, etc. contre la fraction de gauche des Boukharine-Miasnikov-Smirnov-Sapronov, etc. a exprimé un succès de la contre-révolution bourgeoise et un recul de la révolution prolétarienne.
    Brest-Litovsk s’est avéré comme signe avant-coureur de la contre-révolution capitaliste réalisée en 1921.
    Et c’est encore en 1918, que la fraction de droite essaie d’introduire le capitalisme d’État et une sorte de NEP. Mais les ouvriers s’y opposent énergiquement et la tentative capitaliste échoue en 1918. Aussi la révolution prolétarienne mûrit et monte en Allemagne et renforce encore les positions de la gauche.
    Bettelheim nous renseigne à ce sujet dans son livre La Planification Soviétique parue en 1945 :

    "Cette politique se heurte à la résistance des ‘‘communistes de gauche’’ qui signalent les dangers du capitalisme d’État ; mais Lénine essaie de leur démontrer que c’est seulement en développant le capitalisme d’État, tout en le soumettant à l’État soviétique que l’on fera naître le socialisme. Ainsi, en mars 1918, Lénine écrit : ‘‘Le capitalisme d’État serait un grand pas en avant par rapport à l’état de choses actuel dans notre république soviétique. Si, par exemple, en six mois, le capitalisme d’État pouvait être instauré chez nous, ce serait un grand succès et la plus grande garantie qu’en un an le socialisme se renforcera définitivement chez nous et deviendra invincible.’’ Pourquoi Lénine conserve-t-il une telle position, alors que les événements sembleraient devoir le pousser à aller plus loin ? Parce qu’il pense que, étant donné le niveau culturel du prolétariat russe, les capitalistes sauront momentanément mieux gérer leurs entreprises que les ouvriers." (p.3)

    Quelle était la réaction des ouvriers ?

    "Les ouvriers, de leur côté, maîtres du pouvoir politique, acceptaient difficilement d’être commandés par des capitalistes privés de tout droit politique et ‘‘excédés par la contradiction entre leur position de classe dominante dans l’État et le maintien des capitalistes à la tête des entreprises (ils) chassèrent leurs patrons …’’ (Laurat, L’Économie Soviétique, p.28). Nous pensons donc que ce régime n’était pas viable parce qu’il voulait concilier le capitalisme d’État comme forme économique et la dictature du prolétariat comme forme politique et que cette conciliation ne peut pas se réaliser." (p. 5)

    En 1918, la première tentative d’introduire le capitalisme d’État a échoué :

    "… mais le régime n’a pas duré, les foyers de guerre civile qui s’allumaient partout, qui s’étendaient et prenaient de l’ampleur, l’intervention des États capitalistes, la situation à l’extérieur, etc. … poussèrent le gouvernement soviétique à abandonner sa première politique et à en suivre une autre ; on entra dans la période du communisme de guerre."(p.5).

    Le COMMUNISME DE GUERRE est "caractérisé par la nationalisation complète de la grande industrie, par la substitution au simple contrôle ouvrier de la gestion ouvrière, par l’interdiction du commerce et son remplacement par le système de l’appropriation directe de la production par l’État et de la répartition par lui des produits, etc." (p.5).

    "La guerre civile détourna toutes les forces et l’attention du pays sur la victoire contre la résistance armée de l’ennemi de classe, appuyée sur l’intervention étrangère. La planification, à ce moment-là, prit le caractère d’un plan de mobilisation et surtout d’un plan de répartition." (Mezlauk, Le plan bolchevik, p.28).

    Il fallait la défaite de la révolution prolétarienne en Allemagne et en Europe Centrale pour rendre possible la victoire de la contre-révolution capitaliste en Russie même.

    8. Révolution et contre-révolution en Allemagne et en Europe Centrale.

    En novembre 1918, la révolution allemande éclate, mais n’arrive pas à abattre la bourgeoisie. En 1919, la révolution éclate en Hongrie et en Bavière. L’armée prolétarienne hongroise qui avance victorieusement et irrésistiblement, est arrêtée sur l’ordre de Bela Kun qui entre en négociations avec les Alliés (le général Smuts et le président Bénes). À cette époque, les armées de l’impérialisme austro-allemand étaient dissoutes, celles de la Roumanie, de la Yougoslavie, etc. décomposées, la révolution est victorieuse en Russie, en Hongrie, en Slovaquie et en Bavière. Pour s’unir avec la révolution en Bavière et en Russie, l’armée magyare aurait dû violer quelques kilomètres de frontières nationales autrichienne et roumaine. La direction, en continuant et en érigeant en principe la politique de Brest-Litovsk, s’y refusa. Cette direction semi-réformiste croyait à la possibilité d’une cohabitation pacifique d’un État ouvrier avec le capitalisme.
    Elle se vanta de la "reconnaissance" du système prolétarien par les Alliés. La théorie de "l’État ouvrier dans un seul pays" était née. La direction de la Commune hongroise, entourée par des prolétariats sympathisants, attendait passivement le recrutement et la concentration des forces blanches. Le résultat était l’écrasement sanglant de la Commune hongroise et bavaroise par la contre-révolution bourgeoise. Ces défaites étaient un coup terrible contre la Commune russe qui a été liquidée deux ans après, sous une autre forme. Aux victoires grandioses succédaient des défaites terribles.

    9. La contre-révolution en Russie. Sa forme particulière.

    L’an 1921 marque la fin de la guerre civile ouverte entre prolétariat et bourgeoisie en Russie même, la fin effective de la dictature du prolétariat, la fin du parti bolchevik en tant que parti du prolétariat révolutionnaire, le rétablissement définitif et le renforcement de la bourgeoisie russe à travers de la N.E.P., le rétablissement des rapports pacifiques et amicaux avec la bourgeoisie mondiale, la répression contre les marins de Kronstadt, avant-garde de la révolution prolétarienne d’Octobre.
    La guerre civile contre la bourgeoisie se termine par une victoire économique, sociale et politique de la bourgeoisie internationale. Les défaites prolétariennes de 1918 à 1921 avaient déjà provoqué des restrictions de plus en plus graves de la dictature et de la démocratie prolétariennes. 1921 marque la liquidation définitive de la dictature prolétarienne.
    La N.E.P. signifie l’introduction des méthodes capitalistes, du capital étranger ("concessions") et du petit capitalisme privé et commercial en Russie. Dans sa brochure éditée en 1925 par la librairie de l’Humanité : "Le Capital privé dans l’industrie et le commerce de l’U.R.S.S.", Sarablanov défend de la façon suivante la N.E.P. :

    "En 1921, lorsque nous avons commencé à appliquer la N.E.P., notre principal mot d’ordre était : "le maximum de production à tout prix", … les fabriques qui ne travaillaient pas étaient remises en concession à un capitaliste. Le Parti Communiste se rend parfaitement compte que dans les conditions de la N.E.P., la vie économique ne peut être restaurée sans un certain développement du capitalisme privé. C’est pourquoi le P.C. ne demande pas la suppression immédiate de ce dernier. Non ! Son but est tout autre : que le commerce et l’industrie capitalistes se développent, mais que l’industrie et le commerce … de l’État se développent encore plus rapidement."

    La voix officielle que nous venons de citer est celle du capitalisme d’État russe. Les méthodes capitalistes d’exploitation réintroduites lors de la N.E.P., de la liquidation de la guerre civile, de la révolution et de la dictature prolétariennes, se transforment automatiquement en capitalisme d’État. L’industrie nationalisée depuis fin 1917 entre les mains de l’État prolétarien des conseils révolutionnaires, passe entre les mains du nouvel État bureaucratique de la bourgeoisie dite soviétique.
    La lutte entre capitalisme privé et capitalisme étatique, qui se termine par une victoire de ce dernier, est une lutte intercapitaliste qui se déroule en dehors et sur le dos de la classe ouvrière retombée dans l’esclavage et l’exploitation et délogée du pouvoir.
    Bettelheim confirme que la N.E.P. et la fin de la guerre civile marquent la fin effective et formelle de la dictature du prolétariat :

    "Tout d’abord, en ce qui concerne la structure économique, la N.E.P. est caractérisée par le rétablissement de la liberté du commerce, le développement du marché, le retour au calcul monétaire, l’abandon des mesures de réquisition et leur remplacement par l’impôt en nature, la tolérance à l’égard de la petite et moyenne industrie privée alors que la ‘‘grande industrie, les transports , le commerce extérieur, le crédit à une grande échelle’’ restaient aux mains de l’État. Au point de vue politique, la période de la N.E.P. est caractérisée, à l’extérieur, par la stabilisation des relations avec les États capitalistes, à l’intérieur, par le relâchement de l’enthousiasme et des mœurs révolutionnaires, ce qui permet aux fonctionnaires du parti et du gouvernement de se débarrasser graduellement de la dictature des masses et de s’ériger eux-mêmes en caste bureaucratique." (p.9)

    Un économiste plutôt trotskiste que gauchiste ne peut pas s’exprimer plus clairement.
    De 1921 à 1926, la contre-révolution bourgeoise se consolide. En Russie comme sur le plan international, le nouvel État russe s’avère comme un facteur contre-révolutionnaire et capitaliste. La révolte des marins de Kronstadt nous paraît être une dernière résistance armée de ceux qui, en 1917, avaient assuré la victoire d’Octobre. Le soi-disant compromis de la N.E.P. a rouvert les portes au capitalisme, et le capitalisme est resté. Il est resté sous le drapeau du bolchevisme, du communisme, du socialisme. Le prolétariat a été chassé du pouvoir, le parti bolchevik (fraction de droite) y est resté. Les oppositions ouvrières ont quitté avec le prolétariat le pouvoir et ont partagé avec lui le sort de la classe opprimée, la Sibérie, l’illégalité, les souffrances.
    Mais avant de parler des fractions, tirons la conclusion de l’expérience révolutionnaire et contre-révolutionnaire russe.

    10. La grande leçon.

    Le prolétariat s’était levé d’un élan grandiose. Il a été rejeté. Cependant, la révolution prolétarienne avance à travers des défaites. Ce qui est terrible c’est que le prolétariat n’a pas pu prendre conscience de sa défaite. Les plans quinquennaux, plans de préparation de la guerre impérialiste, l’économie de guerre, la 2ème guerre mondiale et même la 3ème guerre mondiale en préparation apparaissent aujourd’hui à des millions de prolétaires comme des actes révolutionnaires, socialistes, parce que l’État dit socialiste y participe. Quand la réalité de cet impérialisme détruit leurs illusions, c’est aussi le dégoût de toute idée communiste.
    Voilà le résultat de la politique désastreuse pratiquée depuis 1921. Cette politique empêche jusqu’à maintenant le réveil conscient et organisé des masses opprimées. Cette politique consistait en ceci : la Commune de Paris, les Communes de Budapest, de Munich, etc. ont succombé dans la guerre civile ouverte et internationale, les troupes blanches de la bourgeoisie ont écrasé les troupes rouges du prolétariat et ses partis, mais les idées, la morale, les leçons sont restées impérissables et claires.
    La Commune russe a également succombé, mais le parti bolchevik, ou mieux, sa fraction dirigeante, s’est accroché à un pouvoir qui n’était plus prolétarien, s’est mis à la disposition de la nouvelle bourgeoisie, a couvert et camouflé le passage du pouvoir à la contre-révolution, a rendu par cela un service inappréciable au capitalisme mondial.
    Que fallait-il faire, que faudrait-il faire en situation pareille ? Il fallait et il faudra se battre contre toute tentative de contre-révolution bourgeoise, même si la défaite est sûre, car la défaite dans la guerre civile est mille fois préférable à un pouvoir au service du capitalisme.
    Le prolétariat apprend de ses défaites claires, mais il est trompé par un pouvoir bourgeois qui s’appelle mensongèrement État ouvrier. Quand la retraite s’impose, la retraite en combattant est préférable au faux pouvoir qui est la capitulation la plus dangereuse et la plus compromettante. Les communistes de gauche avaient entièrement raison quand ils disaient que l’opposition, l’illégalité, l’émigration, la déportation et même la mort servent davantage la victoire ultérieure et définitive que la présence dans un gouvernement qui n’était plus celui du prolétariat mais celui de la bourgeoisie.

    11. Les répercussions de la contre-révolution russe sur le plan international.

    La politique du Front Unique, politique du Front Populaire avec les nationalistes allemands en 1923, n’est pas une "erreur" mais correspond aux intérêts du capitalisme russe. En 1924, Lénine est mort. Sa mort favorise la consolidation des forces contre-révolutionnaires auxquelles il a préparé le chemin. En 1924, les premières déportations de communistes commencent. Une partie du Groupe Ouvrier Communiste de Moscou, de l’Oural, de Bakou, etc. est déportée en Sibérie. On les accuse de fomenter des grèves. Ils sont maltraités. Ceux qu’on appelle les ultra-gauches d’Allemagne, de France, d’Angleterre, etc. sont seuls à protester. C’est en vain.
    Sur le plan international, la 3ème Internationale se transforme en un instrument de l’impérialisme russe. La 3ème Internationale avait été fondée en 1919 à Moscou, dans un moment où la vague révolutionnaire internationale atteignait son point culminant. Elle est alors incapable de diriger cette vague qui la dépasse dès le début. Depuis le renversement de la dictature du prolétariat en Russie et la liquidation de la guerre civile internationale, la 3ème Internationale devient un instrument du capitalisme d’État russe.
    En 1923, Radek, représentant du Komintern, préconise le Front National avec la bourgeoisie allemande et ses représentants les plus réactionnaires. La crise révolutionnaire de 1923 en Allemagne n’est plus soutenue mais trahie par les leaders du Komintern et du PCA. En 1925 et 1926, la grande grève générale des ouvriers anglais est ouvertement sabotée et brisée par les dirigeants dits "communistes". Était-ce des fautes, des erreurs ? Non. Du point de vue des anciens leaders communistes c’était de la trahison. Du point de vue du capitalisme russe c’était des nécessités.
    La bourgeoisie russe avait en 1923 besoin du soutien de la bourgeoisie allemande contre la bourgeoisie alliée. C’est à cette nécessité que correspondait le sabotage du mouvement révolutionnaire allemand. La bourgeoisie russe en 1926 cherchait à arriver à une alliance avec l’impérialisme anglais ; pour y parvenir, elle devait, par ses agents du Komintern, briser la grève générale. L’impérialisme russe avait en 1927 une alliance avec la bourgeoisie chinoise. Par conséquent les staliniens chinois ne pouvaient que trahir la révolution du prolétariat chinois.
    Et surtout, dans toutes ces luttes de classe, la bourgeoisie russe avait besoin de la soi-disant stabilisation et son intérêt de classe lui recommandait d’écraser tout mouvement révolutionnaire et de s’allier avec les autres fractions de la bourgeoisie mondiale.

    12. Les différentes fractions et oppositions de la 3ème Internationale en face de la contre-révolution russe. Conclusion.

    Les différentes fractions et oppositions de cette soi-disant 3ème Internationale servent avec des phraséologies différentes la cause de l’impérialisme russe. La fraction dirigeante adopte la théorie du "socialisme dans un seul pays" qui se base sur la théorie de "l’État Ouvrier dans un seul pays". Cette dernière théorie est celle de toutes les fractions redresseurs.
    Les fractions redresseurs - des trotskistes jusqu’aux bordiguistes officiels - présentent pendant 20 à 25 années le capitalisme d’État russe comme État Ouvrier national, malade ou "dégénéré" ; elles présentent le Komintern, instrument de cet État, comme "Internationale du prolétariat" également malade ou "dégénérée", s’opposent à l’idée de la révolution prolétarienne et sociale contre cet État et à la rupture organique avec le parti néo-réformiste qui s’y rattache.
    Les fractions redresseurs rattachent ainsi le prolétariat russe et mondial à la cause de l’impérialisme russe. Elles combattent les fractions marxistes et prolétariennes comme scissionnistes et gauchistes. Les fractions marxistes et prolétariennes. Les fractions redresseurs développent une série de théories réformistes au sujet des futurs États Ouvriers, révisent ouvertement la théorie de Marx-Engels sur la dictature du prolétariat et la révolution permanente et la remplacent par des théories réformistes plus ou moins libérales. Elles discutent - et c’est en cela qu’elles se distinguent les unes des autres - entre elles sur les degrés de maladie ou de dégénérescence ou de maladie du soi-disant État Ouvrier National et sur les remèdes pour le "guérir". Elles subordonnent le mouvement ouvrier international au "grand malade" qu’est pour eux pendant 20 ou 25 années la Russie capitaliste.
    Le TROTSKISME est la fraction redresseur la plus classique. Il défend l’impérialisme russe dans toutes les circonstances, mendie des réformes modestes, parle parfois des révolutions politiques, mais toujours dans l’intérêt du capitalisme d’État russe lui-même. Il sombre finalement dans la défense nationale dans une série d’autres pays capitalistes et dans la trahison de classe la plus abjecte.
    Le BORDIGUISME est la fraction redresseur la plus à gauche. Le P.C. italien se fonde en 1922, c’est-à-dire après la liquidation de la révolution d’Octobre, sur les Thèses de Rome. Ces thèses ne parlent même pas des problèmes ici soulevés et discutés passionnément de 1918 à 1922 dans le mouvement communiste international. La plate-forme bordiguiste de 1926 par contre se solidarise 100% avec la fraction Trotsky, avec la N.E.P., avec la théorie de l’État Ouvrier dans un seul pays, avec la possibilité du développement socialiste jusqu’à un certain degré dans cet État Ouvrier National. La fraction bordiguiste italienne fait, jusqu’en 1931, partie de l’opposition trotskiste internationale. Aussi elle prend en 1926 position pour la lutte des "peuples coloniaux", pour l’Internationale Syndicale de Moscou contre celle d’Amsterdam - pourtant l’une était aussi jaune que l’autre - etc. Tout cela n’est pas étonnant parce que cela découle de l’intérêt de la Russie capitaliste en 1926 à laquelle toute la stratégie des redresseurs est adaptée et subordonnée.
    En dehors du Komintern et en rompant avec lui et avec toutes ses fractions et oppositions des FRACTIONS MARXISTES se sont formées depuis 1918. Il s’agit des OPPOSITIONS OUVRIÈRES BOLCHEVIKS DE GAUCHE en Russie, de la GAUCHE COMMUNISTE INTRANSIGEANTE en Allemagne (korschistes) et des fractions et groupes qui dans le monde ont suivi le même chemin. La littérature de ces fractions et organisations est riche mais inconnue, oubliée, cachée ou détruite pendant 25 ans de contre-révolution déchaînée. Malgré certaines différences et insuffisances, l’idéologie de ces fractions du prolétariat est infiniment supérieure à celle de toutes les fractions centristes et redresseurs rattachés au capitalisme d’État et à ses conceptions. Toutes ces fractions communistes intransigeantes ont constaté, démontré et analysé dans la période qui va de 1921 à 1926 la liquidation de la révolution et de la dictature du prolétariat à laquelle succède immédiatement et inévitablement la dictature de la bourgeoisie sous forme de capitalisme d’État.
    Tous, ils ont constaté que la théorie des redresseurs sur l’État Ouvrier Dégénéré est une théorie national-réformiste, et que la dictature du prolétariat n’est réalisable qu’en tant que révolution internationale et permanente du prolétariat organisé en conseils et dirigé par le parti marxiste.
    Dans ce sens ces fractions du mouvement ouvrier international ont gardé LA CONTINUITÉ DU COMMUNISME INTERNATIONAL de Marx, Engels, Lénine, Rosa Luxembourg jusqu’aux fractions communistes de gauche en Russie, en Allemagne et ailleurs, DES COMMUNARDS DE PARIS JUSQU’AUX MARINS DE KRONSTADT, du Manifeste Communiste jusqu’aux thèses et analyses des prisonniers gauchistes des isolateurs de Verkhne-Ouralsk.
    Et c’est ce chemin-là que nous continuons, que les marxistes d’aujourd’hui doivent continuer, en remontant aux sources, en renversant les révisions et les légendes réformistes, en critiquant impitoyablement nos propres erreurs, en recherchant et en analysant les faits, en retournant au marxisme intégral et à la cause du prolétariat international.