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Fragments d’Histoire de la gauche radicale
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Introduction à l’article de Paul Mattick : "Otto Rühle et le mouvement ouvrier allemand"
Communisme n°10 - Juin 1946
Article mis en ligne le 6 juin 2014
dernière modification le 15 mai 2018

par ArchivesAutonomies

1 - "ULTRA-GAUCHES", C.R., BORDIGHISTES ET TROTSKYSTES.

Nous sommes un groupe à peu près entièrement issu du trotskysme en 1944, par réaction à la réalité de l’insurrection nationale impérialiste opposée à la mystification trotskyste de la transformation de l’insurrection nationale en insurrection prolétarienne. Telle est la base historique de la formation de l’O.C.R. en France, réaction progressive à la guerre impérialiste. Nous avons alors rencontré les R.K.D. Les R.K.D. eux-mêmes avaient réagi par la rupture avec le trotskysme de gauche, à la guerre impérialiste (1941). Ils avaient rencontré sur leur route les communistes de gauche russes - les "ultra-gauches" russes, héritiers des oppositions ouvrières de 1918-21, reflétés par Ciliga. C’est le message communiste de gauche russe, à travers le communiste de gauche serbe Ciliga qui arme les R.K.D. et les C.R. en face des Bordighistes (Fraction Française de la Gauche Communiste, Gauche Communiste de France) en posant la question de l’expérience russe sur le terrain de la dictature du prolétariat comme démocratie ouvrière. Malgré leur bolchevik-fétichisme non liquidé, les R.K.D., sur la base de leurs inspirateurs des prisons de Verkhné-Ouralsk, sont poussés à se réclamer des positions des communistes ouvriers de France et d’Allemagne (Ouvrier-Communiste, Réveil Communiste) dont ils détiennent des documents. En eux "10 fois plus bolcheviks que Lénine" (Juillet 1945) la taupe de l’antibolchévisme se fraie souterrainement une voie, même s’ils refusent d’y voir clair, même s’ils protestent contre nous qui, aux perroquets de la "théorie" que "la Révolution ne peut pas se faire sans LE Parti", rétorquions que la Révolution peut bien se faire, à un certain degré, malgré "le" Parti, quand ce Parti est, par exemple, bolchevik ou, éventuellement, bordighiste. Les vieilles contradictions politiques se reconstruisent à un rythme de kaléidoscope, mais avec une certitude d’équilibre certaine. C’est alors que nous retrouvons dans le Bulletin d’information de la Fraction de Gauche italienne de septembre 1931 ces hommages de Léon Trotsky, massacreur de Cronstadt (datés du 25 sept. 1923) :

"Je constate avec plaisir, en me basant sur votre lettre publiée dans Prometeo que vous êtes complètement solidaires avec l’opposition russe dans la question relative à la définition de la nature sociale de l’État soviétique. Dans cette question, les "ultra-gauchistes" (voir l’Ouvrier Communiste n°1)  [1] découvrent d’une façon particulièrement nette leur rupture avec le fondement du marxisme. Pour résoudre la question d’un régime social, ils se bornent à la question de sa structure politique, tout en la ramenant à son tour, au degré de la bureaucratie de l’administration, et ainsi de suite. Pour eux, la question de la propriété des moyens de production n’existe pas... Comment ne pas voir cette différence fondamentale, qui, en réalité, définit le caractère de classe d’un régime social ? Cependant, je ne m’arrêterai pas plus longuement sur cette question, à laquelle est consacrée ma dernière brochure (la défense de la République Soviétique de l’opposition) dirigée contre certains ultra-gauchistes français et allemands qui, il est vrai, ne vont pas aussi loin que vos sectaires italiens, mais qui, à cause précisément de cela, peuvent être plus dangereux.
...Deux colonnes de cette publication (Ouvrier Communiste) suffisent à faire comprendre pourquoi ce groupe a dû rompre avec votre organisation en tant qu’organisation marxiste".
La Plate-forme de gauche (1926)  [2] m’a produit une grande impression. Je crois qu’elle est un des meilleurs documents émanés de l’opposition internationale, et que sous beaucoup de rapports, elle garde aujourd’hui son importance.
C’est une chose très importante surtout pour la France, que la Plate-forme mette au premier plan de la politique révolutionnaire du prolétariat la question de la nature du parti, les principes essentiels de sa stratégie et de sa tactique... Je crois, néanmoins, que notre solidarité, dans les questions essentielles, va suffisamment loin".

Les questions essentielles qui assurent la solidarité du trotskysme et du bordighisme, ce sont, d’après Trotsky, avant tout, la question russe, la question du Parti.
Ultérieurement, trotskystes et bordighistes se sont éloignés, y compris sur ces deux questions. Mais les bases fondamentales du bolchevisme sont restées communes, en particulier sur ces deux questions :

  • a. rôle prolétarien directeur du parti bolchevik dans la Révolution russe, dictature de l’"avant-garde" au nom du prolétariat ;
  • b. "dégénérescence" de "l’État ouvrier" russe au-delà de 1921. "Problèmes" du redressement du gouvernement bolchevik.

    Depuis, le groupe de la Fraction Française de la Gauche Communiste s’est même fondé particulièrement sur la base de principe de la Plate-forme de 1926 et ... des thèses de Rome (1922).
    Tandis que la majorité des bordighistes remonte vers sa source opportuniste, qui la rapproche inévitablement du trostkysme dans les questions de principe, en attendant la pratique, tandis que les R.K.D. et aussi Bergeron piétinent ou oscillent, empêtrés dans les théories et les pratiques bolchévistes, nous suivons notre chemin vers ce qui est plutôt nos propres sources, celles du marxisme le plus radical de la gauche internationale de la IIème Internationale et issue d’elle : la gauche hollando-allemande de Gorter, Pannekoek, Otto Rühle ... la seule qui fit une opposition conséquente à Lénine, celle du K.A.P.D. qui rompit définitivement avec l’Internationale Communiste au IIIème Congrès, et déjà en fait bien avant.

    2. - CONTINUITÉ ET DISCONTINUITÉ. Sens réel de la théorie de la "Fraction".

    Entre « l’ultra-gauche » et nous, il n’y a que très peu de continuité de fait. Nos sources historiques n’ont pas été nos sources réelles. Au contraire, nous n’avons "découvert" nos sources historiques qu’à travers notre propre élaboration et notre développement idéologique propre. C’est à partir de cette découverte que les travaux de "l’ultra-gauche" peuvent et doivent devenir en partie notre source réelle, c’est-à-dire que nous pouvons puiser en eux un certain acquis idéologique déjà élaboré.
    Il est évident que nous ne nous réclamons d’aucune "continuité" à la façon des diverses variétés d’épigones pas plus à l’égard de cette tendance "ultra-gauche" primitive que des autres. La fable de la "continuité" sert à justifier, dans son acceptation courante (bordighiste), une pratique déterminée, celle de ne pas critiquer le passé, de se référer non pas à des expériences pour les réanalyser mais à l’opinion qu’avait tel ou tel contemporain de ces expériences pour la faire sienne.
    Or, Marx a enseigné depuis longtemps qu’une époque n’est pas objectivement ce qu’elle pense d’elle, même dans ses représentants de classe les plus conscients.
    Là se trouve la base théorique, de principe, de la DISCONTINUITÉ relative et historiquement vérifiée du mouvement ouvrier. Elle se trouve dans la nécessité, pour les prolétaires conscients dans une situation nouvelle de l’éclairer en reprenant l’analyse directe des expériences passées. Ce n’est qu’à travers ces analyses directes, qu’ils peuvent parvenir à l’examen critique des meilleures expressions théoriques contemporaines de ces expériences. La continuité véritable, celle du progrès idéologique du prolétariat, se trouve dans l’analyse de ses défaites et dans la critique sélective et progressive des idéologies qui se sont finalement révélées comme l’expression même de ces défaites et leur facteur décisif. La continuité du marxisme lui-même se trouve dans son aptitude scientifique unique à réviser ses erreurs passées.
    En fait, la continuité du marxisme s’oppose bien à l’antimarxisme fantaisiste, au révisionnisme à orientation bourgeoise (celui de Bernstein, par exemple). Mais elle consiste dans le développement contradictoire du marxisme historique primitif, dont certaines théories scientifiques fondamentales sont justement l’instrument des négations d’autres théories non moins professées par Karl Marx. Par exemple, la théorie marxiste de l’État sert à nier la théorie, historiquement non moins "marxiste" que la Révolution prolétarienne aura lieu dans l’époque de la République démocratique bourgeoise la plus développée. L’expérience et l’analyse montrent au contraire que la Révolution prolétarienne internationale n’est possible et réelle qu’à l’époque de la liquidation générale de la démocratie bourgeoise. Ainsi la continuité scientifique du marxisme est la continuité d’une certaine méthode et de certaines théories, ayant pour condition la négation permanente d’autres théories de même source historique. Toute science se développe ainsi, et non à travers la continuité dogmatique d’une "orthodoxie" contre les "déviations" et les "révisions".
    La nécessité de cette autocritique ouvrière une fois indiquée, sa possibilité réside dans le fait que la lutte de classes atteint, bilatéralement, c’est-à-dire et du côté bourgeois et du côté ouvrier, un niveau objectif supérieur dans une période ultérieure. C’est le développement objectif des rapports de classe à des niveaux successifs supérieurs qui permet la croissance discontinue, par bonds, non évolutive, de l’idéologie prolétarienne.
    C’est ici qu’il nous est possible de résoudre en peu de mots le fameux problème de "la Fraction", c’est-à-dire de la continuité du Parti du prolétariat, continuité maintenue à travers des groupes détachés des anciens partis "passés à la bourgeoisie" à travers chaque période de réaction. En fait, un Parti (II° Internationale, III° Internationale) ne "passe à la bourgeoisie" que parce qu’il était déjà, virtuellement, par une partie au moins de son idéologie originale, un Parti de la Bourgeoisie. C’est, par exemple le cas du bolchévisme et du communisme dans la dernière période. Conserver les positions de ce parti et les maintenir dans une fraction de ce Parti, tandis que le reste "trahit", c’est en réalité faire de cette "fraction" le conservateur historique des racines de la trahison. Il ne peut pas en être autrement aujourd’hui de toutes les fractions variées du bolchévisme et de la III° Internationale qui se réclament du passé communiste et bolchevik. La théorie de la fraction n’est que l’incarnation historique de la théorie de la continuité. La "continuité" des bases élémentaires du marxisme se maintient assez bien, même dans les partis traîtres. Les staliniens publient et enseignent L’État et la Révolution. Qu’est-ce que ça peut faire puisque les insuffisances et les erreurs de ce texte ont permis aux bolcheviks d’être champions de la contre-révolution bourgeoise dont les staliniens d’aujourd’hui sont les héritiers et les continuateurs ? Ces bases élémentaires ne sont dangereuses pour l’ancien Parti qui continue dans le stalinisme que pour autant qu’elles sont utilisées par une nouvelle organisation, à détruire les positions spécifiques réactionnaires de l’ancien parti, par conséquent à réaliser un développement idéologique opposé à celui de l’ancien parti, ce qui suppose la rupture organisationnelle la plus complète avec toutes les fractions de l’ancien parti, conservatrices de son idéologie, se réclamant de leur appartenance passée et de leur rattachement idéologique à l’ancien Parti. Camarades R.K.D., qui vous abandonnez aujourd’hui au mimétisme vocabulaire en bavardant sur les "fractions" à tout propos, ce n’est pas dans une quelconque "fraction" du communisme bolchevik, même "de Gauche", qu’il faut chercher le progrès de l’idéologie du prolétariat. C’est dans un nouveau développement idéologique, qui ne peut s’appuyer que sur les fractions antibolcheviks les plus avancées de la période précédente, et qui ne peut que rejeter toute "collaboration" politique avec les vieilles fractions. Entre votre théorie de "la faillite de l’ancien mouvement ouvrier" et la théorie de la fraction et de la continuité, on ne peut pas osciller indéfiniment. Il faut choisir. La voie de la reconstruction du bolchévisme aux côtés des fractions bolchéviks de "gauche", c’est la voie historique de la contre-révolution.
    Il est clair que l’actuel développement de la lutte de classes, inévitablement consécutif à la guerre impérialiste, doit conditionner une renaissance et un progrès par bonds du mouvement ouvrier révolutionnaire.

    CARACTÈRE INTERNATIONAL DE L’ORGANISATION ET DU PARTI DU PROLÉTARIAT.

    Mais notre examen empirique l’a assez indiqué plus haut, les rapports de classe ne jouent pas à l’échelle nationale mais ils jouent à l’échelle de l’économie capitaliste mondiale. C’est aussi pourquoi l’idéologie révolutionnaire ne peut pas progresser à l’échelle nationale. Elle ne peut progresser et ne progresse en fait (ou ne régresse en d’autres temps) qu’à travers des interférences internationales de courants politiques ouvriers. C’est donc sur la base objective de la structure du capitalisme, sur le caractère objectivement mondial des situations révolutionnaires et contre-révolutionnaires déterminantes que s’établit la nécessité inflexible d’une élaboration programmatique internationale, par conséquent, d’un travail organisateur international, instrument matériel de cette élaboration idéologique. Le moindre groupe ou courant ouvrier, la moindre idée politique surgie dans la classe ouvrière est internationale dans son essence même, indépendamment de la conscience ou de la volonté qu’elle en a.
    C’est pourquoi nous rejetons la théorie d’après laquelle "le Parti de classe ... ne s’exporte pas"  [3]. Certes, les ouvriers n’exportent le parti lui-même que s’ils émigrent en masse ou s’ils sont déportés. Mais ce n’est pas ce dont il s’agit. L’idéologie révolutionnaire, par essence internationale, vit d’importations et d’exportations. Et c’est elle, qui, dans un mouvement révolutionnaire, reste apte à développer le Parti. Attribuer la non-formation du Parti, en Espagne 1936, aux particularités du capitalisme ... "espagnol", comme l’a fait Bilan (ibid.) c’est faire la preuve qu’on n’a rien compris à la nature même du capitalisme générateur de la Révolution internationale. Nous reviendrons sur cette fantaisie, qui se traduisit par un rembarquement rapide des bordighistes loin de cette situation espagnole, "sans parti" (sans gauche autochtone).
    Indiquons seulement que la correspondance du côté objectif et du côté subjectif de la lutte de classes paraît bien être vérifiée à l’échelle mondiale et à celle de la période. Mais l’inégalité de développement local du côté subjectif et du côté objectif apparaît comme caractéristique de la Révolution internationale. Il peut arriver que l’idéologie la plus avancée, pour des raisons matérielles, ne puisse se développer sur le lieu même de l’explosion révolutionnaire future, ou que le prolétariat le plus radicalisé par son degré d’exploitation soit dépourvu de tradition et de culture idéologiques. C’est aussi pourquoi une tâche fondamentale des révolutionnaires est un transvasement permanent des idées, apte à réaliser l’implantation des thèses révolutionnaires sur les terrains où elles peuvent se développer, - et qui peuvent bien ne pas être leur terrain d’origine.

    RENOUVEAU INTERNATIONAL DE L’ULTRA-GAUCHE.

    Ce long préambule a pour objet de faire ressortir la signification de l’intervention de Paul Mattick dans "Communisme" et, en général, dans le mouvement ouvrier en France. À travers Paul Mattick, c’est justement la réimportation qui s’opère de l’expérience de la Révolution d’Allemagne et de Russie, à travers les théories les plus audacieuses et les plus lucides de la première grande crise de l’impérialisme. Il est significatif pour les amateurs du communisme autochtone que les R.K.D. aient été si profondément ignorants de ces faits et de ces théories. Il est significatif qu’elles nous viennent d’Australie et des États-Unis, pays capitalistes parmi les moins suspects de grossesse révolutionnaire à court terme. La répartition géographique donnée des idéologies, au début d’une crise révolutionnaire, ne correspond pas à la répartition des foyers révolutionnaires objectifs. L’équilibre ne peut s’établir qu’à travers une circulation et un regroupement idéologique internationaux.

    LES BASES OBJECTIVES DU RENOUVEAU "ULTRA-GAUCHISTE".

    Toutefois, un simple examen des thèses de Mattick dans l’article ci-dessous, permettra de déceler comment un brusque intérêt peut courir dans Paris (et pas seulement dans Paris) pour l’ultra-gauche allemande et hollandaise maintenant (début 1946).
    À l’échelle internationale, les syndicats s’avèrent comme des organismes d’État bourgeois. En Italie, les ouvriers les traitent comme tels, et nous connaissons au moins deux exemples de "chambres de travail" (locaux syndicaux) occupés par les ouvriers émeutiers, comme de vulgaires mairies ou commissariats de police, qu’ils sont. En France, le mouvement de boycott anti-syndical prend des proportions massives jusque dans le bastion Renault ("Régie nationale"...). Les ouvriers refusent le timbre. Nos camarades des grosses usines réclament spontanément la politique du boycott syndical. Toute tactique fractionnelle n’aboutit qu’à favoriser la répression syndicale-policière. En Angleterre, en France, plusieurs grèves ont été extra- et antisyndicales (dockers de Londres, mineurs de Lens, etc.) C’est alors que les organisations les plus avancées réagissent. Après quelques oscillations, notre fraction adopte la propagande du boycott anti-syndical. Dans le Parti Communiste Internationaliste d’Italie (bordighiste), à la conférence de Turin (décembre 1945) toute une fédération réclame une politique anti-syndicale. Cette fraction visiblement très saine, se heurte, dans la montée, à la vieille défection de Bordiga, qui avait abandonné en 1920 les positions antisyndicales des Communistes de Gauche pour se rallier à l’Antigauche de Lénine, La Maladie Infantile. L’opposition anti-syndicale en Italie catalyse un courant antisyndical dans le bordighisme en France (Gauche Communiste de France et tendance de la Fraction Française de la Gauche Communiste).
    Ainsi, nous en sommes au point où les rapports objectifs de la lutte de classe, avec les premières réactions pratiques antisyndicales, suscitent les premières réactions théoriques fermes.
    Il en est de même sur le terrain parlementaire, où les constituantes-préventives usent rapidement leur capacité mystificatrice, non pas dans la Révolution, comme en 1917-23 mais avant la Révolution. La révolution internationale qui vient ne se laissera pas emprisonner dans les syndicats et les parlements, comme la précédente. Elle ira plus loin et plus haut. Il faudra des pièges plus subtils. Voilà ce qu’annonce la tactique de la bourgeoisie elle-même qui emploie aujourd’hui dans les débuts de la lutte ses armes ultimes de la phase précédente. Il en est ici comme pour la guerre impérialiste. La guerre de 1914 se termine avec des tanks. Celle de 1939-40 commence avec des divisions blindées. Mais elle finit avec les V1 et la bombe atomique. La présente lutte de classe commence par les Parlements et les syndicats qui ont terminé la Révolution précédente. La parole sera demain aux armes nouvelles de part et d’autre.
    C’est donc le mouvement objectif qui, à travers l’antiparlementarisme naissant de la classe ouvrière, condamne déjà à l’opportunisme les positions anti-parlementaires-syndicales et suscite les théories anti-syndicales et antiparlementaires. C’est aussi ce qui explique la scission tendancielle du bordighisme, la radicalisation d’une aile au moins des Communistes Révolutionnaires, l’émergence de Gorter-Pannekoek et de la Lettre à Lénine, jusque-là connus, mais laissés de côté, la brusque apparition du Communistenbond Spartacus de Hollande, sur le terrain international (Belgique, France), quoiqu’il en soit des rapports réels de ce groupe avec l’ancien "ultra-gauchisme", l’apparition internationale de tendances se réclamant du Communisme de gauche hollando-allemand et des positions voisines, exprimées en Amérique, comme pôle d’attraction. La voie est ouverte vers l’assimilation critique des meilleures théories du passé, celles qui n’ont pas attendu la nouvelle et éclatante démonstration pratique pour rejeter la fameuse "utilisation" bolchevik des "possibilités légales" et en général "l’utilisation" par les marxistes de l’État bourgeois, c’est-à-dire historiquement l’utilisation réelle des marxistes par l’État bourgeois. Ceux, surtout, qui n’ont pas attendu 1946, même pas 1917, pour rejeter le bolchévisme comme idéologie bourgeoise.

    RAPPEL D’OTTO RUHLE.

    Dans son article, Mattick rapporte surtout les thèmes d’Otto Rühle et de l’ultra-gauche allemande, gauche du luxembourgisme, peut-on dire, sur le terrain théorique, quoiqu’en rupture avec le luxembourgisme sur des questions essentielles.

  • 1. Critique du syndicalisme : instrument de concurrence inter-classes dans le cadre des lois économiques du capitalisme ascendant, - et des lois de cette ascension, dans la période d’avant 1914.
  • 2. Critique du mouvement ouvrier politique, qui n’est que l’expression du précédent sur le terrain politique, et dans la sphère de l’État bourgeois, à travers le parlementarisme. L’opposition à la guerre "à la Liebknecht" reste elle-même dénuée de sens révolutionnaire parce que dans le cadre étatique-bourgeois.
  • 3. Rejet de l’appartenance au mouvement ouvrier-bourgeois de masse.
  • 4. Critique du bolchévisme comme idéologie révolutionnaire-bourgeoise (« jacobine »).
  • 5. Limites pacifistes-libérales de la Révolution en Allemagne.
  • 6. Rupture avec la 3ème Internationale à ses débuts.
  • 7. Autocritique du soutien transitoire des bolcheviks.
  • 8. Caractérisation du rôle pratique des bolcheviks comme ayant "retiré tout pouvoir aux ouvriers".
  • 9. Caractérisation des résultats finaux des événements russes comme établissement d’un capitalisme d’État, issu des nécessités intérieures de l’impérialisme russe.
  • 10. Définition historique des bolcheviks comme premier parti de type fasciste et introducteur historique d’une mutation fondamentale du capitalisme dans sa transformation internationale en capitalisme d’État. La Russie "a servi de modèle pour les autres dictatures totalitaires".

    Le texte fourmille d’autres thèses importantes et positives. Celles que nous résumons nous paraissent telles. Nous ne prenons évidemment l’engagement de souscrire à aucune des thèses que nous ne mentionnons pas ici. La discussion, pour nous et pour tous, est ouverte. Il est certain toutefois qu’une formulation telle que celle de Mattick faisant d’Otto Rühle le « premier antifasciste » appelle les plus expresses réserves. Nous sommes également en désaccord immédiat sur l’appréciation de Mattick (Otto Rühle) sur la révolution russe, quoique cette appréciation nous apparaisse supérieure à celle qui fait d’Octobre 1917, en tant que coup d’État bolchevik, le type éternel de la Révolution prolétarienne. Il est certain que le coup d’État bolchevik en lui-même a plutôt un caractère contre-révolutionnaire.

    REVOLUTION DE RUSSIE, BOURGEOISE OU PROLÉTARIENNE ?

    Il y a un point sur lequel nous pensons que la discussion est ouverte. C’est celui du caractère de la Révolution russe. Elle nous paraît se caractériser, en tant que Révolution, nullement comme une Révolution bourgeoise, mais comme une Révolution prolétarienne. En réclamant le "pouvoir des soviets", les bolcheviks ne faisaient qu’exprimer transitoirement (et en cela gauche effective du mouvement ouvrier russe) la nécessité interne des Conseils d’ouvriers de détruire l’État bourgeois et le capital. Mais, en tant que parti historique de la bourgeoisie les bolcheviks ne pouvaient se permettre d’écrire "L’État et la Révolution" ou de revendiquer "le pouvoir des soviets", avec la conscience révolutionnaire la plus pure. Il y a deux questions qu’ils avaient résolues d’avance dans un sens contre-révolutionnaire bourgeois :

  • a) en ne posant pas la question de la démocratie ouvrière sur le plan de la démocratie politique (libertés des partis) ;
  • b) en préconisant positivement le maintien "transitoire" et la réforme du capitalisme ("contrôle ouvrier", "nationalisations").

    Sur cette double base économique et politique, les bolcheviks ne pouvaient manquer de finir par un carnage de la classe ouvrière "inconsciente", de faire des "soviets" des chiens du parti, de détruire la dictature du prolétariat, et de faire, de la dictature du Parti unique l’instrument du maintien et du renforcement du capitalisme. Il est clair d’autre part que la liquidation de la démocratie ouvrière n’était que l’expression super-structurelle (et l’instrument) du maintien du capitalisme et de son renforcement par le capitalisme d’État bureaucratique, considéré comme objectif "transitoire" et tâche "bourgeoise" de la Révolution prolétarienne.
    L’appréciation "révolution bourgeoise" pour la Révolution russe ne nous paraît pas du tout correcte.
    D’une part nous avons une révolution prolétarienne ayant atteint un plafond élevé, y compris la dictature du prolétariat et idéologiquement exprimée par une phase de la politique bolchevik. En effet, le caractère d’une révolution ne peut pas être jugé d’après l’idéologie du parti dirigeant, mais d’après les objectifs qu’elle réalise effectivement même de façon instable sans perspectives.
    D’autre part, nous avons une contre-révolution bourgeoise, exprimée idéologiquement par un autre aspect et une autre phase de l’évolution bolchevik et qui a été la traduction en une langue historiquement opportune du programme utopique de "Révolution" bourgeoise conservé par les bolcheviks. Dans la période impérialiste, toute transformation importante de la bourgeoisie sort d’une crise compliquée d’une intervention prolétarienne révolutionnaire. Et c’est pourquoi elle ne peut réaliser sa transformation qu’à travers une contre-révolution bourgeoise armée, exterminatrice, étouffant toute expression de classe ouvrière. L’utopie de la "révolution" bourgeoise, en période impérialiste, se cogne aux murs des rapports économiques modernes qui déterminent les rapports de classe. C’est pourquoi elle ne peut que rebondir une première fois sous forme de Révolution prolétarienne, à laquelle la bourgeoisie doit essayer de s’adapter ; et rebondir une deuxième fois comme antagoniste de cette révolution prolétarienne, comme État policier antiouvrier. Arrivés à la Révolution avec un programme périmé de "République démocratique", les bolcheviks ont subi deux crises :

  • Avril 1917 : L’adaptation à la Révolution prolétarienne inévitable (thèses d’Avril). Se réalise en Octobre (Novembre) 1917.
  • Février-mars 1918 : Défense contre-révolutionnaire du capitalisme. Se réalise définitivement à Cronstadt (Mars 1921).

    Pour autant qu’un mouvement de classe massif détermine le comportement des partis qui l’encadrent quelle que soit la nature de classe de ces partis, d’après les rapports de force, il faut juger le mouvement de masse indépendamment de la nature finale du parti. Mais il faut juger le parti lui-même (non pas tel ou tel point particulier de son idéologie), mais en tant que facteur historique objectif d’après son rôle objectif historique final.
    Il est clair que ce rôle objectif ne peut être finalement que la contre-révolution si l’idéologie du parti présente des fautes essentielles. De simples erreurs idéologiques se traduisent ainsi par une réalisation objective bourgeoise et font d’un parti "révolutionnaire" un parti bourgeois. La Révolution de Russie n’est ni la première
    ni sans doute la dernière à avoir été une Révolution prolétarienne dominée et brisée par un parti bourgeois. Le capitalisme ne peut être interrompu que par l’élévation de l’idéologie révolutionnaire au niveau des capacités et des luttes objectives du prolétariat. Il y a eu jusqu’à maintenant des thèses et des théories justes, mais pas de parti révolutionnaire prolétarien.