L’occasion de ce texte nous est fournie par la conférence de Londres organisée par le groupe anglais Authority [1]. Il vise d’une part à donner un rapide aperçu de ce qu’est la La Guerre Sociale et à aborder des thèmes, ceux de l’organisation et ceux de l’intervention des révolutionnaires dont nous reconnaissons que nous les avons jusqu’à présent peu développés dans notre revue. Ce n’était pas un refus de principe ou une sous-estimation de ces problèmes mais plutôt parce que nous estimions qu’il fallait les reprendre à la base et après avoir engagé un certain travail théorique. Cela ne nous a pas empêchés de nous organiser et d’agir un minimum et cela avant même le lancement de cette revue, ce qui nous permet de parler pas seulement en "théoriciens" mais aussi sur la base d’une expérience directe et multiple, même si elle est forcément bornée par notre faiblesse numérique et les limites de l’époque.
Dans la foulée nous aborderons les questions de la critique de la politique et de la critique de l’économie. Car d’abord elles ne sont pas réellement séparables des questions de l’organisation et de l’intervention et qu’ensuite, à notre avis, c’est à travers elles que passe un certain déblocage théorique qui permettrait en quelque sorte aux révolutionnaires de sortir de "l’Ultra-gauche".
Ce texte sera sans doute jugé insatisfaisant, ne serait-ce que parce qu’il aborde rapidement un certain nombre de questions cruciales. C’était cela ou bien attendre encore un certain temps que nous puissions sortir un texte plus étoffé. Mieux vaut donc cela. Cela nous permet de présenter tout de suite nos orientations et nos préoccupations. Nous pourrons tenir compte des critiques qui nous serons faites pour sortir un texte ou plusieurs textes sur les sujets abordés. Nous pourrons ainsi mieux développer ce qui n’aurait pas paru clair tout en retranchant ce qui aura perdu de son utilité parce que lié aux conditions immédiates de cette conférence.
Mais qu’attendons-nous de cette réunion internationale ? Eh bien d’abord essentiellement une confrontation de nos idées et expériences et une plus juste appréciation des différences ou ressemblances entre les diverses parties. Une telle confrontation dont nous proposons qu’elle soit organisée régulièrement, à moins que celle-ci ne se révèle par trop stérile, devrait de toute façon renforcer les influences réciproques.
Nous souhaitons évidemment une unification pratique. Et d’autant plus qu’il nous semble que les divergences existantes le sont souvent sur une base fausse et qu’un dépassement théorique commun pourrait et renforcer notre intervention et renforcer notre unité. Unité qui n’exclut pas les polémiques mais il importe de savoir de quoi il faut débattre ! Mais attention à des tentatives d’unification ou d’activités communes organisées qui seraient prématurées et mêmes factices. Le volontarisme en la matière ne réussirait qu’à rejeter nombre de groupes et d’individus, scission qui ne serait même pas clarificatrice. Le volontarisme risquerait de ne provoquer qu’une juxtaposition de groupes et non un développement d’une activité théorique et pratique véritablement commune.
PRESENTATION DE LA GUERRE SOCIALE
Le premier numéro de la Guerre Sociale est sorti en 1977.
Il prenait la suite du n°1 de la revue King-Kong international, mort-né, et de quelques brochures (Le militantisme stade suprême de l’aliénation, Lordstown ’72 , Le communisme, un monde sans argent, Chant funèbre pour le capital). Ce premier numéro a été suivi par deux autres jusqu’à présent. Le n° 2 est paru en Mars 1978 et le n° 3 en Juin 1979. Une brochure, supplément au n° 3, portant sur un problème de l’existence des chambres à gaz doit sortir incessamment.
Le tirage de la revue a varié, mais chaque numéro s’est diffusé à environ 2000 exemplaires. Il n’y a pas d’organisation Guerre Sociale. La Guerre Sociale n’est l’organe officiel d’aucune organisation. Quelques dizaines de personnes à Paris et en province s’en jugent proches et participent, quoique de façon très inégale, à son soutien (financement, diffusion) et à son activité.
Pourquoi les numéros de la La Guerre Sociale sont-ils si espacés dans le temps ? Cela tient essentiellement à la faiblesse des rédacteurs de la revue qui sont peu nombreux et aussi sont pris par d’autres activités. L’idéal serait une revue paraissant tous les six mois, même en étant moins épaisse que les numéros actuels. Cela permettrait d’être plus en prise sur les événements courants. Toutefois, il ne nous parait pas, vu l’époque, nécessaire de faire une revue ou un journal d’agitation paraissant souvent.
Nous préférons d’une part une revue de fond et d’autre part faire des tracts ou des affiches mais pas une revue qui court après une “actualité” que nous n’avons pas les moyens de faire.
A côté de la revue nous avons participé à des publications avec des camarades n’en faisant pas partie. Ainsi un Monde diplomatique pirate après la mort de Baader (en 3.000 exemplaires), le dépliant A bas le prolétariat / Vive le communisme (tiré à 50.000 exemplaires mais peut-être diffusé à 20.000), le tract Notre royaume est une prison sur l’antifascisme (tiré à 60.000 exemplaires).
Pour prendre connaissance de nos opinions, il y a donc nos brochures et les numéros de la revue. Deux textes non publiés circulent : une critique sur les situationnistes (1978) dont nous reprendrons les thèmes mais certainement sous une autre forme, une critique de l’écologisme (1980) qui sera publiée après remaniement. Une mouture très abrégée de ce texte a déjà été publiée sous le titre L’homme est la véritable Gemeinwesen de l’homme. Ces deux textes pourront être fournis à d’éventuels intéressés, en photocopie.
Pourquoi le n°4 ne sort-il pas ? Parce que la faiblesse, notamment rédactionnelle signalée plus haut a amené à suspendre la parution de la revue tant qu’une transformation permettant de repartir sur de nouvelles bases et nous permettant de ne pas être inconséquents n’aura pas été effectuée. Bien que nos contacts se soient développés depuis la parution du n°3, les conditions ne sont pas remplies pour sortir un n°4. Nous avons lancé la La Guerre Sociale pour donner un caractère véritablement collectif et systématique à l’activité commencée par les brochures. Il faut bien constater que jusqu’à présent il s’agit d’un demi-échec. Il est difficile de secouer une sclérose théorique et des habitudes de repli sur soi qui se trouvent les meilleures justifications.
Notre but était, et reste, de sortir d’une façon traditionnelle, "ultra-gauche", grise dans l’expression et ressassée quant au contenu, de poser les problèmes.
L’ultra-gauche, qu’elle se situe dans la ligne du conseillisme et/ou du bordiguisme ou de l’anarchisme radical, a su maintenir au cours des décennies de contre-révolution triomphante un certain nombre de positions justes, c’est-à-dire communistes. Pourtant ces diverse tendances où se mêlent souvent le pire et le meilleur ne sont jamais véritablement sorties de la contre-révolution dont elles soulignaient tel ou tel aspect partiel. Elles ne sont pas arrivées à comprendre l’ampleur et les causes de la défaite et à reposer vraiment les problèmes de la révolution communiste. Cette compréhension suppose en effet que l’on ne se concentre pas sur les reniements de 1914, la victoire ou la défaite qu’aurait constitué Octobre 1917 ou l’Espagne de 1936, mais que l’on en revienne aussi aux mutations du mouvement ouvrier au 19ème siècle et que l’on resitue dans l’histoire la pensée de Marx, pour en déceler le caractère profondément communiste mais aussi les faiblesses et les contradictions. Ce qui ne veut pas dire qu’on la rejette. K. Korsch pose le problème mais sans faire grand chose d’autre que le poser. Il faudrait aussi tenter, à travers ce retour sur Marx, de reprendre l’ensemble du cycle prolétariat-capital et tout autant revoir le communisme comme l’énigme résolue de l’histoire humaine ! C’est ambitieux, mais pour ceux qui se réclament précisément de la révolution communiste -bouleversement inouï- cette ambition devrait aller presque de soi.
Pour nous le premier objectif a été de remettre le communisme, le contenu de la révolution au premier plan. Et même si cela doit paraître nous éloigner d’abord des préoccupations de la lutte prolétarienne concrète. N’est-il pas surprenant qu’un mouvement voulant transformer la société ne sache pas ce qu’il veut ? On nous dit que : "il est surtout possible de savoir ce que l’on ne veut pas que ce l’on veut". C’est une position de repli liée à la contre-révolution, "cela et ceci ne sont pas le communisme". Mais sait-on véritablement ce dont on ne veut pas quand on ne sait pas ce que l’on veut ? Les deux vont de paire et, en général, on voit se dessiner une vision du communisme qui, explicite ou implicite, ne rompt pas avec une manière bourgeoise de concevoir le mouvement et le contenu de la révolution. Le communisme sera conçu en termes de pouvoir (pouvoir ouvrier, pouvoir des soviets, équilibre des pouvoirs), en termes d’évolution des mœurs ou en termes de démocratisation ... généralement, un terme politique ou gestionnaire à la mode bourgeoise parce que cette société ne peut s’unifier qu’ainsi.
Définir le communisme ne signifie pas vouloir décrire telle ou telle particularité de l’existence à venir mais d’abord se dresser contre tout un tas de conceptions bourgeoises qui encombrent cet avenir et tout autant saisir une problématique générale de l’histoire, de l’humanité. Quelles sont les conditions sociales historiquement réalisables qui permettraient à l’espèce de ne plus être constamment en contradiction avec elle-même : division de la société en classes, aliénation de l’individu.
Retour à l’utopisme ? Oui, dans ce besoin de définir immédiatement ce que pourrait être une société conforme aux besoins humains, dans cette manière de dire : voilà les transformations de base qui permettraient de sortir de la misère et des contradictions insolubles de la société présente. Non, dans la mesure où les utopistes sont d’une part incapables de saisir le communisme comme résultat historique (même s’ils en font une étape de l’évolution) et d’autre part dans la mesure où ils décrivent des sociétés uniformes et coercitives ; ils ne voient pas d’autres moyens de maintenir leur société nouvelle dont ils ne pouvaient saisir qu’elle réclamait une maturation historique.
L’apport de Marx n’est pas qu’il ait proclamé que l’on ne pouvait pas parler du futur et d’avoir montré, que l’histoire humaine consistait à passer d’étapes en étapes appelées pour l’occasion "de la production". Marx ne renonce pas à parler du communisme et il y trouve un point d’appui pour faire la critique du capitalisme, notamment dans le Capital. La plupart des utopistes voyaient bien que l’histoire humaine passait par des stades, mais un peu comme si l’humanité jouant à la marelle sautait de case en case. Marx conçoit que l’histoire humaine est le cadre mais aussi le résultat de l’activité humaine : activité productive et lutte de classe. Une activité qui reste méconnue et aliénée avant d’être comprise par la théorie communiste et de s’émanciper par la révolution communiste.
Le 19ème siècle, en particulier les années 1830 à 1848, est celui où la bourgeoisie et ses idéologues découvrent que la bourgeoisie n’est pas la classe universelle qu’elle prétendait être. Elle est talonnée et fondamentalement contestée dans sa prétention à incarner la société, par le prolétariat qui prend connaissance de sa force et de sa misère avec le démarrage de industrie. La bourgeoisie se transforme en une force de conservation sociale bien que le capitalisme industriel ne soit qu’à l’aube de son gigantesque essor. Il y a un premier déphasage entre les faiblesse politiques puis même économiques de la bourgeoisie et le dynamisme conquérant du capital. Le passage au communisme n’est pas possible parce que, et les deux choses sont intimement liées, les présupposés du communisme (unification de la planète, salariat généralisé, etc.) ne sont pas là et que le capital trouve de quoi alimenter son dynamisme.
La pensée communiste et historique qui surgit au 19ème siècle (marxisme, blanquisme, anarcho-communisme) ne peut que traduire de différentes manières ces distorsions. Loin d’être monolithique, la pensée de Marx oscille entre un pôle communiste et un pôle "réaliste" - en fait, capitaliste. Capitaliste mais antibourgeois et qui peut être interprété comme faisant primer le développement du capital sur les intérêts de la bourgeoisie. D’où le succès d’un marxisme remanié comme idéologie d’un développement capitaliste sans bourgeoisie, d’un développement capitaliste effectué au nom des exploités. Les idéaux propres et la gestion privée de la vieille bourgeoisie ont été mises en état de faiblesse par la lutte de classe du prolétariat et les besoins de l’expérience capitaliste.
Marx d’un côté amorce la critique de la politique et puis ensuite se raccroche à la politique pour promouvoir son communisme. Du fait que "réaliste", il constate que la société n’est pas communisable, il voudrait, dans le Manifeste, que le prolétariat la conquière par "en haut", s’empare de l’État et se serve de cet État comme un moyen d’unification sociale, celle-ci s’avérant insuffisamment réalisée par le capital. Conquête de l’État. Phase de transition. On se retrouve en deçà des utopistes. Cette hésitation de Marx, autre critique et renforcement de la politique, se retrouve aussi pour la philosophie et l’économie.
Aujourd’hui précisément, et bien que les lourdes défaites du prolétariat n’aient pas encore été suivies d’une reprise révolutionnaire, les choses ont changé. Il nous semble que globalement le capital se heurte à des problèmes fondamentaux et que les bases d’une communisation existent. La crise économique actuelle est pour l’instant relativement bien contrôlée et il n’y a pas eu de déflation brutale, mais ses causes sont profondes et difficilement surmontables.
Le réformisme classique se trouve en difficulté. En effet, la situation économique contraint à faire reculer la part des salaires. Aussi, et peut-être surtout, le réformisme classique était lié a un renforcement de l’État, or cet hyper développement de l’État se trouve aussi être à la base des difficultés actuelles plus qu’un avantage pour s’en sortir, contrairement à la situation d’avant-guerre. Le sentiment s’est aussi développé que des "avantages économiques ne pouvaient régler la question de la "qualité de la vie", nouveau thème à la mode.
Le développement des insatisfactions, la crise du réformisme classique n’a pas provoqué une généralisation des idées communistes ou l’émergence d’un mouvement communiste même minoritaire mais enraciné dans le prolétariat, mais l’apparition d’un néo-réformisme (écologisme, féminisme, néo-régionalisme, autogestion) qui a eu ses fractions dures mais dont les thèmes ont été rapidement et facilement intégrés par l’idéologie dominante. Il n’a pas réussi à constituer une opposition nouvelle, réformiste mais irréductible, au sein du capitalisme comme cela avait été le cas auparavant avec le mouvement ouvrier.
Ce néo-réformisme proclame, et son existence manifeste, qu’il y a "une crise de civilisation", "un problème de société", mais sa fonction est de dissimuler causes et solutions. Il n’y a pas à lui conseiller d’être plus radical ou d’être conséquent en ajoutant à son programme l’abolition du salariat (c’était un peu l’attitude de Marx et puis des sociaux-démocrates de gauche à l’égard de la social-démocratie montante). Il faut en analyser le caractère profondément anti-communiste et montrer que sur tous les plans il est mystificateur. Pas seulement en ce qu’il ne connaîtrait pas la vraie solution : le communisme.
On peut dire que cette critique du néo-réformisme ou réformisme de la vie, a été notre deuxième préoccupation après la réaffirmation du contenu de la révolution. L’une et l’autre de ces tâches ne sont d’ailleurs pas épuisées.
On nous a reproché de ne pas nous être assez occupés du rapport entre le prolétariat et le communisme comme d’ailleurs de la question de l’intervention. Les deux sont liés car suivant ce que nous pensons du rapport entre prolétariat et communisme, nous aurons une stratégie différente et nous défendrons des positions différentes au sein de la classe.
Des textes comme Lordstown ’72 ou Les luttes de classe au Portugal portaient en fait sur le rapport entre le prolétariat et communisme mais il est vrai pue nous n’avons pas encore traité le sujet de manière systématique à partir d’une série d’exemples historiques et revenant sur les théories antérieures. C’est une question qui le mérite pourtant.
L’ORGANISATION DES REVOLUTIONNAIRES
La La Guerre Sociale ne poursuit pas seulement comme objectif une clarification et une reformulation théorique. Il s’agit d’aider ainsi pratiquement à ce que se développe dès maintenant une force d’intervention pouvant profiter de certaines opportunités pour marquer des points contre la société actuelle et aider à une reprise révolutionnaire. Sans céder à l’illusion que l’on peut, avec un peu de détermination ou d’astuce, bousculer l’ordre existant. Sans croire que, en dehors d’une période d’ébranlement social, les révolutionnaires puissent être autre chose qu’une infime minorité.
Pourtant la La Guerre Sociale n’a pas cherché a créer une organisation dont elle aurait été l’organe. Si certaines tâches nécessitent de s’organiser avec un minimum de permanence et de préciser certaines responsabilités (d’où la mise en place d’un comité d’orientation) il nous semble un peu ridicule de mettre en place une organisation pour quelques dizaines de personnes. La création d’une organisation risquerait à notre niveau de créer plus de problèmes qu’elle n’en réglerait.
Aussi, même si une organisation se formait, serait-il souhaitable qu’une revue comme la La Guerre Sociale en devienne l’organe ? Cela n’est pas sûr. Un rapport plus souple entre une revue et une organisation pourrait être préférable même si elles se situaient l’une et l’autre dans une même optique. Pourquoi une revue où s’exerce une certaine recherche devrait-elle plus ou moins dépendre des objectifs immédiats où de l’état des rapports de force dans une organisation ? Pourquoi une organisation devrait-elle se retrouver avec cette direction en puissance que peuvent être les rédacteurs d’une revue ? Enfin sur ce point, nous n’avons pas de position définitive et nous verrons bien ce qui se révélera nécessaire pratiquement.
L’important pour nous est de définir un accord minimum sur ce que doit être la pratique et la théorie communistes. Ensuite de définir les tâches du mouvement. Il faut aussi définir des règles et savoir qui décide de quoi pour rendre possible une activité collective, mais cela vient en quelque sorte après. Et il importe que l’organisation ne se fossilise pas pour finir par entraver le mouvement et la formation des liens, faire barrage entre ceux qui sont dedans et ceux qui sont dehors. La formule : "il faut organiser les tâches et non organiser l’organisation" est une bonne réaction au fétichisme organisationnel mais on peut tout de même se poser la question, à un moment donné de la constitution d’une organisation. L’improvisation permanente où les seules relations d’amitié fondées sur la confiance dans un groupe de copains ont leurs limites. Quand il y a un nombre notable de gens concernés et des types d’intervention assez déterminés, une unité suffisante aussi, on ne peut pas fuir la question.
Mais cela ne justifie nullement de faire de la construction de l’organisation ou du parti, la question centrale. Et même de poser la question en termes de construction, l’organisation s’autonomisant de ce qu’elle est censée organiser. On finit par chercher à imaginer et à fabriquer un modèle idéal d’organisation qui résoudrait peu ou prou les problèmes. Il ne s’agit pas de faire une organisation donnée mais l’Organisation.
Or, précisément, il ne peut s’agir toujours que de faire une organisation donnée, à un moment historique donné, avec des possibilités d’intervention données et un niveau d’accord théorique donné. Même si on veut transformer ces données. Les règles, le fonctionnement d’une organisation ne peuvent pas ignorer que les gens qui la composent ont des capacités ou des incapacités variables, un certain niveau de divergences variables, sont peu ou nombreux, sont dispersés géographiquement ou non.
L’organisation ne peut être l’abstraction qui permettrait de passer par dessus tout ce concret.
Il importe de savoir se contraindre au respect de certaines règles d’une certaine discipline et avant tout d’être un minimum conséquent et responsable de ses propres actes et propos. Mais cela n’ a rien voir avec le fétichisme organisationnel. A moins que celui-ci effectivement ne pallie imaginairement à des carences concrètes et personnelles, on défendra un idéal d’organisation pour mieux se défiler devant des règles et des engagements précis et immédiats. A moins que l’organisation existante déjà soit le cadre qui déchargera ses militants de la nécessité d’organiser leur propre activité.
On peut se fédérer, se centraliser en fonction de ce qu’il y a à faire et de l’accord existant entre les diverses parties (difficile de fédérer des désaccords, où certaines interventions nécessitent puissance et rapidité). On peut tenter d’associer les deux modes d’organisation à défaut de pouvoir en trouver un troisième qui associerait les qualités des premiers. Mais surtout,il ne faut pas trop attendre des règles de l’organisation. On commence de toute façon à être un bureaucrate quant on pense garantir l’unité par le centralisme organisationnel ou garantir ... l’absence de bureaucratie par le fédéralisme et des coordinations au pouvoir limité. Les modes d’organisation ne sont pas neutres mais le véritable danger est quand on finit par s’en remettre à un mode d’organisation. Non dans tel ou tel mode d’organisation, même si reste toujours présent son caractère relatif, conjoncturel. Si l’on se souvient qu’il n’est qu’un lien entre les hommes .
Peut-être pourra-t-on arguer contre cette façon de voir que l’organisation doit être ce qui reste stable et permanent quand le mouvement social varie. En fait une organisation communiste ne peut qu’acter sa dépendance à l’égard du mouvement social. Non tenter de s’y substituer en proposant son propre renforcement comme un objectif en soi qui se substitue lui aussi aux tâches pratiques qui ne se présentent pas.
L’INTERVENTION
La question de l’intervention est fondamentale. C’est-à-dire qu’elle mérite peut-être d’être resituée a un niveau fondamental : nous reprochons au capitalisme d’être un monde où l’homme ne peut pas intervenir sur sa propre histoire, bien qu’elle reste le résultat de son activité et nous voulons un monde où cette histoire ne soit plus subie. En dehors de brefs moments où les masses font irruption et bousculent l’ordre établi. Celui-ci ne se maintient que parce qu’il empêche les hommes de faire leur propre histoire. Il est cet empêchement. La nouveauté capitaliste est cependant de ruiner l’illusion suivant laquelle la société serait conduite par quelque entité divine et de donner à croire aux membres de cette société qu’ils peuvent la conduire par le biais de la politique.
La question n’est donc pas tant de savoir s’il faut ou non agir et secouer la passivité ambiante que de voir comment le capitalisme arrive à se nourrir de l’activité des hommes tout en les empêchant d’agir au sens plein. De définir aussi les raisons de fond et les circonstances qui permettent de rompre avec cet état de fait.
Le révolutionnaire est par définition contre la société mais il ne faut pas non plus oublier qu’il est dans cette société, qu’il en est le produit et qu’il en reste toujours un élément. La révolution elle-même ne peut être que le produit de la société qu’elle détruit, une action de la société sur elle-même.
Tout cela peut sembler d’une plate banalité, tellement évident qu’il n’y a pas à y revenir. Pourtant c’est un point à souligner sans cesse car précisément la politique vit de cet oubli. On pense pouvoir modifier la société en se mettant à une place qui lui serait extérieure et on s’intègre en fait à son fonctionnement et à sa régulation. Régulièrement une analyse de type "matérialiste" coexiste avec un position "idéaliste" : le parti, l’organisation, la conscience, l’intervention prennent une autonomie magique par rapport au mouvement de société sur lequel ils pourraient ensuite réagir. Leur croissance et aussi leur nature ne sont plus comprises comme faisant intégralement partie de la réalité sociale. Celle-ci pourra juste être considérée comme un terrain qui entravera ou favorisera leur développement.
La théorie communiste doit comprendre que l’on n’échappe pas à réalité sociale et que même l’intervention révolutionnaire, non seulement se fait dans certaines conditions, mais est un rapport de la société à elle-même. On ne peut supposer l’existence d’un point d’appui extérieur à la société pour la soulever. C’est ce que fait la politique. Le paradoxe est que ceux qui défendent l’ordre social croient que l’on peut en quelque sorte y échapper et que ceux qui sont contre cette société ne peuvent s’en concevoir que comme partie intégrante.
Bien sûr, cette société n’est pas immuable. Elle n’est pas une réalité homogène ou monolithique. Elle ne développe pas que des différences mais aussi des contradictions.
Elle passe de très fortes périodes d’intégration à des phases où elle n’arrive plus à s’unifier et où peuvent surgir des oppositions plus ou moins radicales. Dans le jeu complexe où s’affrontent les forces sociales, l’action de fractions très réduites peut parfois jouer un rôle décisif comme tel ou tel corps dans une réaction chimique mais ces groupes restent des résultantes sociales et ne peuvent soudain se renforcer ou avoir un impact important qu’en fonction d’une réalité sociale générale.
Nous sommes nous-mêmes un produit social et ne pouvons avoir de l’influence qu’en fonction d’une situation qui nous dépasse. Le tout est de le comprendre et que cette compréhension soit pratique. On ne réglera pas grand chose en répétant que la réflexion ne suffit pas et qu’il faut agir. L’activisme, la volonté de forcer le cours des choses mène au suicide (de Ravachol à Baader) et en général à l’opportunisme. Des tas de gens militent pour changer le système et en fait renforcent surtout des appareils syndicaux et politiques qui en sont les gardiens. Par là ils sont bien en deçà et même se retournent contre ceux qui se contentent de réagir ici ou là à l’exploitation et l’oppression.
L’opposition entre la théorie et la pratique qui se révèle souvent dans une incitation à l’intervention, non seulement oublie qu’il vaut mieux comprendre ce que l’on fait mais aussi que la théorie doit elle-même être conçue en terme d’intervention. Ne pas être réduite à un commentaire de la réalité mais être immédiatement tranchante. Et si elle n’est pas ça ce n’est pas en la distribuant aux masses, à force répétée et sous forme de tracts qu’on la rendra agissante.
Intervenir c’est chercher à transformer un minimum ce qui nous entoure. Encore une banalité mais qui vaut le coup d’être creusée. Il y a des appareils dont le but premier et permanent est leur propre renforcement. Mais, sans faire trop de psychologie, il faut aussi remarquer que la société capitaliste désapprend aux hommes à agir et à prendre des initiatives, tout au moins en dehors du cadre restreint et contraignant du salariat. Le refus de la passivité peut s’accompagner d’attitudes cependant inconséquentes, peu douées ou carrément névrotiques. Il s’agira plus de se défouler ou de se prouver à soi-même que l’on agit que d’agir véritablement.
Évidemment ces attitudes d’individus ou de groupes ne peuvent être séparées des conditions générales qui offrent plus ou moins de facultés d’actions.
Notre position est que, dans la période actuelle, même s’il est nécessaire d’établir un minimum de permanence dans nos liens, il ne faut pas chercher à intervenir à tout coup. Surtout en réduisant l’intervention pratiquement à la seule diffusion des textes. On peut vouloir pour chaque événement faire connaître "le point de vue communiste". Mais à notre avis c’est une erreur symétrique à celle de ceux qui prétendent qu’il n’y a absolument rien à faire aujourd’hui. Il faut intervenir quand véritablement on a les moyens théoriques et matériels. Tenter d’être percutants. Ne pas s’user en faisant de notre activité une routine.
Ceux qui voudront agir à tout prix dans une situation défavorable s’useront sans succès. S’ils se renforcent et qu’il leur semble avoir un impact, cela pourrait être simplement parce qu’ils se renient en tant que révolutionnaires, tant dans leurs objectifs que dans leur mode de fonctionnement.
A quel propos agir ? Comment ? Dans quelle perspective ? Il n’y a pas à attendre le début de la communisation pour commencer à agir en tant que révolutionnaires et d’ailleurs peut-être que s’il fallait l’attendre, elle ne viendrait jamais puisque son avènement dépend quand même de la formation de fractions sociales. Par contre il faut toujours souligner que nos possibilités d’action et notre renforcement -qui s’entretiennent mutuellement- dépendent aussi des perspectives que nous mêmes et d’autres auront quant aux possibilités du capital de régler ou non ses problèmes.
Il y a un certain nombre d’enjeux où l’on peut établir un rapport avec le communisme. Donnons trois exemples :
1) Les mouvements de squatter : il est facile de comprendre qu’il est légitime de passer par dessus la propriété pour se loger.
2) L’opposition aux mesures et aux discriminations anti-immigrés et en général à tout ce qui vise à fermer les frontières, aux regains de patriotisme.
3) Les mouvements contre l’armée dans la mesure où ils ne prêchent pas une réforme de cette institution.
Cependant il ne faut pas oublier que ces mouvements ont très peu de force propre pour faire reculer le capitalisme. Ils sont actuellement coupés de la masse du prolétariat et seraient souvent prêts à chercher des aménagements pour peu qu’on veuille les leur accorder.
La question clé reste celle de définir une attitude à l’égard de la lutte élémentaire du prolétariat telle qu’elle se présente dans les entreprises. Et cette question est liée à l’idée que l’on se fait du rapport entre lutte de classe élémentaire et communisme.
Sans remettre en cause le rôle du prolétariat dans la révolution ou la participation des révolutionnaires en tant que prolétaires ayant des problèmes de prolétaires, aux grèves et autres formes d’action "économiques", certains pensent que nous n’avons rien à faire ou à dire de ces luttes en tant que révolutionnaires. Elles sont en deçà d’une critique communiste et donc ne nous concernent pas directement, ou de manière théorique : il faut se contenter d’en apprécier les effets divers sur la marche du système.
On débouche là sur la théorie de la double casquette : révolutionnaire en dehors des conflits du travail, et ne pouvant être que réformiste durant ces conflits. Et l’on suppose que un "conflit du travail" ne peut se mener que d’une seule façon. Ce qui est faux, car, à moins que l’on se trouve dans une grève-bidon où le mieux est d’en profiter pour prendre un petit congé, il y a des alternatives différentes qui se présentent lors de ces conflits. Tant en ce qui concerne les objectifs que les modes d’action. Et un révolutionnaire ne peut être indifférent aux choix possibles. Et une association de révolutionnaires se doit de dégager des positions les plus générales possibles sur ces questions. Ce qui ne lui interdira pas de dire éventuellement dans un moment historique donné comme en mai 1968, que toute revendication est devenue absolument contre-révolutionnaire.
Mais, puisqu’on en est aux revendications, une distinction s’impose : la lutte élémentaire et la lutte revendicative ne sont pas identiques, bien qu’en général assimilées. On sait que certaines grèves démarrent et même se terminent sans que des revendications soient formulées : ce sont des réactions à une situation jugée insupportable. Mais la lutte élémentaire ne se confond pas non plus avec la grève qui peut en être un moment privilégié. Elle est la résistance continue des ouvriers à l’extraction de plus-value. La formulation des revendications découle des limites de cette résistance ou lutte élémentaire, mais il ne faut pas les assimiler.
La lutte élémentaire ne peut pas non plus être assimilée au réformisme. Même si la formulation de revendications peut déjà être tenue pour une démarche réformiste, et si les ouvriers qui luttent ou résistent ne peuvent voir de "solution" que réformiste. Ce n’est pas une distinction de pure forme : suivant les époques historiques, le lien évolue entre luttes élémentaires et réformisme. Ce dernier se révèle plus ou moins capable, a plus ou moins les moyens de récupérer la lutte élémentaire pour la rendre compatible avec le fonctionnement de l’économie.
Dans une première phase, disons avant 1914, le réformisme ouvrier pouvait sembler avoir des potentialités révolutionnaires. Et les révolutionnaires prenaient place à la gauche de la social-démocratie ou dans les syndicats. Le réformisme mettait en avant de grandes réformes (la journée de 8 h) mais sans prétendre réorganiser la société capitaliste, comme avec les programmes de nationalisations ultérieurs. Les révolutionnaires d’alors avaient quand même tendance à être des réformistes radicaux. Puis la social-démocratie s’est de plus en plus intégrée au fonctionnement du capitalisme. On ne peut même plus dire qu’elle a trahi. Le fossé entre réformisme et révolution est bien tranché. Oui, mais il ne faut pas pour autant identifier lutte élémentaire et réformisme. Sans faire de la lutte élémentaire une "critique communiste", il ne faut pas pour autant la rejeter du côté du réformisme.
Il arrive que ce réformisme ne puisse plus encadrer les mouvements de la base et se retourne ouvertement contre elle. Il arrive aussi que la base ne colle plus aux objectifs que lui propose le réformisme. Il y a eu des grèves sauvages, mais ce mouvement peut se traduire d’une façon plus générale à cause de transformations d’ensemble de la société, ou parce qu’une situation particulière précipite cet antagonisme latent.
Entre le moment où le réformisme commence à perdre le contrôle des masses (localement comme au Portugal hier ou en Pologne aujourd’hui) et l’émergence d’un mouvement capable de détruire le salariat, il peut s’écouler toute une période. Et les révolutionnaires doivent bien prendre parti par rapport à ce que fait le prolétariat. Ce qui ne veut d’ailleurs pas dire applaudir à n’importe quelle initiative dès qu’elle échappe un tant soi peu au contrôle des partis politiques et des syndicats. Certaines actions peuvent ouvrir le chemin de la révolution et marquer un antagonisme réel au système, défiant l’économie et l’État. D’autres, au contraire, entraînent la classe vers la voie de garage, l’enchaînant à l’entreprise et à l’État.
Il y a un lien fondamental entre lutte élémentaire et communisme, entre l’action de résistance à la valeur et la négation de la valeur. Le communisme est déjà en germe dans cet antagonisme immédiat : la classe qui se forme comme telle. Même si la force de l’ordre existant lui permet de maîtriser cet antagonisme et si le réformisme peut domestiquer ou organiser la récupération des mouvements élémentaires.
Il y a ceux qui nient clairement que le prolétariat soit ou soit encore le sujet révolutionnaire. Il y a ceux qui l’admettent mais ne voient finalement dans la révolution qu’un prolongement de leur réformisme. Il y a aussi ceux qui admettent que le prolétariat soit le sujet révolutionnaire mais en vidant cette proposition de son contenu. La révolution n’est plus liée à ce qu’est la classe, à sa fonction de support de la valeur qui se renverse en négation de la valeur.
Le prolétariat sera masse de manœuvre pour un parti ou un programme qui lui recèlera l’essence révolutionnaire. Ou alors, position symétrique, on identifiera la révolution au déchaînement de l’activité des masses, même si celle-ci ne prend pas les mesures indispensables à son émancipation et ne se dresse pas contre le salariat et l’État. Ces deux positions ne doivent pas faire seulement l’objet d’une critique qui resterait idéologique, mais être reliées à une phase historique où la perspective communiste s’absentait et où, de fait, activité prolétarienne et communisme se dissociaient.
Le prolétariat peut être invoqué mais sans que soit reconnu réellement son lien avec le communisme. Ainsi par exemple il sera défini comme l’ensemble de "ceux qui n’ont pas le pouvoir", la classe dominante sera ramenée aux dirigeants, et la révolution sera principalement le pouvoir de tous.
On reconnaîtra aux "ouvriers" qu’ils joueront le premier rôle dans la révolution parce qu’ils occupent, de par leur fonction productive, une position de force. Mais sans que l’on explique pourquoi ils pourraient utiliser cette position de force dans un sens communiste. L’opposition fondamentale serait celle entre l’humanité d’une part, la valeur d’autre part. Elle se substitue à la lutte de classe et oublie que le rapport concret de l’humanité à elle-même est la valeur. De telles positions amènent d’ailleurs certains (Castoriadis ou Camatte) à dire ouvertement que la révolution ne sera pas prolétarienne. Il y a aussi ceux qui font une distinction bien tranchée entre le prolétariat "en soi" objet du capital, et le prolétariat "pour soi" sujet de la révolution. Mais le prolétariat tel qu’il apparaît dans les insurrections ne peut être tel qu’en fonction de ce qu’il est dans la société capitaliste. Une division tranchée entre deux états n’explique rien.
Se préoccuper de la lutte élémentaire du prolétariat, y intervenir et la soutenir, ne signifie nullement qu’il faille se lancer dans un activisme débridé "en direction des entreprises" parce qu’il serait de notre devoir révolutionnaire de soutenir toute lutte ou grève qui ne serait pas complètement bidon. Et en se contentant d’ajouter qu’il importe de faire un pas de plus et d’abolir le salariat.
C’est en tant que révolutionnaires et non en tant que "bonnes sœurs rouges" ou en tant que concurrents des réformistes que nous sommes concernés. La question n’est pas d’enlever la direction des luttes élémentaires aux réformistes ou d’insuffler la conscience révolutionnaire qui manque. Le problème est celui d’une époque où les réformistes entrent en opposition de fait avec cette lutte et où aussi cela peut entraîner le développement de noyaux révolutionnaires dans la classe. Cette situation et ces révolutionnaires existant, alors il faut savoir ce que l’on fait.
Le danger serait, sous prétexte de ne pas être indifférents à ces luttes, d’aller aider les prolétaires à s’y enfermer. Ce que font les gauchistes et autres réformistes radicaux. Aussi il n’y a pas à formuler de "programme de transition" avec des mesures plus ou moins irréalistes dans le cadre capitaliste mais qui ne seraient pas révolutionnaires, comme le font par exemple les trotskystes. Il n’y a pas non plus à appeler les ouvriers à s’organiser sur les lieux de travail en organisation de lutte économique révolutionnaire éventuellement relayée par une organisation politique. Vouloir refaire ce qui s’est fait en Allemagne. Même si peuvent se développer des organes de lutte non syndicaux ou antisyndicaux dans les entreprises, même si des groupes de travailleurs communistes peuvent s’y former, le centre de gravité des fractions révolutionnaires doit être extérieur aux entreprises et il faut s’organiser sur les tâches générales du mouvement.
Pour finir sur ce sujet de l’intervention, celle-ci dépend des perspectives qui semblent ou non s’ouvrir. Un certain pessimisme a pu succéder à l’optimisme qui régnait cela fait presque une décennie. La crise n’a pas été sans conséquences mais elle n’a pas encore vraiment provoqué de grands mouvements prolétariens en Occident. Même sur le plan électoral il n’y a pas eu de glissement général à gauche. Ce qui aurait pu manifester sous une forme mystifiée un désir de changement.
Cette stabilité politique ou cette oscillation sans évolution peut s’expliquer en partie par le fait que la gauche n’a pas de remède à la crise. Ses solutions de type Keynesien sont dépassées et elle n’a pas d’idéal à proposer. Mais la droite et son néolibéralisme n’arrivent pas à régler les problèmes de fond. Là aussi s’exprime l’impasse dans laquelle se trouve le capital qui ne pourra pas laisser la situation se dégrader en se contentant d’amortir les chocs.
CRITIQUE DE L’ÉCONOMIE ET DE LA POLITIQUE
On a reproché à Marx d’avoir conçu la révolution de manière trop politique et surtout d’avoir sombré dans l’économisme, expliquant toute la vie sociale et toute l’histoire par la prépondérance et l’implacable détermination économique. On trouvera dans son œuvre l’origine de tout un tas d’erreurs et de maux persistants. Son œuvre reste pourtant un effort formidable et inégalé pour tenter de s’arracher à l’idéologie dominante. Effort permis par le fait qu’à son époque l’idéologie progressiste bourgeoise (Hegel, Ricardo,...) ne pouvait plus aller jusqu’au bout d’elle-même et que de critique elle devenait apologétique. Marx à la fois amorce une critique des racines de cette idéologie mais aussi la prolonge, la transfigure en critique prolétarienne.
On a tenté, en ordre fort dispersé, de remédier aux défauts de Marx saisis surtout à travers l’idéologie social-démocrate qui se réclamait du maître. Mais ces critiques et développements sont restés en deçà de Marx, et de la critique de la philosophie, de la politique, de l’économie dont il a jeté les bases. On y a même carrément tourné le dos. Au lieu de faire la critique de l’économie, c’est-à-dire de comprendre l’économie comme le travestissement de rapports sociaux, de rapport entre les classes, et de voir comment des rapports entre les hommes se présentent comme des rapports entre des choses, comment un rapport d’exploitation est réduit à un rapport d’échange, on explique que l’économie n’est pas tout. A côté de l’économie on fait de la psychologie au lieu d’expliquer comment l’économie en vient à tout dominer. Et aussi de comprendre ce que l’économie doit sans cesse exclure pour fonder sa "rationalité". Ce furent notamment les diverses tentatives freudo-marxistes qui, plutôt que de voir que chez Marx on pouvait trouver une critique de l’économie, et chez Freud une critique de la psychologie, eurent plutôt tendance à corriger et à compléter l’économisme de l’un par le psychologisme de l’autre. Il y a la production mais aussi la conscience, le désir...
Comprendre le rôle de l’économie n’est pas décider que la révolution sera possible à partir d’un certain degré de développement ou d’abondance. C’est comprendre l’économie comme des rapports de production dont la forme change. Croire que l’économie est une sorte de machine à produire des objets et non un rapport social, c’est d’abord cela l’économisme. L’économie est conçue comme une contrainte formidable, déterminante sur la société mais d’une nature qui ne serait quasiment pas sociale, plutôt de type naturel. Peut-être considérera-t-on que le développement de l’économie et de sa richesse, pour l’instant confisquée, permettrait de s’échapper des contraintes économiques et en fait naturelles.
L’importance accordée à l’économie s’accompagne souvent paradoxalement d’une surestimation de la politique. L’économie étant conçue comme le domaine de la fatalité, on s’occupe surtout du politique qui apparaît comme celui de la liberté. On accordera que la lutte de classe a un fondement, un enracinement économique, peut-être en faisant de ce conflit une histoire bassement alimentaire, mais on l’étudiera surtout au niveau politique. C’est là que ça bouge et que c’est intéressant ! Et on laissera de côté l’évolution du rapport de production, au lieu de tenter de voir ce qui dans le processus incessant de recomposition du prolétariat, d’évolution du machinisme, de transformation du rapport à la nature, etc., entrave ou favorise le communisme. L’économie n’est pas une machine à produire des objets ou le domaine de la "nécessité" opposable au domaine de la "liberté" mais un rapport entre des hommes et un rapport de l’homme à la nature. Rapports qui évoluent et dont l’analyse est tout à fait importante dans l’optique du communisme. Comment la lutte des classes joue sur le développement du capitalisme ? Comment ce développement joue sur le contenu de la lutte des classes.
On est généralement amené à se concentrer sur les formes politiques et idéologiques de la contre-révolution au détriment d’une analyse générale de la société et de la configuration des affrontements de classes. On oublie que l’autonomie du politique est très relative. Au lieu de faire la critique de la politique, on finit par prendre la politique pour ce qu’elle se donne et croire qu’elle peut réellement dominer la société. On concevra la révolution comme un mouvement politique et non comme la subversion de la politique et de ses illusions.
Les conceptions et les comportements politiques de la social-démocratie et du léninisme qui identifient la révolution à la saisie du pouvoir d’État par un appareil politique sont anticommunistes. Mais de fait, au cours du XXème siècle les oppositions qu’elles ont suscitées n’ont pas été communistes et donc antipolitiques mais plutôt de type "ultra-démocratiques". Les bordiguistes faisant exception mais sans eux-mêmes sortir de la politique puisqu’ils raccordent leur antidémocratisme au léninisme. La révolution communiste est assimilée à une grande démocratisation. Octobre 17 et ses suites sont utilisés comme le grand repoussoir : la confiscation du pouvoir des masses par un parti. La tâche essentielle des révolutionnaires serait d’éviter à tout prix un pareil recommencement.
La critique du bolchevisme ou de la forme parti tend souvent à remplacer une critique plus générale et plus approfondie de la politique. D’abord parce que la politique ne se réduit nullement au fonctionnement et au jeu des partis politiques. Il y a des expressions de la politique, des mécanismes d’intégration des populations à l’État, une idéologie qui ne sort jamais des questions de pouvoir, de représentation, qui ne sont pas immédiatement liés aux partis. Certainement même que le capitalisme contemporain a abaissé nettement le rôle des partis par rapport à ce qu’il était jadis, sana pour autant se passer de la politique réduite à de la pure gestion. Dire que l’organisation révolutionnaire (politique ?) ne sera en tous cas pas un parti (politique ?) ne nous avance pas beaucoup sur le chemin de la critique de la politique.
L’opposition aux élections et au parlementarisme est traditionnellement acquise chez les révolutionnaires. Parfois même se généralise-t-elle en un antidémocratisme. Pourtant souvent on retrouve une confusion entre communisme et démocratisme. A la démocratie des sommets qui prétend tirer sa légitimité du peuple et non du ciel comme les rois d’antan, on oppose la démocratie ou le pouvoir de la base. Ceux-là mêmes qui dénoncent la démocratie, par une sorte de manque de confiance dans le communisme, se raccrocheront à la démocratie qui n’est que fausse négation des classes dans la société de classe. On voudra le communisme, mais aussi que la révolution soit faite par l’ensemble de la classe, que la liberté d’expression soit totale, que les délégués soient étroitement et constamment contrôlés par la base. Autrement ne risquerait-on pas de glisser vers quelque stalinisme, et de se retrouver face à une nouvelle classe dominante ?
En fait on ne sort pas de la politique. La révolution communiste ne sera pas une vraie révolution parce qu’elle sera faite par l’ensemble des prolétaires, que chacun y sera représenté et qu’ainsi les "absents" ne seront pas dépossédés par les autres, mais parce que le prolétariat occupe une place donnée dans le mode de la valeur. Et ce sont certaines parties du prolétariat qui seront à la pointe, sans avoir à faire dépendre leur mouvement d’une approbation ou d’un contrôle de l’ensemble des prolétaires même organisés en conseils.
Ce n’est pas parce que l’on prendra des garanties démocratiques et organisationnelles que la révolution ne dégénérera pas, mais parce qu’elle réussira à embrayer un processus de destruction de la valeur qu’elle assurera et généralisera la participation et l’expression effective de tous, arrachant les baillons, défonçant ces censures et tabous dans lesquels l’humanité n’a cessé de s’entortiller. Et cette "liberté" là ne sera pas la généralisation des droits bourgeois mais véritablement d’une autre nature.
Des soulèvements prolétariens ont abouti finalement à réaménager et à renforcer l’ordre établi. Cela provoque bien des appréhensions parmi ceux qui veulent vraiment une révolution. Nous pensons que les possibilités d’une communisation sont aujourd’hui plus favorables et même décisivement plus favorables qu’entre les deux guerres. Mais cependant peut être faudrait-il se débarrasser de l’idée que l’on puisse trouver une garantie absolue pour vaincre ou empêcher un mouvement de secréter ou de favoriser des éléments qui se retourneront contre lui. Si un mouvement de communisation échoue ou s’enraye, alors sans doute des positions de pouvoir se fixeront et deviendront des organes contre-révolutionnaires. C’est un risque contre lequel il n’existe pas de garantie absolue.
Fin de l’épisode