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Fragments d’Histoire de la gauche radicale
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Arguments-Ragionamenti, un jumelage fécond
Mariateresa Padova
Article mis en ligne le 4 décembre 2015
dernière modification le 23 septembre 2015

par ArchivesAutonomies

Il serait particulièrement injuste de retracer la genèse d’Arguments sans rappeler les liens que ses animateurs avaient lissés avec l’Italie et plus précisément avec les rédacteurs de la revue Ragionamenti.

C’est lors d’une réunion organisée les 6 et 7 octobre 1956 à Milan par l’équipe de Ragionamenti que Franco Fortini annonce la parution d’Arguments à Paris, aux éditions de Minuit. Dans un entretien, F. Fortini rappelle les débuts de cette collaboration : "Alessandro Pizzorno m’avait donné l’adresse de Morin à Paris, en 1956, et c’est là que j’ai rencontré Roland Barthes pour la première fois. A Milan, nous publiions Ragionamenti ; eux, de leur côté, pensaient à une revue analogue ; c’est moi qui leur ai suggéré le titre : Arguments, "argumentum", c’est un lavement" [1].

A propos du choix de ce titre, Arguments, E. Morin et F. Fejtö donnent une version différente de celle de Fortini. D’après eux, ce fut justement Fejtö qui proposa le titre, traduction française de l’expression hongroise Szep Szo qui, à la lettre, signifie "belle parole", c’est-à-dire l’argument qu’on oppose à la violence. Il se trouve par ailleurs que cette expression était le titre d’une revue hongroise que Fejtö avait dirigée et le fait de le reprendre signifiait pour lui une sorte de retour à ses années de jeunesse. De son côté, J. Duvignaud, dans un texte publié par les Nouvelles Littéraires (22 janvier 1976), attribue à Francis Ponge l’invention de ce titre ... Quoi qu’il en soit, cette recherche menée avec une même orientation par ces deux revues marque incontestablement un des moments les plus significatifs dans le panorama culturel des années 50. La nouveauté de cette initiative pour créer une revue internationale, instrument de recherche et de communication situé résolument au-delà et en-dehors de tout provincialisme culturel, mérite d’emblée d’être soulignée. D’autant que la seconde moitié des années 50 allait représenter une période décisive dans le développement politique, social et économique de l’après-guerre.

Le climat de lutte frontale déchaîné par la guerre froide avait obligé le P.C.I. et le P.S.I. à s’unir. En Italie comme en France, la fidélité du parti communiste au modèle soviétique se traduisait par une fermeture dogmatique à l’égard de tous les nouveaux courants de la pensée. Toutefois, à la différence du P.C.F., le P.C.I. était profondément marqué, depuis ses origines, par l’atmosphère de "front national antifasciste" qui, à son tour, avait contribué à maintenir une continuité avec la tradition nationale italienne. La recherche d’une ligne politique plus adaptée à la réalité italienne débouchait donc dans une théorie originale, celle du "crocio-gramscisme", c’est-à-dire une greffe de la pensée de Gramsci sur la pensée laïque et idéaliste. Cette défense unilatérale du patrimoine culturel italien barrait la route à la culture européenne, américaine et internationale, non marxiste ou marxiste hétérodoxe. En 1955, deux ans après la mort de Staline, la guerre froide prend fin. Dans ce climat de "dégel", la peur d’affaiblir le front de la gauche diminue et apparaît alors l’exigence d’une restructuration de la culture marxiste déjà annoncée par une petite avant-garde politique. Le produit le plus intéressant de cette conjoncture est la revue Ragionamenti qui est née au cours de l’été 1955, lors d’une réunion chez Fortini à laquelle participe un groupe d’intellectuels marxistes [2]. Contrairement à ceux qui créent Arguments, ils ne viennent pas du parti communiste ; ce sont des indépendants qui, durant plusieurs années, ont joué un rôle critique : Luciano Amodio, Sergio Caprioglio, Franco Fortini, Armanda et Roberto Guiducci ; l’économiste Franco Momigliano et le sociologue Alessandro Pizzorno rejoindront le groupe au début de 1957.

Pour retracer, même brièvement, la genèse de ce groupe, il faut rappeler l’existence, d’une part. de la revue Discussioni, en quelque sorte le prédécesseur de Ragionamenti, et, d’autre part, le mouvement soutenu par Adriano Olivetti.

En 1951, Fortini rencontre à Milan un groupe de jeunes universitaires qui publie Discussioni : Roberto Guiducci, Delfino Insolera, Claudio Pavone, Renato Solmi et Luciano Amodio. Au début, cette revue était publiée sous la forme d’une feuille dactylographiée, Foglio di Discussioni, dont l’idée avait été lancée par Insolera et qui deviendra Discussioni en 1950. Par la suite, Insolera et Pavone, de sensibilité anarchiste, quitteront la revue. C’est donc dans Discussioni que Fortini avait lancé l’idée d’une revue plus "officielle", idée qui sera reprise par Guiducci et Amodio et réalisée ensuite par un groupe plus restreint dansRagionamenti. Par ailleurs, la moitié des rédacteurs avaient travaillé à l’usine Olivetti d’Ivrea, qui représentait un observatoire privilégié sur le monde industriel capitaliste : Pizzorno, en tant que chercheur au bureau d’études, Guiducci, comme responsable du secteur de la construction, Fortini, chargé de la publicité et Momigliano d’un poste très important à la direction de l’usine. Les rapports de ces intellectuels avec A. Olivetti n’ont pas manqué de conflits, au point qu’en 1955, tous s’étaient déjà éloignés d’Ivrea. Il reste qu’Olivetti était un entrepreneur d’un type tout à fait particulier, idéologiquement très avancé, qui, depuis 1948, avait fait de son usine un lieu d’innovations sociales et syndicales très importantes, largement inspirées des traditions communautaires et des idées de "conseil de gestion" telles qu’elles avaient été conceptualisées par Gramsci. Fortini et Momigliano avaient été largement asso¬ciés à ces initiatives d’Olivetti. Et ce milieu, hors des circuits traditionnels de la culture, avait mis les futurs rédacteurs de Ragionamenti en contact avec des disciplines encore inconnues par le marxisme officiel, comme la sociologie du travail et la psychologie sociale.

Ragionamenti "vivra deux ans, payée avec notre argent, rejetée par tout le monde, totalement ignorée par la presse officielle et de parti, destinée à succomber sous la tempête de 1956" [3]. En effet, la revue, entièrement financée par ses rédacteurs qui assuraient également toutes les tâches pratiques de publication et de diffusion, était tirée entre 500 et 1000 exemplaires et disposait d’environ 250 abonnés.

Il s’agissait donc d’une entreprise extra-académique, née en dehors des circuits traditionnels de la production culturelle, ce qui lui donnait la liberté d’une position programmatiquement indépendante, qui, tout en étant minoritaire au sein de la gauche institutionnelle, se situait délibérément dans une perspective politique progressiste.
Malgré leur éclectisme, ses rédacteurs "étaient unis autour d’une conception très ouverte du marxisme et par une volonté d’assumer jusqu’au bout le rôle social de l’intellectuel. Ils étaient en quelque sorte les héritiers de la revue Politecnico, dont ils avaient été, comme Fortini, des collaborateurs importants, sans toutefois la dimension littéraire chère à Vittorini". [4]

Libres chercheurs, sans liens de parti, ils se regroupaient non pas autour d’une option idéologique précise, mais autour de la recherche d’une méthode d’investigation culturelle. De ce fait, l’élément qui, sans doute, caractérise le mieux tout le développement de Ragionamenti est l’intense activité de discussions et de réunions d’où sortaient les articles qui résultaient de la confrontation de différentes positions incarnées par les rédacteurs, dont la diversité laisse deviner la vivacité des débats qui avaient lieu entre eux.

La première année de Ragionamenti fut presque entièrement consacrée à élaborer des initiatives culturelles et de recherche visant à susciter les réactions du P.C.I. Conçue au départ comme simple bulletin bibliographique sur les publications les plus importantes parues en Italie et à l’étranger dans différents domaines, le but de la revue était de remplir les lacunes et de combler le retard de la culture marxiste au sortir de la période stalinienne, en élaborant une nouvelle culture marxiste susceptible, par sa fonction d’analyse et par une plus souple dialectique entre la politique et la culture, d’offrir à la gauche les instruments nécessaires pour comprendre et gérer les modifications complexes au niveau technologique et industriel de la société contemporaine.

Il lui fallait donc lutter contre le modèle d’organisation qui avait produit cette culture soumise aux directives d’un parti détenteur de l’orthodoxie, contre le conformisme intellectuel et la sclérose qui avait stérilisé la recherche. Il lui fallait également redécouvrir des disciplines telles que la psychologie et la sociologie, méprisées par la politique culturelle officielle et jusqu’alors rejetées pour éviter une confrontation réelle avec elles. C’est dans cette perspective que seront publiés par ailleurs des textes marxistes refusés par l’orthodoxie stalinienne : Lukacs, Rosa Luxembourg et le Gramsci d’Ordine nuovo. De même, une attention toute particulière sera alors portée aux expériences socialistes qui diffèrent du modèle soviétique, comme en Yougoslavie, en Chine, en Hongrie et en Pologne.

Le mérite de Ragionamenti est d’avoir perçu les éléments de nouveauté qui caractérisaient la conjoncture, non seulement politique mais également sociale et économique, d’un point de vue, aussi bien national qu’international, à savoir : "le début d’un processus d’innovation technologique significatif — la troisième révolution industrielle — qui, en attribuant au capital une plus grande capacité de domination et de programmation, était en train de transformer la structure économique et le système social des pays industriels les plus avancés". [5]

Toutefois, l’analyse du rapport politique-culture n’épuise pas toute l’activité de recherche de la revue. En effet, peut-être à cause de la présence dans l’équipe de R. Guiducci et de F. Momigliano, la réflexion s’est portée également sur le rapport politique-économie, dont l’analyse marquera la deuxième année de Ragionamenti.

Il s’agit, en effet, de faire face au capitalisme qui, loin d’être parvenu à sa crise finale, annoncée par Marx, vivait une seconde jeunesse : celle dite du "néo-capitalisme". Il convenait donc de concevoir des instruments pratiques pour intervenir dans la réalité et réussir à élaborer cette planification indispensable à la construction d’une société socialiste.

Ces deux problématiques : politique-culture et politique-économie forment les deux pôles autour desquels va prendre position l’équipe de Ragionamenti. D’un côté, les uns, soutenus principalement par Fortini, revendiquaient la nécessité de préserver l’indépendance de la revue et donc de la recherche par rapport à la politique qui en aurait immanquablement sclérosé le travail. Pour ce premier groupe, comme le dira plus tard A. Guiducci, s’occuper de l’art était une façon subtile et cultivée, mais sans ambiguïté, de manifester une opposition politique. Les autres, en particulier R. Guiducci et F. Momigliano, estimaient qu’une intervention plus politique, avec tout ce que cela comportait comme compromis inévitable avec la politique des partis, était devenue nécessaire.

Ce seront les événements de Hongrie, à la fin de 1956, qui, démontrant que le stalinisme n’était pas une dictature tombée par hasard sur la révolution russe, mais qu’il était l’âme même du communisme, mettront en cause la foi dans un nouvel avenir et imposeront la nécessité d’une ligne unique de la revue, lui permettant de prendre position face à l’actualité.

Quand ce choix devint impératif, la dissonance des positions entre ceux qui se rappro¬chaient du P.S.I. et ceux qui, comme Fortini, s’en éloignaient devint insoutenable. Ragionamenti meurt donc en 1957. Au moment de cette disparition, la scission prendra effet : d’une part. Fortini s’engagera dans la voie de l’extra-parlementarisme ; d’autre part, les autres, se rapprochant du P.S.I. - qui, sous la direction de Nenni, avaient choisi la voie de l’autonomie par rapport au P.C.I. - et des dissidents du P.C.I. réunis autour d’Antonio Giolitti, publieront ensemble la revue Passato e Presente, dirigée par Carlo Ripa di Meana.

(Juin 1983)