par ArchivesAutonomies
De la rue à la prison : la révolte de l’esprit noir
"Nous devons mettre l’accent sur la transformation des mentalités. Nous sommes des révolutionnaires parce que nous croyons que la révolution est notre protéine, notre vitamine. Nous croyons que l’élément humain est nécessaire à la révolte contre les forces d’oppression. Pour nous, cette nouvelle mentalité est le dernier et le seul guide vers la liberté."
Hugo "Dahariki" Pinell prisonnier depuis 1964
La société américaine est dominée par le racisme. Le cœur de cette société est une cellule où les gens de couleur sont enfermés. Dans cette société carcérale, certains sont enfermés dedans alors que d’autres sont enchaînés dehors : sans travail, privés d’allocations et non reconnus. D’autres, surtout des Blancs, possèdent les clefs de la prison et sont libres de bouger et de contrôler les emprisonnés.
La répression après la révolte de LA
Les rues de South Central, Los Angeles, reflètent l’existence de cette société-prison. La police de Los Angeles (LAPD) est une force violente par essence ; elle domine les rues avec ses fusils, ses matraques, le pouvoir du feu et de la peur. De leur côté, les politiciens présentent la récente baisse du taux de la criminalité dans la ville comme un succès de cette "guerre contre le crime" . On parle aussi de la dureté des juges et de la loi "des trois récidives" [1] comme causes de cette évolution. Mais on ne dit pas que ces lois ont provoqué l’augmentation du nombre de meurtres et de tentatives de meurtre de la part de la police. On ignore le fait que c’est la trêve entre les gangs de Watts, et non l’action du LAPD, qui est à l’origine de cette baisse des "meurtres provoquées par les gangs". Pourtant, cette trêve des gangs, qui date de la révolte de 1992, est continuellement attaquée par les politiciens et par la police. Par cette trêve, la communauté, et surtout la jeunesse, ont réagi contre la réalité de leur vie, dans des cités comme Jordan Downs, Imperial Court et Nickerson Gardens, là où se trouvent la plus forte concentration de pauvreté et d’activité des gangs, à Watts et à South Central.
Depuis lors, la police a essayé de saper tout embryon d’unité entre les gangs, les diverses fractions des Crips et des Bloods. Cette unité est le fruit d’une révolte consciente, laquelle s’est révélée plus puissante que le projet original des initiateurs de la trêve. Et c’est parce que l’Etat y voit une force d’opposition nouvelle qu’il cherche à démolir la trêve. Pour faire rompre la trêve, la police fait distribuer en douce des tracts incitant à l’assassinat de policiers. […] Depuis la révolte de 1992, le LAPD tente de balayer ainsi tout ce qui est considéré comme une menace pour leur contrôle sur la communauté. En réalité, ils veulent se venger du fait qu’on a alors vu toute la communauté prendre position contre le LAPD. En attendant, les politiciens noirs continuent à tenir des propos vides et à ne rien faire qui puisse diminuer la souffrance que la police inflige à la communauté noire.
Au cours des six ans qui ont suivi la révolte de Los Angeles, l’Etat de Californie a adopté d’importantes lois répressives (loi des trois récidives, loi anti-immigrés, etc.) et imposé des réductions des budgets de l’aide sociale et de l’éducation. La Californie est ainsi devenue le terreau de l’actuel mouvement réactionnaire américain. L’Amérique blanche, celle des libéraux et des conservateurs, est inquiète : elle a peur de ne plus avoir une place où se réfugier face à l’invasion des "étrangers", peur de ne pas pouvoir protéger ses biens. […].
C’est ainsi que le harcèlement policier n’a pas cessé depuis la révolte de 1992. Quelques semaines à peine après la révolte, un meeting d’unité fut organisé par les gangs, à Jordan Dawns [2], réunissant environ 500 personnes, des habitants des cités. Il a tout de suite été harcelé par le LAPD. Les différents groupes qui avaient appelé au meeting avaient eux-mêmes mis en place un service d’ordre. Mais, alors que tout s’était passé dans le calme, la police est intervenue de façon agressive pour disperser les participants qui s’étaient réunis pour exprimer leur force et leur unité. C’est au moment où la force d’intervention du LAPD a fait son apparition que la violence a éclaté. Equipés de leur panoplie anti-émeutes, les flics ont tabassé les présents, arrêté des participants. On compta plusieurs blessés, dont des enfants. Mais, malgré des actions comme celle-ci, le LAPD n’a pas pu détruire la trêve des gangs qui dure depuis six ans.
La guerre contre les droits des prisonniers
Pendant tout ce temps, l’emprisonnement des pauvres du ghetto continue. Et l’Etat s’attaque de plus en plus aux droits des prisonniers à l’intérieur des prisons. La récente législation tente de masquer dans les statistiques l’existence d’une énorme population carcérale en Californie, de 163 000 prisonniers en 1998, et qui continue de croître au rythme de 10 000 par an [3], en construisant des murs de plus en plus hauts et épais pour y enfermer l’élément véritablement humain.
De même, les nouvelles lois limitant les droits des prisonniers ont pour but de supprimer des droits pour lesquels le mouvement des prisonniers avait lutté avec force au cours des années 60 et 70. L’actuel gouverneur, Pete Wilson, est en train de revenir sur des droits que même l’ancien gouverneur Ronald Reagan avait été obligé de reconnaître. Les nouvelles règles prévoient le retrait des ouvrages juridiques des bibliothèques des prisons, l’instauration de tests anti-drogue réguliers, l’arrêt du "privilège" des visites-séjours d’une nuit pour ceux condamnés à vie, l’interdiction des colis et de tout équipement sportif personnel. Ces restrictions équivalent à un acte de guerre contre les prisonniers. […].
"Le matériel d’haltérophilie, en particulier, permet de diminuer la frustration et le stress", dit Mattew Jay, 30 ans, condamné à quinze ans, dans la prison d’Etat de Solano. La tension des prisonniers va augmenter. Mais il se dit encore plus préoccupé par la disparition des livres de droit. "Si nous n’avons plus accès à ces ouvrages, nous ne sommes plus en prison. Nous sommes dans un camp, nous sommes des prisonniers de guerre. Quand nos droits élémentaires sont ainsi violés, nous n’avons plus d’autre alternative que réagir."
Aujourd’hui, les masses noires vivent plongées dans l’aliénation, que ce soit dans les ghettos urbains ou dans les prisons. Mais la criminalisation et l’emprisonnement de la vie réveillent la confrontation avec nous-mêmes, créent le besoin de dépasser cette même identité noire que l’État essaye de démolir. Nous devons aller au-delà de l’horreur de notre réalité, nous devons chercher un nouveau début, de l’être et de la pensée. Un nouveau mouvement est en train de grandir derrière les systèmes de haute sécurité technologique, derrière les vitres à l’épreuve des balles et derrière les murs en béton armé des goulags, tels que l’infâme prison de Pelican Bay [4]. La tentative de l’Etat d’isoler et de détruire la force de la raison humaine avec de telles institutions provoque une remise en question de soi-même qui finit par réveiller la pensée des prisonniers. Le système crée ses propres fossoyeurs.
George Jackson, le frère de Soledad [5] avait, en 1971, parlé du rapport existant entre cette répression et ses conséquences : "Quand les portes des prisons sauteront, les vrais dragons s’échapperont." Jackson n’a pas vécu pour le voir. Mais ses paroles lui ont survécu.
En 1998, l’esprit de George Jackson continue à hanter l’Etat sous la forme du Nouveau Mouvement de prisonniers politiques afrikains. Le Nouvel Institut de criminologie afrikain n. 101 est un écrit d’Abdoul O. Shakur et de Mutawally J. Kambon, deux théoriciens activistes, prisonniers à Pelican Bay. Ils tentent d’y analyser la mentalité du racisme institutionnalisé par l’État. Comment le crime et l’identification des images du crime avec les visages noirs ou basanés se reflètent dans l’esprit américain. Dans les universités, dans les cerveaux des étudiants, cette idée se retrouve dans l’idée de la Bell Courbe [6]. Criminologie n. 101, de son côté, nous parle de l’autocriminalisation de la population de couleur.
George Jackson : la lutte contre l’emprisonnement de l’esprit
Ce Nouveau Mouvement de prisonniers africains, né au sein du système pénitentiaire californien, trouve ses racines dans la philosophie et les écrits de George Jackson. Fort de son expérience à San Quentin, Jackson avait montré que ce n’était pas seulement la force physique mais surtout le sérieux intellectuel qui pouvaient menacer le système carcéral. Les jeunes comme lui, qui n’avaient pas pu s’instruire ni trouver un travail correct, qui avaient été forcés de s’auto-éduquer en prison, il les appelait les "intellectuels du lumpenprolétariat". Pour lui, la libération des esprits devenait une arme contre les oppresseurs.
Dans ses écrits, Jackson a montré que la survie n’est pas une simple question économique, qu’il existe, derrière les murs de la prison, comme dans la rue, le racket, la drogue, la prostitution et le jeu. La lutte doit consister à empêcher que les conditions inhumaines de la prison n’emprisonnent l’esprit du prisonnier. Malgré la différence de leurs cas, Jackson fut un précurseur de Mumia Abou-Jamal. Aujourd’hui Mumia est dans le couloir de la mort en Pennsylvanie, de la même façon que Jackson avait été condamné à vie en 1961, pour un vol de 70 dollars dans une station d’essence. Il était en prison depuis dix ans lorsqu’il fut assassiné à San Quentin par les gardiens. Les autorités avaient alors prétendu qu’il avait essayé de s’échapper, évasion au cours de laquelle trois autres prisonniers et trois gardiens avaient été tués. Aujourd’hui, la lutte de Mumia et ses écrits aident à mieux connaître les conditions du système carcéral. De son côté, Jackson avait également été condamné à mort à cause de sa lutte et de sa pensée politique. "Hors la loi" depuis ses années de jeunesse jusqu’à l’âge adulte, il passa la plupart de son temps en lutte contre les lois répressives. Jackson n’était pas un ange ; beaucoup de ceux qui sont pris dans le système ne sont pas "innocents". Mais ce qui était fondamental pour Jackson et aujourd’hui pour Mumia, c’est la possibilité de transformer la mentalité du prisonnier derrière les murs de la prison. George Jackson l’expliquait lui-même : "J’étais révolté. J’étais en prison et je regardais autour de moi pour découvrir quelque chose qui pourrait vraiment faire enrager les matons. J’ai découvert que rien ne les faisait autant enrager que la philosophie. Je me suis dit que je devrais donner à chacun sa chance. J’ai prêté autant d’attention à Adam Smith qu’à Karl Marx. Mais Smith justifiait toujours la bourgeoisie et parce que tel était son but, ses conclusions étaient limitées. Ce que j’ai trouvé chez Marx avait plus de sens pour moi." Et Jackson d’expliquer comment lui et ses camarades avaient essayé de transformer la mentalité des criminels noirs en une mentalité de révolutionnaires noirs. Que cette transformation de l’esprit des prisonniers soit la clef de toute lutte en prison, c’est une idée qu’on retrouve également dans les écrits de Mumia. […].
Cette nouvelle conscience "africaine" parmi la jeunesse, chez les bagarreurs de rue éduqués et endurcis par l’expérience de la prison, fut renforcée par les révoltes de LA de 1992 et par la trêve des gangs de Watts qui a suivi. Cette trêve a encouragé et influencé des gangs latinos à faire de même. Comme si un mouvement de paix s’était propagé des rues vers les prisons de toute la Californie. […] Aujourd’hui, ceux qui débarquent en prison, après avoir tué des frères dans les rues, ne sont pas aussi fiers qu’auparavant.
Les femmes, la prison et la révolution
De pair avec cette nouvelle conscience des prisonniers, a émergé un nouveau sujet carcéral : les femmes. Les conditions des prisonnières sont pires que celles des prisonniers. Alors qu’elles sont en prison pour les mêmes crimes que les hommes, il y a néanmoins une double lecture de la loi. Surtout lorsqu’il s’agit de femmes qui se sont défendues elles-mêmes contre la violence de leurs époux. Nombreuses sont les femmes et leurs enfants qui subissent la violence pendant des années et finissent par être tuées. Mais nombreuses sont celles qui réagissent et se défendent. Toutefois, l’État ne tient pas compte de cette revendication d’autodéfense et ces femmes sont inculpées et condamnées à la prison à vie. La lutte des femmes en prison prend un caractère particulier qui est en rapport avec ce qui se passe en dehors des murs des prisons. Même si les médias bourgeois rendent leurs luttes invisibles, nous ne pouvons pas faire la même chose. S’il est vrai qu’une société doit être jugée d’après le sort réservé à ses prisonniers, il ne faut pas oublier que le pire des traitements est celui réservé aux femmes. La société américaine devrait être jugée et condamnée pour les crimes de guerre contre son propre peuple. S’élevant au-dessus de leur propre aliénation, les pauvres devraient juger ce système qui reproduit une mentalité autodestructrice dans le peuple. Seulement alors nous serons capables de mener à bien une révolution sociale, par des actions conscientes, ce qui nous permettra enfin de vivre des vies non massacrées.
Gene Ford [7]