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Fragments d’Histoire de la gauche radicale
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La guerre high-tech : Le nettoyage par le vide
Oiseau-tempête, N°5, Ete 1999, p. 5-10.
Article mis en ligne le 24 décembre 2015
dernière modification le 23 novembre 2015

par ArchivesAutonomies

"Les cris de douleur et de peur s’élèvent dans l’air au rythme de 1100 pieds par seconde. Après avoir circulé pendant trois secondes, ils sont parfaitement inaudibles."
ALDOUS HUXLEY
Le meilleur des mondes

Il y a près de dix ans déjà, la chute du mur de Berlin, symbole de la désagrégation du prétendu bloc communiste, suscitait d’immenses espoirs de paix au sein des populations habituées à vivre depuis des décennies sous la menace de l’ho­locauste nucléaire. Les hommes d’Etat se succédè­rent à la tribune du conseil de sécurité de l’Onu pour affirmer que "le danger de guerre mondiale disparaissait". En réalité, les Etats vainqueurs de la Guerre froide, en premier lieu les Etats-Unis d’Amérique, annonçaient déjà la couleur du nouvel ordre mondial qu’ils appelaient de leurs voeux : cel­le du sang. Il n’a pas fallu deux ans pour que les feux d’artifice qui avaient fêté la fin du Mur se transfor­ment en fusées incendiaires dans le Golfe persique. Depuis, les conflits locaux et les opérations mili­taires globales n’ont pas cessé. En fait, la guerre n’a jamais été que l’un des modes d’intervention des Etats, même des plus policés d’entre eux, pour ré­gler au même titre que la paix les antagonismes qui les opposent et, de façon générale, pour accroître l’exploitation et la domination qu’ils font peser sur leurs administrés. Il ne pouvait en être autrement pour réorganiser le monde issu de la guerre froide.
Les justifications de la guerre sont toujours ap­parues aux chefs d’Etat aussi nécessaires à la conduite des opérations militaires que les armes elles-mêmes. Pour donner leurs lettres de noblesse aux épouvantables massacres qu’ils dirigent, il leur faut bien définir quelque cause générale qui trans­cende la réalité sordide de la guerre, qui permette aux citoyens de s’y identifier, et de sélectionner des cibles qu’ils puissent considérer comme leurs ad­versaires. En Occident, la guerre est actuellement justifiée par l’humanitaire, la cause de l’humanité, assimilée à celle de la civilisation occidentale à la­quelle la barbarie de chefs d’Etat "criminels" fe­rait obstacle. Les interventions de l’Otan auraient donc pour objectif de porter secours aux populations qui subissent leurs exactions : tueries, tortures, viols, famines et déportations.
A la noblesse des buts des Etats occidentaux correspondrait celle des moyens mis en oeuvre. La guerre high-tech aurait des vertus que ne posséde­raient pas les guerres traditionnelles. La technolo­gie de pointe permettrait ainsi de créer des armes de précision qui limiteraient les pertes civiles à rien, ce qui fut affirmé sans rire par l’Otan lors de la guerre du Golfe, ou, au pire, à quelques "dom­mages collatéraux", ce qu’elle est obligée de recon­naître vu la proximité du théâtre d’opérations dans les Balkans. Les "dommages collatéraux" sont la transcription du terme "bavures" dans le jargon technopolicier des statisticiens de la terreur d’Etat. De telles assimilations abusives leur permettent de cacher les objectifs réels des fameuses guerres hu­manitaires.

Avec quelques nuages radioactifs en prime

La doctrine des Trois Cercles du Pentagone, partagée par tous les états-majors, a au moins l’avantage de présenter la chose de façon brutale : dès les premières hostilités, il est nécessaire de désorienter et de terroriser les populations des pays adverses, d’anéantir les secteurs décisifs de leur économie, avant même de désorganiser leur appa­reil d’Etat. Les tueurs galonnés ne s’en cachent pas. Au lendemain de la guerre du Golfe, le général en chef de l’Alliance, Schwarzkopf, exultait : "Jamais aucun pays, même lors de la Seconde Guerre mon­diale, n’a été bombardé comme l’Irak." L’un des successeurs de Schwarzkopf, Nauman, affirme avec cynisme, à propos de la guerre dans les Balkans : "A la fin des opérations aériennes, la Yougoslavie sera revenue là où elle était il y a cinquante ans." C’est-à-dire, pour le moins, à l’état de champ de ruines, dans lequel elle était au sortir de la Seconde Guerre mondiale. Mais avec quelques nuées radioactives en plus.
En effet, en moins de vingt ans, l’industrie de la boucherie humaine a fait de grands progrès : au­jourd’hui, la population est mutilée et massacrée en masse, sur place, sans qu’elle ait besoin d’endosser l’uniforme et de prendre le fusil, et, dès les premières opérations militaires, le champ de bataille englobe des pays entiers. La guerre vise plus que ja­mais à affamer, à écraser, à soumettre les êtres hu­mains, à leur faire passer le goût de la révolte et, en particulier, à parquer et à faire crever, à bref délai et à petit feu, ceux dont le capitalisme mondial n’a nul besoin aujourd’hui. Elle reste l’un des moyens pri­vilégiés qu’il utilise pour se débarrasser de la surpopulation qui l’encombre. En Occident, tout est mis en oeuvre pour réali­ser le noble but hu­manitaire, du plus traditionnel, le blo­cus, au plus sophisti­qué, l’arsenal issu de la technologie de pointe, mis au point au cours des deux dernières décennies par les docteurs Folamour du capital.
Depuis dix ans, le déchaînement de la puissance guerriè­re occidentale a déjà généré des désastres immenses, pour cer­tains irréversibles pendant de très longues périodes historiques. Car les complexes indus­triels modernes qui sont les cibles privilégiés de l’Otan constituent des Bhopal et des Tchernobyl en puissance. Leur complexité n’a d’égal que leur fragilité. Leur pilonnage acharné a des conséquences catastrophiques. De l’Irak aux Balkans, du Golfe persique au Danube, leur destruction, y compris celle des plus dangereux d’entre d’eux, comme le réacteur nucléaire d’essai proche de Bagdad, bombardé en 1991, a libéré dans le sol, dans le sous-sol, dans les fleuves et dans les mers des masses de produits chimiques et radioactifs toxiques, mutagènes et cancérigènes, pour toutes les formes de vie planétaire, humaine et non humai­ne. Par suite, des régions entières autrefois très fertiles, comme la région agricole située entre le Tigre et l’Euphrate sont devenues des champs de mines stériles, où l’eau et l’air sont empoisonnés, où les plantes, les animaux et les humains sont contami­nés, crèvent d’épidémies et sont l’objet de mutations catastrophiques qui sont transmises de géné­ration en. génération. Tel est le sinistre bilan des guerres humanitaires en cours.
Le ralentissement momentané de la croissance des budgets officiels affectés aux armées, à l’aube des années 90, n’a été que le prélude à la nouvelle accélération dans la course aux armements. Derriè­re les phrases pompeuses sur le désarmement, tous les Etats procédaient à leur surarmement. Le mar­ché mondial des instruments de mort n’a jamais été aussi florissant et le secteur militaire aussi omnipré­sent. Il est d’ailleurs impossible de le distinguer, sauf de façon artificielle, du secteur civil, surtout dans le domaine décisif des recherches et des réali­sations technologiques. Pour les Etats les plus puis­sants, au premier chef les Etats-Unis, il fallait mettre progressivement à la retraite les armes les plus obsolètes héritées de l’époque de la guerre froide, recycler et moderniser celles qui pouvaient l’être et, surtout, perfectionner et tester à l’échelle réelle, celles, plus sophistiquées, qui étaient concoctées dans les laboratoires.
La guerre du Golfe a inauguré, dans la plus grande discrétion, l’utilisation massive d’armes ra­dioactives. L’Onu refuse de reconnaître qu’elles sont partie intégrante de la panoplie nucléaire. Elle réserve l’usage du terme honni aux bombes, à ura­nium enrichi ou à plutonium. Toutes les autres armes radioactives sont considérées, par les traités, comme armes conventionnelles. L’Onu pourrait aussi bien prétendre que les mitrailleuses ne sont plus des armes à feu dès qu’elles sont dotées de si­lencieux. La banalisation de l’utilisation militaire de l’atome est facilitée par le fait que, dans l’imaginaire populaire issu de la guerre froide, les projec­tiles atomiques sont assimilés aux bombes du mê­me nom. L’immense avantage des nouvelles générations d’armes est qu’elles n’apparaissent pas sous la forme bien connue de l’inquiétant champi­gnon vénéneux. Rien n’est plus discret que les ra­diations qu’elles émettent.
Depuis l’époque des mastodontes de la guerre froide, la technoscience a réalisé de gros progrès.
Elle est désormais capable de recycler, de façon très rentable, les sous-produits du fonctionnement des centrales nucléaires et des usines qui fabriquent des bombes nucléaires, jadis considérés comme des or­dures à entasser, à enfouir et à oublier au plus vite. Pendant que les lobbies réformistes amusaient la galerie, avec leurs propositions de solutions civiles pour neutraliser les déchets radioactifs, les Etats nucléaristes avaient déjà tranché : la solution mili­taire était la plus adaptée aux nouvelles donnes de la guerre. Les armes à uranium appauvri, systémati­quement employées au cours de la dernière décen­nie, du Golfe aux Balkans, sans compter la Somalie et Haïti, sont ainsi l’un des principaux produits du recyclage des poubelles nucléaires.
Les militaires occidentaux, et russes, ont été fas­cinés par la dureté de l’uranium appauvri. Utilisé dans le blindage des véhicules militaires, il les pro­tège des armes antichars habituelles. Employé dans les projectiles à forte pénétration, de la balle de mi­trailleuse au cône de choc du missile, il traverse sans problème les cuirasses des blindés, les murs des ca­semates et des abris, militaires comme civils. Le ter­me "appauvri" prête à confusion : il laisse entendre que l’uranium en question n’émettrait presque pas de radiations. Il n’en est rien. L’alliage contient peu d’uranium "enrichi", susceptible de générer des réactions en chaîne quasi instantanées. C’est tout. Mais, à l’état inerte, il est déjà dangereusement ra­dioactif. Pour nier les dégâts qu’il occasionne, les nucléaristes ressortent le mythe éculé de la non-dangerosité des faibles doses de radiation émises par les centrales, alors même que les maladies liées au nucléaire augmentent dans les régions où elles sont implantées.
De plus, l’uranium appauvri brûle à l’impact avec des températures très élevées et dégage d’énormes quantités de dioxyde d’uranium très ra­dioactif sous la forme d’aérosols, qui se dispersent sur des centaines de kilomètres carrés, puis qui pénètrent dans le sol et le sous-sol jusqu’aux nappes phréatiques. Elles peuvent être aussi inhalées et in­gérées. Pendant la guerre du Golfe, pas moins de 500 tonnes d’uranium appauvri ont été dispersées en Irak et au Koweït par les troupes de l’Alliance, y compris celles de la France. Soit, en termes de ra­dioactivité, quatre à cinq bombes du type Hiroshi­ma. Dans les années qui ont suivi, le taux des leucé­mies, des déficiences immunitaires, des cas de stérilité chez les hommes et les femmes, des malfor­mations congénitales des nouveau-nés, etc., bref le taux des maladies d’origine nucléaire a grimpé à grande vitesse en Irak, d’autant plus vite que la po­pulation était déjà exténuée par la malnutrition et les épidémies. Les mêmes symptômes sont apparus chez les soldats onusiens qui avaient transporté et manié de telles armes et chez les membres de leurs familles. Aujourd’hui, après les Irakiens, les Soma­liens, les Bosniaques, ce sont les Serbes, les Koso­vars et, de façon générale, tous les habitants des Balkans, de l’Europe centrale et méridionale qui subissent les retombées de la guerre technologique. Pas plus que le nuage de Tchernobyl, elle ne connaît de frontières. Les rêves les plus fous du docteur Folamour sont en passe d’être réalisés par ses succes­seurs, les champions de la guerre humanitaire.

L’industrie de la tuerie, ban d’essai du progrès

Au lendemain de la guerre du Golfe, lorsque Schwarzkopf souligna "qu’elle avait des effets bé­néfiques sur l’industrie, entre autres sur l’industrie pharmaceutique", il souleva des tempêtes d’indi­gnation morale. Au fond, il ne faisait que révéler au grand jour l’une des fonctions essentielles des bou­cheries initiées par les Etats capitalistes. La guerre résume, en quelque sorte, les avancées réalisées par le capital mais, en retour, elles les accélère. Elle est le ban d’essai du progrès. L’industrie de la tuerie, sous l’égide de l’Etat centralisé, est le laboratoire grandeur nature du développement de l’industrie en général. A l’aube de l’industrialisation, l’intro­duction du travail salarié et des machines dans l’ar­mée permanente fut pour beaucoup dans leur gé­néralisation à l’échelle de toute la société bourgeoise. Depuis plus de deux siècles, bien des formes d’organisation et des modes d’activité propres au capitalisme ont été anticipés et testés dans l’appareil militaire de l’Etat. En témoigne à l’évidence l’aventure du nucléaire, rejeton de la Se­conde Guerre mondiale, comme source d’énergie fondamentale et modèle de gestion centralisée, militarisée et bureaucratisée de la société.
La guerre high-tech marque l’accélération du processus. Les laboratoires sponsorisés par les trusts et par les Etats, qui fabriquent les marchan­dises les plus diverses, des armes aux médicaments, souvent les deux à la fois, y voient l’occasion rêvée pour tester in vivo, hors des enceintes de leurs tech­nopoles, leurs brillantes inventions et pour analyser quelles en sont les retombées militaires et civiles. Aujourd’hui, les docteurs Mengele sont légion, ils sont les hérauts de la démocratie et leurs champs d’expérience in­clut de très vastes territoires. L’Otan envoie sur les champs de bataille encore fu­mants, par le biais des institutions humanitaires de l’Onu, des missions charitables chargées d’étudier sur le tas les effets de toutes les merveilles avec les­quelles elle a martyrisé des populations entières, en Irak et ailleurs. La main qui assassine est aussi celle qui soigne.
Rien d’étonnant aussi que des soldats de l’Otan jouent à l’occasion le rôle peu enviable de souris de laboratoire. De retour du Golfe et de Somalie, nombre de GI ont déposé des plaintes auprès de l’administration américaine et ont manifesté sous les murs du Capitole. Ils accusaient l’armée améri­caine de leur avoir inoculé des substances qui les rendaient malades et qui avaient des effets dévasta­teurs sur leurs compagnes et sur leurs progénitures. Sous prétexte de les protéger des gaz de combat de l’armée irakienne, qu’elle s’est d’ailleurs bien gar­dée d’employer contre les troupes de l’Alliance, leur propre service sanitaire les avait soumis à des tests, en particulier à des vaccinations, et parfois for­cés, sous la menace de la cour martiale, à prendre des drogues issues de manipulations génétiques. Pour les Etats, les êtres humains ne sont jamais que du bétail à démembrer, même lorsqu’ils combat­tent sous leurs couleurs.

Les pieds d’argile

Les deux guerres mondiales appelèrent sous les drapeaux des millions d’hommes, arrachés du jour au lendemain à leur routine et envoyés au mas­sacre. Leur vie, et celle de leurs proches, en fut bou­leversée. Sous l’impression pénible du cataclysme d’août 1914, Rosa Luxembourg pouvait écrire : "Des millions de prolétaires de tous les pays tom­bent au champ de honte, du fratricide et de l’auto­mutilation, avec aux lèvres leurs chants d’esclaves." Mais elle soulignait aussi que, dégrisés par l’horreur de la guerre, les esclaves pouvaient se retourner contre leurs maîtres. De fait, la Première Guerre mondiale engendra des fraternisations dans les tranchées et des mutineries dans la plupart des ar­mées belligérantes. En Europe et en Russie, des ré­volutions éclatèrent, menaçant l’existence même du système capi­taliste. Même les grandes guerres coloniales, comme celle du Viêt-Nam, firent enco­re appel à la conscription de masse. Il en coûta la victoire au Pentagone, lors­que les GI commencèrent à désobéir et à déserter et même, par­fois, à tuer leurs propres officiers.
L’éventualité de la perte de contrôle sur les troupes reste toujours la hantise de la hiérarchie militaire. Elle préfère commander des prétoriens sans état d’âme que des appelés parfois insoumis. Dans les pays les plus développés, l’armée connaît le même genre d’évolution que toutes les autres institutions du capital : elle est restructurée à tra­vers la mise en oeuvre d’instruments technolo­giques plus sophistiqués qui nécessitent moins de main-d’oeuvre qu’autrefois mais plus qualifiée et plus disciplinée. D’où l’image du cybermercenaire bardé de prothèses, qui symbolise la guerre "post-héroïque", selon la formule ineffable des experts en communication de l’Otan, propagée par les médias.
Mais entre la représentation et la réalité, il y a encore beaucoup de différence. Même les armées de la guerre des étoiles ne sont pas composées que d’officiers technocrates. Au bas de l’échelle, il y a toujours les soutiers qui ont parfois signé pour des motifs assez peu guerriers. L’armée américaine, donnée en modèle du professionnalisme, offre ainsi aux engagés pour trois ans, sor­tis des quartiers misérables noirs et latinos, la possibilité de suivre des études gratis après leur démobilisation. Nombre s’y sont laissés prendre vers la fin des années 80. Ils n’imaginaient même pas qu’ils auraient à combattre. Lorsque l’intervention en Irak leur est apparue inévitable, des GI ont dé­serté, en particulier en Allemagne, d’autres ont re­fusé de partir et ils ont été envoyés menottes aux mains dans le Golfe pour y servir parfois de chair à expérimentation. A moindre échelle, des résis­tances du même genre ont eu lieu ailleurs dans d’autres bataillons de fantassins de l’Otan, pas seulement dans l’armée irakienne, ou serbe, comme le prétendent les médias à la solde des états-majors occidentaux.
En Occident, la guerre en cours aggrave la soumission des citoyens au capital, même si, à l’heure actuelle, elle ne prend pas la forme de fureur guerrière. Le pouvoir d’État leur rabâche qu’il n’aura plus besoin de faire appel à eux et qu’ils ne pâtiront même plus des retombées de la guerre, pas plus, que les soldats qui combattent en leur nom. Pourtant, les manifestations et les doléances d’anciens et d’anciennes GI montrent qu’il n’en est rien. Les engagés volontaires du ghetto payent cher leurs illusions de promotion par l’armée. Aujourd’hui clochardisés en masse, ils crèvent à petit feu, irradiés et intoxiqués : ils représentent près de 15 % des sans-logis aux Etats-Unis. Vu l’énorme dis­proportion des forces militaires en présen­ce, les troupiers de l’Otan sont bien plus mutilés et tués par leurs propres armes que par celles de l’adversaire désigné à leur vindicte. Les hor­reurs qu’ils infligent aux populations étrangères se retournent déjà contre eux et leurs proches. "L’option zéro ca­davres dans nos propres troupes, qui est l’une des justifica­tions officielles de la boucherie technolo­gique relève de la propagande de guerre mensongère. En réalité, l’automutilation a atteint des degrés inconnus jusqu’alors dans l’histoire du capitalisme.
Mais nos concitoyens préfèrent ne pas croire à l’effet boomeran de la guerre. Les abris sont pour les autres. Eux sont à l’abri. De là leur indifférence envers les malheurs d’autrui, leurs larmes sans conséquence pour les charniers du Kosovo que leur présentent les médias, leur incrédulité envers les plaintes des vétérans du Golfe et d’ailleurs, et leur fascination morbide pour les prouesses fort peu héroïques que mènent en leur nom les cybersaigneurs de la guerre aérienne. Leur passivité suffit bien au­jourd’hui à l’Etat pour mener ses affaires. Mais demain ? Même ceux que la guerre révulse sont presque tous désorientés et font le gros dos. D’au­tant plus que beaucoup d’appels révolutionnaires, qui résumaient autrefois l’hostilité à l’appareil militariste de l’Etat, basé sur la conscription de masse, sont en partie dépassés par l’évolution de la struc­ture de classe de la société capitaliste et des institu­tions qui sont nécessaire à sa conservation. Ainsi l’appel aux prolétaires en uniforme à retourner leurs fusils contre la hiérarchie galonnée a perdu beaucoup de son sens. Non pas que des mutineries militaires soient devenues impossibles. Mais la professionnalisation de l’armée et les armes high-tech utilisées aujourd’hui par n’importe quelle puissan­ce militaire, même d’envergure régionale, sont adaptées au terrorisme d’État. Elles rendent vaine toute tentative de réapproppriation générale de l’arsenal du capital par ceux qu’il écrase, qu’ils soient en civil ou en uniforme.
Face à la force militaire, qui paraît sans limites et hors de portée de toute intervention humaine, et à l’ambiance de soumission, que pas grand-chose ne trouble, rien ne semble possible. Pourtant, le colos­se a des pieds d’argile. Il repose toujours sur le dos de ses ilotes salariés. La technologie n’est rien sans eux et elle a ses faiblesses. C’est pourquoi nous réaf­firmons avec force, même si cela semble relever à l’heure actuelle du vain désir, que seules des pous­sées révolutionnaires peuvent stopper la course guerrière à l’abîme. Bien sûr, aucun slogan révolu­tionnaire ne déclenchera des vagues d’insoumis­sion, de désertion et de sabotage contre la machine de guerre. Pas plus d’ailleurs que n’importe quelle forme de refus révolutionnaire de faible ampleur, même si elle a de l’importance pour ceux qui ne veulent pas céder aux cris stridents des sirènes guerrières. Mais, que des révoltes tant soit peu larges et radicales contre la guerre éclatent, à l’intérieur comme à l’extérieur des armées, et le beau mécanisme sera enrayé.

André Dréan