par ArchivesAutonomies
La résolution que nous publions ci-dessous émane de la CE de notre fraction et doit encore être examinée par les groupes de la fraction. Elle ne deviendra un document officiel qu’après approbation de la part de ceux-ci. Ce document ne peut avoir qu’un seul but : contribuer à la discussion au sein des groupements issus de la crise du mouvement communiste. Mais même si la portée de ce document était tout autre et suffisait aux besoins de la lutte du prolétariat français, il ne représenterait pas une condition pour construire l’organisme capable de fonder le parti de demain du prolétariat français, la fraction préparant les cadres pour le nouveau parti. Nous restons inébranlablement attachés à notre position sur la nécessité pour les différents prolétariats de faire surgir de leur sein, et de l’ambiance sociale où se déroulent les luttes de classes, un courant capable de s’unifier avec les courants parallèles provenant des autres pays, afin d’aboutir sur la voie qui conduit le prolétariat mondial à se forger les partis, chaînons indispensables pour la construction de l’Internationale. Le but que nous nous assignons est d’apporter notre modeste contribution à un travail qui ne peut provenir de notre fraction exclusivement ou de la propagation de ses positions concernant le mouvement ouvrier français, mais qui ne peut résulter que de l’effort accompli par ces groupes révolutionnaires résultant de la décomposition du mouvement communiste, pour le compte du prolétariat français.
Après ses succès dans les autres pays, c’est maintenant en France que le capitalisme essaye d’étrangler la lutte prolétarienne afin de réaliser les conditions pour son alternative aux situations actuelles, le carnage inter-impérialiste. A l’heure où cette résolution a été rédigée, deux inconnues subsistent dans la situation française. Certainement, le problème n’est pas d’établir des prophéties, mais de voir quelles sont les règles politiques d’action qui, en se basant sur des positions autonomes de la classe prolétarienne, permettront le succès des ouvriers français, en vue du triomphe de la classe ouvrière mondiale. En Italie d’abord, en Allemagne et en Autriche ensuite, l’étranglement du prolétariat révolutionnaire s’est accompagné d’une transformation violente de l’organisation de la société capitaliste vers le régime fasciste. Cette nécessité historique du capitalisme : supprimer brutalement, et par un carnage impitoyable, toute possibilité d’organisation ouvrière, dérivait-elle du fait que survivant un noyau ouvrier, immédiatement et inéluctablement des possibilités surgiraient pour l’organisation révolutionnaire ? Ou bien dérivait-elle de la nécessité particulière pour certains impérialismes, désavantagés dans le dernier butin de 1918, de supprimer toute lutte ouvrière car, dans ces pays, la moindre défense des salaires étant en même temps la lutte pour la révolution ? Dans l’une ou l’autre hypothèse, que le capitalisme français évolue vers le fascisme, ou bien que sous le signe de l’Union Nationale, il se contente d’une réforme de l’État, la seule chance de salut pour la classe ouvrière réside dans la poursuite de ses buts spécifiques et dans la lutte pour la révolution communiste, seulement possible s’il détermine un mouvement immédiat pour la défense de ses revendications partielles.
Parallèlement à la perspective d’une conversion pacifique de la démocratie parlementaire vers une démocratie de pleins pouvoirs, se dresse la perspective d’une conversion de la classe prolétarienne abandonnant son programme spécifique et se dissolvant au sein de la société capitaliste. Bien sûr, il ne s’agit pas ici d’un "suicide" des masses ouvrières, ce que, d’ailleurs, les épisodes héroïques de la lutte des ouvriers le 1er Mai à la Cité Jeanne d’Arc, à Hénin-Liétard, à Toulouse, à Montargis, et dans toute la France, prouvent clairement. Les masses veulent s’opposer, au risque de leur vie, au plan et à l’attaque du capitalisme ; mais ce sont les forces sociales qui agissent en leur sein qui ont précisément la fonction historique de dissoudre la classe ouvrière au sein du capitalisme français. En France, le problème se pose de la sorte : socialistes et centristes parviendront-ils à remplir totalement leur rôle, sans que les bandes d’assassins fascistes aient à intervenir ? Deux éléments particuliers à la situation française permettent de croire que, probablement, le capitalisme pourra se passer du fascisme et que socialistes et centristes lui suffiront. C’est d’abord l’éclosion d’un mouvement "anti-marxiste" au sein de la SFIO, lequel gardera des attaches puissantes avec la CGT, et le mouvement des anciens combattants. C’est ensuite la réalisation du front unique entre socialistes et centristes, sur la base de l’abandon du programme prolétarien et communiste dans la question de l’État (défense de la démocratie), et dans la question des luttes partielles (abandon de la grève). Ce front unique s’établit surtout en relation avec la politique étrangère de l’État Soviétique qui s’oriente, dans la contingence actuelle, vers une alliance économique, politique et militaire avec l’impérialisme français. Nous n’analyserons pas ici si cette orientation tient seulement à la contingence ou si elle représente une orientation définitive dans le regroupement des États pour la prochaine guerre. Le problème est d’ailleurs secondaire pour les marxistes qui considèrent le système capitaliste dans sa signification mondiale et qui, dès lors, ne peuvent qualifier que de contre-révolutionnaire la politique qu’applique actuellement l’État ouvrier dégénéré. Cette relation entre la politique centriste et la politique de l’État Soviétique paraîtrait, à toute première vue, une conquête immense pour la lutte révolutionnaire, puisque principiellement nous devons profondément souhaiter une telle relation et dépendance. Mais ce qui éclaire la situation actuelle, c’est que cette dépendance résulte d’un accord préalable entre les deux États et non d’une Internationale dirigeant l’État ouvrier. D’autre part, la politique appliquée en France rompt brutalement avec les intérêts actuels et finaux de la classe ouvrière. Par conséquent, la situation actuelle en France voit le centrisme et sa politique contre-révolutionnaire en plein épanouissement. En Allemagne, la politique centriste conduisit au massacre des ouvriers par les bandes fascistes. En France, la politique centriste conduira-t-elle à une dissolution des communistes au sein de la social-démocratie au nom de l’ "unité organique" ? Il est impossible de le prévoir dès maintenant, mais il est certain que le front unique qui vient de se réaliser constitue un succès certain, non pour le prolétariat, mais pour le capitalisme.
La situation actuelle en France voit donc s’entrecroiser toute une série de problèmes et de forces ennemies, alors que toute la situation internationale s’oriente vers la guerre. Tout comme pour les époques précédentes du mouvement ouvrier, la reprise des luttes est, en définitive, en fonction de la construction d’un organisme surgissant du monde ouvrier en décomposition. Les socialistes ne font plus partie du monde ouvrier, mais du monde capitaliste depuis 1914 ; ce que d’ailleurs ils ont prouvé par le massacre du prolétariat révolutionnaire dans l’immédiat après-guerre. C’est uniquement parmi les réactions surgissant du mouvement et de la crise communiste et en directe corrélation avec la décomposition du centrisme que peut être forgé l’organisme pour la victoire prolétarienne. En France, actuellement, pas un seul groupe ne suit le chemin de Lénine, pour la construction d’une fraction de gauche du Parti Communiste français. C’est donc qu’aucune condition n’est remplie ni pour les luttes d’aujourd’hui, ni pour les luttes de demain. La résolution que nous publions et qui tend à rechercher la politique sur la base de laquelle pourrait être forgée la fraction de gauche en France ne demande pas des accords superficiels et immédiats. Elle ne veut qu’indiquer aux prolétaires que la confusion ne conduit jamais au succès et que la manœuvre est à l’opposé de la politique ouvrière, c’est-à-dire du chemin qui pourra conduire à l’organisme capable d’assurer la victoire des prolétaires français dans l’intérêt de la révolution mondiale.
* * * * *
1. - LA CRISE ÉCONOMIQUE EN FRANCE
Tout comme pour les crises précédentes de l’économie capitaliste, la crise actuelle ne s’est pas produite synchroniquement dans le monde entier, reproduisant, au même moment, des phénomènes analogues dans chaque pays. La crise est un événement mondial, relevant du fonctionnement du système capitaliste international et des bases contradictoires sur lesquelles il est assis. Mais l’ordre dans lequel s’effectuera l’entrée des différents pays dans le mouvement de crise, aussi bien que l’ampleur des bouleversements, dépendra des bases sur lesquelles s’assied la domination du capitalisme financier. Là où l’évolution industrielle constitue l’assiette presqu’exclusive de la puissance financière, la crise et la commotion économique et sociale se manifesteront beaucoup plus profondément.
La France doit à la structure particulière de son impérialisme son entrée tardive dans le cours de la crise économique mondiale, de même que c’est à cette structure qu’il faut attribuer le fait que les bouleversements qui s’y produisirent n’eurent point l’ampleur qui se vérifia dans d’autres pays. Les rapports entre l’industrie et l’agriculture, dans l’ensemble de l’économie, ensuite le rapport entre l’industrie de consommation et de production, enfin l’étendue d’un empire colonial non industrialisé et les larges investissements de capitaux confiés surtout à des États et non à des particuliers, font que l’impérialisme français offre une résistance plus grande aux contrecoups de la crise économique mondiale. La thèse de Marx sur la centralisation et la concentration de l’économie capitaliste autour de son pôle : les trusts, les cartels et les banques, est aussi confirmée par la structure du capitalisme français où la prédominance de la petite propriété, de l’industrie de consommation, ne restreignent nullement le pouvoir des magnats de la banque ; d’autre part, elles ne créent aucune possibilité pour la formation d’un gouvernement mixte de capitalistes et de petits propriétaires, ou pour l’intervention de la petite et moyenne bourgeoisie dans les formations gouvernementales, Union Nationale ou Bloc des gauches sont deux formations spécifiquement capitalistes répondant aux intérêts du grand capitalisme bancaire.
La bourgeoisie française, qui arriva au pouvoir de bonne heure, pouvait asseoir sa domination sur une base plus solide que les autres bourgeoisies. Son économie industrielle se constitua très tôt sans pouvoir utiliser les procédés supérieurs de la technique sur lesquels se construira, par exemple, l’économie allemande. Ses positions sur les marchés mondiaux étaient déjà établies au moment de l’expansion des autres impérialismes, lesquels arrivant plus tard durent essayer nécessairement de les lui enlever par la force des armes. D’autre part, sur son marché intérieur, l’économie agraire garde une position proportionnellement assez forte par rapport au secteur industriel ; à ce propos, au sein de ce dernier, comme nous le verrons plus loin, ce n’est pas la grande industrie de production qui s’assurera la primauté. Voilà donc les facteurs fondamentaux de la structure de l’impérialisme français qui découlent évidemment de toute l’évolution historique du capitalisme et qui ne disparaissent pas dans la phase de son déclin.
Le développement de l’impérialisme français se fera surtout vers son extension et non vers une intensification modifiant profondément le mécanisme qui régit les différentes parties de l’économie française énoncées plus haut. Aujourd’hui encore, les progrès de la rationalisation y seront beaucoup moins importants que dans d’autres pays. Au surplus, nous assistons actuellement en France à une orientation politique économique qui veut prouver les méfaits de la course à l’industrialisation. Les grandes usines industrielles, les grands centres prolétariens, peuvent évidemment rivaliser et dépasser les grandes industries d’autres pays, mais il n’en reste pas moins vrai qu’ils n’englobent que des parties seulement du territoire français, ce qui n’ébranle pas le système économique dans son ensemble, ne détruit pas l’économie agraire et ne fait pas de la France un pays produisant surtout en vue des compétitions sur les marchés mondiaux. Par ailleurs, nous pouvons ajouter que la victoire de la France en 1918 n’a pas apporté une profonde modification organique de sa structure économique. L’intense progression de la production industrielle, qui s’est vérifiée après la guerre, résulte non d’une refonte de l’appareil productif, mais du fait que la victoire de 1918 a doté l’économie française de possessions minières de tout premier ordre et a éliminé, à cette époque, la concurrence allemande. En outre, les visées de la France sur la Ruhr d’abord, actuellement sur la Sarre, prouvent que la direction suivie par cet impérialisme se tourne vers l’extension de ses possessions territoriales et non vers une modification profonde de la base structurelle de l’économie française.
La composition organique des différentes parties de l’économie française mettra celle-ci à l’abri des spasmes et des convulsions qu’ont connu d’autres impérialismes. Cela est d’ailleurs confirmé par les considérations suivantes : l’économie agraire a pu subir des chocs moins violents que l’économie industrielle (le contraire de ce qui s’est vérifié dans les autres pays), les interventions croissantes de l’État pour la sauvegarde de grandes industries et banques parviennent à éviter leur effondrement et à limiter les faillites qui se sont vérifiées ailleurs. Enfin, le maintien de l’étalon-or prouve qu’il n’est pas nécessaire de faire entrer en jeu les palliatifs monétaires pour parer aux effets de la crise. Il est certain que le maintien de la parité or du franc répond aux intérêts actuels de l’impérialisme français considéré dans son ensemble, et non suivant les intérêts de groupes qui pourraient avoir grand intérêt à des manœuvres inflationnistes ou dévaluationnistes. L’étalon-or est, avant tout, un signe de la puissance économique conquise par la France dans le monde entier ; cela lui permet de centraliser de puissants capitaux dans ses coffres-forts. Ses capitaux et les grandes réserves métalliques qui représentent du surtravail coagulé, nous donnent ici un autre élément d’appréciation de la plus grande résistance de l’impérialisme français à la crise économique mondiale. Enfin, le caractère de son empire colonial où l’industrialisation n’est nullement poussée dans une mesure telle que les colonies puissent devenir une menace pour la métropole, nous permet de comprendre pourquoi les événements économiques qui eurent lieu en Allemagne ou aux États-Unis, ne se sont pas présentés en France. En effet, si le commerce extérieur de la France a fléchi considérablement ces dernières années, le poids spécifique du commerce colonial n’a fait que grandir et, au Maroc, par exemple, l’industrie locale parvient difficilement à obtenir des mesures de protection efficaces, non seulement contre la concurrence française, mais même japonaise.
Le grand capitalisme financier reste, malgré la composition organique de l’économie française, la force maîtresse qui dirige la société. Toutes les mesures gouvernementales, émanant de la droite aussi bien que de la gauche, n’ont d’autre but que de faire refluer vers les grandes banques la plus-value des ouvriers aussi bien que le surtravail des paysans. Capitaines d’industrie et propriétaires terriens fusionnent dans les grandes banques où la synthèse s’opère. A la garde de ces forteresses du capitalisme se trouvent toutes les forces actuelles de la contre-révolution, depuis le centriste jusqu’au camelot du roi, afin de briser l’attaque révolutionnaire du prolétariat, la seule classe capable d’affaiblir et d’anéantir le pouvoir et le régime du capitalisme.
Les positions de l’impérialisme français sur l’échiquier mondial sont de tout premier ordre. En 1923, devant l’opposition de l’impérialisme anglais et américain (déterminée par la nécessité de défendre le monde capitaliste menacé par les événements révolutionnaires en Allemagne, ce que d’ailleurs Poincaré comprit rapidement en s’inclinant sans pousser son offensive jusqu’à l’occupation définitive de la Ruhr), l’impérialisme français dut, encore une fois, renoncer au plan qui fut celui de Napoléon de s’adjoindre la Ruhr pour devenir la maîtresse incontrôlée de l’Europe entière. Après l’écrasement du prolétariat allemand en 1923, ce qui signifiait une défaite cuisante pour le prolétariat mondial, un nouvel équilibre inter-impérialiste put se fonder sur les membres des ouvriers de tous les pays. A cette époque, l’impérialisme français s’assigna pour but de consolider ses positions et l’hégémonie conquise par sa victoire de 1918. Au travers de la Société des Nations d’abord, ensuite par les Traités d’Alliance, enfin, actuellement, par des pactes régionaux. Le but ultime de la politique française reste le renouvellement de l’Entente Cordiale avec l’Angleterre ; cette perspective pourrait fort bien se rencontrer avec un cours historique conduisant les deux plus vieilles bourgeoisies à représenter le dernier rempart du capitalisme contre l’offensive révolutionnaire du prolétariat.
Faisant pendant au Locarno Occidental de 1925, l’impérialisme français s’est assuré - au travers de la Petite Entente - un Locarno balkanique et, enfin, un Locarno oriental ; autant de chaînes destinées à resserrer l’hégémonie française en Europe. Au point de vue colonial, la France possède un territoire de tout premier ordre en Afrique et, en Asie où l’Indochine représente, sans nul doute, non seulement un territoire de grandes opérations financières pour la France mais aussi du fait de sa position géographique qui en fait un pont entre l’Inde et la Chine, une base d’opérations qui sera fortement utilisée dans la lutte entre les forces de la révolution prolétarienne et de la contre-révolution impérialiste, lutte qui se conclura par l’industrialisation de l’Asie sous la direction du prolétariat victorieux.
Les récents événements internationaux prouvent que les positions conquises dans le monde entier par la France ne sont nullement entamées par les résultats des différentes Conférences inter-impérialistes. C’est donc à la guerre qu’auront recours les États capitalistes pour résoudre les problèmes de la lutte pour le partage du monde. Tout comme dans les autres pays, la crise économique en France ne connaîtra pas d’autre issue que la guerre. Les fluctuations, qui se vérifieront dans le cadre de cette crise, pourront permettre aux économistes bourgeois de pousser des cris de soulagement ou bien permettre aux confusionnistes qui pullulent dans le mouvement prolétarien d’écrire des thèses sur la "reprise" ; il n’en restera pas moins vrai que l’expansion de la technique ne trouvera plus de base au sein du régime capitaliste et que, du fait de la puissance acquise désormais par la contre-révolution et l’écrasement du prolétariat, seule la guerre pourra opérer une destruction volcanique de la production et des instruments productifs, ouvrant à nouveau l’ère des attaques révolutionnaires du prolétariat, seule classe pouvant instaurer la société communiste appelée par l’évolution économique et historique comme la seule forme possible d’existence sociale. Les influences ennemies qui ont détruit la seule force historique capable d’agir actuellement ont privé l’humanité toute entière de son centre vital. En France, comme dans tous les autres pays, la crise économique jette dans un bouleversement sans issue toutes les masses opprimées par le capitalisme.
2. - LA SIGNIFICATION DU 6 FÉVRIER
Les événements du 6 février permettent fréquemment de présenter les gouvernements radicaux comme des expressions de la petite et moyenne bourgeoisie, des "remparts de la République et de la démocratie" contre lesquels est déchaînée une attaque du grand capitalisme et du fascisme. Sur la base de cette interprétation erronée, le parti socialiste appuie les gouvernements radicaux menacés par la "réaction", et des gens qui se prétendent communistes leur demandent des mesures capables de repousser l’attaque fasciste du capitalisme. La social-démocratie affirmera qu’un gouvernement démocratique sera la condition même pour maintenir les conquêtes ouvrières. En outre, elle ne manquera pas de prendre les expériences d’Italie, d’Allemagne et d’Autriche pour prouver qu’il faut agir immédiatement dans ce sens. D’autre part, centristes et oppositionnels de toutes nuances exigeront des mesures énergiques du gouvernement radical au pouvoir, ainsi que de leurs acolytes socialistes, afin de les mettre "au pied du mur" et penseront avoir déterminé ainsi un mouvement de progression de la lutte prolétarienne. En effet, selon leur raisonnement, radicaux et socialistes ne pouvant que se montrer incapables de repousser le fascisme, après le démasquement de ces derniers, le prolétariat n’aurait plus qu’à faire son entrée triomphale en scène pour réaliser ses buts spécifiques.
Les événements qui sont à la base des appréciations que nous critiquons se rapportent évidemment à une analyse absolument fausse du sens des élections de mai 1932. Il paraîtrait que ces élections ont porté au pouvoir un parti qui représente les intérêts des petits paysans, de la petite-bourgeoisie, c’est-à-dire de couches sociales foncièrement opposées au grand capitalisme et dont la défense ne peut être assurée que par l’action victorieuse du prolétariat. Avec une telle conception, il est facile d’affirmer que seule une perspective et une tactique qui s’inspirent de ces "conditions réelles" permettront graduellement la liquidation des radicaux, des socialistes, et feront apparaître les communistes comme les seuls capables de sauvegarder les intérêts communs de la petite-bourgeoisie et du prolétariat.
Mais une brève analyse de l’œuvre des gouvernements de "gauche" entre juin 1932 et janvier 1934 réduit à néant cette position. Les gouvernements Herriot, Boncourt, Daladier, Sarraut et Chautemps, n’ont jamais sacrifié (tant au point de vue agraire, industriel et financier) les intérêts du grand capitalisme au profit de la petite-bourgeoisie. Que cela soit la conversion des rentes, la politique des contingentements, l’intervention de l’État sur les marchés agricoles, le renflouement des entreprises industrielles et bancaires, la participation de l’État aux Compagnies de Chemins de fer, toujours c’est l’intérêt du grand capitalisme qui a prédominé. A ce propos, Herriot inaugurant l’ère des gouvernements radicaux en 1932 répondait aux propositions socialistes de Huygens qu’il ne voulait pas répéter l’expérience de 1925, c’est-à-dire se heurter à l’offensive du "mur d’argent". Malgré cela, les socialistes pratiquèrent leur politique de soutien, donnant ainsi une majorité parlementaire aux différents gouvernements de "gauche".
Par conséquent, il est clair que la base petite bourgeoise du parti radical accédant au gouvernement ne signifie pas qu’il puisse être un bastion de défense contre le capitalisme financier. Et cela non seulement en considération de la politique qu’il applique, politique qui va à l’encontre des intérêts des petits paysans, mais aussi parce qu’il faudrait nécessairement admettre que les classes moyennes en France puissent jouer un rôle historique autre qu’en Italie, en Allemagne, où l’on représente le fascisme comme un mouvement des classes moyennes. En troisième lieu, cela signifierait donner aux élections qui entraînèrent la victoire des radicaux une signification que les consultations électorales n’ont jamais eu en régime capitaliste, c’est-à-dire admettre qu’elles puissent déterminer une évolution de la société vers des positions favorables aux classes opprimées alors qu’elles ne sont qu’une forme de liaison du capitalisme avec l’ensemble de sa société.
Le marxiste ne déduit pas ses positions politiques, sa tactique, de la base sociale des partis qui agissent dans la société, mais en fonction du rôle qu’ont des forces sociales déterminées, des partis. Le facteur électoral est considéré par lui comme l’expression d’un rapport de forces en présence, donc de classes. En l’occurrence, en 1932, puisqu’il n’y eut pas une victoire communiste mais la victoire du bloc des gauches, cette dernière devra être considérée comme expression de la meilleure forme de domination capitaliste, à un moment déterminé de son évolution, et nullement comme une position des classes moyennes favorable au prolétariat. La victoire des "gauches" se rattache, en dernière analyse, à un phénomène qui s’est d’ailleurs vérifié dans d’autres pays. Lorsque la crise économique atteignit le point final de la contingence favorable et que débuta la crise, la bourgeoisie se replia rapidement sur son aile gauche afin d’empêcher un regroupement immédiat des masses prolétariennes autour de leurs organisations de classe. Faire croire aux masses ouvrières qu’elles seront défendues au parlement par les gouvernements de gauche, tel est alors le but du capitalisme. Mais quand l’approfondissement de la crise s’accompagne d’une désagrégation du front prolétarien où le réformisme triomphe en mettant les grèves hors la loi, alors triomphe le capitalisme et l’heure a sonné de balayer les gouvernements de gauche ayant réalisé leur fonction.
C’est donc exclusivement sur la base de la lutte des deux classes fondamentales de la société : le capitalisme et le prolétariat, qu’il sera possible de comprendre la victoire du bloc des gauches en mai 1932 et non en fonction d’une politique soi-disant indépendante des classes moyennes. Il faudra donc considérer les gouvernements radicaux comme des formes de domination capitaliste, apparaissant pour briser les possibilités qui pourraient exister pour une attaque indépendante de la classe ouvrière.
* * * * *
Le 6 février doit être examiné non en fonction du caractère violent que revêtirent les manifestations, mais en fonction de la lutte entre prolétariat et bourgeoisie. Il ne suffit pas de citer les chocs sanglants de la place de la Concorde pour pouvoir affirmer qu’il existe une opposition fondamentale entre la droite et la gauche bourgeoise. Que l’on tienne seulement compte du fait qu’entre Hitler et Röhm n’existait aucune opposition fondamentale et pourtant on connaît les conséquences du 30 juin. Par ailleurs, la meilleure confirmation de notre opinion est le vote de trêve au gouvernement national issu de "l’émeute" par l’ensemble des radicaux.
Les manifestations violentes du 6 février sont des symptômes du climat historique actuel. Si jadis le roulement entre la droite et la gauche se faisait parlementairement, aujourd’hui cela requiert des manifestations violentes qui découlent du déclin du capitalisme et, en fin de compte, de son désir de manœuvrer le prolétariat, de le pousser en dehors de ses organismes et loin de ses revendications de classe, pour l’enrôler pour la guerre de demain.
La conversion du capitalisme français vers la droite découlait des nouvelles situations et particulièrement de la nécessité de passer à une attaque générale contre les conditions de vie des masses travailleuses. Dans des époques révolutionnaires, lorsque le prolétariat marche à l’assaut du pouvoir, ce sont les formations de gauche et d’extrême-gauche bourgeoises qui sont les plus qualifiées pour défendre le régime capitaliste. Par contre, lorsque cette attaque révolutionnaire n’est plus l’axe de toute l’évolution sociale, le capitalisme opère une conversion à droite, moyen le plus efficace pour préparer la nouvelle guerre. Le passage à un gouvernement de droite correspond donc à une nécessité absolue pour le capitalisme qui verra à ce moment sa gauche occuper des positions aptes à empêcher l’intervention du prolétariat pouvant entraver cette évolution du capitalisme.
La première édition du gouvernement Daladier voulait réaliser l’Union Nationale autour du parti radical. Ce qui prouve bien que droite et gauche ne sont pas irréductiblement opposées. S’il n’y a pas réussi, cela tient aux caractères particuliers de l’époque impérialiste, à la nature contradictoire de toutes les forces qui surgissent de la société capitaliste. Ces remous contradictoires ne s’expriment pas seulement dans l’opposition des classes fondamentales de la société, mais comprennent les formations qui s’agitent au sein de la classe capitaliste elle-même. Marx, contre Lassalle, avait déjà mis en évidence cette donnée de fait et c’est au centrisme que revient le mérite d’avoir ridiculisé, par la formule "classe contre classe", une des positions centrales du marxisme. Celui-ci n’identifie pas uniformément toutes les expressions d’une société ou d’une classe, dont la loi est la contradiction permanente entre ses composants. Le marxisme recherche plutôt quelles contradictions pourront déterminer le choc révolutionnaire pouvant engendrer la nouvelle société. Et ici il faut immédiatement dire que, seule, l’opposition entre capitalisme et prolétariat peut féconder des mouvements révolutionnaires. Le parti du prolétariat, loin de voiler les contradictions qui existent au sein même de la bourgeoisie, les mettra en évidence afin d’empêcher la classe ouvrière de rechercher l’appui d’une formation bourgeoise, car toutes les luttes internes du capitalisme sont inévitablement appelées à se résoudre en faveur de la bourgeoisie.
Quant aux classes moyennes, il faut que le prolétariat ait réalisé sa victoire insurrectionnelle, détruit le mécanisme de domination de la bourgeoisie, pour qu’elles se déterminent à appuyer l’œuvre du prolétariat. Sans l’intervention du prolétariat, la société bourgeoise ne peut que se mouvoir dans une direction favorable aux intérêts du grand capitalisme.
Tenant compte des considérations émises, il est possible de comprendre que le 6 février fut une partie entre deux forces sociales qui, tout en étant opposées entre elles, n’avaient pourtant qu’un seul but : défendre le régime capitaliste.
Le prolétariat n’avait aucun choix à faire ce jour-là entre les deux partenaires en présence. Il devait se regrouper autour de ses positions de classe pour permettre le développement immédiat de ses luttes.
Actuellement, l’on ergote beaucoup sur les intentions de Daladier ou de Frot lors des événements du 6 février. Mais, pour les marxistes, les idées politiques n’ont aucune force propre ; elles relèvent des classes qu’elles expriment. Même si les premières propositions de Frot, le 7 février au matin, avaient été adoptées et que le Cabinet Daladier était resté au pouvoir, il est certain que très rapidement - Frot ou Blum ne pouvant faire appel à la révolution prolétarienne qui aurait été le seul moyen effectif d’empêcher la réalisation des plans du capitalisme - l’Union Nationale se serait quand même constituée.
Lors des événements du 6 février, le parti du prolétariat, au lieu de pousser les ouvriers à opter entre les différents clans bourgeois, tactique qui a conduit à la victoire du fascisme en Allemagne, aurait du démontrer que la situation ne se déroulait pas autour du dilemme Tardieu-Frot, Daladier, mais que la lutte entre ces derniers représentait le paravent derrière lequel se dessinait l’attaque générale du capitalisme contre la classe ouvrière, contre ses organisations de classe, pour la préparation des conditions concrètes de la guerre de demain.
LA PERSPECTIVE DU FASCISME EN FRANCE
La conception de la perspective politique, prise dans sa signification de principe, se relie directement avec les positions qui sont appliquées dans une période déterminée.
Envisagée ainsi, elle n’a rien à voir avec les "prophéties" sur l’évolution des événements mais devient un facteur de tout premier ordre dans la lutte politique. En règle générale, les marxistes peuvent présager de l’avenir, dans la mesure où ils rendent le prolétariat capable d’influencer les événements dans un sens favorable à l’éclosion de la révolution.
Il ne s’agit donc pas, pour ce qui est de la France, d’établir une "prophétie" sur l’arrivée du fascisme au pouvoir, mais d’établir les bases de la concentration ouvrière, les revendications et moyens de lutte, pouvant réaliser le front le plus large et le plus compact des masses prolétariennes devant l’attaque capitaliste.
L’impérialisme français, comme nous l’avons déjà indiqué, a pu, grâce à ses caractéristiques, mieux résister que d’autres pays aux coups de la crise économique. L’Allemagne, l’Italie, l’Autriche, où le fascisme a pu vaincre, ne se trouvaient pas dans une pareille situation. Le manque de débouchés et de soupape coloniale mettait ces impérialismes devant la nécessité de résoudre, à l’intérieur exclusif de leurs frontières, les problèmes issus de la crise. Par là, ils devaient arriver inévitablement à l’étranglement violent de toute organisation ouvrière, à l’imposition violente de conditions de vie dégradantes aux masses travailleuses. Par surcroît, ces pays avaient aussi connu, dans l’après-guerre, des mouvements insurrectionnels qui avaient donné aux prolétaires une expérience révolutionnaire ; ces derniers auraient donc pu trouver dans leurs défaites un terrain propice à la construction du parti de la révolution. Par contre, en France, le prolétariat n’a pas traversé après la guerre de grandes épreuves. La scission de Tours n’a pas été suffisante pour jeter les bases d’un parti révolutionnaire pouvant faire converger les phénomènes de la crise économique vers le déclenchement de l’insurrection.
Tenant compte de ces considérations, il en résulte que la perspective du fascisme menaçant, au lieu de représenter une condition favorable à la lutte prolétarienne, peut devenir un élément de confusion en déterminant les ouvriers à la lutte pour empêcher les meetings d’Herriot, Taittinger, De la Roque, Daudet, mais les immobilisant quand il s’agit de construire un front de lutte face à l’attaque du gouvernement de Doumergue contre les salaires, attaque inaugurée par les pleins pouvoirs, les réductions aux fonctionnaires, la réforme fiscale. En outre, une perspective erronée du danger fasciste peut conduire à négliger les formations bourgeoises non fascistes qui, en Italie, en Allemagne, eurent une grande importance en tant que freins de la lutte ouvrière et qui, en France, peuvent avoir une importance encore supérieure et représenter la forme gouvernementale de domination de la bourgeoisie.
En dehors de ces considérations qui se rattachent encore à des éléments incertains de l’évolution politique, il faut établir les positions politiques qui découleraient d’une perspective de menace fasciste. Si cette perspective s’établissait en regard des données mêmes de la situation, il est évident qu’il faudrait arriver à la conclusion que le prolétariat, qui est la seule force capable d’arrêter l’évolution organique du capitalisme vers une nouvelle forme sociale sans laquelle il ne pourrait survivre, ne peut le faire qu’en marchant à la révolution. Cela revient à poser le dilemme : perspective fasciste ou triomphe de la révolution communiste, ce qui signifie que les révolutionnaires ne pourraient faire appel qu’à la classe ouvrière et à ses luttes spécifiques pour faire triompher le terme de ce dilemme historique qui leur est favorable.
Mais actuellement, en France, ceux qui hurlent au danger fasciste posent, au lieu du dilemme : capitalisme/prolétariat, ou bien dictature capitaliste / dictature prolétarienne, le dilemme suivant : fascisme ou anti-fascisme. À ce sujet, une des conditions pour la réalisation du front unique "antifasciste" imposée par les socialistes (sous l’instigation du gauchiste Zyromsky) et acceptée par les centristes est précisément l’abandon des grèves en tant qu’instruments essentiels des luttes ouvrières.
La dissociation entre fascisme et capitalisme inspire cette politique qui mise sur la perspective imminente du fascisme : ceux qui se basent sur elle substituent généralement la lutte pour la défense de la république démocratique bourgeoise à la lutte du prolétariat pour sa dictature prolétarienne, transforment la lutte ouvrière contre l’État capitaliste en appels pour obtenir le désarmement des organisations fascistes, rejettent les grèves pour la défense des intérêts prolétariens et créent des États Généraux pour la défense de "tous", substituent le bloc antifasciste à l’action indépendante du prolétariat, en un mot poussent à la dissolution totale du prolétariat au sein de la société bourgeoise. Et ainsi, dans l’éventualité qui nous parait fort probante que la situation en France évolue vers une réforme de l’État qui, sans supprimer les partis et les syndicats, arriverait à isoler le prolétariat révolutionnaire et à le rendre inoffensif, la dissociation entre fascisme et capitalisme aura servi, malgré tous les cris sur la menace fasciste, à faire épouser par le prolétariat la cause de la bourgeoisie et le plan sur lequel s’effectuera le rassemblement des masses pour la guerre de demain.
De toute façon, les situations qui ont succédé au 6 février ne confirment pas l’éventualité d’une menace fasciste en France. En effet, à l’opposé de ce qui s’est passé en Italie et en Allemagne, les bandes fascistes n’apparaissent pas pour détruire les organisations ouvrières et se donner une base de masse, mais ce sont les forces armées de l’État qui interviennent pour briser les manifestations ouvrières dirigées contre les partis de droite ou, comme celle des fonctionnaires devant l’Hôtel de Ville de Paris, pour la défense de leurs conditions d’existence.
En définitive, la situation en France va nous permettre de vérifier une position de principe que les événements actuels ne permettent pas encore d’énoncer d’une façon catégorique, à savoir si un capitalisme pourvu d’un empire colonial peut, sans recourir au fascisme, maintenir son régime au travers de la démocratie des pleins pouvoirs remplaçant la démocratie parlementaire. Mais même si notre appréciation était erronée, il n’en reste pas moins vrai que la dissociation entre capitalisme et fascisme, faite au nom de la menace fasciste imminente, le bloc inter-classes de l’antifascisme ne servirait que les intérêts du capitalisme et assurerait la réussite de ses plans, en cas où le capitalisme passerait réellement à l’anéantissement des organisations ouvrières en vue de la guerre.
La théorie marxiste sur la division de la société en classes et sur la mission révolutionnaire échue à la classe prolétarienne n’est pas un simple bavardage, mais une conception qui aboutit à cette conclusion de principe : dans n’importe quelle situation, le seul programme offensif ou défensif autour duquel peuvent se regrouper les masses est le programme communiste. Aucun prétexte valable, aucune suggestion passagère ne devraient donc permettre aux ouvriers, et à plus forte raison à leur parti, de défendre des revendications qui leur sont étrangères ou à réviser favorablement leur appréciation sur ceux qui ont trahi. Ici, comme ailleurs, les analogies avec les attitudes passées de Marx-Engels-Lénine, entre leurs énonciations politiques et celles qui ont cours aujourd’hui, auront une utilité et resteront fidèles à l’enseignement de nos maîtres, à la seule condition de prouver qu’existe un parallèle entre les situations et le rôle des forces sociales de leur époque et de la nôtre. Nous posons le problème ainsi, afin de réagir contre le procédé répugnant qui consiste à prendre éternellement l’expérience russe et particulièrement l’affaire Kornilov pour la compréhension des événements de la France. Il faut bien se rendre compte qu’une opposition radicale existe non seulement entre ces deux situations, l’une extrêmement révolutionnaire et l’autre profondément réactionnaire, entre les positions du prolétariat français et russe, mais également entre les deux termes de la comparaison qui sont différents. D’une part, nous avons en Russie un capitalisme faisant ses premiers pas, d’autre part en France un capitalisme possédant une expérience qui s’échelonne sur plus d’un siècle de luttes ouvrières. En outre, cette analogie entre septembre 1917 en Russie et la situation actuelle est d’autant plus repoussante qu’elle est précisément effectuée pour justifier une modification des positions de classe du prolétariat que l’on veut introduire. En particulier, malgré les événements de l’après-guerre (tous postérieurs à l’affaire Kornilov), le prolétariat devrait opérer un tournant de 180° et considérer comme des alliés éventuels les traîtres qui apparurent dans l’histoire comme seule force capable de sauver le capitalisme en 1919-1921, ceux qui participèrent aux massacres du prolétariat révolutionnaire. La compréhension des événements en France doit plutôt prendre pour termes d’un parallèle les expériences faites par les prolétaires des autres pays, après la guerre, spécialement en Italie et en Allemagne. Il est évident que les expériences vécues par ces différents pays ne feront que corroborer les positions de tactique que nous avons indiquées ; et ces données synthétisées avec nos conceptions de principe constitueront un bloc homogène qui ne pourra être une copie des positions de nos maîtres. Les situations actuelles, loin d’être une pâle copie des situations passées, sont plutôt des points terminaux dans la progression historique des événements, des périodes où un bilan s’est déjà effectué sur la chair des ouvriers du monde entier. Par là même il est impossible que les traîtres qui, hier, massacrèrent les travailleurs, puissent être présentés par les communistes aux masses prolétariennes comme leurs défenseurs, même si en échange des services rendus par eux au capitalisme ils ne recevaient que des coups à la place de la considération à laquelle ils estiment avoir droit.
Nous voulons maintenant examiner si le prolétariat possède vraiment une fonction de classe révolutionnaire dans toutes les situations, ou si son apparition violente sur l’arène sociale est le produit de certaines contingences historiques. Pour prouver qu’il reste la seule partie vitale de la société actuelle, il suffit d’analyser sommairement les spasmes inextricables qui caractérisent aujourd’hui la société capitaliste. Elle peut avoir brisé les attaques révolutionnaires du prolétariat (y compris en Russie), mais elle ne parviendra pas pour cela à apporter une solution aux problèmes de sa crise économique. Et le déclenchement de la guerre reste sa seule solution possible. Cependant, il faut à nouveau définir le programme du prolétariat lorsque les situations ne permettent plus de poser à l’ordre du jour le problème capital de la conquête du pouvoir. Ainsi en est-il en France où le capitalisme ne peut se maintenir au pouvoir qu’en menaçant toutes les positions conquises par le prolétariat, non pour s’incruster dans la société capitaliste mais pour en faire des marches ascendantes de sa lutte vers la révolution. La défense des positions conquises par le prolétariat est le terrain où doit s’opérer la concentration de la classe ouvrière. Il va de soi que leur défense n’est, en définitive, possible qu’à la condition de mettre rapidement le problème du pouvoir au premier plan de la lutte : la persistance du capitalisme nécessitant aujourd’hui la disparition de tous les anachronismes, telles les conquêtes ouvrières, et ne pouvant tolérer leur défense acharnée.
Il s’agit donc d’effectuer une adaptation dans le programme immédiat de lutte du prolétariat qui, ne pouvant pas poser le problème du pouvoir, se regroupera pour la défense de ses revendications partielles. Cette adaptation ne fera que correspondre aux modifications qui se sont vérifiées dans le degré des possibilités révolutionnaires contenues par les situations et, encore une fois, le développement des possibilités de lutte de la classe ouvrière ne sera possible qu’à la condition du maintien intégral de sa position de classe indépendante. D’autre part, les expériences d’Allemagne et d’Autriche montrent que les forces socialistes et centristes altèrent le programme de classe du prolétariat et ne font que favoriser l’attaque du capitalisme et du fascisme. Enfin le régime démocratique n’est pas une entité abstraite rattachée aux intérêts des travailleurs : il correspond à une phase donnée de l’évolution de la société bourgeoise. Au lieu d’être une position du prolétariat, il est un instrument dont se servira la bourgeoisie pour dévoyer la lutte pour le socialisme (le réformisme l’a prouvé admirablement) On ne peut donc faire servir ce régime contre sa propre nature, ses propres buts, pour en faire un instrument de la révolution. Même dans la phase actuelle où le capitalisme est obligé d’en modifier substantiellement le fonctionnement (pleins pouvoirs) ou bien de l’anéantir, le régime démocratique n’acquiert pas une signification prolétarienne. Bien au contraire, la défense d’une pareille institution, condamnée historiquement, ne peut conduire les ouvriers qu’à rallier des forces révolues, alors qu’eux représentent la force de l’avenir appelée à détruire à jamais le mensonge de la démocratie, à faire disparaître les classes et à favoriser l’épanouissement total de la technique productive qui, avec le développement de la société communiste, fera disparaître la loi du nombre et ses multiples tromperies, loi qui n’a de fondement ni dans la vie sociale, ni dans les phénomènes de la nature.
Pour conclure, nous ajouterons encore que pour ce qui est du tournant de la bourgeoisie vers ses formations de gauche, ainsi que des concessions qu’elle effectue pour éviter le déclenchement de l’attaque prolétarienne, il est certain que le capitalisme ne recourra aucunement à des manœuvres démocratiques dès que le prolétariat aura abandonné ses revendications spécifiques pour adopter comme programme la défense de l’État démocratique. A ce sujet, il est facile de constater que les gouvernements les plus réactionnaires en France (comme dans les autres pays) ont surgi de parlements de gauche. Cela signifie que lorsque le prolétariat s’oriente vers une modification de l’État existant et non plus vers sa destruction, au lieu d’assister à sa modification à l’avantage de ses luttes, il verra cet État prendre sa forme réactionnaire et Poincaré d’abord, Doumergue actuellement, bénéficieront des majorités de gauche.
Le terrain où s’établit donc le système défensif du prolétariat reste celui où il agit en tant que classe ; ce terrain est limité dans la contingence défavorable, évolue et atteint des proportions allant jusqu’à la lutte pour le pouvoir dans d’autres situations, tel est le programme du prolétariat dans une période où le capitalisme ne peut rester à la tête de la société qu’à la condition de priver le prolétariat des conquêtes obtenues par lui.
En tout cas, toute dénaturation du programme du prolétariat ne peut qu’étouffer l’avant-garde révolutionnaire et permettre la victoire de l’ennemi et le déclenchement de la guerre.
LE FRONT UNIQUE
Il est à remarquer que la simplicité des conceptions ne signifie par leur clarté. Ainsi en est-il de l’idée très simple qui prétend que l’unité ouvrière est la condition sine qua non pour battre l’ennemi et qui devient en réalité un moyen d’anéantir les capacités de lutte du prolétariat, comme l’expérience de l’après-guerre le prouve surabondamment. A l’encontre de tous ces "ouvriéristes" qui bavardent sur l’unité ouvrière, Marx et Lénine nous ont appris que l’essence de la doctrine révolutionnaire consiste à envisager la politique du prolétariat non comme un produit automatique surgissant des besoins de résistance des ouvriers contre l’exploitation capitaliste, mais comme le résultat d’une théorie qui donne aux exploités une conscience des buts qu’ils doivent atteindre et des moyens qu’ils devront mettre en œuvre à ces fins. Par conséquent, les expériences de l’Allemagne par exemple, au lieu de nous apprendre que le prolétariat a été battu "parce que divisé", doivent nous pousser à effectuer une analyse profonde de la politique qui fut appliquée dans ce pays, afin de rechercher sur quelles bases, avec quelles autres notions et forces politiques le prolétariat aurait pu vaincre. Il faut donc établir la fonction des forces sociales qui, au sein du prolétariat allemand et international, ont agi pour sa défaite et projeter les notions qui permettront dans la suite de construire l’organisme que la classe prolétarienne devra se donner pour arriver à la victoire.
Le front unique ne devra donc pas être accepté par les communistes comme la panacée universelle pour tous les maux. Lorsqu’il s’établit sur des notions politiques favorables au capitalisme, loin de représenter une position favorable, il ne pourra être que la consécration d’une politique d’erreurs, de confusion, de trahison, effectuée grâce à l’enthousiasme des prolétaires autour d’une entente entre communistes et socialistes. Il ne pourra être dans ces conditions qu’un appui puissant aux forces contre-révolutionnaires et les courants communistes, au lieu de trouver dans le front unique un terrain favorable au déclenchement de luttes révolutionnaires, seront repoussés brutalement par les ouvriers emballés par l’idée de l’unité et convaincus qu’une critique envers elle ne peut être tolérée. Léon Blum et Thorez pourront même, au nom de l’unité, faire matraquer par les ouvriers l’avant-garde révolutionnaire au grand profit de l’ennemi qui ne pourra qu’être avantagé par un front unique réalisé sur une base politique contre-révolutionnaire. Nous estimons qu’une condition de beaucoup supérieure pour la défensive ouvrière est le maintien de la séparation entre communistes et socialistes, car ainsi l’esprit critique des ouvriers ne sera nullement anéanti par l’illusion de l’unité. D’autre part, l’avant-garde se trouvera dans des conditions moins mauvaises pour montrer aux prolétaires le chemin politique qu’ils devront emprunter.
Le front unique est revendiqué par les communistes en tant que moyen de concentration des masses autour d’objectifs précis de lutte, de moyens d’action appropriés, mais seulement au sein d’organisations capables d’embrasser les masses, ses objectifs, ses moyens d’action. Il est certain qu’objectifs et moyens de lutte (défense des salaires, par exemple, et grèves revendicatives) dépassent les divisions qui existent au sein du prolétariat, et en même temps qu’ils obligent les traîtres à se démasquer, permettent de réaliser l’unité d’action entre tous les ouvriers. Par contre, le front unique inter-partis ne peut se réaliser qu’à la condition (la France le prouve aujourd’hui très clairement) que les communistes abandonnent leurs revendications fondamentales et historiques. A tous ces charlatans qui prétendent que le Front Unique inter-parti est possible sans des renonciations principielles des communistes et qui apportent à l’appui de leur thèse des exemples de bloc où fut stipulé le respect des positions particulières des communistes, on ne peut qu’opposer la conception élémentaire du marxisme qui montre qu’un bloc qui comprend deux classes antagonistes comporte inévitablement la dissolution de l’une dans l’autre, malgré et contre toutes les stipulations. La social-démocratie, agent de la bourgeoisie, ne restera pas fidèle à sa nature seulement dans des phases particulières de l’évolution historique, mais à chaque instant de la vie de la société capitaliste. S’unir avec elle est donc livrer le prolétariat au capitalisme.
Après les défaites de l’immédiat après-guerre, le front unique des masses qui s’était réalisé autour de l’Internationale Communiste fut brisé : les conditions mêmes ne mettant plus à l’ordre du jour la lutte immédiate pour la prise du pouvoir, unique condition réelle pour l’établissement d’un front unique autour du parti communiste qui, seul, lutte contre toutes les formations politiques ennemies et pour la révolution prolétarienne. Mais quand apparaissent des situations réactionnaires et que ne se pose momentanément plus le problème du pouvoir, les mots d’ordre du prolétariat se restreignent obligatoirement d’un point de vue quantitatif, sans toutefois abandonner leur caractère de classe. Sous aucun prétexte le prolétariat ne peut avoir intérêt à soutenir dans une pareille période des positions revenant à choisir la forme de domination la moins mauvaise du capitalisme, car sous prétexte de se retrancher il se lierait à la défense du régime démocratique, c’est-à-dire se livrerait désarmé à son ennemi. La lutte de la classe ouvrière doit se baser sur les revendications partielles des prolétaires, sur les organisations qui peuvent mobiliser les masses autour d’elles, les syndicats fondés au prix de luttes sanglantes.
La période actuelle, envisagée comme moment de l’époque des guerres et des révolutions, montre que le capitalisme ne peut rester au pouvoir sans porter atteinte aux conditions de vie des ouvriers. Inévitablement, la défense des revendications partielles doit donc poser à nouveau le problème du pouvoir, de l’insurrection, dirigée par le parti du prolétariat, revendiquant comme seule forme de gouvernement pouvant être défendue par les travailleurs : la dictature du prolétariat.
Dans des situations révolutionnaires, les ouvriers parviennent très facilement à se libérer des influences idéologiques de l’ennemi parce que les socialistes seront forcés de prendre les armes contre le prolétariat révolutionnaire. Par contre, dans des situations réactionnaires, la social-démocratie peut faire semblant de défendre les revendications immédiates des masses et ainsi garder la direction des syndicats. La propagande et les illusions que jetteront alors les socialistes ne seront donc pas l’expression de leurs capacités ou de l’inhabilité des communistes à les dénoncer, mais des produits directs de la situation défavorable et de la force de l’ennemi.
En somme, libérer les masses de l’influence socialiste, c’est préparer les nouvelles situations, c’est déterminer des conditions favorables pour la lutte des masses, c’est briser l’attaque du capitalisme et, enfin, réaliser le succès de la lutte pour les revendications partielles, succès qui pourrait provoquer un choc vers la prise du pouvoir.
Le front unique inter-partis qui vient de s’établir en France a été possible parce que les deux conditions socialistes ont été acceptées par les centristes :
1° Défense des institutions démocratiques ;
2° Abandon des "mouvements grévistes" dans la lutte contre les pleins pouvoirs.
Il ressort clairement que, tant au point de vue de la lutte, des principes, aussi bien qu’au sujet des problèmes posés par la situation, le front unique se réalise ici par l’abandon des positions de classe du prolétariat qui substitue le programme de la défense de l’État démocratique à la lutte pour la dictature du prolétariat, qui substitue à la grève l’arme spécifique pour la défense de ses intérêts la campagne pour "imposer" au parlement la législation "antifasciste". Ce front unique représente une tentative de dissolution de la classe ouvrière au sein du capitalisme : l’appuyer c’est trahir le prolétariat. Il faut le dénoncer impitoyablement et mettre en garde les faibles énergies du prolétariat français afin de tenter de les préserver pour les luttes de demain.
Il est faux de croire que l’unité de lutte découle du front unique. Au contraire, elle peut en être l’opposé. Après les événements du 6 février, les ouvriers de toutes tendances se sont rencontrés spontanément et les épisodes d’unité d’action purent se produire parce que n’intervinrent pas les forces qui agissent au sein de la classe ouvrière au profit de l’ennemi (socialistes, centristes). Cependant, il est évident que la victoire ouvrière ne peut résulter que d’une concentration des résistances locales. A cette fin, il faut établir une base où l’on puisse asseoir les luttes prolétariennes se déroulant sur une plus vaste échelle. Prendre pour base le front unique du type de celui qui vient de se réaliser, sans tenir compte de la nature de classe des objectifs, c’est, en définitive, étouffer toute résistance locale et générale de la classe prolétarienne.
Avec la confusion qui existe aujourd’hui en France, la défense des positions prolétariennes devient extrêmement difficile. Mais s’il existe une seule chance de salut pour le prolétariat français, elle réside dans une opposition acharnée au front unique qui vient de se réaliser et le rejet de tous les fronts uniques de ce genre. Les communistes soutiendront, par contre, des positions de classe, et autour d’elles proclameront la nécessité de réaliser le front unique.
L’AUTO-DÉFENSE OUVRIÈRE
En rapport avec la dissociation établie entre le fascisme et le capitalisme, se situe la conception qui considère possible l’armement du prolétariat, sans la destruction parallèle de l’appareil étatique de la bourgeoisie et de sa domination politique et économique. D’autre part, les protagonistes de cette position font appel à des forces nettement capitalistes et contre-révolutionnaires (non seulement la social-démocratie, mais aussi les radicaux-socialistes) pour réaliser la défense armée du prolétariat. Une telle erreur de principe ne peut conduire qu’aux conséquences suivantes : si la classe ouvrière prenait les armes spontanément, elle en livrerait immédiatement le contrôle à ses ennemis, ou bien si le prolétariat ne parvenait pas à réagir immédiatement aux attaques armées du capitalisme, on lui ferait croire que ses ennemis mortels peuvent assumer sa défense armée.
Plus que dans tout autre domaine, la défense armée exige une discipline, un contrôle rigoureux, une organisation autonome, le secret organisatoire, le refus de toute transaction ou compromis. En outre, il est archifaux de croire que l’on puisse, en régime capitaliste, construire un appareil militaire qui, techniquement et au point de vue de l’organisation, soit en mesure d’affronter l’appareil militaire et policier du capitalisme. D’ailleurs, la vision de deux armées qui se heurteraient, sur le terrain social, dans des conditions semblables à celles connues par deux armées militaires, n’a rien à voir avec la conception du marxisme et du communisme sur la lutte des classes. La perspective révolutionnaire est tout autre : les forces armées de la bourgeoisie se désagrègeront au cours des situations révolutionnaires au moment même où s’ébauchera l’armée prolétarienne. Et le choc insurrectionnel vérifiera l’incapacité de l’ennemi à employer ses forces militaires, ou du moins la majeure partie d’entre elles, permettant ainsi au prolétariat de fonder son État prolétarien, condition nécessaire pour créer une armée révolutionnaire. L’armement du prolétariat est donc consécutif à la victoire prolétarienne et est inconcevable sans la possession de l’appareil d’État.
En France, aussi bien que ce fut le cas en Italie, en Allemagne, l’heure de la défense armée du prolétariat sonne lorsque l’initiative des armes ne provient pas du prolétariat mais de la bourgeoisie. Intervertir les initiatives est seulement possible à la condition de transformer la situation réactionnaire actuelle en une situation révolutionnaire. C’est tromper les masses que d’affirmer qu’une telle transformation soit possible sur le terrain militaire indépendamment des autres fronts de la lutte prolétarienne. C’est poser la première condition pour la défense des masses que d’affirmer que la capacité militaire de la classe ouvrière représente le point final de la lutte et que quand le prolétariat français ne sait pas défendre ses revendications les plus minimes, ses salaires, il est par là même incapable de s’opposer, par la force des armes, au capitalisme.
La reconstruction de la classe ouvrière, désarticulée par la bourgeoisie, ne peut s’effectuer sur le terrain politique que par la reconstruction de son parti de classe, sur le terrain économique que par la grève générale défensive, contre les réductions des salaires et contre les atteintes aux conquêtes ouvrières. La fraction de gauche doit proposer un ensemble de mots d’ordre pour la réalisation des batailles partielles et pour la grève générale en vue de la défense des revendications immédiates. Au lieu de permettre à la bourgeoisie d’attaquer des institutions prolétariennes se montrant incapables de défendre les salaires ouvriers, il faut tout d’abord redonner à ces institutions la capacité d’arrêter l’offensive de l’ennemi. Seulement ainsi il sera possible de provoquer parmi les prolétaires un attachement solide à leurs institutions. En outre, au lieu de permettre à l’ennemi d’attaquer zone après zone, centre après centre, une série de localités ouvrières, au travers de manifestations ou d’attaques fascistes, le prolétariat ne pourra se contenter d’organiser des contre-manifestations, mais devra pousser l’adversaire à l’attaquer sur tout le front au cours des mouvements grévistes pour la défense des intérêts de la classe ouvrière. L’enjeu de la lutte sera par là très clair et les masses ne s’effriteront pas, ne gaspilleront pas leurs énergies dans une lutte inégale en face d’un capitalisme qui peut disposer d’un puissant appareil pour désagréger les forteresses ouvrières, au travers de luttes intermittentes.
L’armement du prolétariat ne peut être qu’une revendication exclusive du parti, ne peut se réaliser pratiquement que par le développement victorieux des luttes ouvrières, ne peut aboutir qu’après la victoire révolutionnaire. Cela ne signifie pas qu’aujourd’hui, en France, où n’existent ni parti, ni fraction de gauche, où le prolétariat est absolument inexistant en face d’une puissante bourgeoisie, la défense armée du prolétariat soit impossible. De même, cette défense ne peut être renvoyée au moment où les "académiciens" idéologues du prolétariat auraient élaboré des tables programmatiques, auraient acquis une influence sur les masses, construit le parti, et se trouveraient dans la possibilité de lancer un appel à l’armement et à l’insurrection. Ce n’est pas la première fois que l’on combat par de telles sottises les militants qui s’inspirent du marxisme ; mais, malgré cela, nous ne voilerons rien et dirons tout ce que nous pensons aux ouvriers français.
Une différence de principe existe entre armement du prolétariat et défense armée. Le premier point est absolument inconcevable actuellement en France ; le deuxième est absolument possible aujourd’hui où le prolétariat, bien que devant subordonner son rôle historique à la construction d’une fraction de gauche, prémisse indispensable pour la construction du parti, n’est pas encore anéanti comme le prolétariat italien ou allemand.
Mais la défense armée ne se relie pas automatiquement au problème de l’organisation de cette défense armée. Comme nous l’avons déjà vu pour le front unique (qui peut être l’opposé de l’unité de lutte), la formule de "l’organisation de la défense armée" peut conduire directement à l’étranglement des épisodes de défense spontanée de la classe ouvrière. Logiquement, il y aurait tout avantage à pouvoir lancer le mot d’ordre de la défense armée, en indiquant en même temps l’organisme capable de pouvoir embrasser les ouvriers armés, de les organiser, d’en faire en définitive une véritable armée. Mais quand la situation politique est trouble, le lancement d’une formule simple, loin de la clarifier, jettera un nouvel élément de confusion d’autant plus nuisible qu’elle sera "simple" et portera sur la lutte militaire : la lutte armée prêtant le flanc aux pires actions de provocations et de répression de l’ennemi. Le problème ne peut pas être posé aussi simplement : il faut s’armer dès que l’ennemi nous attaque par les armes, mais devra se résoudre ainsi : quel est l’organisme pouvant construire l’organisation armée de la classe ouvrière face aux attaques du capitalisme ? Et, à ce sujet, si l’on fait entrer en ligne de compte l’idée très juste que les patrouilles de l’avant-garde ne peuvent pas suffire, il devient évidemment nécessaire de faire appel à des forces nettement contre-révolutionnaires pour réaliser concrètement un bloc capable de s’opposer à l’ennemi. Pour caractériser la confusion actuelle en France, il suffira de dire que tous les groupes communistes qui s’opposent, au nom d’une plus ou moins grande intransigeance envers les questions politiques, oublient tout à fait la nécessité de la séparation la plus radicale avec l’adversaire pour admettre sur le terrain militaire des blocs d’autant plus dangereux qu’il s’agira ici d’une lutte par les armes. Notre position de principe est que, pour affronter l’ennemi sur le terrain armé, il faut une organisation et, pour réaliser cette organisation, il n’y a que la fraction de gauche. Ce principe comporte la conclusion suivante : l’évolution même de la lutte revendicative de la classe ouvrière et ses succès poseront inévitablement le problème de la possibilité de transformer les épisodes de défense spontanée en une lutte disciplinée et contrôlée par le parti de classe du prolétariat. Ce n’est pas autrement qu’on peut poser le problème.
Même le mot d’ordre des milices syndicales doit être considéré sous l’angle de l’impossibilité d’adjoindre à l’organisation politique du prolétariat (parti), économique (syndicat), une troisième forme, celle dite militaire, c’est-à-dire d’adjoindre aux organisations syndicales de masse une organisation militaire de masse. Les communistes, en lançant le mot d’ordre des milices syndicales, ne feront qu’indiquer une orientation, au même titre qu’ils se servent de la formule du syndicat pour indiquer que le prolétariat ne peut donner une solution à ses problèmes revendicatifs que dans une nette orientation de classe. La milice syndicale, organisée sur des bases militaires, ne peut devenir une réalité qu’au moment même où le syndicat, cessant d’être un organisme de résistance, fait place aux organismes du pouvoir prolétarien. Les communistes ne peuvent nullement souhaiter que la social-démocratie dirigeant les syndicats contrôle, dans l’intérêt de la bourgeoisie, une organisation armée de masse. Ainsi, le Schutzbund autrichien a servi les intérêts du capitalisme en 1920 ; et il n’est en aucun cas prouvé que la résistance héroïque du prolétariat autrichien eût été en fonction de son existence. D’ailleurs, les ouvriers italiens ont pu opposer une résistance héroïque, sans Schutzbund, aux intrusions des fascistes pourtant pourvus d’armes très perfectionnées.
Le parti interviendra dans la défense de toutes les institutions ouvrières menacées mais ne permettra jamais à d’autres formations politiques de contrôler ou même de connaître le réseau de son organisation militaire. Même quand il participe à des tentatives spontanées de défense armée, ou à des formations embryonnaires d’organisation armée, il gardera l’indépendance de son organisation.
Les positions que nous défendons sont, au surplus, pleinement confirmées par les expériences des autres pays, Russie y comprise. Il est vrai que les jongleurs politiques qui pullulent dans le mouvement prolétarien diront qu’il faut répéter les événements qui, d’avril à octobre, portèrent le prolétariat russe au pouvoir. Mais même si cela était possible, il n’en resterait pas moins vrai que, comme en Russie, il faudrait d’abord réaliser des succès sur le terrain politique, afin de pouvoir passer ensuite à l’armement du prolétariat. En effet, c’est seulement en juin que le parti bolchevik décida de créer un bureau central de l’organisation militaire. Cette décision avait été précédée par les thèses d’avril, alors que toute la situation politique était déjà dominée par l’institution et l’action des Soviets représentant un pôle pour faire évoluer la dualité du pouvoir vers la victoire insurrectionnelle. Et l’Armée Rouge n’est nullement précédente, mais bien successive, à Octobre 1917.
LA QUESTION SYNDICALE
L’importance qu’il faut attribuer actuellement à la question syndicale en France découle de la situation qui ne pose pas momentanément le problème du pouvoir devant la classe ouvrière. De ce fait, le prolétariat ne peut se regrouper que sur la base des revendications partielles. D’autre part, le parti du prolétariat, devant cette phase de reflux qui ne lui permet pas de lutter directement pour ses revendications spécifiques (la dictature du prolétariat), ne conservera sa fonction historique qu’en rejetant toute autre solution du problème du pouvoir. Nous avons déjà démontré que lorsque le parti accepte, même sous réserves, la défense de l’État démocratique, il favorise en fait l’évolution de la société bourgeoise vers le fascisme : le capitalisme n’ayant plus besoin d’avoir recours à des concessions devant un prolétariat qui renonce à ses buts révolutionnaires. Le parti du prolétariat devra donc concentrer son attention autour des luttes revendicatives et des organismes spécifiques pour le déclenchement de ses batailles : les syndicats.
Le syndicat unique représente, évidemment, une des conditions de réussite des mouvements partiels et cela non en vertu de considérations sentimentales et psychologiques (l’unité créant une poussée enthousiaste parmi les masses), mais pour des considérations politiques. En effet, le syndicat unique permet la liaison, dans la même organisation, de l’avant-garde prolétarienne avec l’ensemble des masses, permet, de ce fait, à la partie la plus consciente de la classe d’influencer l’ensemble de celle-ci. D’autre part, puisque la lutte sociale ne dérive pas d’une assimilation par les ouvriers de données politiques communistes, mais résulte des rapports de force entre les classes : l’avant-garde prolétarienne ne pouvant accomplir son rôle qu’à la condition de se trouver reliée à la masse dans des organisations directement reliées à la lutte des classes. Pour cette raison, le syndicat représente la condition réelle pour permettre l’évolution des luttes de la classe ouvrière alors que toutes les autres formations (comité Amsterdam-Pleyel, comité de vigilance, États Généraux, Alliance Ouvrière) devront être repoussées car elles n’ont aucune base de classe et leur agitation n’est pas reliée aux revendications spécifiques de la classe ouvrière. Au surplus, alors que le syndicat possède un moyen de lutte (la grève), toutes les autres formations "unitaires" n’ont aucune possibilité d’action. Si même elles pouvaient avoir recours à la grève, certainement l’objectif de celle-ci serait conforme à la nature de ces formations, c’est-à-dire qu’il n’aurait pas trait directement aux intérêts des masses. L’avant-garde ouvrière trouvera donc uniquement dans le syndicat la possibilité d’épanouir sa fonction car elle oeuvrera dans un organisme qui, par son programme, sa tradition, la place qu’il occupe dans les situations est directement relié avec les mouvements de classe. Partout ailleurs, l’avant-garde se trouverait en dehors de son milieu spécifique et dans l’impossibilité de déterminer un déplacement du rapport des forces entre les classes favorable aux ouvriers.
Le syndicat unique constitue, par conséquent, une revendication essentielle des communistes, mais à la condition qu’il ne soit pas réalisé au travers de l’anéantissement de la fonction politique de l’avant-garde prolétarienne. La rupture de l’unité syndicale en France représente un succès important pour l’ennemi. Les communistes furent sans doute provoqués à la scission par les réformistes et le titre de "CGT Unitaire" pouvait parfaitement correspondre aux intentions de ceux qui la constituèrent. Mais il n’en reste pas moins vrai que les syndicats de la CGT, tout en ne représentant, au début, qu’une faible minorité de la masse, purent, lors de tous les mouvements, représenter l’élément définitif pour la victoire de l’ennemi. Organisations du sarrasinage permanent, les syndicats réformistes parvenaient toujours à orienter des parties plus fortes d’ouvriers en grève vers des solutions arbitrales et des compromis qui finirent par avoir raison d’une avant-garde poignardée par l’existence d’un syndicat jaune. La France a prouvé d’une façon éclatante qu’il vaut mieux, pour l’évolution progressive des luttes ouvrières, que le parti dirige des fractions communistes de minorité au sein des syndicats uniques plutôt que de diriger des syndicats, même numériquement supérieurs, quand les réformistes ont la possibilité de maintenir des organisations dissidentes. Le rétablissement de l’unité syndicale en France apparaît donc comme une revendication essentielle des communistes pour battre, avec succès, l’offensive de l’ennemi. Mais, encore une fois, cette unité n’a pas de vertu révolutionnaire propre ; si elle devait être obtenue par la dissolution de l’avant-garde ouvrière et de sa fonction, elle ne peut représenter qu’un nouvel élément de confusion et de trouble, empêchant le déclenchement des luttes ouvrières.
Actuellement, l’unité syndicale en France se pose ainsi : la CGT conçoit l’unité sur la base de la rentrée des syndicats unitaires en son sein, en même temps qu’elle modifie substantiellement, au travers des États Généraux, le programme élémentaire de classe du syndicat. La CGTU, de son côté, qui avait posé au début le problème sur une base juste (un Congrès d’unification résultant du croisement des deux organisations avec, comme programme, les luttes immédiates), parait s’orienter vers l’acceptation des conditions de la CGT. Dans ce cas, l’unité syndicale se réaliserait au prix de l’abandon, par l’avant-garde, de son programme de lutte et conduirait à la dissolution des communistes au sein des masses livrées à la social-démocratie. Même des garanties de démocratie intérieure (dont les réformistes feront d’ailleurs bon marché en procédant par après à des exclusions de communistes) scrupuleusement observées ne permettraient pas encore le succès des luttes ouvrières, le mécanisme démocratique laissant subsister toute la puissance d’un appareil bureaucratique lequel pourra, à son gré, différer les consultations ouvrières ou les préparer dans des conditions telles que leur succès réformiste soit invariablement assuré. La seule garantie pouvant permettre le succès du mouvement ouvrier est la revendication du droit de fraction au sein des syndicats, ce qui suppose, à son tour, qu’actuellement les fractions syndicales communistes du parti n’abandonnent pas leur programme spécifique : la lutte pour opposer la grève générale à l’attaque du capitalisme. Les communistes ne feront évidemment pas de leur programme de luttes grévistes une condition pour la réalisation du syndicat unique. Ils ne briseront pas l’unité s’ils restaient en minorité. Mais aujourd’hui en France le problème est autre, le PC abandonne ses positions de classe pour prendre délibérément la voie de la dissolution de l’avant-garde dans la social-démocratie.
Le mot d’ordre de l’unité syndicale est donc inséparable de la lutte pour la grève générale. Une unité se réalisant par le simple passage des syndicats de la CGTU dans ceux de la CGT, sans que cette poussée unitaire se rencontre avec une évolution des mouvements grévistes, représenterait un nouveau facteur de la démobilisation du prolétariat à l’avantage du capitalisme.