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Fragments d’Histoire de la gauche radicale
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Les fondements de la production et de la distribution communistes (3)
{Bilan} n°21 - Juillet-Août 1935
Article mis en ligne le 1er février 2017
dernière modification le 13 janvier 2017

par ArchivesAutonomies

LA COMPTABILITÉ COMME MOYEN DE FIXER LES RÉSULTATS DE LA PRODUCTION ET DE LA DISTRIBUTION

Dans l’entreprise capitaliste, la comptabilité est destinée à donner à l’entrepreneur une idée nette des résultats de l’ensemble des opérations qui se rattachent à l’objet de son exploitation. Elle lui permet de déterminer s’il travaille à perte ou s’il a réalisé quelque profit. En outre, elle lui permet de reconstituer les mouvements de son entreprise. Comme un film, elle fait dérouler devant ses yeux les divers stades dans lesquels se décompose la vie de son entreprise.
Dans l’entreprise communiste, la comptabilité doit aussi jouer un rôle analogue. Elle doit également donner une régistration précise du mouvement des marchandises. Elle enregistre tout ce qui entre dans le cycle de production en tant que moyens de production, matières premières et aussi ce qui en sort en tant que produits finis. De même, elle inscrit la quantité de travail vivant qui a dû être dépensé pour que la transformation de moyens de production et de matières premières en produits finis ait pu s’accomplir.
Dès que des marchandises entrent ou sortent d’une entreprise pour rentrer dans une autre, il s’établit des relations entre les entreprises dont les produits circulent de l’une à l’autre. Dans la production capitaliste, cette circulation aboutit à des règlements de compte se réduisant alors à de simples transcriptions dans les livres. Leichter est d’avis qu’il faudra laisser à l’expérience le soin de déterminer auquel de ces moyens il faudra avoir recours dans le communisme. Il est évident que la pratique aura, en la matière, son mot à dire, mais nous est avis que tout règlement de compte, d’entreprise à entreprise, s’effectuant sans intermédiaires, donc en argent-heures de travail, doit être rejeté en principe. Tous les règlements de compte entre entreprises devraient se faire à l’aide de virements effectifs à un office central des comptes. De cette façon, et de cette façon seulement, l’ensemble des règlements se trouvera être enregistré et la société aura devant elle dans sa comptabilité sociale la photographie comptable de l’ensemble de la vie économique. Tout règlement de compte s’effectuant à l’insu de l’office central des comptes ne pourrait que fausser cette image.
Il est important aussi d’insister sur les changements quant au fond et à la forme de la comptabilité telle qu’elle se présente dans l’entreprise communiste par rapport au capitalisme. Les livres comptables capitalistes voient s’aligner face à face les "recettes" et les "dépenses". Il est clair que dans l’entreprise communiste, il ne s’agit pas de "recettes" ni de "dépenses". Le communisme crée un ordre juridique nouveau. Les entreprises, pas plus que les produits finis, n’y sont la propriété de personne, ils appartiennent à la collectivité. L’organisation d’entreprise ne fait que les "gérer" au nom de la collectivité. L’entreprise est autorisée à parler de biens qu’elle "retire" de la collectivité et d’autres qu’elle "remet" à la collectivité, mais ces biens ne peuvent pas être considérés comme des "recettes" ou des "dépenses" qui deviennent ou qui cessent d’être la propriété de l’entreprise étant donné qu’il s’agit toujours et partout de biens collectifs.
Pas plus que l’entreprise communiste ne connaît de "recettes" et de "dépenses", elle ne peut faire de "profits" ou de "pertes". Profits et pertes expriment les résultats du travail humain dans une entreprise fonctionnant sur la base de la recherche du rapport du capital. Le but d’une pareille entreprise est de retirer des excédents sur l’ensemble des frais de production et qui constituent le bénéfice du capitaliste. Comme en régime communiste il n’y a pas d’exploitation, il ne peut y avoir de bénéfice ni de profit. L’entreprise communiste ignore donc le taux de rendement du capital. Cela ne veut pas dire qu’elle doit ignorer le degré de rationalité du travail. Il se pourrait que dans telle entreprise la rationalité du travail soit jugée insuffisante. La collectivité pourrait appeler les ouvriers d’une telle entreprise à la barre pour leur demander de justifier pour quelles raisons leur travail se trouve constamment en efficience au-dessous du niveau moyen atteint dans l’ensemble de la branche d’industrie à laquelle ils appartiennent.
En conclusion donc, la comptabilité générale de la société apparaît comme le résultat de l’observance de certaines règles uniformes imposées à tous et non pas comme le travail volontaire de l’une ou l’autre instance. Les biens de la société y figurent exprimés en heures de travail. Ainsi la société y retrouve, comme dans un miroir, l’image de toute son activité et la mesure de l’efficacité de son travail. Ce qui ne veut pas dire que dans cette comptabilité elle retrouvera tous les éléments nécessaires à l’établissement d’une économie planifiée. Une telle comptabilité est une comptabilité au sens réel du mot. Il est vrai que de tous les points de la vie économique partent des liens qui convergent tous vers l’organisme central de comptabilité ; mais cet organisme ne gère pas la vie économique, il n’a pas le droit de disposer de l’appareil productif. Il ne commande que son propre travail qui consiste à enregistrer l’activité de toutes les entreprises. Et cette disposition ne résulte pas d’un décret quelconque du Congrès des Conseils, pas plus que de l’abnégation des travailleurs occupés à l’office central, mais cela résulte du cours de la production elle-même et des règles sociales qui y président.

LA DISPARITION DU MARCHÉ

Parmi les problèmes les plus importants qui se poseront dans le régime de transition du capitalisme au socialisme, la question du remplacement du marché comme instrument de mesure des besoins tient une place de tout premier ordre. Le capitalisme se fie au marché, c’est lui qui indique l’ordre de grandeur de la production dans ses différentes branches. Les thuriféraires du capitalisme s’extasient devant le marché parce qu’il adapte, "tout en jouant", "automatiquement" donc, la production aux besoins de la société. Cette admiration ne se justifie cependant en rien. Il est vrai que, dans le capitalisme, le marché en mettant les marchandises en présence des acheteurs constitue le seul moyen de mettre la production en rapport avec la consommation. Mais il faudrait aussi se demander comment le marché effectue cette adaptation. Évidemment très mal, si mal qu’il y a lieu de se demander même si adaptation il y a. Le marché transmet à l’appareil de production "les fluctuations de la consommation". Mais il s’agit d’une consommation assez particulière, de la consommation dont le capitalisme a besoin. La productivité du travail peut croître à l’infini, l’ouvrier n’en pourra pas pour cela assouvir tous ses besoins (besoins qui croissent aussi dans la mesure où la productivité du travail augmente). Le travail de l’ouvrier lui est payé à sa valeur, c’est-à-dire au taux qui correspond aux frais de reproduction de sa force de travail. Mais ce taux est inférieur aux prix de vente des marchandises que le capitaliste compte réaliser sur le marché. Les masses ouvrières se trouvent de ce fait dans l’incapacité permanente de racheter toute la production capitaliste. A considérer donc les choses de plus près, on constate que le fameux marché des capitalistes n’est pas du tout un moyen d’adapter la production aux besoins des grandes masses.
Les bolcheviques ont voulu se libérer des lois du marché. Dans le "communisme de guerre", ils y étaient presque parvenus. Le Commissariat pour le Ravitaillement (le Narcomprod) déterminait la ration en nourriture et en vêtements de près de 38 millions d’habitants (l’ensemble de la population des villes, de l’industrie, les paysans restant en dehors de son champ d’action). Si on tient compte que l’usage de l’eau, du gaz, de l’électricité, des habitations, des moyens de transport, des moyens de chauffage, était gratuit, on se rend compte qu’il n’est pas exagéré de dire qu’ils étaient presque parvenus à abolir le marché.
En faisant abstraction du fait que ce système ne s’est pas effondré uniquement en raison des vices qui lui étaient inhérents, mais à cause aussi des conditions particulières défavorables à pareille expérimentation, on peut dire que les bolcheviques procédèrent comme suit : le marché devait être remplacé par des statistiques relatives à la production et à la consommation. Le Conseil Supérieur Économique en accord avec le Commissariat du Ravitaillement fixerait les besoins de la population en pain, beurre, sucre, viande, matières textiles, etc. Armé de ces données statistiques, le Conseil Supérieur donne des instructions pour produire les quantités nécessaires pour les différentes branches du ravitaillement. Le Conseil connaissant d’une part les besoins, d’autre part la force de production du pays, allait adapter la production aux besoins des masses. La condition essentielle pour que cette solution soit pratiquée est donc de concentrer la direction de toute la vie économique entre les mains du Conseil Supérieur Économique.
Mais précisément, la concentration de l’appareil de production entre les mains de l’État est le moyen de transformer une dictature du prolétariat en une dictature sur le prolétariat. C’est aussi ce qui s’est passé en Russie. Non seulement le Conseil Supérieur de l’Économie devait disposer des moyens de production, mais aussi du matériel humain capable de les mettre en action. Le Comité pour le travail obligatoire général, sous présidence de Trotsky, décréta en décembre 1919 que les travailleurs qualifiés venant de l’armée étaient obligés de se rendre, leur carnet de travail à la main, là où leur présence était réclamée.
Ce n’est pas seulement pour ces raisons que cette manière de faire disparaître le marché ne peut être retenue, mais encore pour cette autre raison que l’adaptation de la production aux besoins des masses ne peut pas être obtenue de cette manière. Le Conseil Supérieur prétend connaître les besoins des masses, en réalité ce sont les "besoins" dont lui-même a tracé les limites d’avance. Et même si les données statistiques qu’il obtient étaient celles correspondant aux besoins réels des masses, il se ferait qu’elles seraient depuis longtemps périmées au moment où le Conseil les connaîtrait.
Mais toutes ces considérations ne nous ont pas encore fait découvrir quel est le mécanisme qui, en régime communiste, remplacera le marché. Marx parla de l’abolition du marché. Il est nécessaire de savoir ce qu’il a voulu dire par là. Quand Marx affirma que dans un "ordre social communiste fondé sur la propriété commune des moyens de production, les producteurs n’échangent pas leurs produits", il a voulu simplement marquer par là que la condition fondamentale à tout échange, à savoir le mode de propriété privée, disparaissant en régime communiste, il n’y avait plus lieu de considérer le passage des marchandises de certaines mains à d’autres mains comme un échange, étant donné que dans le communisme "nul ne peut rien fournir d’autre que son travail et que, par ailleurs, rien d’autre que des objets de consommation individuelle ne peut entrer dans la propriété de l’individu". Pour Marx, l’abolition du marché n’est qu’une conséquence du nouvel ordre juridique instauré par le communisme, mais il ne donne aucune indication sur la façon dont la production devra être adaptée aux besoins. Dans l’ "Association des producteurs libres et égaux", les entreprises entrent en rapport les unes avec les autres pour se procurer ce dont elles ont besoin. Un règlement de compte intervient pour constater le passage des marchandises d’une entreprise à une autre ou de la collectivité à un consommateur individuel, mais cette opération ne constitue nullement une vente. Le fond et la forme de l’échange ont donc changé.
Cependant ces transferts de biens sont autant d’indications pour la production. Celle-ci s’oriente et tend à s’adapter à la demande. Aussi l’ "Association des producteurs libres et égaux" devra-t-elle être doublée d’une "Association de consommateurs libres et égaux". Des coopératives devront être créées. Dans ces coopératives, les désirs des consommateurs individuels trouvent une expression collective. La production devra y être adaptée. Cette adaptation ne pourra se faire du jour au lendemain. La liberté des entreprises sera limitée par les données qui se dégagent de cette confrontation des besoins de la production et ainsi se dégage une nouvelle signification du mot d’ordre : "L’émancipation des travailleurs ne pourra être que l’œuvre des travailleurs eux-mêmes". L’adaptation de la production aux besoins des masses ne peut être que l’œuvre des producteurs-consommateurs eux-mêmes.

L’EXTENSION DE LA PRODUCTION

L’adaptation de l’appareil de production aux besoins des masses soulève un autre problème, celui de l’accumulation, susceptible de compliquer la question de la répartition du produit. Nous avons examiné ce problème en partant du point de vue que la société n’avait comme obligation que de reconstituer l’appareil de production existant. Toutes les entreprises produisaient chaque année la même quantité de produits. Une situation qui, dans la réalité, ne se rencontrera peut-être jamais. La société n’a pas seulement à veiller à ce que l’outillage soit reconstitué pour que la production soit maintenue au même niveau. Il faut encore étendre l’appareil de production et une société, comme la société communiste, qui s’efforce de produire pour satisfaire les besoins des grandes masses aura un tribut d’autant plus lourd à payer à cet égard. Quel est le changement que les besoins d’accumuler peut amener dans la répartition des marchandises telle que nous l’avons esquissée ?
D’après notre exemple [1], l’activité annuelle de la société s’élevait à :

Moyens de production (108 millions) + Matières premières (650 millions) + Travail (650 millions) = Production (1.408.000.000 heures de travail)

Cette masse de produits devait servir à :

a) compenser l’usure de l’outillage et constituer le fonds de matières premières des industries productives : 700.000.000

b) idem pour les services publics : 58.000.000

c) constituer le fonds de consommation de l’ensemble de la population : 650.000.000

Il apparaît de suite une chose. L’outillage et les matières premières supplémentaires pour augmenter la production ne peuvent être prélevés que sur le fonds de consommation. Il faut donc soit faire des économies sur ce fonds ou augmenter la journée de travail. On conçoit que dans la société communiste le rythme de l’accroissement de la production sera un point de discussion important entre les entreprises, car c’est de ce rythme que dépendra la durée du temps de travail.
Maintenant qui fixera le taux d’accumulation ? Les travailleurs eux-mêmes. Nous n’abordons pas l’examen du problème de l’accumulation en nous plaçant au point de vue de la rationalité économique mais en partant de la nécessité politique de sauvegarder avant tout l’hégémonie du prolétariat dans la révolution. Il est parfaitement possible que la gestion des entreprises par les ouvriers gêne quelque peu ce qui doit être considéré comme le plus rationnel du point de vue de l’économie. Dans de telles conditions il est encore préférable que le rationalisme y perde, que le développement économique soit un peu plus lent, mais que l’hégémonie politique du prolétariat soit sauvegardée. Il vaut mieux travailler un peu moins vite que de brûler les étapes et retomber sous la coupe d’une bureaucratie qui s’érige en arbitre et puis en maître.
Le rythme de l’accumulation ne peut être laissé au libre jugement des entreprises séparées. C’est pour cela que le Congrès Général des Conseils d’Entreprises doit fixer une règle générale qui fera loi pour l’ensemble de l’appareil économique. Le Congrès pourrait décider, par exemple, que l’accroissement ne peut excéder 10% des moyens de production et des matières premières. Chaque entreprise saura alors jusqu’où elle peut aller sans risquer de troubler l’équilibre économique. Il est évident que toutes les entreprises ne seront pas obligées d’utiliser cette marge de 10%. Par contre, il en est d’autres, dans des branches d’industries déficitaires, par exemple, qui seront peut-être forcées de dépasser la norme pour adapter la production aux besoins. Dans ce cas, ces entreprises peuvent transmettre à d’autres la marge d’extension qu’elles ne désirent pas utiliser pour elles-mêmes. Il est certain qu’au début, des tâtonnements voire des erreurs sont inévitables ; aussi l’équilibre entre la production et la consommation ne se place pas au début de la transformation économique. L’essentiel en cela est que les organisations d’entreprises conservent entre leurs mains la direction de la vie économique.
Reste à déterminer l’influence de l’accumulation sur le taux de paiement. Nous admettions qu’une quantité de produits équivalant à un dixième (10%) des moyens de production et des matières premières serait consacrée à l’extension de la production, soit 0,10 x 758 millions d’heures de travail (108 millions MO + 650 millions MA), ce qui fait 75,8 millions. Ces 75,8 millions représentent les douze centièmes de 650 millions (le fonds total de consommation). Comme d’après nos calculs [2] le taux de paiement s’établissait à 0,83, il devient, après amputation de la retenue nécessaire à l’accumulation, 0,83 - 0,12 = 0,71. Pour une semaine de quarante heures de travail, le travailleur touchera donc 0,71 x 40 = 28,4 heures d’argent de consommation.

LE CONTRÔLE DE LA PRODUCTION

Le mot d’ordre du contrôle ouvrier de la production fut, à côté du mot d’ordre de paix immédiate, un des leviers les plus puissants de la propagande bolchevique. L’appareil de production avait été complètement détraqué par la guerre et il n’était plus en le pouvoir du gouvernement socialiste de Kerensky d’en rétablir le fonctionnement normal. L’inflation diminuait la puissance d’achat des masses, les matières premières nécessaires à la production manquaient alors que l’agiotage et la spéculation assuraient des bénéfices extraordinaires à une poignée d’individus. C’est sous ces conditions que surgit à Petrograd un mouvement parmi les ouvriers tendant à s’assurer du bien-fondé des décisions des entrepreneurs. Très souvent les ouvriers se dressèrent contre des licenciements d’ouvriers ou des fermetures d’usines. Ce fut en juin 1917 que les ouvriers exigèrent pour la première fois de pouvoir vérifier les livres. La revendication du contrôle ouvrier n’avait cependant pour but à ce moment que d’obtenir pour les travailleurs un "droit de regard" dans la gestion de l’entreprise. Les ouvriers voulaient participer à cette gestion. Il convient de marquer que les syndicats étaient restés étrangers à ce mouvement qui surgit de l’initiative des masses en révolution. La lutte ne visait pas non plus la destruction du capitalisme, mais uniquement le contrôle de ce capitalisme. Le ministre du Travail, le menchevique Skobelev, ne pouvait cependant continuer à tolérer les incursions des conseils d’entreprises dans des domaines qui jusqu’ici n’avaient relevé que de l’autorité patronale, aussi il donna des instructions interdisant aux Conseils de s’immiscer dans la gestion des entreprises. Cette mesure fut exploitée à fond par les bolcheviques qui poussèrent les conseils à s’organiser en une sorte de fédération. Lorsque les bolcheviques prirent le pouvoir, ils légalisèrent les fonctions des conseils qui avaient été considérés avant la révolution comme illégales.
Avant la révolution, s’appuyant sur la critique de Marx de la Commune de Paris, Lénine avait rappelé tout à fait justement quel genre de gouvernement il importait d’instaurer après la révolution. Il mit en évidence la nécessité d’établir le contrôle des masses sur les fonctions publiques en décrétant la responsabilité permanente de tous les fonctionnaires devant les masses qui les avaient désignés. La généralisation de ce principe ne peut signifier que les masses prennent directement, sans l’intermédiaire d’un État, la direction de toute la société. Mais ce n’était pas précisément le programme que les bolcheviques avaient tracé à la révolution. Ils envisageaient le régime social à établir comme un amalgame de propriété privée et de "gouvernement populaire". La nationalisation des banques ne devait pas déposséder les capitalistes, mais seulement assurer à l’État le droit de regard sur les affaires des capitalistes privés. Pour assurer à l’État ce droit de regard, il fallait que l’État fut secondé par les masses ouvrières et c’est pour cela que le contrôle ouvrier devait aller de pair avec la nationalisation des banques.
En réalité, cette combinaison ne put réussir. Le capital ne se laissa pas contrôler et les bolcheviques furent obligés d’exproprier les capitalistes. Mais les capitalistes une fois expropriés, la Russie se trouva sans cadres capables de pouvoir organiser la production et c’est ainsi que les bolcheviques furent obligés de livrer l’État à la bourgeoisie et à ses spécialistes qui occupèrent les postes les plus importants de l’appareil social.
Dans de telles conditions, il n’était plus possible de faire participer les travailleurs à la gestion des entreprises et il ne restait plus aux bolcheviques qu’à détruire le contrôle ouvrier. Le 22 décembre 1917, les bolcheviques dissolvèrent les organes du contrôle ouvrier du chemin de fer de Mourmansk. En janvier 1918, les bolcheviques organisèrent un congrès commun des syndicats et des conseils d’entreprises et c’est au cours de ce congrès qu’ils s’arrangèrent pour enlever aux conseils leurs anciennes prérogatives. On déplaça le centre de gravité du contrôle ouvrier des conseils d’entreprises vers les syndicats. Toutes les caisses indépendantes de secours (grèves, d’entraide) durent être dissoutes. Les conflits entre ouvriers et la direction centrale des usines durent être soumis à la direction centrale des syndicats. En décrétant au surplus l’affiliation obligatoire pour tous les ouvriers, on fit du syndicat un rouage administratif. Mais le véritable coup de Jarnac au contrôle ouvrier fut porté le 20 avril 1918 lorsque les syndicats décidèrent d’introduire la responsabilité individuelle dans la gestion des entreprises. Le directeur de l’entreprise devint personnellement responsable de sa gestion non envers les ouvriers de l’entreprise, mais envers les organes supérieurs de direction économique. Depuis lors, les pouvoirs des directeurs "rouges" ont été l’objet de nombreux remaniements, mais tous eurent pour résultat de ressusciter l’appareil bureaucratique et d’oppression dont Lénine après Marx disait que c’était la tâche de la révolution de le détruire.
Le contrôle de la production est déterminé par les rapports de propriété eux-mêmes. Il est tout à fait naturel que dans le capitalisme d’État le contrôle de la production apparaisse comme un contrôle dicté d’en haut et visant l’application des décrets de l’État. Sous ce régime, le contrôle n’est autre qu’un moyen d’assurer à l’État la propriété des moyens de production et des marchandises. Le contrôle ouvrier, sous ce régime, apparaît comme une utopie : il n’est autre qu’un moyen de l’État de s’assurer du concours des ouvriers dans l’application de ses lois.
Il en est tout autrement sous le régime communiste parce que le droit y a changé. Les ouvriers détiennent de la collectivité les bâtiments, les machines, les outils qui servent à la production, mais ils les gèrent eux-mêmes. Ce contrôle de la production n’y est donc pas l’œuvre de personnes ou d’organes proposés spécialement à ce service. Le contrôle apparaît par ce fait même que toutes les entreprises sont obligées d’enregistrer exactement les diverses opérations qui se rattachent à leur activité. La société toute entière a donc devant elle les résultats de son activité dans tous les domaines. Il est donc bien facile de constater si les résultats effectifs correspondent aux chiffres enregistrés.

LE COMMUNISME DANS L’AGRICULTURE

Le capitalisme a poussé, dans l’industrie, les entreprises à se concentrer de plus en plus, ce qui a fait que d’une part la fraction de la bourgeoisie qui est détentrice des moyens de production est devenue de moins en moins nombreuse et que, d’autre part, l’exploitation du prolétariat n’a fait que croître. Dans ce domaine, les prédictions de Marx se sont pleinement réalisées. Dans l’agriculture, le développement a suivi un autre cours. Le petit et le moyen paysan n’ont pas dû céder le terrain à des consortiums agricoles. Non seulement le moyen paysan a pu le faire, à telle enseigne que dans certains pays on remarque même une augmentation du nombre des petites entreprises agricoles.
Aux théoriciens du communisme d’État, cet état de choses apparaît plutôt décevant. Le travail dans l’industrie apparaît toujours de plus en plus comme du travail social alors que l’entreprise agricole garde son caractère fermé. L’industrie devient "mûre" pour le communisme, mais l’agriculture n’évolue pas vers les conditions qui la rendraient susceptible de pouvoir être gérée par l’État. A notre avis, les conditions pour la réalisation du communisme dans l’agriculture existent. Bien entendu non pas d’un communisme dispensé par des centrales gouvernementales, mais bien d’un communisme qui trouverait son point de départ dans la gestion des moyens de production par les producteurs eux-mêmes.
Pourquoi l’agriculture est-elle mûre pour le communisme ? Parce que le capitalisme y a développé comme ailleurs la production de marchandises. Dans l’ancienne exploitation paysanne, cette production n’était que subsidiaire. La ferme anciennement était un petit monde à part qui produisait tout ou à peu près ce qui y était consommé. Une partie infime de la production était réalisée sur le marché. La production industrielle de marchandises a fait des brèches d’importance dans cette économie fermée. Le développement du capitalisme a eu entre autres conséquences de faire augmenter le taux des fermages, tandis que l’État faisait peser sur l’entreprise agricole des impositions de plus en plus lourdes. Ces causes concoururent à faire connaître aux paysans des besoins d’argent de plus en plus grands. Où le paysan pouvait-il se procurer cet argent ailleurs que sur le marché en y écoulant un maximum de produits. Il eut donc à organiser sa production en conséquence en l’adaptant aux besoins du marché et non plus d’après sa consommation comme précédemment.
La mécanisation, l’emploi d’engrais chimiques, l’application des sciences agricoles augmentèrent énormément la productivité du travail dans l’agriculture. Cependant cette révolution s’accomplit sans occasionner une concentration de capitaux analogue à ce qu’on a pu observer dans l’industrie. Un autre résultat de l’incorporation de la production agricole au marché capitaliste fut de la pousser vers une spécialisation de plus en plus grande.
Le paysan a donc cessé de produire pour ses besoins et ceux de sa famille. Il est vrai qu’il n’a pas cessé d’être propriétaire. Mais en dépit de cette qualité, sa position n’a fait qu’empirer.
Le développement esquissé plus haut est cause qu’un prolétariat agricole dense ne pu se former. Il est néanmoins toujours encore plus nombreux que le nombre de paysans propriétaires mais les rapports entre les deux groupes ne peuvent être comparés à la division qui s’établit dans la population urbaine. D’autre part comme il a déjà été dit, un très grand nombre de propriétaires ont perdu toute indépendance et se sont transformés en simples machines à rente aux mains du capitalisme hypothécaire et autre. Il ne faut certes jamais s’attendre à voir un paysan propriétaire devenir un adepte fervent du communisme, mais pourtant le paysan ne voit pas d’un mauvais œil la lutte que l’ouvrier livre au capital.
Il est difficile de conjecturer l’attitude que prendra la paysannerie lorsque éclatera la révolution prolétarienne. Il n’existe pour le faire que très peu de données. Seul le comportement des paysans en Allemagne au cours des luttes révolutionnaires de 1918 à 1923 peuvent nous fournir quelques renseignements. Il nous semble qu’en général, ceux qui montrent la résistance des paysans à un mouvement insurrectionnel du prolétariat comme une chose inévitable, devant constituer une pierre d’achoppement à peu près certaine à toute tentative d’instaurer révolutionnairement un nouvel ordre social, se laissent trop influencer par des considérations qui se rapportaient jadis à un état de choses existant mais qui, maintenant, ne correspond plus à une réalité. Car, en somme, le paysan n’a plus d’intérêt actuellement à affamer les villes. Il lui est maintenant devenu impossible de vivre sans la population industrielle dont il dépend pour son approvisionnement qui lui est devenu tout aussi indispensable que le ravitaillement agricole aux ouvriers des villes.
Dans la période révolutionnaire d’après guerre en Allemagne, il n’y a qu’en Bavière que le mouvement paysan se hissa à la hauteur d’une organisation indépendante lorsque la dictature du prolétariat y fut proclamée. Et il arriva ce qui arriva d’ailleurs pour la classe ouvrière de l’Allemagne entière à l’égard de la révolution : la paysannerie ne fit pas corps, elle se scinda. Une partie des paysans choisit le côté de la révolution, l’autre se plaça résolument contre. En dehors de la Bavière, la paysannerie ne prit pas grande part à la révolution. D’une aide directe aucune trace, on peut même dire que l’atmosphère générale lui était nettement antipathique. Le mot d’ordre "la terre au paysan" n’y trouvait aucune résonance du fait qu’en Allemagne les petites et moyennes entreprises sont fortement représentées. Il est curieux de constater que le semi-prolétariat fut un facteur stimulant dans la lutte révolutionnaire. Particulièrement en Thuringe. Au début de la Révolution, alors que le pouvoir était encore aux mains des Conseils, les paysans retinrent les vivres dans l’espoir d’en faire augmenter les prix. Les Conseils des villes se mirent alors en rapport avec les Conseils des ouvriers de fabriques des contrées agricoles où le semi-prolétariat était très fort. Ces conseils forcèrent les paysans à livrer leurs produits aux prix courants.

CONCLUSIONS

Les considérations émises au cours de cette étude ont comme point de départ le fait empirique que lors de la prise du pouvoir par le prolétariat les moyens de production se trouvent entre les mains des organisations d’entreprises. C’est de la conscience communiste du prolétariat que dépendra le sort ultérieur de ces moyens de production, le fait de savoir si le prolétariat les gardera en mains oui ou non. S’il ne les garde pas, alors s’ouvrira la voie du capitalisme d’État, régime qui ne peut pas abolir le salariat. Si le prolétariat garde la mainmise sur les moyens de production, alors il n’est qu’une seule issue : organiser la production et la consommation sur la base du temps de production moyen social et supprimer l’argent. Il est aussi possible que les tendances syndicalistes soient tellement fortes pour que les travailleurs s’emparent des usines en les considérant comme la propriété des travailleurs de chaque usine prise séparément et qu’ils se répartissent ainsi le "fruit intégral" de leur travail. Ce genre de "communisme" ne saurait pas supprimer l’argent et ne pourrait nous ramener qu’au communisme d’État en passant par le socialisme des guildes.
Aussi, à notre avis, le point capital de la révolution prolétarienne sera de fixer des rapports immuables entre les producteurs et le produit social, ce qui ne peut se faire qu’en introduisant le calcul du temps dans la production et la distribution. C’est la revendication la plus élevée que le prolétariat puisse formuler... mais en même temps, c’est le minimum de ce qu’il puisse réclamer. C’est une question de pouvoir par excellence que seul le prolétariat est à même de régler sans appui aucun de la part d’autres groupes sociaux.
Il n’est possible de conserver les entreprises au prolétariat qu’en lui assurant la gestion et la direction autonomes. C’est aussi la seule manière de pouvoir appliquer partout le calcul du temps de travail. Un véritable flot de littérature, originaire surtout de l’Angleterre, l’Amérique et l’Allemagne, est consacré à démontrer comment le capitalisme opère le calcul du temps de travail matérialisé dans chaque produit. Dans le communisme, on calcule comme dans le capitalisme selon la formule : MO (moyens de production) + MA (matières premières) + Travail vivant. On emploie seulement une unité de calcul différente. Dans ce sens la vieille société porte le nouvel ordre social en son sein. Les règlements de compte entre entreprises se font, dans le communisme, par l’entremise d’un office de comptabilité générale sociale, donc par des virements de compte, tout comme maintenant. La concentration des entreprises s’effectue aussi dans l’État social actuel, quoique très probablement en régime communiste cette concentration suivra un autre cours étant donné qu’elle part de mobiles essentiellement différents. L’organisation des services publics, en régime communiste, n’aura à reprendre que des entreprises qui fonctionnent comme des instruments de l’État de classe. Il faut les détacher de l’État pour les donner à la société. Il est vrai qu’alors l’État subsiste toujours parce que la bourgeoisie étant vaincue n’a pas encore disparu. Cet État est visible à tous et apparaît comme organe de lutte contre la contre-révolution, mais il n’a que faire dans la production et la distribution. Et ainsi les conditions se trouvent créées qui permettront à cet État de "dépérir".
Si nous comparons à cette organisation celle qui résulte du communisme d’État - ou ce qui est le même : du capitalisme d’État, on aperçoit de suite que ce dernier régime ne détermine nullement les rapports du producteur envers le produit social. L’ouvrier est un salarié de l’État et reçoit de ce dernier son salaire. Le montant de ce salaire est déterminé par les contrats collectifs que l’État passe avec les organisations syndicales. La direction de la production échoit à la bureaucratie de l’État ; aux producteurs, il est accordé un droit de "contrôle" par le truchement des organisations syndicales. La démocratie devient ainsi, comme dans le capitalisme, le couvert sous lequel la domination s’étend sur les masses.

A. HENNAUT

NB - Ceci termine le résumé de l’étude des groupes de communistes internationalistes hollandais.