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Fragments d’Histoire de la gauche radicale
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Guerre civile ou guerre impérialiste ?
{Bilan} n°38 - Décembre-Janvier 1937
Article mis en ligne le 2 avril 2017
dernière modification le 30 mars 2017

par ArchivesAutonomies

Le point de départ de la situation que nous nous proposons d’examiner se relie avec toute la filière des événements, se soudant à eux avec la force inexorable qu’exprime la gigantesque tragédie sociale où se joue le sort de centaines de milliers de vies d’ouvriers, du prolétariat mondial tout entier. La première fraude que l’on commet à l’égard de la réalité conduit à répéter, avec une constance impitoyable, une série de fantasmagories chaque fois marquées par des montagnes de cadavres de prolétaires.
On aborde la question ainsi : le fascisme attaque. Dès lors, la trame des événements se dénoue avec une simplicité limpide : les ouvriers s’insurgent, ils chassent les fascistes des villes industrielles, se lancent à l’assaut des territoires conquis par Franco. Entre-temps la bourgeoisie, surprise par la violence de la riposte ouvrière, est obligée de recourir au système des concessions et - au travers du gouvernement de Front Populaire - essaye de prendre la tête de la lutte armée des ouvriers en simulant une volonté de lutte contre le fascisme. Les uns diront - et les anarchistes parleront ainsi - que, puisque le gouvernement veut en définitive freiner l’assaut des masses et peut être même composer avec les fascistes, il faut pénétrer dans les rouages étatiques pour assurer la victoire contre Franco. D’autres, des militants appartenant aux rangs des communistes de gauche, diront que la victoire contre le fascisme ne pouvant être obtenu que sur le front de la lutte contre le capitalisme, il faut appuyer la tendance des ouvriers à l’expropriation, à se créer des organes militaires indépendants, à s’opposer à la militarisation. Certes, le gouvernement de Front Populaire, même avec la participation du P.O.U.M. et des anarchistes, est un gouvernement capitaliste, mais est-ce là une raison pour méconnaître que ses armées sont composées de prolétaires qui luttent pour le socialisme et se battent contre le fascisme non pas au nom de la démocratie bourgeoise, mais en réalisant la socialisation des territoires qu’ils contrôlent ? Et comme ce sont là des faits incontestables, ils réalisent des conquêtes qu’il faut élargir et au terme desquelles se trouve non seulement la chute du fascisme, mais aussi l’écroulement du capitalisme tout entier et donc de la manœuvre du Front Populaire.
L’extension de ces propositions au domaine international s’exprime avec une égale simplicité. Certes, les événements d’Espagne peuvent représenter une occasion pour la guerre impérialiste, mais le prolétariat des différents pays peut et doit s’opposer en affirmant des positions autonomes. Les anarchistes diront que le capitalisme, que tous les gouvernements capitalistes, sont en réalité solidaires de Franco : les fascistes par une intervention ouverte, les démocrates par le blocus de l’Espagne. S’opposer au plan capitaliste d’isolement de l’Espagne, voilà la voie que doivent emprunter les ouvriers de tous les pays pour rompre la solidarité de tous les gouvernements bourgeois autour de Franco. Ils réclameront donc l’envoi d’armes, de munitions, de volontaires. A ce sujet, les "communistes de gauche" répondront par l’affirmative en exigeant seulement que cela se fasse non par le canal des Etats bourgeois, mais au travers d’une lutte de masse et de classe contre ces Etats, par l’intermédiaire des ouvriers eux-mêmes. Un exemple ? A la frontière franco-espagnole il y a des wagons de munitions. Le gouvernement Blum veut en éviter le transport en Espagne : n’est-ce pas une manifestation de la lutte de classe que celle des ouvriers français qui aiguillonnent les wagons pour les faire parvenir aux ouvriers qui s’en servent pour la lutte simultanée contre les fascistes et contre le gouvernement du Frente Popular qui est là uniquement pour empêcher que les ouvriers aient raison de Franco ?
Nous avons donc d’un côté la patrouille farouchement réactionnaire du capitalisme : le fascisme qui passe à l’attaque en Espagne et dans les autres pays. Le complément de cette offensive se trouve dans "l’autre forme de gouvernement capitaliste", en l’occurrence le Front Populaire en Espagne, qui prend la tête des armées pour les conduire à la défaite ; dans les autres pays les gouvernements immobilisent - au travers de la "farce honteuse" de la non-intervention - les ouvriers qui doivent déjouer cette manœuvre car l’écrasement du fascisme en Espagne représente à coup sûr une défaite du capitalisme mondial. Les anarchistes diront que pour obtenir des résultats et battre le fascisme, il faut entrer au gouvernement. De leur côté, les "communistes de gauche" insisteront sur la nécessité de rester en dehors du gouvernement et de lui livrer une lutte sans merci au travers des expropriations en Espagne, d’une lutte des masses dans les autres pays, pour imposer le ravitaillement des armées ouvrières ibériques.
Une seule ombre au tableau : l’intervention massive de la Russie soviétique, mais on n’est pas non plus très embarrassé pour y trouver une explication. La Russie est intéressée à contrecarrer l’expansion de l’Allemagne, et c’est donc dans un but "impérialiste" qu’elle soutient le gouvernement espagnol, et, ajouteront-ils, n’avons-nous pas toujours dit qu’il y a opposition inconciliable entre les ouvriers et le Front Populaire ? Cette opposition persiste et les prolétaires pourront avoir raison même de l’intervention soviétique, à condition toutefois qu’ils poursuivent et élargissent les conquêtes de la socialisation en gardant une autonomie complète, une position de lutte constante, tant contre le gouvernement de Valence que contre celui de Barcelone.
Il nous semble avoir retracé fidèlement l’essentiel des positions qui sont soulevées pour justifier la notion centrale qu’il y a en Espagne la guerre civile et que le devoir des ouvriers de tous les pays consiste à l’élargir, l’approfondir, la porter à ses conséquences extrêmes.
Commençons par le début des événements. La formule "le fascisme attaque" peut-elle les expliquer ? Certes, si l’on se borne à l’aspect immédiat, formel, extérieur de la situation du 17-19 juillet, en bref, au fait que Franco prend la tête de la mutinerie militaire. Mais, pour cela, il faut commencer par exclure, de propos délibéré, une série d’autres facteurs des situations. Cette mutinerie militaire a pu se préparer minutieusement, méthodiquement, alors qu’à la tête du gouvernement se trouvait le Front Populaire qui détenait, entre autres, le ministère de la guerre dont dépendait Franco, lequel a pu dérouler tous les fils du mouvement, tandis qu’Azana, après les journées de mars et de mai 1936, avait déclaré que toutes les mesures étaient prises pour enrayer définitivement toute velléité de retour des menaces fascistes et militaristes. Immédiatement après la mutinerie, la première réaction de ce même gouvernement n’a-t-elle pas été de composer avec Franco, de lui laisser les coudées libres, de lui livrer presque entièrement le gouvernement ? Barrios, qui avait représenté la transition entre les gouvernements de gauche des premières Cortès, et les nouvelles Cortès dirigées par Lerroux-Roblès, Barrios n’avait-il pas fait une nouvelle apparition le 19 juillet, dans l’espoir de liquider la partie à l’amiable avec Franco ?
La formule initiale "le fascisme attaque" n’est en définitive qu’une véritable falsification de ce qu’exprimait la situation. En réalité, c’est le capitalisme qui attaque. Contre l’attaque fasciste de Franco, la possibilité d’un compromis avait été présentée au travers de Barrios, si elle n’a pu se réaliser, c’est uniquement parce que les ouvriers ont fait irruption et, bien que matériellement désarmés, dompté l’attaque combinée des fascistes et du Front Populaire, les premiers qui attaquent, le second qui veut composer. Droite et gauche bourgeoises se complètent le 19 juillet, tout comme elles l’avaient fait avant lorsqu’il s’agissait de laisser s’ébaucher et se préparer l’offensive frontale du 17-19 juillet. Ainsi qu’il en avait été pendant tout un siècle de domination bourgeoise, les deux ailes de cette classe s’accouplent en une solidarité de classe pour féconder l’attaque contre la classe ouvrière, et cette solidarité prend une infinité de formes diverses, mais elle est permanente, de tous les instants, et s’exprime dans tous les domaines.
A la solidarité permanente de la gauche et de la droite, il n’y a qu’une seule opposition possible, celle de classe et ce fut l’irruption de cette opposition qui brouilla le plan du capitalisme espagnol : le Front Populaire ne put pas - ainsi que la bourgeoisie l’avait escompté - céder paisiblement la place à Franco, le coup frontal n’ayant pas réussi car les ouvriers à Barcelone, Madrid, aux Asturies avaient soudainement occupé leur retranchement de classe, brisant ainsi l’attaque capitaliste.
Et nous passons donc à la seconde phase des événements qui est toujours marquée par la solidarité totale entre Franco et Front Populaire. La sédition qui avait été préparée sous la direction d’un gouvernement de gauche va s’étendre avec la complicité de ce dernier, dans le domaine politique général, comme dans l’aspect extrême de la lutte politique : la lutte armée. Qu’est-ce qui sépare donc la première phase de la suivante, la grève générale de la construction des fronts territoriaux ? Un changement profond est intervenu, non dans la nature, la signification, l’activité, le rôle de la droite et de la gauche bourgeoises, mais bien dans les assises mêmes de la lutte des masses ouvrières .
Le 19 juillet, les ouvriers occupent leur terrain spécifique, de classe, et cela non seulement parce qu’ils font grève et qu’ainsi ils prennent une position instinctive d’attaque contre l’appareil économique et politique de domination de la bourgeoisie, mais aussi parce qu’ils gardent leur position d’attaque contre l’ennemi capitaliste. Bien sûr, mille fois, nous avons vu dans tous les pays du monde les mouvements de grève dirigés par la droite sociale-démocrate contrôlant les syndicats, mais cela ne supprime nullement l’opposition de classe entre les ouvriers d’une part, les dirigeants de l’autre. Et cela parce qu’aucune possibilité n’existe de composer sur le terrain des revendications opposées entre les ouvriers et le capitalisme. Cette opposition existe donc parce qu’elle se vérifie dans son domaine spécifique, et non parce qu’il y a uniquement une masse d’ouvriers d’un côté, les dirigeants sociaux-démocrates de l’autre. Il n’est pas impossible de relier l’ouvrier au patron, bien au contraire, toute la science de la domination capitaliste consiste à obtenir cela, et l’appareil de domination, de contrainte et de corruption de l’ennemi tend à ce but, mais il est absolument impossible de relier patron et ouvrier, exploiteur et exploité sur le terrain où éclate cette opposition : le conflit de classe.
La grève du 19 juillet est l’opposition entre le prolétariat et le capitalisme. Bien sûr, les ouvriers ne vont pas chercher Companys, mais se dirigent contre Goded. Mais ils ne vont pas demander l’aide de Companys pour battre Goded. Il est parfaitement exact que les anarchistes vont demander des armes à Companys, mais ils essuient un refus, comme en octobre 1934, le moment n’étant pas encore venu de prendre la tête des ouvriers en armes. Mieux, Companys espère que ce moment ne viendra pas du tout, qu’il pourra, comme en octobre 1934, faire croire que la police tiendra le coup, livrant ainsi directement et d’un seul coup les ouvriers à la réaction.
Mais où est donc l’essentiel dans les événements du 19 juillet ? Uniquement dans ceci : les ouvriers forment une classe, ils se dressent contre le bloc inexorablement complice de Franco qui prend les armes et de Companys qui laisse faire, c’est la classe ouvrière qui se bat contre l’Etat capitaliste. Et c’est pour cela, uniquement pour cela, qu’elle gagne la partie.
Après la victoire la scène change, les partenaires bourgeois eux ne changent pas, mais l’inévitable se produit : les ouvriers peuvent, par une force instinctive, emprunter leur chemin de classe, construire leur retranchement, mais pour poursuivre ils ont besoin d’un parti qui, à l’état-major capitaliste - à Franco ou au Front Populaire - oppose une politique, une tactique, une stratégie qui puisse conduire à terme leur attaque contre l’Etat capitaliste. On prétend que les ouvriers sont libres de construire cet organisme, à Barcelone surtout, mais ils sont libres au point de vue formel, en apparence. Ils ne le sont nullement du point de vue de la réalité. Jusque dans leurs veines, la propagande anarchiste, du Front Populaire, du P.O.U.M., pénètre, et il faut repousser avec une extrême vigueur l’opinion de ceux qui veulent attribuer aux ouvriers espagnols la responsabilité des événements qui sont survenus. Non, mille fois non. Les ouvriers se battent partout pour le socialisme, ils sont certains de se battre pour leur cause, pour la cause des prolétaires de tous les pays, mais ils ne peuvent faire autre chose que croire ceux qui leur disent que sous la direction du Front Populaire (anarchistes), ou malgré le Front Populaire (communistes de gauche), ils peuvent battre le capitalisme dans les fronts territoriaux actuels.
Pas une ligne de nos textes n’autorise nos contradicteurs à dire que nous attribuons des responsabilités aux ouvriers. Toute notre activité consiste à demander à ceux qui veulent œuvrer à la victoire de la révolution, à ne pas se réfugier derrière les masses pour faire passer leurs conceptions. L’anarchiste qui dit : pénétrer dans le gouvernement est nécessaire pour avoir les armes et battre les fascistes, le communiste de gauche qui dit qu’il est possible dans la situation telle qu’elle existe actuellement de progresser dans la voie de la victoire révolutionnaire, ont le devoir de·prouver que les situations permettent cela, que les précédents de la lutte ouvrière autorisent une telle perspective. Ainsi, et ainsi seulement, ils pourraient s’acquitter de ce rôle. Mais c’est justement ce qu’ils ne feront point.
Jusqu’au 26 juillet les ouvriers espagnols se tiennent sur leur terrain de classe. Ils gagnent à Barcelone, à Madrid, ils perdent à Séville, à Saragosse. Tout d’abord, pourquoi et comment gagnent-ils dans certaines localités et perdent-ils dans d’autres ? Non parce qu’ici ils sont mieux armés que là. Les révélations sur la faiblesse des effectifs qui permirent à Queipo del Llano de prendre Séville, sur l’insuffisance des armements avec lesquels les ouvriers gagnèrent à Barcelone, ne permettent pas le moindre doute : l’explosif de classe était plus fort ici qu’à Séville, et cela dépendait des circonstances mêmes où s’était développée l’action du capitalisme dans les deux centres. L’ennemi avait pu démantibuler le front ouvrier à Séville, centre agraire où la fragmentation de classe est plus complexe. Il n’avait pu obtenir un résultat analogue et immédiat dans le bloc industriel de Barcelone, de Madrid, des Asturies. Mais le facteur essentiel reste ici aussi le front ouvrier, et seulement lui. Dans les centres industriels les vases de classe communiquent fortement : les ouvriers qui s’insurgent d’un côté, les soldats qui reçoivent cette impulsion de classe de l’autre et l’armée de Goded qui s’effrite. Il est caractéristique que nos contradicteurs, tout en admettant le fait que les ouvriers non armés ont eu raison des régiments armés, n’arrivent pas à l’expliquer par le seul argument valable, argument qui n’est pas le nôtre, mais qui a été légué au prolétariat par des hécatombes d’ouvriers : lorsqu’une armée se jette sur des ouvriers, le salut, l’unique voie du salut consiste à se regrouper sur des bases de classe, et c’est là seulement que peut éclater l’explosif qui brisera l’armée ennemie, où le même abîme de classe va se creuser, permettant ainsi l’écroulement des régiments de l’ennemi. L’opposition de classe n’est jamais particulière, c’est une question de substance. On ne peut pas construire un territoire de classe sans y détruire la bourgeoisie. Si celle-ci reste debout, il n’y a pas d’autre solution que laisser s’éclore, s’exprimer l’explosif de classe, et c’est seulement ainsi que la fermentation de classe pourra se répercuter dans les autres territoires.
L’instinct ne suffit pas plus dans la vie sociale qu’il ne suffit dans la vie animale. Le capitalisme ne gagne pas d’un coup sa bataille et nous avons vu qu’il a essayé de le faire. Au même moment où le Front Populaire se dispose à s’écarter de la scène, personne, ni les anarchistes, ni le P.O.U.M., ne donne le mot d’ordre de grève générale, bien qu’ils étaient prévenus cinq jours avant l’éclosion de l’attaque de Franco : ils étaient tous allés demander des armes au gouvernement du Front Populaire. L’élan spontané des ouvriers devait arriver à une impasse : il était impossible de le poursuivre en dehors d’un guide, en dehors d’un parti de classe. A défaut de celui-ci, le capitalisme fait sa réapparition. Pourtant les ouvriers ne l’appellent pas, quoiqu’au point de vue abstrait ils pourraient en empêcher la réapparition soudaine. Mais dans le domaine social aussi, il est impossible de s’arrêter dans le néant : au pouvoir bourgeois il faut opposer le pouvoir d’une autre classe. Et alors les anarchistes diront aux ouvriers que l’anarchie va se réaliser maintenant par la tolérance du gouvernement Companys d’abord, l’entrée dans le gouvernement ensuite. Le P.O.U.M. suivra les mêmes traces. Et en face d’une situation extrêmement tendue où les ouvriers ont donné le maximum de leurs possibilités : chasser les patrons capitalistes, et que ceux qui les dirigent les appellent à confier la direction des entreprises à l’Etat capitaliste Companys qui quelques jours auparavant avait déclaré qu’il ne fallait pas s’armer, bouleverse de fond en comble sa position et proclame qu’il faut s’armer, au contraire, pour battre les fascistes. Le changement de forme est une continuation logique, inexorable, dans le rôle du Front Populaire et de toutes ses annexes.
L’attaque est brisée à Barcelone, elle ne l’est pas à Saragosse. Conséquence ? Elle laissera se réinstaller Companys pour conquérir Saragosse où il n’y a plus bourgeoisie et prolétariat, mais où se trouvent les "maures", les fascistes. La composition chimique de la société se transforme à Barcelone comme à Saragosse, dans un centre comme dans l’autre le capitalisme prend la tête des ouvriers, là par la corruption et la tromperie, là par le massacre. L’inéluctabilité du duel entre les classes se manifeste avec sa violence impitoyable : on évince le prolétariat dans les deux secteurs et l’étendard est levé : lutte contre le fascisme, abattre celui-ci est le mot d’ordre de l’heure.
Oui, le fascisme c’est le capitalisme, disent anarchistes et communistes de gauche. Mais les premiers diront que pour battre le fascisme il est du devoir des ouvriers de s’appuyer sur le gouvernement de Companys ; les seconds diront qu’il ne faut pas exclure la possibilité de faire agir de pair la marche vers la socialisation et l’éviction du gouvernement d’un côté, les succès militaires contre le fascisme de l’autre. Que pourrait-on faire d’autre, une fois que les fascistes ont été chassés de Barcelone, si ce n’est passer à la libération des prolétaires qui sont emprisonnés à Saragosse ? Et si l’on ne faisait pas cela, ne s’ensuivrait-il pas que les fascistes pourraient redescendre à Barcelone ?
Le piège est tendu et il a une prise immédiate sur les ouvriers. Mais sont-ce ces derniers qui l’ont tendu ou bien Companys, qui a trouvé dans les anarchistes et les "communistes de gauche" un supplément indispensable au Front Populaire qui était irrémédiablement discrédité parmi les masses, à Barcelone surtout ? Le prolétariat pouvait-il se soustraire à ce concert ? C’était impossible, et nous qui avons traversé la tragédie de la lutte contre le fascisme, nous sommes les premiers à affirmer que cela était absolument impossible. Comment un ouvrier, le revolver fasciste braqué sur la tempe, peut-il imaginer autre chose que la nécessité d’éloigner ce revolver à tout prix, même avec l’appui de Companys ? Nous avons déjà vu qu’instinctivement il avait pris une autre direction, mais comment par la suite pouvait-il se diriger spontanément vers la construction de son pouvoir, en face d’un ennemi qui possédait non seulement dans Franco et le Front Populaire un état-major qui sait ce qu’il veut, mais aussi l’instrument spécifique de la direction sociale, son Etat ?
Pour battre le capitalisme à Saragosse, il fallait battre le capitalisme à Barcelone. "Les fascistes descendront si on continue la lutte de classe". A cela le marxiste aurait dû répondre avec la foi, la certitude qu’illuminent toutes les expériences ouvrières dans les autres pays, que pour démantibuler l’armée fasciste, pour briser son attaque, il n’y avait d’autre voie que celle du 19 juillet : rester classe ouvrière, continuer la lutte contre le capitalisme, empêcher le retour de Companys ; socialisation, oui, mais à condition d’en faire la structure d’une société nouvelle. La destruction du capitalisme n’est pas la destruction physique et même violente des personnes qui incarnent le régime, mais du régime lui-même. Si ces socialisations s’intègrent dans l’Etat, elles ne représentent pas une marche vers la destruction du capitalisme, mais - ainsi qu’il en avait été en Allemagne, en Autriche - un maquillage de l’ennemi, de son pouvoir, de son exploitation.
C’est uniquement sur cette voie que Saragosse aurait pu être délivrée. Et ceux de nos contradicteurs qui nous disent que c’est impossible, qu’il est inévitable que le front territorial se constitue, comment arrivent-ils à expliquer que c’est justement lorsque l’objectif militaire s’est substitué à l’objectif de classe, que Franco a marché de victoire en victoire, et que les ouvriers qui étaient mille fois mieux armés que le 19 juillet aient été battus partout.
Les événements sociaux s’expliquent uniquement en fonction du dynamisme de classe. Le "curé marxiste" pourra dire : la résistance des ouvriers qui s’est faite malgré le Front Populaire (lequel se dirige manifestement vers la compromission ainsi qu’il en avait été le cas pour la gauche bourgeoise en Italie et en Allemagne) peut se continuer malgré la manœuvre du Front Populaire. Non, une fois que la machine infernale est en action, il n’y a pas moyen de lutter sans en sortir, sans prendre une position opposée, celle que les ouvriers avaient prise instinctivement. Ou la lutte de classes se déclenche partout, à Madrid comme à Séville, à Saragosse comme à Barcelone, à Burgos comme à Cordoue, ou bien alors c’est la collaboration de classes qui règne partout. Une fois que l’on a intégré les ouvriers dans l’Etat capitaliste, l’objectif premier à assigner, c’est de rompre cet engrenage, et c’est une ignominie - après les événements des autres pays - de dire que les ouvriers pourront faire cela par la voie détournée des socialisations ou des victoires militaires contre le fascisme. Pas de piège. La lutte contre le fascisme est une lutte contre le capitalisme et rien que cela. Si l’on admet que l’on puisse faire l’une et l’autre chose, la socialisation sans la destruction de l’Etat capitaliste, la guerre militaire sans l’Etat prolétarien, on devient les colporteurs d’une mystification dans les rangs des ouvriers.
L’impérialisme est la dernière phase du capitalisme. Pour que cette formulation ne devienne pas un passe-partout qui permette de juger avec désinvolture les différentes situations, il faut qu’elle nous guide dans la perception non seulement des modifications quantitatives (de grandeur des évènements), mais aussi des changements substantiels qui se vérifient dans l’époque que nous vivons. Affirmer que si le Front Populaire a accepté le combat armé contre Franco en Espagne, cela a dépendu du degré plus avancé de la tension sociale, c’est prendre la face des événements, sa couleur, mais non comprendre la réalité de la situation. Au surplus cette affirmation ne peut se faire qu’à une condition : oublier la distinction fondamentale entre guerre civile et guerre impérialiste. Distinction qui, encore une fois, ne relève nullement de la grammaire marxiste, mais est le produit de toute une série d’événements tragiques qui charpentent toute l’évolution politique de la dernière phase du capitalisme.
Guerre civile c’est la guerre des classes : du prolétariat contre la bourgeoisie. Formule simple, trop simple pour ceux qui prennent prétexte de la complexité que revêtent les situations actuelles, pour compliquer les vérités essentielles de l’action prolétarienne, les défigurer, les falsifier. Mais ils effectuent cette complication en enlevant l’objectif sans lequel la guerre civile est inconcevable : celui de la destruction violente de l’Etat capitaliste, la construction d’un Etat opposé : l’Etat prolétarien. Les anarchistes ont irrémédiablement compromis leur position centrale que la moindre concession à l’idée étatique signifie l’inévitable dégénérescence des conquêtes des ouvriers. A Barcelone d’abord, à Madrid ensuite, ils ont aiguillonné dans un Etat capitaliste, dans un Etat qu’ils ont eux-mêmes qualifié d’"Etat de toutes les classes", la révolte des ouvriers, révolte qui s’orientait et ne pouvait que s’orienter vers une opposition violente envers l’Etat qui avait accouché - avec la complicité directe du Front Populaire - l’attaque de Franco.
Les adjectifs "civil" et "impérialiste" s’incorporent donc avec les notions de classe. La moindre confusion dans ce domaine ne conduit pas seulement à l’impossibilité de comprendre les événements, mais rejette d’un coup de l’autre côté de la barricade, comme ce fut le cas en 1914. Dans la phase actuelle du déclin capitaliste, aucune guerre en dehors de la guerre civile pour la révolution communiste n’a de valeur progressive. Sur quoi basons-nous cette affirmation ? Sur deux notions centrales qui sont le corollaire direct de la position centrale que nous vivons la dernière phase du capitalisme : d’abord le fait qu’il n’y a plus de classe progressive en dehors du prolétariat ; ensuite le fait que le point extrême de saturation dans l’industrialisation du monde a été atteint par le capitalisme. Sans ces deux corollaires, la thèse centrale sur l’impérialisme n’a qu’une valeur de phrase, de décoration littéraire. Les événements confirment-ils ces positions générales ? Au point de vue politique, aucun doute n’est possible : Gandhi prêchant la campagne du sel, le Négus signant des pétitions à la Société des Nations, Tchang-Kai-Shek et Thang-Sue-Lang s’arrêtant et se graciant mutuellement, voici les échantillons de l’évolution industrielle des colonies et semi-colonies. Au point de vue économique, il est nécessaire de ne pas se fourvoyer pour pouvoir comprendre. Certes, des progrès économiques se réalisent dans les différents pays et dans les colonies, mais progrès par rapport à quoi ? Par rapport à un état économique précédent et nullement en correspondance avec le rythme de l’évolution productive. Pour freiner celle-ci, le capitalisme doit avoir recours à tout : contingentement de la production, dévaluations monétaires, économies autarciques, accord d’Ottawa. Et c’est ici l’essentiel : les Indes, par exemple, connaissent actuellement une période de tranquillité économique provisoire par rapport aux troubles de 1925 et 1930, mais cela n’a été possible que grâce à l’amputation du développement productif.
Dans la période précédente du capitalisme, il restait des marchés parce qu’il y avait encore, pour l’impérialisme, des possibilités réelles d’apporter l’industrialisation dans des contrées d’Afrique et surtout d’Asie. Aujourd’hui encore ces régions existent, mais leur industrialisation dépasse les capacités historiques du capitalisme, c’est là une tâche qui revient au prolétariat et uniquement à ce dernier. Le caractère impérialiste des guerres est donné par la nouvelle situation : il ne s’agit plus de conquérir des marchés, mais d’évincer l’attaque prolétarienne, de la briser de la meurtrir.
En Espagne actuellement on aboutit à un véritable puzzle si l’on essaye d’expliquer comment l’Angleterre supporte que sa colonie portugaise devienne le fournisseur de Franco allié de Mussolini, qui menace les positions anglaises en Méditerranée, ou comment la France ne s’oppose pas au ravitaillement des militaires espagnols par Hitler qui peut ainsi s’assurer une base d’encerclement territorial de la République. Et la constellation des forces actuelles ne permet pas le moindre doute : la France et l’Angleterre appuyées par l’Union Soviétique se trouvent aujourd’hui dans des conditions de supériorité militaire telles qu’elles ne devraient pas tarder un instant à risquer même l’hypothèse d’une guerre mondiale. Si le capitalisme anglais et français sont donc forcés de ne pas se laisser guider par son intérêt impérialiste spécifique, c’est que les situations les mettent devant la nécessité de considérer que leur intérêt primordial est ailleurs : c’est que la dernière phase du capitalisme ne connaît qu’une seule guerre impérialiste : celle tendant au massacre du prolétariat.
D’après cette dernière thèse, le capitalisme en serait-il arrivé à maîtriser les lois de son évolution ? Pour répondre à cette question, il faut d’abord établir quelle est la loi de l’évolution capitaliste. Est-ce celle qui régit la production et détermine l’impossibilité de concilier les éléments antagonistes que sont le capital et le travail dans un solidarisme économique et politique au sein de la société bourgeoise ? L’explosif historique réside-t-il dans cet antagonisme ? Marx, pour prouver l’inévitabilité de la chute du régime capitaliste n’a-t-il pas prouvé que c’est la structure même de la production - en dehors de la concurrence - qui détermine la loi de l’évolution antagoniste de la société capitaliste ?
Nous n’avons pas à examiner ici l’hypothèse de la construction d’une unité harmonieuse dans le capitalisme mondial, mais tout simplement à indiquer la loi qui le régit. L’élément antagonique qui empêche toute unité réside bien dans la construction de classes opposées où aucun compromis n’est possible, d’où jaillira la révolution mondiale. Cet élément antagonique ne réside nullement dans l’opposition entre les Etats impérialistes d’où ne peut sortir que le massacre de la classe ouvrière.
Il ne s’agit pas de postuler l’avenir pour déterminer d’avance si oui ou non des revendications d’ordre économique ne se poseront plus à l’occasion des guerres. Il s’agit de déterminer si l’enjeu essentiel de ces guerres n’est pas la destruction du prolétariat et si, par exemple, actuellement en Espagne, les impérialismes français et anglais ne subordonnent pas l’intérêt primordial de la sauvegarde du régime capitaliste dans son ensemble aux intérêts particuliers de leur propre impérialisme. Cette attitude des deux impérialismes nous semble être un démenti catégorique à ceux qui prétendent que même dans la phase actuelle de l’impérialisme le mobile des guerres consiste dans l’intérêt antagonique des Etats capitalistes ou de leurs constellations.
Il n’est pas exclu que le capitalisme puisse en arriver à sectionner l’explosion des contradictions de sa société à des endroits particuliers : la Mandchourie, l’Ethiopie, et cela pour éviter que de l’éclosion simultanée et générale de tous les secteurs, les conditions ne s’établissent pour faciliter le cours de la révolution mondiale. Mais même dans cette hypothèse nous n’assisterions pas à la construction d’une société capitaliste harmonieuse, car le facteur de son bouleversement réside dans la structure de la société elle-même et dans l’inévitabilité de la construction des classes s’opposant les unes aux autres.
En Espagne, point de doute. Il n’y a pas de guerre civile puisque les ouvriers sont intégrés dans l’Etat capitaliste. Aussi puissante que puisse être leur volonté de s’en libérer, ils y sont cloués par la nécessité qu’on leur a imposée de battre les armées de Franco. Or, pour battre une armée, il en faut une autre, et pour la créer il faut un Etat. De plus, il n’y a aucune force politique qui appelle les ouvriers à passer à la destruction de l’Etat capitaliste dans les territoires occupés par le Front Populaire. Les anarchistes soutiennent la nécessité impérieuse de battre "d’abord Franco", les communistes de gauche affirment qu’il est possible de ne pas attaquer de front l’Etat capitaliste mais de le circonscrire par la voie détournée des socialisations et des victoires militaires qui pourraient acquérir une valeur prolétarienne même si le Conseil Economique et le Comité Central des Milices sont· intégrés dans l’Etat capitaliste.
Le P.O.U.M. qui est depuis six mois en veine de citations, ne fait que se comparer aux bolcheviks en 1917. Il oublie une toute petite chose, extrêmement mince : que Lénine a menacé de faire la scission avec un groupe qui soutenait d’ailleurs des positions bien plus avancées que le P.O.U.M. et que jamais le problème ne s’est posé aux bolcheviks de participer à un gouvernement. Toujours leur devise a été celle de la destruction de l’Etat capitaliste, qu’il y ait n’importe qui au pouvoir, avec ou sans la menace de Kornilov.
Que des revendications économiques et territoriales ne se posent pas actuellement en Espagne, cela peut vouloir confirmer l’hypothèse que nous soulevons sur le caractère des guerres impérialistes actuelles, à savoir qu’elles ne peuvent avoir pour objectif le repartage du monde, mais uniquement la destruction du prolétariat de chaque pays. Mais ce n’est pas ici la question essentielle. Il s’agit de voir si oui ou non il y a une guerre civile en Espagne. Et à ce sujet, ainsi que nous l’avons dit, le caractère distinctif, en dehors duquel la guerre civile ne peut pas exister, c’est que la lutte armée se dirige contre l’Etat capitaliste et qu’elle ne soit pas captée par ce dernier.
Ceux des communistes de gauche qui considèrent que le facteur essentiel de la guerre impérialiste c’est la conquête des marchés, en arriveront-ils à dire que puisque cet élément est absent des événements actuels en Espagne, nous assistons à une guerre civile bien que l’élément fondamental, spécifique de cette guerre civile : la lutte contre l’Etat, soit remplacé par l’incorporation des ouvriers dans cet Etat ?
Quant à nous, tout en essayant de découvrir les perspectives que les situations semblent dégager pour l’avenir, nous croyons que notre devoir consiste à analyser les événements actuels sur la base des éléments qui existent déjà et qui nous font considérer que le rassemblement des ouvriers sous la direction de l’Etat capitaliste pose entièrement le problème de la guerre impérialiste. Devant cette situation réelle la directive pouvant permettre la reprise de la lutte ouvrière est celle qui rétablit, sur les deux fronts, la position d’hostilité et d’attaque des ouvriers industriels et agricoles.

Au volontariat opposer la désertion.
A la lutte contre les "maures" et les fascistes, la fraternisation.
A l’union sacrée, l’éclosion des luttes de classe sur les deux fronts.
A l’appel pour la levée du blocus contre l’Espagne, les luttes revendicatives dans tous les pays et l’opposition à tout transport d’armes. Commencer par refuser ce transport dans les pays où le prolétariat a encore des possibilités de lutte, c’est réaliser la condition, la seule condition pour le réveil de la lutte de classes en Italie, en Allemagne.
A la directive du solidarisme de classe, opposer celle de la lutte de classes et de l’internationalisme prolétarien.

Quand l’heure de la guerre impérialiste sonne, c’est aussi l’heure de la liquidation extrême de tout un passé de défaites prolétariennes qui se présente. Il n’est pas exclu que la grève de juillet en Espagne représente avec les grèves de juin-juillet en France et en Belgique les premières manifestations d’une vague mondiale du prolétariat. Comme en 1914, cette liquidation peut s’accompagner d’une sélection extrême des cadres des révolutionnaires communistes. L’isolement d’aujourd’hui de notre fraction, peut représenter une condition que les événements nous imposent pour maintenir contre tous les courants bien haut le drapeau de la lutte de classes, de l’Internationale et de la révolution communiste.