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Fragments d’Histoire de la gauche radicale
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Le procès de Moscou
Bilan n°39 - Janvier-Février 1937
Article mis en ligne le 2 avril 2017
dernière modification le 27 janvier 2024

par ArchivesAutonomies

L’attention générale est attirée par les éléments les plus bruyants du nouveau procès qui s’est conclu par les treize exécutions. L’énigme harcèle les cerveaux et les esprits : pourquoi se sont-ils accusés eux-mêmes, alors que dans tous les pays du monde l’inculpé dispute au juge sa vie en profitant de la moindre faiblesse de l’accusation pour la détruire et faire surgir le doute sur le mensonge le plus difficile à échafauder ? Pourquoi ces inculpés politiques parachèvent-ils l’accusation et rendent-ils leur prétendu "trotskysme" responsable de tous les méfaits alors que, partout ailleurs qu’en Russie, l’emprisonné revendique hautement ses convictions politiques et désarme le juge, qui voudrait couvrir d’infamie l’idéalité pour laquelle il devra donner sa vie ? Et pourtant, ces treize fusillés étaient cruellement prévenus par le procès de Kamenev et Zinoviev : le chemin où l’accusation les attirait était celui de la mort certaine. Pourquoi donc eux, qui avaient maintes fois risqué leur existence dans la lutte contre le tsarisme, n’ont-ils donc pas profité des derniers instants de leur vie pour sauver au moins leur mémoire, leur passé de militants révolutionnaires ?
Cette énigme ne se résout nullement par l’affirmation de la culpabilité des accusés, dont les prétendus aveux s’expliqueraient par l’impossibilité où on les a mis de nier. En effet, ils se sont eux-mêmes rendus responsables de bien plus que ce qu’on leur reprochait. On n’explique rien non plus en disant que le procès est une farce tragique, car l’on n’expliquerait pas alors l’attitude des accusés après la cruelle expérience qu’avaient déjà faite les seize en août 1936.
Le problème est ailleurs et consiste dans l’explication de cette cruelle extermination des vieux bolcheviks, dans la tournure qu’a prise la politique du centrisme. Reprenant ce qu’a écrit Victor Serge qui a acquis une expérience personnelle du régime imposé à ceux qui ne se plient pas à la politique centriste, nous pouvons en arriver à une explication du procès : le triage est fait dans les lieux de déportations et les isolateurs après que l’accusation a dressé la liste des boucs émissaires, et ne sont traduits devant le tribunal que ceux dont la déchéance morale donne la certitude que l’on peut les soumettre aux pires tortures sans qu’aucune réaction ne se produise, même au dernier moment. Il faut reconnaître que l’attitude capitularde de Piatakov, Serebriakov, Radek, et surtout le degré de prostitution où ils étaient tombés quand ils invectivaient les cadavres du mois d’août, permettaient à Staline de ne pas douter du succès de son jeu macabre. Victor Serge a donné une longue liste de noms qui, compris primitivement dans l’acte d’accusation, n’ont pas comparu au procès. Sera-ce pour la prochaine corvée, quand l’oeuvre de la dégradation morale qu’exerce le centrisme dans les isolateurs aura obtenu le succès indispensable pour en faire des nouveaux Zinoviev et Piatakov ?
Dans aucun autre pays au monde, no dans ceux où la gueule du capitalisme peut encore se parer du masque de la démocratie, ni dans les autres, où sévit le terrorisme fasciste, la destruction n’a été plus vulgaire et plus abjecte des valeurs morales que l’humanité avait conquises au travers de siècles de lutte contre les classes qui incarnaient le plus hideux obscurantisme, l’oppression la plus perfide de la personnalité de l’homme. C’est en Russie soviétique que l’orgie de la barbarie est complète, ce sont les artisans de la Révolution d’Octobre qui tombent et le couperet est tenu au nom de Lénine et de son oeuvre. Staline brandit le drapeau de la continuation de Lénine dont le mausolée enterre désormais la Révolution d’Octobre 1917.
Voilà le spectacle que donne Staline en pature au capitalisme de tous les pays. Et les bouffons de cour obéissent à la lettre : Cachin et Vaillant feront non seulement applaudir le verdict de Novossibirski, mais en prenant Victor Serge pour cible de leur haine, le "bandit complice de Bonnot", ils élèvent un nouveau temple au régime bourgeois, qui doit se débarrasser des "dégénérés incorrigibles".
L’acte d’accusation est un hommage onctueux au régime capitaliste. La Russie est le pays où les victoires industrielles sont les plus colossales et les ouvriers en sont réduits à une brigade de choc pour gagner, au travers des plans quinquennaux, le pari contre les ouvriers allemands jetés par Hitler dans la réalisation des plans de quatre ans. Stakhanov, voilà la personnification du socialisme, de ce socialisme qui s’est affirmé, dans l’histoire, comme la revendication de l’homme à ne pas devenir bête de somme.
Et, en Russie comme dans les autres pays, la course effrénée de l’industrialisation conduit inexorablement à faire de l’homme une pièce de l’engrenage mécanique de la production industrielle. Le niveau vertigineux atteint par le développement de la technique impose une organisation socialiste de la société. Le progrès incessant de l’industrialisation doit s’harmoniser avec les intérêts des travailleurs, autrement ces derniers deviennent les prisonniers, et, enfin, les esclaves des forces de l’économie. Le régime capitaliste est l’expression de cet esclavage car, au travers de cataclysmes économiques et sociaux, il peut y trouver la source de sa domination de la classe ouvrière. En Russie, c’est sous la loi de l’accumulation capitaliste que se réalisent les constructions gigantesques d’ateliers et les travailleurs sont à la merci de la logique de cette industrialisation : ici accidents de chemin de fer, là explosion dans les mines, ailleurs catastrophes dans les ateliers. Devant cette situation, Staline ne peut pas laisser les masses dans le doute : ce n’est ni lui, ni l’économie basée sur les lois capitalistes qui en sont les responsables. D’un autre côté, une lueur pourrait éclairer les masses : elle pourrait jaillir de l’Octobre 1917, et c’est pour cela que l’on se jette cyniquement sur les vieux bolcheviks : après les avoir précipités au dernier degré de la mortification, on les tue comme des chiens.
Dans tous les pays, l’intensification de la production est dictée par les besoins de la défense nationale contre "l’agression ennemie". En Russie il en sera de même et les ouvriers seront alcoolisés, enivrés par le stupéfiant de la défense de la patrie. Les treize fusillés seront présentés comme les chargés d’affaires de l’Allemagne et du Japon.
Tout cela au nom du socialisme ! Et le capitalisme mondial sent qu’il est en train de gagner une nouvelle manche dans la lutte contre le communisme : il croit avoir atteint le dernier degré de la sauvegarde de son régime en écoutant les applaudissement frénétiques que lancent les ouvriers dans les meetings où les centristes crachent sur les cadavres des fusillés. Voilà où mène la révolution, disent les bourgeois de tous les pays, les fascistes en collusion intime avec les social-démocrates qui espèrent trouver dans les crimes centristes la possibilité de faire oublier les leurs. "Vive le régime capitaliste !", voilà ce à quoi voudrait aboutir le procès de Moscou. Le "professeur rouge" interviendra pour dire que le verdict de Moscou s’explique, qu’il est juste, exemplaire, car il faut sauver la tête de Staline, le continuateur de Lénine. Et l’hypothèse "marxiste" (que dieu nous garde des professeurs) est émise que si, au lieu que Tallien exécute Robespierre le contraire se serait produit, toute la marche de l’histoire aurait été renversée. La Révolution de 1917, comparée à la révolution bourgeoise, expliqué au travers de cette dernière, voilà le cachet théorique à l’oeuvre contre-révolutionnaire du centrisme qui entonne la "Marseillaise" en l’accouplant aux notes de l’"Internationale".
Notre opinion sur le terrorisme est bien connue. Au point de vue de notre passion révolutionnaire, la réponse est sans équivoque possible. Nous n’hésiterions pas un instant à nous insurger contre ceux qui exploiteraient un attentat contre Staline et nous dresserions la liste non seulement de toutes les victimes ouvrières qui pèsent sur sa tête, mais aussi de toutes les défaites sous le poids desquelles gît le prolétariat de tous les pays.
Mais malheureusement, ce n’est pas un homme qui, par un attentat, peut résoudre les problèmes sociaux et une tête de bourreau qui tombe peut représenter une arme accessoire dans les mains des oppresseurs du prolétariat. L’histoire est soumise à la loi de la lutte des classes et c’est au travers d’elle uniquement que nous pouvons expliquer le procès de Novosibirski.
Le capitalisme mondial est redevable à Staline d’avoir abaissé le nom de Lénine et du socialisme jusque dans la plus abjecte des dépravations humaines. Mais cela non plus ne le sauvera. L’histoire prouve que c’est justement lorsqu’un régime est au bout de son rouleau et des expédients qu’il peut trouver pour se survivre, qu’il en arrive aux formes les plus cruelles de son expression. Les événements d’Espagne sont là pour le prouver. Ils sont encadrés, dans leur évolution, entre les crânes des fusillés des deux procès. Ceux qui ravitaillent en armes les ouvriers espagnols sont ceux-là mêmes qui parviennent à imposer aux vieux bolcheviks de s’accuser de tous les crimes et de couvrir de honte leurs idées. Ce sont des centaines de milliers de prolétaires qui font l’expérience qui se projette sur l’écran de Moscou. Le capitalisme qui voudrait confier cette grandiose tragédie à des personnalités isolées, est obligé - par les bases mêmes de son régime - de l’étendre à des masses immenses, au prolétariat mondial tout entier. Et ici aucun expédient ne résoudra les problèmes angoissants que pose la situation actuelle. Sur les monceaux de ses morts, la classe ouvrière acquerra la conscience de sa mission pour reprendre le chemin de la révolution. Les treize fusillés d’aujourd’hui, aussi bien que le seize du mois d’août, sont là pour nous prévenir : au terme des capitulations il y a l’abîme de la dépravation morale. De leur expérience tragique, les prolétaires retireront l’enseignement de ne jamais pactiser avec l’ennemi, car le répit d’un instant - obtenu au travers de la capitulation - permettra demain d’en arriver au massacre. Staline, extrême réserve du capitalisme mondial, par l’excès même des tortures qu’il inflige, annonce l’approche de grandes tempêtes révolutionnaires. Les victimes d’aujourd’hui, qui sont les capitulards d’hier, ont, par leur vie, enseigné au prolétariat que le chemin qu’ils avaient emprunté dans l’espoir de sauver l’Octobre 1917, est celui qui a conduit à leur massacre physique et moral, au carnage du prolétariat espagnol et international.