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Un appel en faveur du socialisme - Point 5/7 - Gustave Landauer
Article mis en ligne le 10 juillet 2018
dernière modification le 27 juillet 2018

par ArchivesAutonomies

5.

Les formulations des marxistes sont les suivantes :

1) La concentration capitaliste dans l’industrie, dans le commerce, dans le système monétaire et bancaire, est un premier degré, est le début du socialisme.

2) Le nombre des entrepreneurs capitalistes — ou du moins des entreprises capitalistes — diminue de plus en plus ; la taille des entreprises est en augmentation ; les classes moyennes se rétrécissent et sont condamnées au déclin ; le nombre des prolétaires croît de manière démesurée.

3) La quantité de ces prolétaires est toujours si importante qu’il y a nécessairement des chômeurs parmi eux de manière constante ; cette armée industrielle de réserve fait pression sur les conditions de vie ; il se crée une surproduction qui résulte du fait qu’il est produit plus qu’il ne peut être consommé. Ainsi, les crises périodiques sont inévitables.

4) La disproportion entre l’immense richesse dans les mains d’un petit nombre et la misère et l’insécurité chez les masses deviendra finalement si grande qu’il interviendra une crise terrible, et le mécontentement des masses ouvrières croîtra si fortement que cela entraînera nécessairement une catastrophe, une révolution, au cours de laquelle la propriété capitaliste pourra et devra être transformée en propriété collective.

Ces propositions principales du marxisme ont souvent été l’objet de critiques de la part des spécialistes anarchistes, bourgeois, et, en particulier dans la période récente, révisionnistes. Peu importe que ce soit agréable ou que l’on en soit navré, celui qui est honnête ne peut pas contester la justesse des résultas de cette critique.

On ne doit pas du tout parler des entrepreneurs capitalistes en supposant que l’existence de la société capitaliste dépend particulièrement du nombre de ces entrepreneurs. On doit plutôt parler de tous ceux qui ont intérêt au capitalisme, de ceux qui, pour ce qui concerne leur niveau de vie extérieur, jouissent d’une prospérité et d’une sécurité relatives dans le capitalisme, — de ceux qui, dans la mesure où ils ne sont pas des hommes exceptionnels mais des hommes très ordinaires, dépendent aussi de leur intérêt au capitalisme dans leurs opinions, leurs aspirations et leurs dispositions d’esprit, peu importe qu’ils soient des entrepreneurs indépendants, des représentants bien installés, des hauts fonctionnaires ou employés, des actionnaires, des rentiers, ou autres. Et l’on peut seulement dire ici, sur la base de la statistique des impôts et d’autres observations, qui sont irréfutables, que le nombre de ces personnes n’a pas diminué, mais qu’au contraire il a augmenté quelque peu de manière absolue et relative.

L’on doit particulièrement se garder dans ce domaine de se laisser guider par des états d’âme et de vouloir tirer des conclusions généralisantes de ses petites expériences et observations partielles personnelles. Tout le monde peut naturellement voir que les grands magasins, et également dans plusieurs lieux les coopératives de consommation, font sérieusement le ménage chez les commerçants petits et moyens. Or, l’on ne doit pas prendre simplement en considération ceux qui sont ruinés et ferment leur boutique, mais bien plus encore ceux qui ne trouvent jamais le courage ou les moyens de devenir indépendants. La question est seulement de savoir où il faut compter une grande partie de ces personnes dépendantes, à savoir si elles sont des prolétaires. Nous verrons ce point immédiatement après, lorsque nous examinerons ce que l’on doit comprendre en définitive par prolétaire. Malgré toutes ces expériences vécues personnelles et ces observations individuelles de nature non professionnelle, il est impossible de contester la chose suivante : le nombre de gens intéressés au capitalisme ne décroît pas, il augmente même.

Mais quant au nombre des entreprises capitalistes, l’on peut admettre qu’il diminue ; il faut simplement ajouter que cette diminution est dans l’ensemble si lente et insignifiante que la fin du capitalisme, si elle dépendait réellement de cette diminution, ne serait pas à envisager avant des siècles.

La question de la nouvelle classe moyenne a été beaucoup débattue. Mais il n’est pas du tout contestable qu’elle existe. Il n’est écrit nulle part que l’on doive comprendre sous le terme de classe moyenne uniquement les artisans indépendants, les commerçants, les petits paysans et les rentiers.

L’on peut lier la question : qui fait partie de la classe moyenne ?, à cette autre question : qu’est-ce qu’un prolétaire ? Les marxistes aimeraient ne pas bouger, et ils se cramponnent de toutes leurs forces, comme à l’ultime planche de salut, à ceci quand ils disent : un membre de la classe possédante est indépendant, il possède ses moyens de travail et il a sa propre clientèle ; le prolétaire est celui qui est dépendant, qui ne possède pas ses moyens de travail et n’est pas indépendant vis-à-vis de ses clients. Il est impossible de maintenir cette explication plus longtemps : elle conduit à des résultats tout à fait grotesques. Il y a quelques années, dans une réunion publique qui se tenait dans l’une des plus grandes salles de Berlin, j’ai débattu de cet aspect de la question avec Clara Zetkin, et je lui ai demandé : il est vraisemblable que le propriétaire de cette salle soit, comme la plupart des propriétaires d’établissements de ce type, complètement dépendant de la brasserie qui lui livre la bière ; cette brasserie a des hypothèques sur son terrain ; il est obligé pour des années de ne servir ici que sa bière ; les tables, les chaises, les verres, sont la propriété de la brasserie ; son revenu s’élève bon an, mal an, à 30 000, 40 000, 50 000 marks ; il est apparu, dans cette époque capitaliste, des fonctions pour lesquelles les dénominations usuelles ne sont pas suffisantes ; il n’est ni un employé, ni un agent, il est autonome, mais il n’est pas indépendant ; il n’est pas propriétaire de ses moyens de travail : est-il un prolétaire ? — Personne ne voudra croire cela, mais j’ai en effet reçu la réponse suivante : oui, bien sûr, c’est un prolétaire ; cela ne dépend pas du niveau de vie, ni de la position sociale, mais uniquement de la propriété des moyens de travail et de la sécurité ; et l’existence de cet homme dépouillé de son moyen de travail est totalement précaire.

Je m’étais alors permis de dire, tout à fait simplement et pas vraiment dans un langage scientifique, qu’un prolétaire est celui qui a un niveau de vie prolétarien. Il y a là évidemment toute une gamme de possibilités : depuis la plus grande misère dans une existence qui est toujours à la limite du minimum vital, jusqu’au travailleur qui peut vivre tant bien que mal avec sa famille, qui surmonte des périodes de chômage, qui, dans l’ensemble, sans le savoir, raccourcit par la sous-alimentation sa vie ou du moins sa vitalité ou celle de ses descendants, et qui n’atteint jamais un modeste excédent de revenus sans lequel une participation à l’art, à la beauté, à la libre sérénité, n’est pas possible. C’est ainsi que tout le monde prend le mot prolétaire et c’est ainsi que nous le prenons nous aussi. Mais encore plus : les marxistes eux aussi le prennent en vérité ainsi et pas autrement, car ils ne peuvent pas faire autrement. Seuls ces prolétaires-là n’ont pas intérêt au capitalisme, mais à un changement des conditions (s’ils conçoivent en effet leurs intérêts du point de vue de la totalité), et c’est seulement à ces prolétaires-là que l’on peut appliquer la phrase : ils n’ont rien d’autre à perdre que leurs chaînes, ils ont un monde à gagner.

Dans les couches supérieures de la classe ouvrière, il y a déjà des professions qui ne font plus complètement partie du prolétariat. Cependant, nous devrions compter encore au nombre des prolétaires des catégories d’ouvriers appartenant aux métiers du livre, des artisans maçons, malgré leurs salaires relativement élevés et leur temps de travail favorable, à cause de la grande insécurité de leur position et de la menace constante du chômage, s’ils ne s’étaient pas débrouillés pour surmonter cette époque de manière supportable, grâce à leurs propres institutions, grâce à leurs syndicats, qui ne sont que trop appréciables pour ce qui concerne les objectifs d’assistance sociale à l’intérieur du capitalisme. Mais l’on doit admettre qu’il s’agit ici d’une espèce de limite ; et, à cause du danger de n’être pas suffisamment assurés contre le dénuement dans les cas d’accident, d’invalidité et de vieillesse, on doit pourtant les classer encore dans le prolétariat.

En revanche, il faut dire qu’il existe, dans d’autres couches, des hommes qui sont extrêmement pauvres, mais qui ne devraient pas être appelés prolétaires. Il s’agit d’écrivains et d’artistes, de médecins, d’officiers, tous pauvres et de leurs semblables. Du fait de graves privations, ils se sont souvent assurés, ou leurs parents leur ont assuré, une forme de culture qui ne les préserve pas la plupart du temps d’avoir faim ou de manger du pain dur ou les plats de la soupe populaire ; mais du fait aussi de leurs habitudes de vie extérieures et de leur richesse intérieure, ils se distinguent des prolétaires et ils forment, qu’ils soient solitaires, rangés ou bohêmes, une classe en soi qui semble d’ailleurs augmenter plus vite que le grand prolétariat. Certains d’entre eux sombrent parfois, quand ils ont perdu leur force d’âme, dans les couches inférieures du prolétariat, et ils deviennent des clochards, des vagabonds, des proxénètes, des escrocs ou des repris de justice.

Parmi les vastes couches de ceux qui sont dépendants sous n’importe quelle forme, nous trouvons pourtant de très nombreuses personnes qui ne sont pas le moins du monde des prolétaires. Il n’y a certes aucun doute qu’il se trouve, parmi les employés de commerce par exemple, beaucoup d’entre eux qui ne se différencient particulièrement ni extérieurement ni intérieurement du prolétariat. La même chose vaut pour de nombreux dessinateurs, techniciens, et autres. Les fonctionnaires subalternes forment à nouveau une catégorie en eux-mêmes ; du point de vue psychologique, on devrait les appeler des esclaves plutôt que des prolétaires. À quelle catégorie les fonctionnaires de parti et les fonctionnaires syndicaux appartiennent-ils, cela reste en suspens ; ils doivent être considérés plus pour leur influence que pour leur nombre.

Mais nous avons maintenant un nombre important, en réalité croissant, de ceux qui forment sans aucun doute une nouvelle classe moyenne dans la mesure où ils ne font pas partie des couches aisées. Les employés de commerce, les dirigeants de filiales ou de départements, les directeurs et les directeurs généraux, les ingénieurs et les ingénieurs en chef, les agents et les représentants, en font partie. Leur rôle dans le capitalisme est tel qu’il ne faut, sur la base de leur situation matérielle et de la manière de penser qui est déterminée par elle, compter ni sur leur prolétarisation ni sur leur révolutionnarisation. Mais il ne peut s’agir que de "prolétaires" pour le marxisme ; le fait qu’il y ait des hommes exceptionnels ou des masses d’hommes dans une situation exceptionnelle, dans laquelle il n’y a plus de relation directe, mécanique, entre la façon de penser ainsi que la volonté, et la situation extérieure, c’est précisément ce que le marxisme néglige et ce sur quoi nous devons insister.

Mais l’insécurité ! Il faut dire que l’insécurité existe pour tous les membres de la société capitaliste. Nous devons cependant différencier son degré. Mais nous parlons de couches déterminées qui ont particulièrement intérêt au capitalisme, et nous les appelons, pour faire court, capitalistes alors qu’en vérité nous tous, sans la moindre exception, tant que le capitalisme existe, nous faisons partie de lui, nous sommes fondus en lui et, en réalité, nous agissons de manière capitaliste, y compris les prolétaires. C’est pourquoi nous devons, pour ce qui concerne la sécurité, faire aussi des distinctions lâches, et ne pas tracer des frontières stables mais seulement indécises, étant donné qu’il ne s’agit pas de structures abstraites mais de réalités données historiquement. Pour les nombreuses personnes que, malgré leur dépendance, malgré le fait qu’elles ne disposent pas de leur propre moyen de travail et de leur propre clientèle, nous classons dans la nouvelle classe moyenne ou bien dans les classes des fortunés, l’insécurité n’est normalement qu’une possibilité théorique indéniable, mais elle est exceptionnelle dans la pratique. Étant donné cependant que les marxistes ne coupent pas du tout en réalité les cheveux en quatre et n’établissent pas de concepts, mais qu’ils veulent donner à leurs attentes, concernant le destin et l’attitude de classes déterminées, une expression générale parée du langage scientifique, ils ne peuvent plus, s’ils préfèrent, après les éclaircissements qui leur ont été fournis, ne pas se leurrer eux-mêmes, ne pas tromper leurs propres souhaits, et ne pas défendre leurs fausses théories jusqu’au bout, ils ne peuvent donc plus guère contester qu’il y a un nombre très considérable, en croissance lente, de gens dépendants et non autonomes qui, tout compte fait, ne courront jamais dans leur ensemble le danger de devenir des prolétaires.

Il semble donc dès à présent que les prophéties des marxistes soient en mauvaise posture. Et pourtant on peut leur concéder ceci : elles ont été vraies autrefois, comme seulement une déclaration de prophète peut être vraie. Bien qu’il n’ait utilisé qu’en de rares moments d’exaltation la véritable langue des prophètes et des poètes, mais que la plupart du temps il ait employé le discours de la science et très souvent les tours de passe-passe scientifiques, Karl Marx a été pourtant autrefois un véritable prophète quand il conçut et exprima ses idées en premier lieu sur la base de son observation du capitalisme encore jeune. Cela veut dire : il a été un quelqu’un qui avertit. Il a annoncé l’avenir qui aurait eu lieu si l’on en était resté à ce qu’il prévoyait. Et il a été un véritable prophète, l’un de ceux qui n’avertissent pas seulement mais qui agissent également, dans la mesure où il contribua lui-même de manière considérable à ce que l’on en soit pas resté à ce que ses yeux prévoyaient, dans la mesure où ses avertissements ont eu des conséquences et où l’avenir en a été changé. Ses paroles disaient sans qu’il le sache : vous les capitalistes, si cela continue ainsi avec cette exploitation frénétique, cette prolétarisation rapide, cette concurrence sauvage entre vous-mêmes, si vous continuez ainsi à vous dévorer mutuellement, à vous pousser mutuellement dans le prolétariat et à concentrer les entreprises, à diminuer leur nombre, à agrandir sans cesse leur taille, alors on va nécessairement vers une fin brutale !

Mais cela n’a justement pas continué ainsi. Le capitalisme a créé une telle diversité largement ramifiée de besoins, il est parvenu à satisfaire ces besoins, qu’ils aient un prix élevé, moyen, ou bas, ou qu’ils correspondent à un luxe de pacotille, et les grandes industries ont donné naissance à un tel besoin d’industries auxiliaires qu’aucune forme de technique n’est devenue superflue, que de tout nouveaux types, par exemple, d’industries domestiques et villageoises, de petites et moyennes entreprises, sont apparus, que même le nombre de colporteurs et de voyageurs de commerce n’a pas diminué, que si les magasins spécialisés, les petits et moyens débits de vente, ont, c’est vrai, été évincés de certains domaines, ils ont trouvé en contrepartie de nouvelles possibilités.

Avec la compétition, les choses ne sont en aucun cas allées de plus en plus mal, selon le schéma abstrait ou le désespoir poétiquement grossi ; nous sommes encore au milieu du grand mouvement de concentration en trusts et en cartels qui, certes, prive incontestablement certaines petites entreprises de leur clientèle et de leur existence, mais qui, pourtant en échange, a fait en sorte que de nombreuses entreprises moyennes, grandes et très grandes, ont reconnu leur complémentarité et se sont alliées contre les consommateurs, au lieu de se battre à mort les unes contre les autres dans la course aux consommateurs. Et nous voyons également les petites entreprises apprendre des consommateurs et constituer leurs unions et leurs coopératives pour pouvoir se maintenir. Les associations d’ébénistes indépendants ont leurs grandes salles d’exposition et elles concurrencent les grands entrepreneurs ; les petits commerçants se réunissent pour regrouper leurs achats ou pour fixer des prix uniques. Le capitalisme confirme partout sa vitalité ; et au lieu que ses formes fassent une transition vers le socialisme, il utilise au contraire la forme authentiquement socialiste de la coopérative, de la mutuelle, pour ses propres objectifs qui sont l’exploitation des consommateurs et le monopole sur le marché.

 Et l’État, grâce à sa législation, a fait en sorte que le capitalisme reste vivant et très vigoureux dans les différents pays. De même que les cartels à l’intérieur d’un pays veillent à ce que les offres au rabais cessent et que la concurrence déloyale ne fasse pas son apparition, de même la politique douanière fait en sorte que le capitalisme d’un pays ne puisse pas détruire celui d’un autre ; la tendance aux réglementations douanières nationales et aux conventions internationales destinées à promouvoir l’égalité des conditions sur le marché mondial, continue de progresser. Cette égalité des conditions n’avait existé qu’en apparence dans le système du libre-échange, car les populations, les conditions de salaires, les civilisations, les techniques, les conditions naturelles ainsi que les prix et les quantités de matières premières disponibles, ne sont pas les mêmes dans les différents pays ; la politique douanière tend à équilibrer les inégalités réelles par des régulations artificielles. C’est uniquement pour les débuts ; provisoirement, cela se passe encore de manière barbare dans ce domaine ; chaque État cherche à exploiter sa puissance momentanée ; mais l’on distingue déjà nettement vers où la tendance va.

En outre, l’État a fait, ordinairement partout, plus ou moins en sorte que les arêtes vives les plus tranchantes du capitalisme aient été limées. On appelle cela la politique sociale. Il est incontestable que les lois de protection des travailleurs contre les excès les plus terribles du capitalisme, contre l’exploitation des enfants et des jeunes, ont créé certaines garanties ; par ailleurs, la situation des prolétaires dans le capitalisme, et par conséquent la situation du capitalisme, ont été aussi améliorées par l’intervention, la réglementation et l’action de prévoyance, de l’État. Les lois relatives à l’assurance sociale des travailleurs ont eu le même effet, particulièrement pour les cas de maladie.

Mais les résultats moraux de cette législation ont été encore plus importants que ces effets réels pour le capitalisme. Elle a effacé pour la masse non seulement des prolétaires mais aussi des politiciens les différences entre leur État du futur et l’État du présent. L’État a conquis une nouvelle sphère d’influence pour lui et pour sa police : l’inspection des usines, la médiation entre ouvriers et entrepreneurs, le soin des prolétaires malades, âgés ou invalides, la protection contre les dangers non seulement de l’entreprise, mais aussi contre ceux de la situation de dépendance et d’insécurité. L’attitude de seigneur souverain de l’État, la confiance enfantine dans l’État et dans sa législation, ont été renforcées et accrues. L’état d’esprit révolutionnaire dans les masses et dans les partis politiques a été fondamentalement affaibli.

Ce que les entrepreneurs faisaient, ce dont l’État s’occupait, les prolétaires eux-mêmes l’ont maintenant fait progresser non seulement par leur collaboration politique à la législation étatique mais grâce aux institutions qu’ils ont créées pour leur propre solidarité. Ce n’est pas sans raison que Marx et Engels n’ont rien voulu savoir du tout des syndicats à l’origine. Ils considéraient ces organisations professionnelles comme des restes inutiles et nuisibles de l’époque de la petite bourgeoisie. Ils pressentaient aussi parfaitement le rôle que la solidarité des travailleurs comme producteurs pourrait jouer un jour au profit de la sécurité et de la stabilité du capitalisme. Mais ils ne pouvaient nullement empêcher que les ouvriers ne se conduisent pas comme des libérateurs élus par la Providence et des réalisateurs du socialisme, mais comme des gens qui n’ont qu’une vie, et qui cherchent bon gré, mal gré, à façonner aussi bien que possible cette vie qu’ils sont obligés de mener à l’intérieur du capitalisme. Ainsi, les ouvriers se protègent donc, grâce à leurs caisses, contre la misère, pour les cas de chômage, de voyage, de maladie, parfois aussi de vieillesse et de mort soudaine. Ils veillent à se procurer rapidement un travail correspondant à leurs intérêts là où ils peuvent se prévaloir d’annonces de travail des entrepreneurs, des communes, ou des bureaux de placement privés. Ils ont commencé à créer, grâce à des conventions collectives qui lient les deux parties pour des périodes plus longues, des relations garanties entre entrepreneurs et travailleurs. Ils se sont laissé guider par la réalité et les exigences du présent, et ils n’ont pu en être détournés par aucune théorie ou aucun programme de parti. Les programmes de parti et les théories ont plutôt dû suivre ce que la réalité des relations de travail capitalistes a créé comme moyens d’information. Toutes sortes de doctrinaires et d’idéalistes, issus des différents camps, veulent empêcher les travailleurs de se préoccuper de leur présent pitoyable et monotone par des expédients appropriés ; mais, naturellement, il est impossible que cela réussisse. Les travailleurs tolèrent volontiers en masses qu’on les qualifie de classe révolutionnaire par des paroles flatteuses et d’adoration ; mais on n’en fait pas ainsi des révolutionnaires. Il n’y a des révolutionnaires en masses que quand il y a une révolution ; une des pires erreurs des marxistes, qu’ils se dénomment eux-mêmes sociaux-démocrates ou anarchistes, c’est l’idée que l’on peut faire la révolution grâce à des révolutionnaires, alors que, au contraire, on fait des révolutionnaires par le moyen de la révolution. De vouloir créer, multiplier et garder ensemble, durant des décennies, des cultures pures de révolutionnaires, afin d’en avoir effectivement, de manière certaine, le nombre convenable en cas de révolution, est une idée typiquement allemande, et puérilement pédante et dogmatique. On n’a pas besoin de se faire de soucis pour les révolutionnaires : ils naissent réellement par une sorte de génération spontanée — quand bien sûr la révolution arrive. Mais pour que la révolution, qui apporte des formes nouvelles, arrive, il faut que de nouvelles conditions aient été créées. Elles sont le mieux créées par des ingénus, par ceux que l’on appelle volontiers des optimistes (bien qu’ils n’aient pas besoin de l’être), par ces gens qui ne considèrent pas du tout encore comme une affaire entendue que la révolution doit nécessairement arriver, mais qui sont si profondément convaincus de la nécessité et de la justesse de leur nouvelle cause qu’ils ne voient pas les obstacles et les dangers comme insurmontables et inévitables. Par ces gens qui ne veulent pas la révolution, dans le meilleur des cas, comme un moyen, mais comme une réalité déterminée qui est leur objectif. Les souvenirs historiques peuvent avoir des effets néfastes quand les hommes se prennent par exemple pour des anciens Romains ou des Jacobins, alors qu’ils ont à accomplir des tâches tout à fait différentes ; mais cette sorte de science historique hégélianisée que le marxisme a apportée est encore pire. Qui sait dans combien de temps nous en aurons fini avec la révolution si nous n’avons jamais pensé à une révolution sur le point d’arriver ? Le marxisme nous a apporté une sorte de démarche qui ne rappelle aucune sorte de pas disponible, pas même la procession dansante d’Echternach [1], dans laquelle on fait toujours deux pas en avant et un pas en arrière, de sorte qu’il y a donc quand même un mouvement vers l’avant. Mais avec le marxisme, on fait apparemment des mouvements énergiques vers le but de la révolution, et l’on s’éloigne ainsi de plus en plus d’elle. Il apparaît que le fait d’envisager la révolution dans son résultat revient toujours à en avoir peur. Il est à conseiller de ne pas penser, lorsque l’on agit, à ce qui peut être imposé, mais à ce qui doit être fait. L’exigence du jour doit être satisfaite : précisément par ceux qui veulent bâtir de manière très durable, très fondamentale et très radicale, l’œuvre de leur cœur, de leur désir, de leur justice et de leur imagination.

Ils doivent naturellement bâtir tout autrement que de faire des rafistolages du capitalisme tels que nous les avons observés au cours de ces dernières décennies dans les tentatives des entrepreneurs, de l’État et des ouvriers eux-mêmes, et que nous venons de présenter rapidement dans leur contexte.

La lutte des ouvriers dans leurs organisations de producteurs, les syndicats, pour améliorer leurs conditions de vie et de travail, appartient elle aussi à ce contexte. Nous avons vu que les ouvriers, en tant que producteurs, interviennent de manière normalisante, grâce à leurs caisses, dans ce que les marxistes qualifient de fatal et d’inéluctable. Mais en même temps, une tâche principale des syndicats consiste toujours dans la lutte pour des augmentations de salaire et une diminution du temps de travail par l’intermédiaire de la négociation et de la grève.

Dans la lutte pour les augmentations des salaires, il s’agit en réalité de la lutte de producteurs individuels, même s’ils sont nombreux et se présentent unis, contre l’ensemble des consommateurs ; et puisque tous les ouvriers entrent à un moment ou à un autre dans cette lutte des producteurs, il s’agit de la lutte des travailleurs contre eux-mêmes. Les ouvriers et leurs organisations sont enclins, en ayant ainsi une parfaite attitude d’amateurs, à considérer l’argent, le salaire qu’ils reçoivent, pour une grandeur absolue. Il n’y a aucun doute que 5 marks sont plus que 3 marks ; et naturellement on se réjouit et on partage les sentiments du travailleur quand il est content de recevoir à partir d’aujourd’hui 5 marks de salaire journalier alors qu’hier il n’en recevait que 3. La question est seulement de savoir s’il aura encore matière à se réjouir dans un an, et dans 3, 5, 10 ans. Car l’argent n’est que l’expression des rapports réciproques entre les prix et les salaires ; tout dépend du pouvoir d’achat de l’argent.

Évidemment, les prix des marchandises sont rehaussés du fait de l’élévation des salaires, exactement comme du fait celle des impôts et des droits de douane. Maintenant, l’ouvrier qui fabrique des pianos est naturellement enclin à argumenter de la façon suivante : que m’importe que les pianos soient devenus plus chers ! Je reçois un salaire plus élevé et je n’achète pas de piano mais du pain, de la viande, des vêtements, et je paye un loyer. Et même le tisserand par exemple peut dire : même si les matières que je dois acheter deviennent plus chères, je n’ai renchéri qu’une petite partie de mes besoins, mais j’ai augmenté mon salaire avec lequel je couvre tous mes besoins.

La réponse à ces objections de l’égoïsme privé, et à toutes ses autres objections similaires, peut être donnée immédiatement dans la forme fondamentale et ample que nous devons à P. J. Proudhon : "Ce qui est valable dans les choses économiques pour la personne privée ordinaire devient faux au moment où l’on veut l’étendre à la société tout entière".

Les ouvriers se comportent dans les luttes salariales parfaitement comme ils doivent se comporter en tant que participants à la société capitaliste : comme des égoïstes qui jouent des coudes, et puisque, seuls, ils ne pourraient rien obtenir, comme des égoïstes organisés et unis. Ils sont organisés et unis comme camarades de branche. Toutes ces associations de branches prises dans leur ensemble constituent la totalité des ouvriers dans leur rôle de producteurs pour le marché capitaliste des marchandises. Dans ce rôle, ils mènent un combat contre les entrepreneurs capitalistes, du moins le pensent-ils, mais en vérité ils luttent contre eux-mêmes, dans leur réalité de consommateurs.

Le soi-disant capitaliste n’est pas une figure bien définie et tangible : c’est un intermédiaire auquel on peut assurément attribuer beaucoup de choses mais les coups, que l’ouvrier en lutte veut lui porter en tant que producteur, manquent leur cible. Le travailleur frappe, mais ses coups traversent comme une image virtuelle perméable et c’est lui-même qu’il touche.

Dans les luttes à l’intérieur du capitalisme, seuls ceux qui luttent en tant que capitalistes peuvent emporter de véritables victoires, c’est-à-dire des avantages durables. Si un ingénieur, un directeur ou un employé de commerce, est indispensable à son chef ou à sa société par actions en vertu de ses compétences personnelles ou de sa connaissance des secrets de l’entreprise, il peut alors lui dire un jour : jusqu’à maintenant, je gagnais 20 000 marks, donne-m’en 100 000 ou sinon je vais à la concurrence ! S’il obtient ce qu’il demande, il a remporté, peut-être pour toute la durée de sa vie, une victoire définitive ; il a agi en tant que capitaliste ; l’égoïsme a lutté avec l’égoïsme. C’est ainsi qu’un travailleur particulier peut parfois se rendre indispensable, améliorer son niveau de vie ou bien entrer tout à fait dans la sphère de la richesse. Mais dès que les ouvriers luttent dans leurs syndicats, ils se transforment en numéros et chacun d’entre eux est personnellement sans importance. Ils acceptent ainsi leur rôle de rouage de la machine, ils n’agissent qu’en tant que partie de la totalité et la totalité réagit contre eux.

Les travailleurs provoquent donc un renchérissement de la production de tous les articles du fait de leur lutte de producteurs. Ce renchérissement, même s’il concerne pour partie les articles de luxe, provoque donc une hausse des prix principalement sur les articles qui sont de première nécessité pour les masses. Et en fait, cette hausse n’est pas proportionnelle mais au contraire non proportionnelle. Lorsque les salaires augmentent, les prix augment eux aussi, mais jusqu’à un niveau disproportionné ; en revanche, lorsque les salaires diminuent, les prix diminuent, mais de manière non proportionnelle, c’est-à-dire lentement et légèrement.

Le résultat est le suivant : sur le long terme et dans l’ensemble, la lutte des travailleurs, dans leur rôle de producteurs, porte nécessairement préjudice aux travailleurs dans leur réalité de consommateurs.

On n’affirme pas ici le moins du monde que le renchérissement extraordinaire du coût de la vie et l’aggravation des conditions de vie pour de nombreuses personnes seraient à mettre totalement ou ne serait-ce que principalement au compte des ouvriers eux-mêmes. Beaucoup de causes concourent à cet état de fait, mais la faute en revient toujours à l’égoïsme, car il méconnaît l’économie globale et donc la culture. L’un de ces facteurs a été la lutte des producteurs, qui, avec cette lutte, se sont trouvés être formellement des membres du capitalisme, mais à son niveau le plus bas. Tout ce que les capitalistes font en tant que capitalistes est vulgaire ; ce que les travailleurs font en tant que capitalistes est vulgaire de façon prolétarienne. Naturellement, nous disons seulement par-là qu’ils se sont trouvés dans un rôle vulgaire ; cela ne change rien au fait qu’ils peuvent être, à l’extérieur ou à l’intérieur de ce rôle, braves, courageux, généreux et héroïques. Même des brigands peuvent être héroïques ; et les travailleurs, dans leur lutte pour l’augmentation des salaires et des prix, sont des brigands sans le savoir, des brigands en soi.

On fera remarquer que les syndicats n’ont pas lutté par les grèves uniquement pour des augmentations de salaires, mais aussi pour la réduction du temps de travail, par solidarité avec ceux contre lesquels des mesures disciplinaires ont été prises, pour les bureaux ouvriers de placement, etc.

On répondra à ceci que, dans ce contexte, il est question exclusivement de l’effet de la hausse des salaires, et que celui qui penserait qu’il faudrait mener un combat contre les syndicats se méprendrait étrangement sur nous. Oh non ! Il est reconnu que le syndicat est une organisation totalement nécessaire à l’intérieur du capitalisme. Que l’on comprenne donc finalement ce qui est en somme affirmé ici ! On reconnaît ici que les ouvriers ne sont pas une classe révolutionnaire, mais un tas de pauvres diables, qui doivent vivre et mourir en régime capitaliste. On concède ici que la "politique sociale" de l’État, des communes, la politique prolétarienne du parti ouvrier, la lutte prolétarienne des syndicats, la caisse des syndicats, sont des nécessités pour les travailleurs. On admet aussi que les pauvres travailleurs ne sont pas toujours capables de défendre les intérêts de la collectivité, pas même de l’ensemble de la classe ouvrière. Les branches doivent mener leur combat égoïste ; en effet, chaque branche est une minorité par rapport à toutes les autres et elle doit défendre sa peau eu égard au renchérissement croissant des aliments.

Mais tout ce qui est reconnu, concédé, admis ici, constitue purement et simplement des coups assénés au marxisme, lequel veut concevoir les travailleurs dans leur rôle de producteurs non pas comme le niveau le plus bas du capitalisme, mais au contraire comme les champions, choisis par le destin, de la révolution et du socialisme.

Nous, nous disons : non. Car toutes ces choses sont nécessaires dans le capitalisme, pour autant que les travailleurs ne comprennent pas qu’il faut sortir du capitalisme. Or tout cela ne conduit sans cesse qu’au cercle vicieux du capitalisme ; tout ce qui se produit à l’intérieur de la production capitaliste ne peut que faire s’enfoncer sans cesse plus profondément en elle, mais ne peut jamais permettre de s’en extraire.

Nous allons considérer cette même affaire, encore une fois brièvement, sous un autre aspect. Les capitalistes, ainsi que Marx et d’autres l’ont montré de manière détaillée et dans de nombreux et précieux exposés spécifiques, se rendent coupables d’une extorsion à l’encontre des ouvriers ; vous n’avez, disent-ils à travers leur action, pas de moyens de travail, de lieux de travail et de moyens d’exploitation, vous existez en grand nombre, souvent plus que celui dont nous avons besoin : vous travaillez pour le salaire que nous vous offrons. Tant que les capitalistes sont simplement — sans que cela nécessite un accord — unis dans cette attitude contre les ouvriers, mais qu’ils sont en concurrence sévère entre eux sur le plan national et international, il résulte de ces deux séries de faits : des salaires bas et des prix bas. Si maintenant les ouvriers s’unissent pour, contraints et forcés, répondre légitimement à l’extorsion : nous tous, nous ne travaillons pas si vous ne nous payez pas des salaires plus élevés, alors il en résulte : des salaires plus élevés et des prix plus hauts. Si maintenant, en riposte, les capitalistes s’unissent à leur tour, premièrement pour une assistance et une sécurité mutuelles contre la pression des ouvriers, et deuxièmement dans des cartels en vue de la fixation des prix, l’augmentation des salaires se fera alors de plus en plus difficile, l’élévation des prix de plus en plus facile. En outre, il y a encore une assurance contre la concurrence étrangère pas chère grâce aux droits de douane ; il y a aussi parfois l’importation de forces de travail sans exigences et bon marché, en provenance de l’étranger ou du moins de la campagne, ou bien également le remplacement des ouvriers par des ouvrières, des ouvriers formés par des ouvriers peu qualifiés, et du travail manuel par le travail des machines. Nous voyons que le capitalisme a l’avantage en tout lieu et en tout temps aussi longtemps que les travailleurs ne peuvent exercer une influence que sur les salaires, et non en même temps sur les prix.

Si par conséquent les travailleurs veulent demeurer dans leur rôle de producteurs pour le marché capitaliste, mais s’ils veulent néanmoins améliorer radicalement leur situation, c’est-à-dire s’ils veulent prendre pour eux-mêmes au capital une partie de ses profits, il ne leur reste plus qu’à viser à des salaires les plus hauts possibles et en même temps à des prix les plus bas possibles. C’est au moyen de l’entraide qu’ils peuvent, jusqu’à un certain degré, avancer, même à l’intérieur du capitalisme, dans cette direction : s’ils mettent une forme d’organisation socialiste, la coopérative, au service de leur consommation et s’ils éliminent ainsi pour une quotité de leurs besoins vitaux — dans les domaines de la nourriture, de l’habitation, des vêtements, de l’économie domestique — une partie des intermédiaires. De cette façon, les ouvriers organisés syndicalement, avec des salaires relativement élevés, ont l’espoir de profiter réellement d’une partie de leurs succès s’ils couvrent leurs besoins dans les coopératives de consommation (et les coopératives d’habitation sont aussi des coopératives de consommation) à des prix relativement bon marché.

Une autre voie plus radicale pour faire passer une partie des profits capitalistes entre les mains des travailleurs, c’est-à-dire pour confisquer la richesse, c’est la fixation simultanée de salaires minimaux et de prix maximaux par la législation de l’État ou des communes. Ce fut le moyen des communes médiévales et ce dernier a été aussi — sans réel succès — plus proposé que vraiment tenté dans la Révolution française. Si nous faisons abstraction de la politique communale du Moyen Âge où il s’agissait de conditions complètement différentes, où il y avait une culture et une communauté réelles, alors il faut dire : de telles confiscations de richesse représentent une politique révolutionnaire de classe qui est peut-être recommandée temporairement dans des époques violentes de transition, mais elles ne sont tout au plus qu’une petite portion du chemin vers le socialisme, elles ne sont pas le socialisme, puisque le socialisme n’est justement pas une opération brutale mais un état de santé permanent.

Mais dans les deux moyens — celui de la combinaison du salaire imposé par le syndicat et du prix proposé par la coopérative, ou celui de la fixation simultanée de hauts salaires et de prix bas — il y a un mélange, transitoire et pas très professionnel, de capitalisme et de socialisme. L’organisation de la consommation est un début de socialisme ; la lutte des producteurs est un symptôme de déclin du capitalisme. Hauts salaires et prix bas, simultanément, constituent une incohérence épouvantable, et une société capitaliste ne pourrait pas plus supporter les conséquences concomitantes d’un fort mouvement syndical et d’un solide mouvement de coopératives de consommation que l’imposition par l’autorité publique de hauts salaires et de prix bas. Un tel cours forcé de l’argent — il ne s’agirait de rien d’autre dans les deux cas — préparerait une formidable explosion et serait le début de la banqueroute de l’État et de la société.

Cela pourrait donner un signe aux révolutionnaires violents ; mais naturellement, le capitalisme défendrait sa peau cette fois aussi : nous voyons bien, même aujourd’hui, comment le mouvement syndical et le mouvement coopératif sont regardés de travers. L’un est toujours un élément d’agitation révolutionnaire et possède la tendance inhérente à la grève générale ; l’autre est un début de socialisme, même s’il est extrêmement modeste et inconscient. Si ces deux mouvements se répandaient plus largement et devenaient conscients de leur complémentarité, alors se profilerait la menace d’une paralysie si asphyxiante qu’une soupape de sécurité s’ouvrirait et que la coalition dans les deux domaines économiques serait limitée ou rendue impossible.

De hauts salaires et des prix bas rendent la vie impossible à toute société ; exactement aussi impossible que des salaires bas et des prix élevés. Aux époques de paix relative, rien n’empêchera les capitalistes et les ouvriers, dans leur égoïsme privé aveugle, de rechercher des prix élevés et des rémunérations élevées et par-là de mettre en œuvre de plus en plus le désir de luxe et le mécontentement, l’aversion de la vie, la difficulté d’obtenir de l’argent, la paralysie, la crise chronique et la circulation molle ; au moment de la révolution, la tendance, dont Proudhon a fait la propagande en 1848 de manière si splendide, même si ce fut sans succès, : prix bas ! rémunérations basses ! salaires bas !, se frayera un chemin la prochaine fois, il faut l’espérer. Elle aura pour cortège la liberté, la mobilité, la bonne humeur, la circulation plus rapide, la légèreté de la vie, les joies modestes, l’innocence simple.

D’autre part, l’on ne doit pas du tout comprendre la prédiction de ce que l’État et le capitalisme feraient, seraient tenus de faire, s’ils étaient contraints par la très grande union d’un fort mouvement des producteurs et des consommateurs, comme si elle était un avertissement à l’adresse des travailleurs selon le modèle en vogue : par quoi devons-nous commencer ? ; l’État nous l’interdira ! Un tel avertissement n’est pas dans notre nature et de notre compétence. Il vaut mieux supposer de toute façon que les autres feront ce qui correspond à leur rôle ; l’on peut s’y attendre et cela n’a pas besoin d’inquiéter quiconque. Celui qui croit donc avoir la tâche de faire en sorte que les capitalistes encaissent de moins en moins sur le dos des travailleurs et dépensent de plus en plus pour les travailleurs a maintenant appris de nous que l’arme appropriée pour ce faire est une forte organisation de consommateurs en association avec une lutte syndicale efficace. En effet, presque personne ne peut placer beaucoup d’espoir sur la solution alternative, à savoir la fixation par les autorités des salaires et des prix, pas plus que sur la tentative qui en fait bien sûr partie : confisquer le surplus de revenus des capitalistes par l’impôt et le reverser par des moyens appropriés au prolétariat, par exemple à des associations ouvrières. C’est également un moyen purement révolutionnaire qui est digne d’un bousilleur et d’un amateur, et auquel on ne pourrait avoir recours que très temporairement à une époque de transition. Quelque chose de similaire a été en effet essayé ici ou là, également sans succès, à l’époque de la Convention et aussi proposé peu après 1848 par de Girardin en France. L’activité politique brouillonne de Lassalle allait aussi dans cette direction.

Nous ne mettons pas en garde par conséquent contre la tentative étrange d’introduire dans la société la paralysie et l’occlusion, par un mélange de révolution et de socialisme, de lutte et de construction. Nous devons dire seulement que nous sommes encore loin d’en être à ce point et que les coopératives de consommation, telles que nous les avons aujourd’hui, et qui constituent sans le savoir un misérable commencement du socialisme, ne sont pas faites le moins du monde pour ruiner sérieusement de quelque manière que ce soit les prix du capitalisme ou pour lui prendre ses acheteurs. C’est donc le devoir prioritaire de ceux qui font un appel en faveur du socialisme de dire que le socialisme doit commencer, et que pour qu’il arrive, il ne peut commencer que par la consommation.

Nous y reviendrons bientôt. Notre tâche ici était de montrer que toute lutte partielle et toute activité dans le domaine de la production capitaliste, et donc toute avancée des producteurs, n’est qu’un morceau de l’histoire du capitalisme et rien de plus.

Mais puisque nous en sommes donc arrivés à décrire et à critiquer l’activité des producteurs dans les syndicats, l’entraide économique des travailleurs et la pression qu’ils exercent ainsi sur l’État en vue de réglementations législatives, l’on doit brièvement aborder aussi deux autres tâches importantes de ces organisations et de leurs luttes. La mission principale des syndicats est encore l’obtention de la réduction de la durée du travail et un changement, qui lui est intimement lié, dans le système des salaires, à savoir le remplacement du salaire à la pièce ou au forfait par le salaire journalier. Le travail à la pièce ou au forfait est une rémunération en fonction du travail fourni en quantité et en qualité pour le produit obtenu. Il faut dire que l’on est sans cesse ramené à une juste économie de troc avec cette sorte de rémunération du travail ; mais que, dans une société d’injustice à l’égard des hommes, de négligence de ses besoins les plus essentiels, il peut y avoir difficilement quelque chose de pire que l’aggravation de cette injustice à l’égard des hommes à travers la justice à l’égard des choses. Sous le régime du capitalisme, le travailleur ne peut pas supporter qu’un autre principe que son besoin détermine son revenu. Mais puisque, pour le besoin de son corps et de sa vie, il lui est nécessaire de gagner un salaire suffisant non seulement pour que lui et sa famille puissent exister, mais aussi pour qu’il ne ruine pas sa santé, son sommeil et sa détente, par des durées de travail excessives, son combat pour la réduction du temps de travail lui offre une nouvelle raison de se défendre contre le salaire aux pièces ou au forfait : en effet, la diminution de la durée du travail ne doit pas réduire son revenu et elle ne doit pas le contraindre à une augmentation excessive de l’intensité de son travail. C’est pourquoi d’ailleurs il est également scabreux que, dans certaines professions, par exemple dans celles de l’industrie du bâtiment, il soit payé non pas un salaire journalier mais un salaire horaire ; cela oblige les travailleurs, au cours de chaque lutte pour la réduction de la durée du travail, à combattre en même temps pour l’augmentation du salaire horaire, et souvent, cette lutte se termine par un compromis : ils obtiennent l’une et ils doivent renoncer à l’autre, et donc, par exemple, ils voient leur durée de travail se réduire en même temps que leur revenu réel. C’est pourquoi les ouvriers devraient lutter partout sous le capitalisme non seulement contre le salaire à la pièce et au forfait, mais aussi contre le salaire à l’heure. Le salaire journalier ! : ce doit être la revendication du travailleur capitaliste. Cette revendication exprime avec force et netteté, pour tous ceux qui prêtent l’oreille à la voix de la culture ou du manque d’élévation, que l’ouvrier n’est pas un homme libre qui entre sur le marché de la vie et échange des biens, mais au contraire qu’il est un esclave dont la subsistance doit être assurée par le maître et garantie par la société. Dans le système du salaire journalier, il n’y a pas de rapport marqué entre le travail et la quantité ou la qualité de ses produits, il n’y a pas d’échange de troc ; il y a uniquement la nécessité qui réclame la subsistance. Et ici aussi, nous voyons donc à nouveau : le travailleur doit, dans le monde capitaliste, prendre fait et cause pour une institution capitaliste et anti-culturelle, afin de préserver son existence ; la nécessité et son rôle de producteur font de lui un complice et un serf du capitalisme. La lutte de l’ouvrier organisé syndicalement pour son propre système de salaire journalier a son pendant dans la vie de l’État : c’est-à-dire dans la lutte de l’ouvrier politiquement combattant pour le scrutin secret. De même qu’il est indigne de recevoir sa subsistance vitale sous la forme du salaire journalier, au lieu d’échanger produit contre produit, c’est-à-dire de recevoir le prix ou le salaire du produit, de même il est pitoyable d’exercer par peur son droit et son devoir à l’égard de la communauté en cachette, dans l’isoloir. C’est la raison pour laquelle von Egidy défendit le vote public : il voulait qu’il ne puisse y avoir aucune conséquence fâcheuse pour les hommes libres et debout. Mais c’était un donquichottisme de noble ; de nos jours, l’ouvrier veut nécessairement être un salarié à la journée et le citoyen veut nécessairement être un ilote craintif ; il est impossible de vouloir commencer le traitement des phénomènes particuliers, des symptômes inamovibles de l’économie capitaliste et de l’État capitaliste. L’ouvrier doit s’occuper de sa vie ; et sa vie serait menacée s’il n’allait pas voter dans un isoloir ; sa vie serait mise en danger s’il ne recevait pas un salaire journalier. Tout ce dont nous parlons ici sont des nécessités de la vie, tant que nous ne serons pas sortis du capitalisme ; mais naturellement elles ne sont pas du tout les voies et les moyens du socialisme.

La réduction de la durée du travail a deux aspects : l’un sur lequel on a souvent attiré l’attention, tandis que l’autre, pour autant que je sache, n’a pas été convenablement pris en considération. La réduction de la durée du travail est, premièrement, nécessaire pour que le travailleur maintienne ses forces ; et ce n’est pas ici notre tâche d’attaquer, au nom du socialisme, les syndicats, cette institution de lutte et de régulation du capitalisme : ce serait assurément plus que déraisonnable, ce serait presque criminel, parce que, bien sûr, pour le bien des hommes qui vivent aujourd’hui, on n’a pas du tout le droit de combattre tous les phénomènes particuliers du capitalisme, et il faut bien s’arrêter pendant un instant ici, dis-je, de critiquer froidement et objectivement, pour exprimer un remerciement mérité aux syndicats pour leur belle conduite. Dans tous les pays, ils ont raccourci pour les travailleurs le temps de la peine, du travail, à des choses qui souvent ne les intéressent pas, dans des entreprises qui les laissent fatigués et apathiques, avec des techniques extrêmement intensives qui rendent leur activité fastidieuse et mortellement ennuyeuse. Qu’ils en soient remerciés et loués ! ; à combien de personnes ont-ils donné l’occasion de se reposer après le travail, d’avoir une belle vie de famille, d’accéder raisonnablement aux nobles joies de la vie, des beaux livres et des écrits instructifs, de participer à la vie publique ! À combien — et pourtant si peu ! Ce n’est que lors des dernières années que l’on a commencé à faire également quelque chose pour remplir convenablement les heures de loisir gagnées, et encore la plupart du temps avec des moyens insuffisants, souvent ridiculement monotones, avec des moyens officiels établis par le parti. Il faut que les syndicats mènent, en même temps que la lutte contre les longues durées de travail, la lutte contre l’alcoolisme terriblement dévastateur ; ils doivent considérer comme étant de leur devoir de se préoccuper non seulement des ouvriers qui produisent mais aussi des ouvriers qui se reposent ou qui chôment. Il reste encore beaucoup à faire dans ce domaine, et il y a là beaucoup d’occasions de coopération avec les artistes, les poètes et les penseurs, dans notre peuple. Il ne suffit pas que nous fassions des appels en faveur du socialisme ; il ne suffit pas uniquement que nous suivions la voix des idées et que nous construisions dans l’avenir ; au nom de l’esprit, qui doit devenir pour nous corps et forme, nous devons tourner notre attention vers les hommes vivants de notre peuple, les adultes et les enfants, et faire tout notre possible afin que leur corps et leur esprit deviennent forts et déliés, fermes et souples. Et alors, avec de tels hommes vivants, en avant vers le socialisme ! Mais que l’on ne se méprenne pas : il n’est pas nécessaire du tout de leur fournir un art, une science ou une formation, déterminés et soi-disant socialistes. Hélas, quel désordre est apporté à ce propos par les brochures de parti et les écrits tendancieux, et combien la prétendue science bourgeoise est par exemple plus valable et naturellement aussi plus libre que la science social-démocrate ! Tous les essais en question conduisent à quelque chose d’officiel, d’officieux, de certifié par l’autorité. Le fait que, dans les milieux ouvriers, tout ce qui est immobile et éternel soit méprisé et méconnu, alors qu’au contraire l’agitation et les clameurs superficielles du jour soient surestimées et prospèrent de manière éblouissante, représente une grande erreur à laquelle toutes les tendances marxistes, la social-démocrate comme l’anarchiste, participent. Récemment, dans une grande ville d’Allemagne où j’ai tenu dix conférences sur la littérature allemande, lesquelles avaient été organisées par une association social-démocrate et avaient été suivies par des membres des syndicats, j’ai vécu l’expérience suivante : après une conférence, des ouvriers anarchistes sont venus dans la salle qu’ils avaient évitée auparavant pour m’inviter à leur faire un jour une conférence ! Je me suis décidé alors à leur donner la réponse suivante : j’ai fait cette conférence en parlant de Goethe, de Hölderlin et de Novalis, de Stifter et de Hebbel, de Dehmel et de Liliencron, de Heinrich von Reder, de Christian Wagner et de beaucoup d’autres ; mais vous n’avez pas voulu entendre parce que vous ne savez pas que la voix de la beauté humaine qui viendra à nous, le rythme et l’harmonie forts et calmes de la vie, ne sont pas plus à trouver dans le grondement de la tempête que dans le passage calme de brises apaisées et dans le repos sacré de l’immobilité. "Je considère comme grands le vent qui souffle, l’eau qui ruisselle, le blé qui pousse, la mer qui ondule, la terre qui verdoie, le ciel qui brille, les étoiles qui scintillent : je ne considère pas l’orage qui approche majestueusement, l’éclair qui fend les maisons, la tempête qui provoque le déferlement des flots, la montagne qui crache le feu, le tremblement de terre qui ensevelit des pays, comme plus grands que les phénomènes susdits, et je les considère même comme plus petits parce qu’ils ne sont que des effets de lois beaucoup plus élevées... Nous voulons chercher à découvrir la douce loi qui guide l’espèce humaine... La loi de la justice, la loi de la morale, la loi qui veut que chacun soit respecté, honoré, en sécurité à côté des autres, qu’il puisse suivre une carrière humaine supérieure, qu’il acquière l’amour et l’admiration de son prochain, que l’on veille sur lui comme sur un bijou, de même que tout homme est un bijou pour les autres hommes, cette loi existe partout où des hommes vivent auprès d’autres hommes, et elle se manifeste quand des hommes agissent contre d’autres hommes. Elle existe dans l’amour des époux entre eux, dans l’amour des parents pour les enfants, des enfants pour les parents, dans l’amour des frères et sœurs entre eux, des amis entre eux, dans le doux penchant des deux sexes l’un envers l’autre, dans le soin avec laquelle nous sommes entretenus, dans l’activité que l’on déploie pour son petit cercle, pour ce qui est lointain, pour l’humanité..." (Adalbert Stifter). Le socialisme auquel nous appelons ici à haute voix, dont nous parlons ici tranquillement, est aussi la douce réalité de la beauté permanente de la vie en communauté des hommes ; et non la destruction transitoire, sauvage et hideuse, de la contemporanéité hideuse, qui en sera peut-être nécessairement le sous-produit, mais à laquelle il serait pernicieux, désespéré et vain, d’appeler, si auparavant la douce œuvre de la beauté de la vie n’a pas été faite dans nos âmes, et par elles dans la réalité. Toute innovation a, malgré tout le feu et l’enthousiasme qu’elle porte, quelque chose de laid, de repoussant, d’impie, en soi ; tout ce qui est ancien, même ce qui est le plus infâme, même des institutions qui sont devenues aussi archaïques que, par exemple, l’armée et l’État national, ont, parce qu’ils sont anciens et possèdent une tradition, un éclat pour ainsi dire de beauté, malgré leur délabrement, leur inutilité et leur manque de relève. En conséquence, laissez-nous être ces novateurs, dont l’imagination anticipe et vit déjà ce qu’ils veulent créer comme quelque chose d’achevé, d’acclimaté, d’ancré dans le passé et dans le vivant très ancien et sacré ; en conséquence, laissez-nous détruire principalement avec ce que nous construisons de doux, de durable, de liant. Que notre Ligue soit une ligue de la vie qui aspire à un but, avec les puissances éternelles qui nous lient au monde de ce qui est ; que l’idée qui nous anime soit pour nous une idée, c’est-à-dire une Ligue qui nous unisse, par-delà le caractère passager et divergent des phénomènes temporels superficiels, avec ce qui est rassemblé et contenu dans l’esprit. Que ce soit cela notre socialisme : une création de ce qu’il adviendra, comme si c’était quelque chose qui existe depuis l’éternité. Qu’il ne provienne pas d’excitations éphémères, et de violences momentanées provoquées par des réactions sauvages, mais de la présence de l’esprit qui est la tradition et l’héritage de notre humanité.

Nous nous sommes interrompus parce que nous voulions dire merci aux syndicats pour leur combat en faveur des loisirs et du temps libre des hommes laborieux. Que ce qui a été dit ici représente notre remerciement ; en effet, de même que nous ne voulons pas être seulement des produits, des résultats et des réactions, des terribles phénomènes de déclin de ce qui est archaïque et délabré, mais des êtres productifs qui conduisent vers de nouvelles formes l’esprit englouti, qui était autrefois esprit de communauté et qui est devenu maintenant isolement, et qui veulent le faire renaître et l’embellir, de même notre remerciement doit être lui aussi productif, il faut qu’il indique le moyen par lequel les loisirs et le temps libre des hommes laborieux doivent être remplis, de sorte que des hommes sains, forts et saisis par l’esprit, puissent préparer la nouvelle réalité qui doit sortir de nous comme quelque chose de très ancien, si nous tenons à elle et si elle doit perdurer pour nous.

 La diminution du temps de travail apporte à ceux qui travaillent du temps libre plus important. Pour autant que l’on puisse se réjouir de ce fait réel, l’on ne peut pas se désintéresser de ce que cette conquête a très souvent pour conséquence : l’exploitation plus forte de la force de travail, l’intensité accrue du travail. L’entrepreneur financièrement fort, par exemple une grande société par actions, a souvent toutes les raisons de se réjouir de la victoire des ouvriers. Tous les entrepreneurs d’une branche déterminée sont, par exemple, obligés de diminuer le temps de travail ; mais les grandes entreprises sont souvent à même de compenser ces pertes par l’introduction de nouvelles machines qui enchaînent les ouvriers de manière encore plus pressante à l’appareil qui les oblige mécaniquement à se dépêcher, et d’avoir ainsi un gros avantage vis-à-vis de leurs concurrents petits et moyens. Parfois, il est vrai, c’est aussi le contraire : l’entreprise géante est empêchée de transformer son mécanisme monstrueux, tandis que le petit ou moyen entrepreneur peut s’adapter plus facilement aux nouvelles conditions, s’il a des ventes correctes et un bon crédit.

La technique a presque toujours des idées et des modèles en réserve afin de satisfaire ce besoin de pomper encore plus de travail des activités des hommes, lesquels ne sont que des servants des machines.

C’est là l’autre aspect, l’aspect amer, d’un temps libre plus long : une journée de travail plus fatigante. L’homme vivant ne peut pas en réalité travailler uniquement pour vivre, mais il veut sentir sa vie dans son travail, durant son travail, se réjouir de sa vie, et donc, il n’a pas besoin seulement de détente, de repos et de joie, le soir, mais il a besoin avant tout de plaisir dans son activité elle-même, une forte présence de son âme lors des fonctions de sa vie. Notre époque a transformé le sport, cette activité improductive et d’agrément des muscles et des nerfs, en une sorte de travail ou de profession ; dans la culture véritable, le travail sera lui-même une relaxation de nos forces, comme dans un jeu.

En outre, l’industriel, pour rattraper ce que la diminution du temps de travail lui prend, n’aura pas même souvent à modifier les installations mécaniques de son entreprise. Il existe encore dans l’usine un autre mécanisme qui n’est pas composé de fer et d’acier : le règlement intérieur. Quelques nouvelles dispositions, quelques postes de contrôleurs et de contremaîtres, accélèrent souvent la marche de l’entreprise de manière plus efficace que de nouvelles machines. Sauf que ce mécanisme est, il est vrai, rarement de longue durée ; il y a toujours une lutte silencieuse entre l’indolence, c’est-à-dire la lenteur naturelle, des ouvriers et l’énergie des surveillants d’esclaves ; et à la longue, là où il s’agit d’une lutte d’hommes contre des hommes, c’est toujours une sorte de loi de l’inertie qui l’emporte. Cette lutte pour un travail plus lent a toujours existé auparavant ; bien avant qu’elle ne soit devenue une arme consciente dans la lutte des classes et un élément du prétendu sabotage. Ce sabotage qui invite les ouvriers à fournir, dans un but déterminé, un travail lent, bâclé, mauvais ou même tout à fait dommageable, peut dans certains cas, comme par exemple lors d’une grève des employés de la poste, des chemins de fer ou des ports, rendre d’excellents services ; mais il a aussi ses côtés dangereux, car, dans les moyens extrêmes de lutte que les travailleurs emploient dans leur rôle de producteurs pour le marché capitaliste, il est souvent impossible de distinguer là où le combattant doté d’une conscience de classe s’arrête et où commence l’irresponsable, spirituellement rongé, dépravé et abattu, par le capitalisme, auquel répugne tout travail utile.

 Un règlement intérieur rendu plus rigoureux est d’un effet temporaire ; la machine, elle, est inflexible. Elle a un nombre de tours déterminé, un rendement donné, et l’ouvrier ne dépend plus d’un homme plus ou moins humain, mais d’un diable de métal qui a été créé par l’homme pour exploiter les forces humaines. La considération psychologique de la joie au travail des hommes ne joue ici qu’un rôle secondaire ; tout ouvrier sait, et il le ressent avec une amertume particulière, que les machines, les outils et les animaux, sont traités avec plus d’égards que les hommes qui travaillent. Ce n’est pas une exagération démagogique ou destinée à l’agitation, pas plus que tout ce qui a été dit ici ; c’est une vérité absolue, objectivement compréhensible. On a souvent désigné les prolétaires modernes comme des esclaves et l’on a mis dans ce terme le ton de la plus extrême indignation. Mais l’on doit savoir ce que l’on dit et l’on doit aussi employer un mot comme celui d’"esclave" dans son sens objectif, véritable. Un esclave était un protégé que l’on devait bien soigner, dont on devait diriger le travail de manière psychologique, car sa mort coûtait de l’argent : il fallait en acheter un nouveau. Ce qui est terrible dans le rapport de l’ouvrier moderne à son maître, c’est précisément qu’il n’est pas un esclave, mais qu’au contraire il peut être dans la plupart des cas complètement indifférent à l’entrepreneur qu’il vive ou qu’il meure. Il vit pour le capitaliste ; il meurt pour lui-même. Il existe des remplaçants. Les machines et les chevaux doivent être achetés ; ils occasionnent, premièrement, des frais d’achat ; deuxièmement, des frais d’exploitation ; et il en était ainsi pour l’esclave : il devait en tout premier lieu être acheté ou élevé comme enfant, et ensuite entretenu. L’entrepreneur moderne obtient l’ouvrier moderne gratuitement ; qu’il paye la subsistance, le salaire, du meunier ou du maire du village, cela lui est indifférent.

Ici aussi à nouveau, dans cette dépersonnalisation, dans cette déshumanisation, du rapport entre l’entrepreneur et l’ouvrier, le système capitaliste, la technique et le centralisme de l’État modernes, agissent la main dans la main. Le système capitaliste réduit déjà le travailleur à un nombre ; la technique, alliée au capitalisme, le transforme en un appendice des rouages de la machine ; et l’État fait en sorte que l’entrepreneur capitaliste n’ait pas à déplorer la mort de l’ouvrier, mais que, même dans les cas de maladie ou d’accident, il n’ait en aucune manière à se charger personnellement de lui. Les institutions d’assurance de l’État peuvent certainement être considérées selon plusieurs aspects ; mais l’on ne doit pas négliger le suivant : elles aussi, elles substituent à l’humanité vivante un mécanisme qui fonctionne aveuglément.

Les limites de la technique, telle qu’elle a été incorporée aujourd’hui au capitalisme, ont dépassé les limites de l’humanité. La vie et la santé des travailleurs n’importent pas beaucoup (il ne faut pas penser ici uniquement aux machines ; il faut également se rappeler les dangereux débris de métal dans l’air des ateliers, les entreprises toxiques, la pollution de l’air               dans des villes entières) ; et la joie au travail et le confort des gens qui travaillent pendant leur travail n’importent certainement pas du tout.

Les marxistes, et les masses laborieuses qui sont sous leur influence, négligent le fait que la technique des socialistes se distinguera fondamentalement à cet égard de la technique capitaliste. La technique devra, chez un peuple cultivé, se conformer totalement à la psychologie des hommes libres qui veulent s’en servir. Lorsque les hommes qui travaillent décideront par eux-mêmes dans quelles conditions ils veulent travailler, ils concluront un compromis entre la quantité de temps pendant lequel ils veulent être hors de la production, et l’intensité du travail qu’ils acceptent de fournir dans la production. Là, il y aura de fortes différences entre les hommes : les uns travailleront très rapidement et très énergiquement pour ensuite se divertir ou se détendre pendant une large période de temps ; les autres ne voudront rabaisser aucune heure de la journée à un simple moyen, ils préfèreront avoir également un travail plein d’agrément et de plaisir, ils feront de "hâte-toi lentement" leur devise et adapteront la technique à leur nature.

Il n’est pas question de cela aujourd’hui. La technique est sous la complète influence du capitalisme ; la machine ou l’outil, c’est le serviteur mort de l’homme : il est devenu le maître de l’homme. Le capitaliste est aussi dépendant à un degré élevé de ce mécanisme qu’il a introduit, et c’est ici le moment où nous pouvons considérer le second aspect de la diminution du temps de travail. Le premier était le suivant : elle sert à préserver les forces du travailleur ; nous venons de voir dans quelle mesure cette tendance est contrariée par l’intensité accrue du travail. Mais la réduction de la durée du travail a aussi en outre l’effet réjouissant pour les membres vivants de la classe ouvrière de diminuer le nombre des chômeurs.

L’industriel doit en effet utiliser à fond ses machines ; ses machines doivent, pour être rentables, fonctionner un certain temps. S’il veut que son entreprise soit rentable, il doit s’aligner sur la concurrence intérieure et extérieure, et, dans beaucoup de branches, il est obligé de faire marcher ses machines nuit et jour afin de rentabiliser la centrale qui fournit l’énergie. Il emploiera donc plus d’ouvriers si le temps de travail est diminué ; il profitera souvent justement de l’occasion d’une lutte avec les ouvriers pour introduire une durée de travail de vingt-quatre heures, c’est-à-dire le travail tournant par équipes. La nécessité de la rentabilité, les exigences du machinisme, les revendications des ouvriers : tout cela, dans une action conjointe, a souvent pour résultat l’embauche de travailleurs supplémentaires et donc la diminution de la soi-disant armée de réserve industrielle. La limite est toujours déterminée par la rentabilité de l’entreprise, car une sorte de compromis doit être conclue entre les exigences des machines et la capacité d’absorption du marché. Souvent, l’entrepreneur est obligé, du fait de l’aménagement de ses machines et du nombre d’ouvriers qu’il a affecté à ces machines, de continuer à fabriquer un certain volume de produits, et si le marché n’est plus en mesure de les absorber, il doit alors abaisser ses prix : en effet, le marché capitaliste est bien sûr toujours capable d’absorber tous les articles, à la condition qu’ils soient suffisamment bon marché. C’est pourquoi il n’est pas incompatible qu’un entrepreneur fasse souvent travailler jour et nuit des milliers d’ouvriers et qu’il perde cependant de l’argent heure après heure. Il l’accepte dans l’espoir de temps meilleurs où les prix recommenceront à monter. Si cette perspective ne se concrétise pas, il devra faire chômer une partie de son entreprise, ou bien toute son entreprise à des jours déterminés.

 Notre affirmation selon laquelle la technique est de nos jours sous l’influence du capitalisme doit être donc complétée par le corollaire selon lequel le capitalisme est d’autre part l’esclave de la technique qu’il a lui-même créée. Il en va comme avec l’apprenti sorcier : "Les esprits que j’ai invoqués, je ne peux plus m’en débarrasser !". Celui qui, au temps de la prospérité, des bonnes ventes de son entreprise, a organisé son entreprise pour un niveau déterminé, n’a plus le choix de la quantité à produire. Lui aussi, il est attaché à la roue de ses machines ; et il est souvent broyé par elles avec ses ouvriers.

Nous avons touché ici un des points où la production capitaliste est liée très intimement à la spéculation. Seul un tout petit à l’échelle du capitalisme peut éviter d’être entraîné par les conditions de son entreprise et de ses ventes dans la spéculation. Un spéculateur est quelqu’un dont l’entreprise dépend de ces deux facteurs qui n’ont absolument aucun rapport entre eux : les exigences de son appareil de machines et d’hommes d’une part, et les fluctuations de prix du marché mondial d’autre part. Des hommes dans cette situation, qui payent pendant des mois et souvent des années, leur salaire fixe à des centaines ou à des milliers d’ouvriers, semaine après semaine, et qui, semaine après semaine, subissent des pertes, peuvent laisser échapper ce gémissement : "Mes ouvriers sont mieux lotis que moi !". Souvent, un riche pauvre, poursuivi par des soucis excessifs, ne peut s’en sortir qu’en faisant d’heureuses spéculations en bourse avec une partie de sa fortune, et en contrebalançant ainsi sa malchance dans le domaine de la spéculation commerciale ; de même que, à l’inverse, une personne dont l’affaire est florissante peut se ruiner du fait de spéculations dans un tout autre domaine. Celui qui dépend du marché capitaliste doit spéculer, il doit s’habituer à la spéculation, et il doit spéculer dans des domaines les plus divers.

L’ouvrier qui souffre sous le capitalisme connaît bien trop peu ces faits décisifs : à savoir que tous les hommes, tous sans exception, souffrent jusqu’à l’excès et ont peu de joie, pas du tout de joie réelle, sous les conditions capitalistes. L’ouvrier connaît aussi bien trop peu quels soucis terribles, indignes et accablants, le capitaliste a ; quels tourments et travaux de forçat complètement inutiles, tout à fait improductifs, il doit supporter, et les ouvriers ne tiennent compte que bien trop peu de ces similitudes entre eux-mêmes et les capitalistes : à savoir que non seulement les capitalistes, mais aussi plusieurs centaines de milliers de personnes dans la classe ouvrière elle-même, perçoivent leur profit ou leur salaire pour un travail complètement inutile, improductif et superflu ; que, précisément aujourd’hui, une tendance effrayante existe dans la production : de fabriquer de plus en plus de produits de luxe, et aussi du luxe de pacotille pour le prolétariat, et bien trop peu de produits indispensables, de produits sérieux pour les besoins réels. Les produits nécessaires deviennent de plus en plus chers, le luxe devient de plus en plus de la pacotille et devient meilleur marché — c’est la tendance.

Quittons maintenant la digression que nous avons consacrée aux activités des syndicats et résumons-nous pour terminer.

Nous avons vu que les entrepreneurs intéressés au capitalisme, les marchands-fabricants, de même que les ouvriers intéressés à leurs moyens d’existence, et finalement aussi l’État, prennent soin de ce que le système de l’économie capitaliste se maintienne, et ils se donnent de la peine pour cela. Nous avons noté en outre que tous les hommes sont empêtrés dans une exploitation mutuelle, qu’ils préservent tous unanimement leurs intérêts particuliers, que tous, peu importe à quel degré du capitalisme ils se situent, sont toujours menacés d’insécurité.

En voyant cela, nous avons vu en même temps l’effondrement du marxisme, lequel pensait savoir que le socialisme se prépare dans les institutions et le processus catastrophique de la société bourgeoise elle-même, et que le combat des masses prolétariennes sans cesse grandissantes, qui se présentent de manière toujours plus résolue et qui agissent de manière toujours plus révolutionnaire, est un acte nécessaire, prévu dans l’histoire, à l’instauration du socialisme. Mais en réalité, ce combat des travailleurs, dans leur rôle de producteurs pour le marché capitaliste, n’est rien d’autre qu’un mouvement de rotation dans le cercle du capitalisme. On ne peut même pas dire que ce combat entraîne une amélioration générale de la situation de la classe ouvrière ; on constate seulement que ce combat et ses conséquences habituent la classe ouvrière à sa situation et à l’état général de la société.

Le marxisme est l’un des facteurs, et non des moindres, qui maintiennent et consolident les conditions du capitalisme et qui, par leurs effets sur l’esprit des peuples, les rendent de plus en plus inconsolables. Les peuples, la bourgeoisie et aussi la classe ouvrière, se sont de plus en plus impliqués dans les conditions de la production spéculative, sans sens et sans culture, dont le but est de gagner de l’argent ; dans les classes qui souffrent particulièrement de ces conditions, qui vivent souvent dans la misère et les privations, toujours dans la pauvreté, la clarté, la rébellion et le désir de la nouveauté, diminue de plus en plus.

Le capitalisme n’est pas une période de progrès, mais de déclin.

Le socialisme ne viendra pas sur la voie d’un développement ultérieur du capitalisme et il ne viendra pas du fait de la lutte des travailleurs, en tant que producteurs, à l’intérieur du capitalisme.

Ce sont là les résultats auxquels nous sommes parvenus.

Les siècles auxquels notre présent appartient sont des époques de négation. Les associations et les corporations, toute la vie en communauté des temps de culture antérieurs d’où nous provenons, toutes ces belles activités et motivations terrestres, sont comme enveloppées et entortillées dans une illusion céleste. Trois choses étaient inséparablement unies : premièrement, l’esprit de la vie unifiante, deuxièmement, le langage symbolique pour les indicibles unité, spiritualité et signification, du cosmos vraiment contenu dans l’âme de l’individu, et troisièmement, la superstition.

À notre époque, c’est maintenant la superstition des conceptions dogmatiques chrétiennes, comprises littéralement, qui a été de plus en plus attaquée et déracinée jusque dans le peuple. C’est quand l’univers stellaire a été découvert que la terre et l’homme sur elle sont devenus en même temps plus petits et plus grands. La mobilité terrestre s’est accrue ; la peur du diable, des puissances célestes, des lutins et des démons, a commencé à disparaître ; on s’est senti plus en sécurité sur un petit astre effectuant des révolutions dans l’espace infini des mondes que précédemment dans le monde grotesque de Dieu. On a appris à connaître des forces naturelles indéniables, dont on a pu calculer avec précision les effets, on a appris à s’en servir et l’on a pu leur faire confiance sans crainte. De nouvelles méthodes de travail, de transformation des produits naturels, ont été trouvées ; la terre a été explorée sur toute sa surface et recolonisée ; la circulation et l’information font le tour du globe avec une vitesse à laquelle nous n’étions pas habitués, et qui nous semble encore fabuleuse ; et, en relation avec tout cela, la masse des hommes vivant au même moment s’est accrue énormément. Les besoins, mais aussi les moyens pour les satisfaire, ont augmenté de manière gigantesque.

 Dans cette époque de négation, la superstition n’a été en aucune façon ne serait-ce qu’ébranlée ; c’est quelque chose de positif qui l’a remplacée : la connaissance de la constitution objective de la nature a aboli la croyance aux ennemis et aux amis démoniaques dans la nature ; le pouvoir sur la nature a succédé à la peur des soudainetés et des sournoiseries du monde des esprits, et cette mort des innombrables petits esprits a trouvé son expression très réelle dans l’augmentation extraordinaire du chiffre des naissances des enfants humains.

Mais tout sentiment profond, toute exubérance, toute unité et toute alliance des hommes étaient fortement liés avec le ciel des esprits, que nous avons balayé et que nous avons occupé avec des mondes et des mondes. Les mondes stellaires que nous avons découverts, ainsi que les forces de la nature aux effets desquelles nous faisons confiance, sont uniquement extérieurs ; ils sont utiles mais ils ne servent qu’à la vie extérieure. Nous exprimons certes leur unité avec notre intériorité par le biais de toutes sortes de philosophies, de théories de la nature et d’élans poétiques, parfois profonds, parfois ordinaires ; mais elle n’est pas une partie de nous, elle n’est pas devenue vivante. Ce qui a sombré en même temps que la superstition, c’est au contraire ce qui a été vivant auparavant, l’image, ou la croyance, ou bien la connaissance indicible, du fait que le monde, dans sa réalité telle que nous la portons en nous-mêmes, est tout à fait différent de ce que le sens utilitaire nous dit, et c’est aussi la confrérie authentique et coordonnée des hommes en petits groupements volontaires, sans que les progrès des sciences naturelles et de la technique aient pu y apporter le moindre succédané.

Nous appelons par conséquent cette époque la période du déclin, parce que ce qui est essentiel dans la culture, l’esprit qui relie les hommes entre eux, a sombré.

Les tentatives de revenir à l’ancienne superstition ou à la langue symbolique devenue vide de sens, ces élans sans cesse renouvelés de la réaction, en relation avec la faiblesse, et le besoin de faire une pause, d’hommes fanatiques chez qui le sentiment est plus fort que la raison, sont des obstacles dangereux et ce ne sont en dernière instance à nouveau que des symptômes du déclin. Ils deviennent encore plus répugnants lorsqu’ils s’allient, comme cela arrive sans aucun doute, avec le régime coercitif de l’État, c’est-à-dire l’absence d’esprit organisée.

Et donc, quand nous parlons de déclin, cela n’a rien de commun avec la lamentation des curés sur la peccabilité de notre monde et avec les appels à la conversion. Ce déclin est une époque transitoire qui porte en elle les jeunes pousses d’un nouveau commencement, d’un nouvel élan, d’une culture unifiée.

De même qu’il est urgent pour nous de concevoir le socialisme, la lutte pour de nouvelles conditions entre les hommes, comme un mouvement spirituel, c’est-à-dire de comprendre que nous n’arriverons à de nouvelles relations entre les hommes que si les hommes animés par l’esprit les créent eux-mêmes, de même il est aussi important que nous soyons des hommes forts qui ne guignent pas le passé et qui ne soupirent pas après ce qui est perdu à jamais, bref : que nous ne mentions pas.

L’illusion céleste, la vérité, la philosophie, la religion, la conception du monde, ou quelle que soit la façon dont on veut désigner les tentatives pour rassembler par des mots et des formes le sentiment que l’on a du monde, n’existent chez nous que pour les individus. Tout essai de fonder, sur la base d’unanimités spirituelles, des communautés, des sectes, des églises, ou des associations de n’importe quelle sorte, conduit, si ce n’est à la contrevérité et à la réaction, au pur bavardage et aux frivolités. Dans tout ce qui va au-delà du monde des sens et de la nature, nous sommes devenus des êtres profondément seuls, tournés vers l’isolement silencieux. Cela ne signifie pas autre chose que cela : toute notre conception du monde ne porte en elle aucune nécessité irrésistible, aucune coercition éthique, aucun engagement pour l’économie et la société. Nous devons l’accepter, car c’est ainsi, et, puisque nous vivons à l’époque de l’individualisme, nous pouvons l’accepter de différentes manières : joyeux ou résignés, désespérés ou impatients, indifférents ou tout à fait impertinents.

Mais souvenons-nous que toute illusion, tout dogme, toute philosophie ou religion, a ses racines non pas dans le monde extérieur, mais dans notre vie intérieure. Tous ces symboles dans lesquels les hommes concilient la nature et leur moi ne sont faits que pour apporter beauté et justice dans la vie en commun des peuples, parce qu’ils sont les reflets des tendances sociales en nous, parce qu’ils sont notre esprit lui-même qui a pris forme. L’esprit est l’esprit collectif, et il n’y a pas d’individu dans lequel, éveillée ou assoupie, ne repose la tendance au tout, à l’union, à la collectivité, à la justice. La force naturelle qui pousse à l’association volontaire des hommes entre eux, vers les objectifs de leur communauté, existe de manière indéracinable ; mais elle a eu une sévère attaque d’apoplexie et elle est comme engourdie parce qu’elle a été, pendant longtemps, en relation avec l’illusion du monde qui est issue d’elle-même, illusion qui est maintenant passée ou en voie de putréfaction.

Nous ne sommes donc pas mandatés pour créer pour le peuple une conception du monde qui serait un produit complètement artificiel, transitoire, faible ou même romantico-hypocrite, et qui serait aujourd’hui tout simplement soumis à la mode. Nous avons au contraire la réalité de l’esprit collectif qui vit individuellement en nous et nous devons seulement le faire émerger, l’amener à la création. C’est le désir de création de petits groupes ou communautés animés par l’esprit de justice — non l’illusion céleste ou la forme symbolique, mais au contraire la joie sociale terrestre et le fait que les individus soient prêts à constituer un peuple — qui amènera le socialisme, le début de la société véritable. L’esprit se manifestera directement et il créera ses formes visibles à partir de la chair et du sang vivants : les symboles de ce qui est éternel deviendront des collectivités, les incarnations de l’esprit deviendront des corporations de justice terrestre, les images de saints de nos églises deviendront des institutions de l’économie rationnelle.

L’économie rationnelle ; ce terme de raison est employé tout à fait intentionnellement ; en effet, il faut encore ajouter une chose.

Nous avons appelé notre époque une période de déclin parce que ce qui est essentiel a été affaibli et corrompu : l’esprit collectif, le volontarisme, la beauté de la vie du peuple et de ses formes. Mais on ne peut pas ignorer que cette époque-là contient toutes sortes de progrès. Les progrès dans la science, la technique, la conquête et la soumission sans préjugés de la nature chosifiée, cela s’appelle, par un autre terme, les Lumières. La raison est devenue plus agile et claire ; et de même que nous avons arraché à la nature, par la lutte, la physique — au sens le plus large de ce mot —, laquelle se vérifie dans les applications pratiques ; de même que nous avons appris, dans l’exploitation des forces de la nature, à nous servir du calcul, de même nous apprendrons aussi à faire ce qui est correct et rationnel, avec les multiples applications du calcul, de la division du travail et des méthodes scientifiques, dans la technique des rapports humains sur une échelle extraordinairement élargie, tout autour du globe. Jusqu’à présent, la technique industrielle et les relations économiques, qui se sont toutes les deux fortement développées, ont été englobées dans le système de l’injustice, de l’absurdité et de la violence. La technique physico-industrielle, de même que la technique économico-sociale, aideront maintenant la nouvelle culture, le peuple de l’avenir, de la même façon qu’elles ont servi antérieurement les privilégiés, les gouvernants et les spéculateurs en bourse.

Au lieu de parler d’une période de déclin dans laquelle nous nous trouverions, l’on peut également parler, si l’on veut, d’un progrès dans lequel on aurait tout d’abord fait table rase de la superstition, et dans lequel, ensuite, la réflexion sur la nature et la maîtrise de la nature, la technique et l’économie politique rationnelle, perceraient de plus en plus jusqu’à ce que l’esprit collectif, le volontarisme, les tendances sociales, qui ont été submergés depuis des siècles, s’élèvent à nouveau, saisissent les hommes, les rassemblent, et s’emparent de ces nouveaux dons de la nature.

Une fois que la même tendance se trouvant chez les individus a saisi ceux-ci avec sa force naturelle et les a rassemblés en solides associations, alors l’idée, la vision synthétisante, qui transforme les phénomènes individuels et les éléments séparés en affinités et en unités, est ressortie de l’esprit des individus pour devenir une union humaine, une corporation, une forme associative ; une fois que cette forme terrestre et corporelle de l’esprit existe, il se peut alors facilement que, à nouveau, des siècles de domination spirituelle, de conception du monde astreignante ou d’illusion arrivent aux hommes. Nous ne recherchons pas cette domination, nous nous y opposons et nous nous ne sommes pas du tout tentés par la partialité. Nous connaissons bien trop peu les trajectoires de l’histoire humaine pour être capables de dire avec une quelconque vraisemblance si cette boucle doit être à nouveau bouclée ; et si, de nouveau, la superstition doit se joindre à l’idée, à l’union, à la forme artistique comico-religieuse, et si, à nouveau ensuite, l’esprit collectif doit se briser en même temps que la superstition, et si l’individualisme et l’isolement doivent être restaurés, et ainsi de suite. Nous n’avons aucun droit à échafauder de telles constructions ; il se peut que cela soit une nécessité mais il se peut aussi que cela se passe tout à fait autrement. Nous sommes encore loin d’un tel savoir. Ce qui est aujourd’hui notre devoir est clair devant nous : non pas le mensonge, mais la vérité. Non pas le caractère artificiel d’une imitation de religion, mais la réalité de la création sociale, sans préjudice des complètes indépendance et diversité spirituelles des individus.

La nouvelle société que nous voulons préparer, dont nous nous apprêtons à poser la pierre angulaire, ne sera pas un retour à une quelconque ancienne structure, mais elle sera de l’ancien dans une nouvelle forme, elle sera une culture avec les moyens de la civilisation qui est apparue au cours de ces siècles.

Mais ce nouveau peuple n’arrivera pas de lui-même : il ne "doit" pas du tout arriver ainsi que la fausse science des marxistes prend ce "doit" ; il doit arriver parce que nous, les socialistes, nous le voulons, parce que nous portons en nous le modèle spirituel de ce peuple.

Comment donc commencerons-nous ? Comment le socialisme viendra-t-il ? Que faut-il faire ? Faire en premier lieu ? Faire tout de suite ? Notre devoir est de répondre à ces questions pour conclure.

(Suite du texte)