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Fragments d’Histoire de la gauche radicale
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Sommes-nous intolérants ? - Pierre Chardon
Par delà la mêlée N°16 – Mi Septembre 1916
Article mis en ligne le 15 août 2019

par ArchivesAutonomies

Parce que nous avons violemment protesté contre les déclarations des pseudo-intellectuels anarchistes ou bourgeois — prétendant parler au nom de tous les hommes ayant une pensée propre, pour justifier ce que nous réprouvons ; parce que nous avons stigmatisé les reniements et les volte-face des meneurs et des pontifes, ridiculisé et dénoncé les attitudes opportunistes inspirées par un désir évident de conserver les situations acquises — politiques et économiques ; parce que nous n’avons rien abdiqué de nos pensées et de nos sentiments ; et que, n’ayant pas souscrit à la duperie de "l’union sacrée", nous n’avons pas renoncé à les exprimer actuellement, de toutes les façons — on nous a appelé doctrinaires, sectaires et intransigeants. Certains nous ont dit :

Les problèmes actuels sont complexes et la situation bien embrouillée, votre prétention est grande de discerner toutes les causes et de juger péremptoirement où se trouvent tous les coupables. N’essayez pas de "monopoliser la vérité"

Les idées, les écrits, les paroles, les attitudes que vous critiquez, inspirés par une bonne foi égale à la vôtre, sont peut-être nécessaires et utiles. Qui peut se flatter d’avoir toute la Raison de son côté ? Réservez donc vos jugements et montrez-vous un peu plus tolérants !

* * *

Ainsi, il paraît que nous manquons de tolérance. Nous osons "juger" les hommes, les idées et les faits. Quelle audace est la nôtre !

Les réputations établies, les admirations conventionnelles, la valeur usurpée ou réelle des hommes et des œuvres, le prestige des passés vénérés, l’importance des fonctions sociales et des rôles politiques assumés, rien ne nous arrête. Ceux qui protestent contre notre cynisme et notre audace ont-ils donc oublié que nous sommes les propagandistes de l’esprit de libre-examen, qui n’abdique jamais ses facultés de critique, dont nulle foi, nulle idole, nul pontife ne sont exempts.

Les affirmations péremptoires, les vérités officielles, les croyances générales n’en imposent point aux hérétiques et aux incroyants que nous sommes, Si nous renoncions à juger, nous renoncerions en fait à examiner, à observer, à raisonner, à conclure, puisque le jugement constitue l’aboutissant de tout le processus psychique. Nous renoncerions à aimer, à haïr, puisque nos sympathies et nos antipathies sont motivées par des raisons. Bref, nous renoncerions à penser !

Individualistes, nous voulons donner notre note, traduire sans déformations intéressées nos pensées et nos sentiments. Sous prétexte de tolérance nécessaire, on nous invite à nous mutiler. Nous ne serons jamais tolérants de cette façon-là !

* * *

Pourtant, nous savons comprendre la diversité des points de vue, la variété des conceptions. Nous avons trop souci de l’individu, de son originalité, de sa personnalité pour vouloir l’uniformiser, et couler tous les êtres dans le même moule. Non-conformistes sociaux, nous n’anathématisons pas forcément ceux dont les opinions ne sont pas entièrement conformes aux nôtres. Il ne nous déplaît pas qu’autrui se réalise et s’affirme d’une façon différente de la nôtre. On n’impose pas chez nous de Credo collectif, et tout anarchiste sincère peut se joindre à notre mouvement en conservant sa personnalité propre, ses aspirations et ses sympathies particulières. Nous n’avons pas peur de la pensée adverse, de la controverse publique. Seuls les faibles fuient la discussion et craignent le choc des idées. Nous ne voulons pas être des faibles. Ce n’est pas nous qu’on voit expurger des catalogues de librairie pour en bannir soigneusement des oeuvres anarchistes d’une tendance divergente. Éclectiques, nous ne boycottons pas systématiquement la pensée de celui qui lutte, comme nous, contre l’autorité. Laissant les mesquineries de boutique à ceux qui en ont besoin pour consolider leur réputation et s’assurer une clientèle de rapport, nous nous intéressons à tous ceux qui manifestent une pensée originale et vivante, à toutes les forces et les énergies humaines rentrant dans le cadre de nos aspirations. Par cela même, nous pratiquons la véritable tolérance.

Mais à l’égard des anarchistes seulement. Nous ne voulons pas ouvrir nos journaux aux thèses officielles, aux leaders socialistes — majoritaires de gouvernements ou minoritaires à la Longuet — et considérer leurs opinions comme étant aussi exactes que les nôtres  ! Nous ne croyons pas posséder la vérité officielle, mais nous savons ce que nous voulons. Cela constitue notre vérité. Nous ne cherchons pas à l’imposer aux autres. Mais ceux-ci se liguent pour nous imposer la leur. Puis ils osent se plaindre de notre intolérance !

Tous ceux qui luttent contre la tyrannie et l’exploitation, contre la domination de l’homme et le monopole capitaliste, contre les solidarités imposées et les contraintes collectives sont des nôtres, malgré la divergence des caractères et des tactiques. Nous sommes prêts à pratiquer avec eux "l’entente pour l’action".

Mais tous ceux qui, de près ou de loin, soutiennent, maintiennent, approuvent le "désordre organisé" de l’ordre social actuel, tous ceux qui participent à l’action autoritaire et légitiment les institutions présentes sont nos ennemis.

Nous seuls osons proclamer les droits imprescriptibles de l’Individu contre l’État, l’Église, la Tradition, la Foi, le Dogme, la Contrainte organisée et la Force collective  ! Nous sommes les intraitables qu’on peut bâillonner, punir, condamner, exécuter, mais dont on ne peut conquérir la pensée, ceux qu’on écrase sans pouvoir obtenir une parole de reniement ou de regret  !

Nous avons dénoncé la lâcheté d’en-bas et la tyrannie d’en-haut ; aussi les tyrans et les esclaves sont ligués contre nous. Tous les partis politiques sont prêts à adultérer, à édulcorer leur doctrine pour se faire tolérer. Nous seuls proclamons que l’Individu peut et doit défendre sa liberté, son autonomie morale et physique contre tous les empiétements du Collectif, contre tous les pseudo-intérêts généraux, paravents derrière lesquels s’embusquent et se dissimulent les profiteurs du poirisme humain  !

Aussi, on ne nous tolère nullement ! Nous sommes les éternels bannis. On fait le vide autour de nous parce que nous sommes compromettants. Quand les partis "d’avant-garde" nous font risette c’est parce qu’ils ont besoin de nous, de notre esprit de risque et de désintéressement, de l’énergie de nos militants pour marcher de l’avant et déblayer les obstacles entravant la marche de leurs troupeaux timides. Puis ils nous désavouent. L’opposition Bourderon-Merrheim ne nous accepte qu’en qualité de syndiqués. Personne n’ose frayer publiquement, ouvertement avec nous. Tous les jours, ceux qui ont profité de nos efforts nous renient, et nous fuient comme des pestiférés aux heures des répressions.

Ceux qui se plaignent de notre prétendue intolérance, tout en faisant autour de nos militants et de nos journaux la conspiration du silence et de la calomnie, attendent l’occasion de nous assommer en réunion publique, ou de nous envoyer si possible où jadis ils firent traîtreusement expédier Girier-Lorion !

Quand il n’existera plus de lois spéciales pour réprimer notre propagande, quand la société ne nous imposera plus des institutions, des modes de vie... et de mort qui ne nous agréent point, ou des solidarités ethniques, géographiques, politiques et économiques auxquelles nul ne peut se soustraire sans s’exposer à "toutes les rigueurs des lois" ; quand nous pourrons vivre et mourir libres, et travailler pour nous-même et non pour des parasites, quand nous ne serons plus soumis aux caprices, aux ordres, aux intérêts du Maître, Maitre du sol, de l’usine et du reste ; en un mot quand on nous tolérera, alors seulement on pourra nous demander de la tolérance. Jusque là nous considérerons comme nos ennemis irréductibles ceux qui ne combattent pas ce que nous combattons, et comme une duperie les appels à la tolérance. Le bourreau osant demander de la pitié à la victime ! Quelle audace ! Jusqu’à l’avènement d’une société anarchiste, notre mot d’ordre à l’égard des dirigeants et des dirigés sera celui-ci : "Tolérez-nous, alors seulement nous serons tolérants".