Parce que les anarchistes appartenant à la tendance individualiste dénoncèrent souvent le vide et le néant de la propagande insurrectionnelle, parce qu’ils exprimèrent à maintes reprises leurs doutes vis-à-vis de la capacité de démolition et d’édification sociale de la classe prolétarienne, ils se virent traiter de bourgeois, d’ennemis de l’émancipation humaine, d’adversaires de la transformation sociale.
La transformation sociale, impliquant un changement radical des mœurs et des institutions, réalisant des formes nouvelles de vie, des modalités nouvelles de production et de répartition, comme elle est loin maintenant ! — et comme semblent, plus puériles que jamais les vaines prophéties de ceux qui annonçaient l’imminence de sa réalisation jusqu’à la veille de la guerre ! Ennemis de toute religiosité, de toute illusionnisme, nous critiquions ces espoirs insensés, l’examen impartial des êtres et des choses ne nous permettant pas d’y souscrire. Les événements nous ont donné raison. Ce n’est pas que nous en soyons satisfaits, car nous eussions préféré voir surgir des Spartacus par milliers, et que soit versé le sang des tyrans plutôt que celui des esclaves. Mais l’homme de bon sens ne peut prendre ses désirs pour des réalités. Cette règle d’examen rationnel, nous la rappelions à ceux que leur mysticisme naturel portait à l’oublier, et à chevaucher des chimères. Hélas ! la réalité est encore pire que nous l’avions entrevue.
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L’homme persévère facilement dans ses erreurs. L’amour-propre, la routine, l’empêchent de reconnaître loyalement l’abîme creusé par les événements entre la doctrine, la théorie spéculative, les généralisations abusives — et la vie. Aussi, beaucoup de ceux qui n’ayant pas rallié le giron de la vérité officielle ont conservé intacte leur réprobation vis à vis de tout ce qui implique exploitation, domination, asservissement de l’individu à l’Etat capitaliste, se raccrochent à leurs illusions premières. Ils n’ont pu empêcher un fléau qu’ils exécraient. Soit. Mais ils attribuent aux masses populaires une puissance et une énergie rénovatrice qu’elles ne possèdent pas. Ils attendent que la révolte généralisée sorte de ce fléau, croient que les conséquences de celui-ci hâteront la venue de cette transformation sociale vers laquelle vont leurs vœux ardents.
Ils reprennent leur propagande au point où les circonstances l’avaient interrompue, répètent les mêmes formules, prêchent la même tactique, et ne tiennent pas compte de la leçon des faits. Nous ne voulons pas dire par là que les faits pouvaient les amener à modifier leur opposition à l’État, à la contrainte organisée, aux puissances de coercition sociale. C’est au contraire au moment où s’exercent au maximum ces forces mauvaises qu’on peut mieux sentir combien la haine inspirée par elles étaient justifiée et mieux saisir la nocivité de leur rôle. Mais lorsque on a placé toutes ses espérances dans la conscience et l’énergie d’une classe, et que les événements suprêmes devant matérialiser cette conscience et cette énergie en rendant plus que jamais leur exercice nécessaire, n’ont provoqué au contraire que des manifestations d’inconscience et de veulerie, nous prétendons que ne pas tenir compte de cette leçon des faits, c’est agir avec inconséquence.
"Sans le prolétariat, lit-on dans un journal anarchiste d’un pays neutre, on ne fait pas de révolution" [1]. Nous pourrions ajouter : sans révolutionnaires, prolétaires ou non, on ne fait pas de révolutions. Or, les révolutionnaires ne naissent pas par génération spontanée. La catégorie sociale formée par les individus les plus exploités, les plus frustrés de la jouissance de la possession du fruit de leur labeur, est évidemment celle parmi laquelle nos appels à l’insubordination de pensée et d’action peuvent trouver le plus d’échos. Mais le fait d’appartenir à cette catégorie, d’être ce qu’on appelle un prolétaire, ne confère pas nécessairement à l’individu conscience et énergie, et ne lui donne pas obligatoirement droit à notre sympathie.
L’erreur fondamentale des propagandistes démagogico-révolutionnaires réside en ceci : Pour eux, les esclave sont supérieurs aux maîtres. Le prolétariat considéré in globo, représente à leurs yeux une force de libération, force matée par les répressions, canalisée par les meneurs de la Realpolitik socialiste — mais force potentielle n’attendant que la venue d’événements favorables pour se manifester et s’affirmer. Kropotkine contribua beaucoup à répandre cette idée que, dans les Sociétés humaines, il y a toujours eu deux courants : "Le courant autoritaire représenté par les sorciers, les prêtres, les savants, les chefs militaires, les conquérants" ; et le "courant populaire" qualifié audacieusement de "courant libertaire". Sans doute la liberté a toujours eu des amants, et la révolte des partisans parmi les masses populaires. Mais, par contre, combien d’exploités se révèlent des exploiteurs en puissance, n’attendant qu’une occasion favorable pour exercer les privilèges de fait conférés par la propriété-monopole. Les prolétaires soumis au même maître, n’ont souvent d’autres aspirations, d’autre idéal que d’être agréés par lui au nombre de ses proches serviteurs. Ne sont-ce pas les déshérités qui fournissent bénévolement aux privilégiés la force matérielle qui leur manque ? Les besognes les plus répugnantes, celles que les maîtres ne peuvent remplir vu leur petit nombre, ou auxquelles ils se refuseraient par un reste de dignité, les fils du peuple les accomplissent avec empressement.
Il ne suffit pas de prétendre qu’un déterminisme implacable les courbe, les asservit, les contraint, les oblige à souscrire aux pires abdications, car dans les domaines où ne s’exerce pas la contrainte sociale, n’étalent-ils pas les mêmes inconsciences ? Nulle contrainte n’oblige à frapper femme et gosses, — à s’enivrer bestialement, — à courir aux courses ou à s’extasier devant les films idiots du Masque jaune ou du Cercle vert —, à se presser devant les grands de ce monde en criant : vivat !
Prolétaire nous-même, nous connaissons les mœurs des ateliers, les brimades dont souffrent les faibles : l’enfant, l’apprenti, le simple d’esprit. Et nous avons toujours devant les yeux les scènes d’août 1914. Lorsqu’on connaît tout cela et qu’on a vécu ces heures d’explosion de la bestialité populaire, on ne peut pas conserver une foi quelconque dans la réalité du prétendu courant libertaire des masses et dans leur valeur émancipatrice. On ne peut que sourire en voyant certains anarchistes les croire capables d’imposer ceci ou cela, et de réaliser la transformation sociale. Pour nous, les esclaves ne sont pas supérieurs aux maîtres ; autant que ceux-ci ils s’opposent à notre affranchissement.
Reconnaître la réalité ce n’est pas la justifier. S’il faut un berger au troupeau, et si le troupeau le réclame, il ne s’ensuit pas que nous justifiions le berger et ses agissements. Mais nous observons la présence de forces formidables de conservation sociale. Indépendamment de la puissance conférée aux classes dirigeantes par les progrès de la technique moderne, nous constatons que les traditions religieuses et laïques ne sont nullement ébranlées, que le respect des puissances établies, des hiérarchies arbitraires, loin de diminuer, a puisé un surcroît de vie dans les événements actuels. Aussi, nous avons le droit de qualifier de puérile et maladroite, la propagande qui, ne tenant pas compte de tout cela, réitère ses appels d’avant-guerre sous la même forme enfantine, en formulant les mêmes espoirs insensés, en brandissant toujours les vieilles formules de l’Internationale. Elisée Reclus formula un jour cette vérité majeure : "Nous savons que l’histoire même n’est que la suite des accomplissements succédant à celle des préparations". Or, où sont les préparations sérieuses ? Plus que jamais les individus résolus, énergiques, capables, conscients, sont rares. Des formules vagues, des appels à l’action qui ne précisent pas l’action suggérée, et n’indiquent pas les moyens pratiques pouvant la mener à bien, des appels à l’union n’indiquant pas avec qui l’union prêchée doit être pratiquée, et comment elle peut l’être d’une façon réellement profitable ; des solutions économiques enfantines dont les plus sérieuses ne s’écartent pas du communisme kropotkinien inorganique, nébuleux et amorphe — et toujours des formules verbales recouvrant le vague de la pensée et son indécision !
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Ce n’est pas un orgueil de "surhommes" qui nous pousse à formuler ces constatations. Individualistes, nous n’avons jamais promis d’apporter la formule de la transformation sociale. Nous savons que nous devons nous résigner à n’être pendant longtemps, toujours peut-être, qu’une minorité, qu’une poignée de mécontents et de révoltés en rébellion ouverte ou cachée contre la domination de l’ensemble. Se briser la tête contre le mur ne sert à rien. Le réformiste attend que la réalisation des réformes auxquelles il croit lui apporte un bonheur social que le révolutionnaire attend du grand chambardement.
A l’un comme à l’autre, qui crient contre la tyrannie d’en haut, nous rappelons inlassablement que ce qui est en haut est comme ce qui est en bas. La thèse absurde et enfantine de l’absence de responsabilité parmi les classes exploitées se réfute d’elle-même, car sont-ils nombreux les individus ayant une conscience assez haute pour se résigner à souffrir une misère plus grande, plutôt que de remplir une fonction avilissante, en devenant soutien direct de "l’ordre" ? Pourtant on peut réagir, l’effort individuel, l’association des efforts entre camarades s’exerçant dans tous les domaines permettent d’arracher à l’ensemble quelques libertés chèrement payées. Convaincus que les milieux humains ne peuvent se modifier sans que les hommes qui les composent ne se modifient eux-mêmes, n’adoptent de nouvelles idées, ne ressentent de nouvelles aspirations, n’éprouvent de nouveaux besoins, nous nous proposons de jeter ces ferments de réflexion, de doute, d’irrespect, de susciter ces aspirations, ces besoins, ces idées nouvelles, sans croire que tous vont les adopter et les réaliser à brève échéance.
Aussi, si nous étions prétentieux, nous pourrions, nous aussi, affirmer que nous travaillons pour cette transformation sociale dont on parle tant.
Mais comme nous agissons ainsi par égoïsme, afin que notre réaction contre l’autorité soit facilitée par celle d’autrui, et par amour de l’effort et de la joie qu’il procure, nous ne décorons pas cette action de mots pompeux et d’invocations véhémentes ! Il nous suffit d’être les termites patients, cachés, obscurs, inlassables, tenaces, persévérants, qui rongent, rongent, rongent...!