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"Vos papiers !..." - Les amis du doute
Les Cahiers du doute N°1 – Mai 1987
Article mis en ligne le 21 septembre 2019
dernière modification le 15 décembre 2019

par ArchivesAutonomies

Il était une fois quelques amis, venus d’itinéraires divers mais pas si différents que ça, qui s’étaient fixé pour objectif de conserver un esprit critique dans la période de passivité et d’anesthésie sociale des années 80. Regroupés autour de la discussion informelle de quelques livres, ils avaient ainsi vu passer le temps. Plus tard l’idée leur est venue d’élargir le petit cercle et d’organiser des débats sur tel ou tel sujet, témoignage ou événement. Ainsi est né le cercle des Amis du doute. Et puis, sans prévenir, "il s’est passé quelque chose" ; ce qui leur a permis de respirer plus librement, de se promener à nouveau au milieu des boulevards parisiens, de rencontrer des jeunes et des travailleurs en lutte, de partager leur révolte. Alors ils ont pensé que les débats informels ne leur suffisaient plus, qu’ils avaient des choses à dire, des textes à mettre en circulation. D’où les Cahiers du doute.

* * *

Si nous publions, c’est avec une certitude : que nous le ferons en fonction de nos besoins et de nos intérêts, donc avec irrégularité. Avec une incertitude aussi : notre effort pourrait ne pas se poursuivre faute de combattants, faute de disponibilité et de désir. Cela dépend, pour beaucoup, des réactions à ce premier numéro. Il faut que cela soit bien clair : nous n’ouvrons pas ici une nouvelle boutique ou une nouvelle chapelle. Nous ne proposons rien d’autre qu’une contribution à la critique de ce monde, des interrogations sur toutes les certitudes. Et nous aimons la devise du vieux grand-père : "Douter de tout !"

Des itinéraires, avons-nous dit... Nous naviguons dans les eaux libertaires, petite mer parfois trop peu profonde à notre goût, mais où nous avons toujours rencontré les esprits les plus critiques et les plus indépendants, et le plus d’exigences éthiques. Et pourtant, là aussi, nous faisons partie des hérétiques. Pour les anarchistes classiques, nous ne sommes pas anarchistes puisque nous ne sommes pas anti-marxistes. Pour les marxistes, nous ne sommes qu’une variété d’anarchistes puisque nous ne sommes pas anti-anarchistes... L’importance de la chose est minime et toutes ces salades sont fort heureusement loin des préoccupations d’aujourd’hui. Se dire libertaire est sûrement une définition trop vague : le mot est lui aussi corrompu, il est sur toutes les bouches. C’est dans la pratique émancipatrice des grands moments où l’histoire bascule (parfois aussi dans de petites luttes) que nous retrouvons quant à nous le fil de nos conceptions anti autoritaires, les jalons qui permettent d’envisager des rapports sociaux sans exploitation et sans oppression. Et la ligne de partage, selon ce critère, ne suit pas toujours celle des idéologies.

* * *

Et aujourd’hui ? A notre façon nous nous sentons aussi apolitiques que cette jeunesse qui prend ses distances envers la politique des spécialistes ; nous nous voulons apartidaires et non syndiqués, au même titre que beaucoup des membres des coordinations de fraîche date. On l’aura deviné, nous ne portons pas cette société dans notre cœur. Nous ne nous identifions avec aucune des institutions qui reproduisent, dans leur structure et leur fonctionnement, le modèle de l’Etat, qu’il s’agisse des partis, de l’ordre des avocats, de l’association des pêcheurs en eau douce ou des syndicats. Les illusions réformistes, nous ne les partageons pas non plus. Excusez : la réforme de ce monde a été, depuis maintenant plus d’un siècle, le véritable moteur de sa perpétuation. Et à voir l’abîme devant lequel on se trouve, on est en droit de se questionner ! Alors, "prendre ses désirs pour des réalités" ? C’est une formule qui n’a pas de sens en dehors de la lutte. Mais, pour tout vous dire, nous la préférons encore à celle qui propose de "prendre ses désillusions pour des réalités" ! La première fait la part du désir, auquel nous tenons.

Les modernistes nous demanderont : de quelles "identités", de quelles "sociabilités" vous réclamez-vous ? Pour les identités, nous avons déjà tous des cartes c’est la loi et c’est déjà de trop ! Nationalismes de gauche ou de droite, systèmes ennemis mais frères dans l’exploitation du travail, démocraties plus ou moins autoritaires, totalitarismes plus ou mois autoritaires, tout cela n’est pas notre trip. Ce serait plutôt notre galère. Et les seules sociabilités qui nous intéressent sont celles qui naissent au sein d’une communauté de lutte, soudée par les mêmes intérêts sociaux. Pour le reste on a déjà donné !

 [1]

Nous n’écrivons pas dans le seul but de nous faire plaisir. Nous le faisons afin de mieux comprendre la société, ses contradictions, son devenir. Et pour interpeller ceux qui refusent de considérer l’inacceptable comme inévitable. Cela étant, nous savons que, à chaque fois que la société a été transformée en profondeur, ce fut grâce à la révolte de ceux et celles qui produisent et lui permettent par là de fonctionner : les seuls à détenir le pouvoir réel, à condition de le découvrir et de l’assumer. C’est donc à ceux qui sont à la base de la pyramide que nous nous adressons en priorité. Sans trop d’illusions, puisqu’il n’est point dans notre vocation de fabriquer des désillusions.

Et le doute ?... N’aurions-nous que des doutes sur le monde qui nous entoure ou le monde à construire ? Non, nous n’avons pas cette modestie, vous en ferez vous-mêmes la constatation. Mais le doute est pour nous une invitation à la confrontation : aucune certitude n’est trop solide qui ne puisse être soumise à l’épreuve de la critique. En somme, vive le doute en tant qu’invitation à la discussion collective, à l’échange égalitaire.

Mai 1987 - LES AMIS DU DOUTE