Bandeau
Fragments d’Histoire de la gauche radicale
Slogan du site
Descriptif du site
Vous avez dit démocratie directe ?
Les Cahiers du doute N°1 – Mai 1987
Article mis en ligne le 21 septembre 2019
dernière modification le 17 août 2019

par ArchivesAutonomies

Les lycéens et étudiants, les cheminots, puis les instituteurs et aujourd’hui les jeunes travailleurs des foyers ont, les uns après les autres, les uns montrant l’exemple aux autres, mis en œuvre des pratiques de lutte rompant avec les pratiques de délégation de pouvoir et que l’on a rapidement désignées par le terme de "démocratie directe". Il y a peut-être dans ce terme un excès de sens dans la mesure où il porte en soi l’idée d’une forme d’organisation sociale différente et antagonique de celle que que nous connaissons aujourd’hui. Or l’on ne peut que constater que ces nouvelles formes d’organisation n’ont eu de raison d’être que pour servir des luttes qui ne s’attaquent pas à la logique du système en place mais contestent simplement telle ou telle de ses formes concrètes. Toutefois, si nous estimons qu’il vaut la peine de s’arrêter sur ce que ces dernières luttes ont pu produire de nouveau, c’est que nous croyons que toute forme d’auto-organisation dans la lutte, où une prise en charge collective des problèmes suppose de la part de chacun une prise de responsabilité, donc une réflexion et un choix, est en soi une porte ouverte sur d’autres horizons. Alors que dans une lutte syndicale traditionnelle on ne demande aux grévistes qu’une forme de fidélité passive (savoir se mobiliser quand et comme on le leur demande), dans une lutte organisée et contrôlée à la base chacun est amené à prendre une part active aux discussions, à faire un choix sur les problèmes concrets qui se présentent, à briser là passivité. Les frontières des problèmes n’étant pas closes, la lutte peut alors amener - en fonction de son ampleur, du type de ripostes qu’elle provoque et de l’écho qu’elle rencontre - à réfléchir aux forces en présence au sein de la société dans son ensemble. Si une telle lutte a la chance de faire boule de neige ou de s’inscrire dans une dynamique collective plus large, alors peut-être le problème d’une prise en charge collective de l’ensemble de l’organisation sociale peut-il s’inscrire à l’ordre du jour.

Mais pour cela, bien sûr, il faut sortir des frontières du corporatisme. Et nous touchons là à ce qui a constitué la principale limite de ces dernières luttes. Le mouvement étudiant est mort avant d’avoir véritablement ouvert les yeux sur des problèmes plus vastes que la revendication strictement catégorielle du moment ; les cheminots, eux, ont cru pouvoir compter sur leurs seules forces et ont, après la grève, mesuré l’erreur que cela représentait.

La démocratie directe, dans ce cadre, représente plutôt une recette pour la lutte dans un contexte nouveau : l’inefficacité - prouvée par des années de défaites successives - des méthodes de lutte syndicales. Créer des comités de grève et, ce qui est bien plus nouveau, élire des coordinations permet de mobiliser des forces neuves dans la lutte lorsque les appareils syndicaux ne sont pas décidés à bouger. Mais le cadre des revendications reste celui de la corporation et l’exigence de démocratie ne dépasse pas celui de la lutte.

* * *

On ne peut pas non plus faire abstraction du contexte plus large dans lequel ces luttes s’inscrivent. Sur le strict plan national d’abord, il faut d’une part faire la part du contexte politique du moment : l’attitude particulièrement bornée du gouvernement en place est directement à l’origine des grèves étudiantes et enseignantes, et les méthodes tout aussi autoritaires de la direction de la SNCF de celle des cheminots. On a donc affaire à des luttes défensives répondant à une agression directe du pouvoir, alors que d’autres gouvernants liés à d’autres forces politiques sauraient sans doute faire passer les mêmes mesures avec plus de discrétion... D’autre part il apparaît que ces luttes n’ont pris racine que dans les secteurs relativement protégés du risque de licenciement : dans le secteur privé, la peur est encore la plus forte, même si les motifs de mécontentement sont au moins aussi grands. Dans ce sens on ne peut oublier que ce printemps en décembre n’a fait rompre la glace que pour une faible proportion des travailleurs, l’hiver social qui dure depuis plusieurs années ne semblant pas véritablement vouloir céder la place.

Dans ce sens, la spécificité du cas français est elle-même bien limitée. Nous ne sommes pas sortis de cette longue période de régression sociale que l’on observe au plan international. La crise que traverse le capitalisme se traduit partout par une aggravation des conditions de vie et de travail. Partout la reprise économique promise par les tenants du néo-libéralisme se révèle être un mirage - toujours à l’horizon mais toujours inaccessible - et l’avenir, que les gouvernants n’osent eux-mêmes plus prédire meilleur, ne rime plus qu’avec austérité, voire pauvreté. Face à cela, toutes les grandes et petites luttes de ces dernières années ont cherché à préserver des acquis obtenus dans un contexte d’expansion et aujourd’hui remis en cause, ou, plus modestement, à préserver des emplois. Des luttes défensives donc, et quasiment toutes vouées à l’échec, malgré l’acharnement exceptionnel dont elles ont parfois fait preuve, comme dans le cas de la grève des mineurs anglais de 84-85. Certes, ce que nous enseignent ces échecs, c’est que les méthodes de lutte traditionnelles sous égide syndicale sont désormais inopérantes. Mais les cheminots, qui l’avaient bien compris et s’étaient organisés en conséquence, n’ont malgré tout faire reculer le pouvoir que sur un point, et provisoirement. Ce qui nous montre à quel point le rapport de forces s’est dégradé : pour obtenir quelques maigres concessions, un effort énorme est aujourd’hui nécessaire - effort qui suppose une participation active de tous. Le mouvement étudiant de décembre ne nous dit au fond pas autre chose.

Ceci nous ramène à la nécessité impérieuse de sortir du corporatisme et de favoriser le développement de solidarités de lutte entre travailleurs, condition indispensable pour reprendre l’offensive.

* * *

Peut-être est-ce ce contexte général particulièrement sombre qui nous a fait accueillir les événements de ce début d’hiver avec tant d’enthousiasme. Comme beaucoup, nous l’avons vécu comme un moment de renouveau, avec l’espoir bien accroché qu’il allait faire boule de neige et ouvrir de nouvelles perspectives. Le recul nous aide à en mesurer les véritables dimensions. Mais il nous est resté le désir de fixer nos réflexions sur papier et de les diffuser, dans l’espoir qu’elles rencontreront un écho ou susciteront des réactions auprès de ceux qui se posent les problèmes en termes proches des nôtres.

La redécouverte de la démocratie directe nous est apparue comme l’aspect le plus encourageant de ces dernières luttes. L’idée n’est pas neuve, certes, et celui qui voudrait la suivre pas à pas dans ses manifestations à travers l’histoire aurait fort à faire. Mais elle vient aujourd’hui prendre forme à l’âge mur du syndicalisme, alors qu’elle avait par le passé joué le rôle de la mouche du coche d’un syndicalisme qui se voulait encore radical. Nous voulons croire que sa réapparition à notre époque n’est pas simplement passagère, qu’elle se révélera un outil efficace dans les luttes à venir et qu’elle correspond aussi à une certaine évolution des mentalités. Il semble d’ailleurs que son impact sur les esprits ait été nettement plus large que le cercle des acteurs de ces dernières luttes, ce dont ceux-ci ne semblent pas s’être toujours rendu compte.

Pourquoi l’idée de démocratie directe nous tient-elle particulièrement à cœur ? C’est que, nous qui luttons pour une société organisée à la base en dehors de tout pouvoir centralisé, où le maximum d’autonomie et le maximum de responsabilité directe soit laissé à chacun, nous lui accordons un double rôle : elle est à la fois le moyen d’"apprentissage" permettant de rompre avec la pratique de la délégation de pouvoir - quand il ne s’agit pas simplement de renoncement - et le principe de base du fonctionnement de cette société à construire.

Nous réfutons de ce fait la position sociale-démocrate ou léniniste qui considère que la démocratie directe ne peut servir que dans le cadre de luttes revendicatives parcellaires et qui attribue aux institutions centralisées (démocratie parlementaire dans un cas, parti dans l’autre) le rôle d’organiser et de gérer la société.

Au-delà d’une "défense et illustration de la démocratie directe", nous avons voulu contribuer à l’analyse des dernières luttes, en relever les aspects nouveaux ou exemplaires, en montrer aussi les limites. Nous sommes conscients d’être restés les yeux rivés sur le petit bout de terre baptisé France, à une tentative près de comparaison entre le mouvement étudiant français et le peu que l’on sait des mouvements étudiants à l’étranger. Faire plus nous aurait fait entrer dans des considérations trop vastes pour nos maigres moyens.

Précisons enfin que l’on ne trouvera pas dans les textes qui suivent une totale uniformité de points de vue et d’analyses. Nous partageons certaines convictions fondamentales, mais le regard que nous portons sur les événements diffère parfois en fonction de nos expériences et de nos exigences respectives. Merci de ne pas nous tenir rigueur des contradictions... et des répétitions.

LES AMIS DU DOUTE