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Fragments d’Histoire de la gauche radicale
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Le malade, le mérite et le gréviste – La société française et les récents mouvements sociaux - Charles Reeve
Les Cahiers du doute N°1 – Mai 1987
Article mis en ligne le 21 septembre 2019
dernière modification le 17 août 2019

par ArchivesAutonomies

Le 18 décembre 1986, à l’heure où le comité central du PCF "tire les leçons" du mouvement étudiant, les agents de conduite du dépôt Paris-Nord viennent de se mettre en grève illimitée. En l’espace de deux jours seulement, le mouvement se généralise à la majorité dès dépôts ; quatre jours plus tard la grève s’étend à d’autres catégories et c’est bientôt tout le réseau ferroviaire qui est paralysé, sans qu’un seul mot d’ordre syndical de grève ait été donné. On n’a pas encore oublié que le recul du pouvoir face à la jeunesse s’est produit sous la menace d’un appel à la grève générale. Bien sûr, les cheminots n’ont pas, dans le passé, attendu les étudiants pour faire grève, mais cette fois-ci il est indiscutable qu’ils profitent d’une situation sociale et politique nouvelle, s’engouffrant dans la fissure que le mouvement étudiant a produite dans le conformisme social. Or, si les communistes peuvent sans sourciller reconnaître la faiblesse de leur présence au sein du mouvement étudiant, la grève sauvage à la SNCF les dérange plus. Car là, c’est la question même de l’affaiblissement du parti et de toutes les autres organisations "ouvrières" traditionnelles qui est posée. Et cette lutte - qui apparaît en surface comme essentiellement corporatiste - pendant presque un mois va agir, pour la société, comme un révélateur. Elle va mettre en évidence la crise des institutions syndicales, lever le voile sur les transformations qui se font jour dans la mentalité des travailleurs. Devant l’incapacité du syndicalisme à résister aux conditions sans cesse plus agressives de l’exploitation, les cheminots vont prouver que la lutte est possible. A condition de s’organiser à la base, de façon indépendante et unitaire.

UN SYNDICALISME MALADE. LE CAS FRANCAIS

L’idée de crise du syndicalisme est aujourd’hui devenue un lieu commun. Les politiciens lucides s’en inquiètent, les dirigeants syndicaux s’en affolent, les chercheurs payés par l’Etat l’étudient. Si on pense, comme c’est notre cas, que la fonction du syndicalisme dans le monde moderne est celle d’un régulateur de la production capitaliste, alors on a là une piste pour identifier la nature du mal. De par ses luttes passées le syndicalisme a imposé les conditions d’un "capitalisme normal", et battu en brèche l’arbitraire et les abus du capitalisme sauvage. Par là même il a intégré les travailleurs, leur garantissant l’amélioration de leurs conditions de vie et permettant ainsi au capitalisme de disposer d’une force de travail moins épuisée, plus satisfaite et plus productive. Comme disait, après les grèves de 36, un grand dirigeant du courant réformiste du syndicalisme français : "Ici débute l’ère des relations directes entre les deux grandes forces économiques organisées dans le pays [1]." Cinquante ans plus tard, cette fonction positive du syndicalisme pour le système est toujours reconnue : "En limitant l’arbitraire patronal, le syndicat permet d’y instaurer des relations plus professionnelles, moins autoritaires ou moins paternalistes, et donc plus efficaces [2]." Mais dans la sphère du capitalisme de concurrence ces conditions ne sont jamais acquises pour toujours et la lutte pour leur maintien devient le cadre même de l’affrontement continuel entre les syndicats et les patrons, la source de la vie et de la routine syndicales. Jusqu’avant la crise, le syndicalisme tirait sa force de la gestion de ce consensus, du rapport direct qui existait entre amélioration des conditions de vie des salariés à l’intérieur du système et bonne santé du capitalisme. Ses luttes allaient dans le sens du maintien de cet état des choses. Même si, parfois, l’activité collective des exploités laissait entrevoir le désir et l’idée d’un monde organisé différemment. En somme, on ne répétera jamais assez cette formule lapidaire : "Tout ce qui rend les syndicats chers à leur cœur, voilà justement ce qui rend les travailleurs dociles aux volontés de leurs maîtres."

Or, aujourd’hui, cette fonction du syndicalisme, indispensable à la normalisation de l’exploitation, est minée par la crise même du système. Sans chercher à caractériser cette crise, il suffit de remarquer que les conditions de ce consensus et de cette paix sociale négociée disparaissent peu à peu avec le rétrécissement de l’espace de compromis entre ces "deux forces économiques organisées". Depuis une dizaine d’années on a ainsi pu constater que le rôle des syndicats dans cette normalisation s’est singulièrement affaibli. C’est là une tendance générale à toutes les sociétés développées, qui se confirme dans le cas français. Dans un système capitaliste fragilisé et qui a du mal à reprendre son souffle, les hausses des salaires ne peuvent plus, comme par le passé, être absorbées par des hausses de productivité. Seule une reprise des investissements productifs permettrait de relancer ce mécanisme. Et on sait que les investissements stagnent ou font défaut un peu partout dans le monde industrialisé. La productivité n’augmente aujourd’hui que par une économie en force de travail, des suppressions de postes et l’accroissement du chômage ; l’exploitation ne s’accentue que par une stabilisation et ensuite une réduction globale des salaires. Le consensus social n’est plus, comme par le passé, fondé sur l’expansion économique, sur cette identification de l’intérêt immédiat des travailleurs avec l’intérêt général du système.

Aujourd’hui le syndicalisme n’est donc plus en mesure de négocier, comme autrefois, la progression parallèle des salaires et de la productivité, fondement du fameux "progrès social". Pire encore, il est obligé de cautionner continuellement la dégradation des conditions de travail et, souvent même, d’avaliser la baisse du pouvoir d’achat et la réduction de ces prestations sociales qui étaient naguère un des piliers de l’allégeance des travailleurs au système. A des degrés divers, cette adaptation forcée à une nouvelle situation d’exploitation arbitraire représente une étape difficile pour les syndicats. Le cas particulier de la France est celui d’un pays qui se situe à mi-chemin entre le modèle social-démocrate de l’Europe du Nord et celui du capitalisme américain, où règne sans partage la logique du capital privé. En France le bilan des "victoires" syndicales des dix dernières années est plus que maigre ! Non seulement les syndicats ont perdu toutes les grandes luttes contre la restructuration des vieux secteurs, mais ils ont perdu également du poids dans la gestion de la politique salariale dans l’entreprise. Cette fonction ils l’avaient obtenue assez tardivement, dans la foulée des réformes sociales de l’après-mai 68, ce qui prouve la faiblesse du pouvoir syndical en France par rapport aux sociétés de modèle social-démocrate. Pendant les années 70, le syndicalisme français semblait pourtant dans un état stationnaire, bénéficiant encore d’un regain de militantisme dans les secteurs les plus modernes du monde du travail. C’était la période des luttes "autogestionnaires" symbolisées par la grande grève de Lip à Besançon, qui s’est traduite par une croissance de l’audience de la CFDT [3]. Avec les premières mesures de restructuration, l’augmentation du chômage et de l’agression patronale, la tendance se renverse. La défaite des sidérurgistes en 1979 a constitué un tournant pour ce syndicalisme déjà affaibli. Elle a mis en lumière sa perte d’influence dans les vieux secteurs ouvriers et ceci malgré une violence de rue qui masquait déjà mal l’absence de perspectives et le désarroi de l’esprit syndical traditionnel. L’arrivée de la gauche au pouvoir pouvait, du coup, être interprétée comme une conséquence de cet affaiblissement, comme le passage du terrain syndical au terrain politique du principe de délégation du pouvoir des travailleurs. De la gauche, ceux-ci attendaient qu’elle puisse enfin faire pour eux ce qu’eux-mêmes n’avaient pas pu faire à travers leurs organisations syndicales : arrêter la dégradation de leurs conditions de travail et de vie. Cette période diffère des expériences du passé (1936, après-guerre), dans ce sens que la victoire électorale de la gauche a correspondu non pas à une montée de la combativité syndicale, mais à son affaiblissement.

La preuve en est que le déclin des effectifs syndicaux va se poursuivre et même s’accentuer pendant les années 1981-1985. La participation du Parti communiste au gouvernement (1981-1983) ne renversera point cette tendance. De 1970 à 1985 le taux de syndicalisation moyen passera, en France, de 20% à 15%. Dans la métallurgie la CGT aurait perdu la moitié de ses adhérents de 1975 à 1984, alors que les effectifs de la CFDT auraient reculé de 25% depuis 1972 [4].

Si les statistiques montrent que c’est parmi le personnel d’encadrement que la désaffection envers les syndicats se fait le plus rapidement sentir, elles montrent aussi, curieusement, que c’est avec l’arrivée de la gauche au pouvoir que le processus de désyndicalisation s’accentue chez les ouvriers [5]. Comme le dira un cheminot : "Quand on soutenait le gouvernement de gauche, c’était comme si on disait aux gens que ce n’était plus la peine de se syndiquer [6]." Si bien que, à la fin de cette période, on pouvait constater que le nombre de jours perdus pour fait de grève était le plus bas depuis vingt ans. Or, si dans le cas social-démocrate classique c’est la force des syndicats qui garantit la paix sociale, on a affaire en France, au contraire, à l’effritement du crédit des syndicats auprès des travailleurs. Portée au pouvoir par une grande vague de passivité, la gauche française n’a pas été insensible à cette apparente contradiction. Satisfaite de pouvoir prouver aux classes dirigeantes ses capacités à gérer le "consensus social", la gauche savait aussi que la lutte syndicale peut et doit être le moteur de la vie économique, en canalisant les tensions et les conflits de classe. C’est pourquoi l’affaiblissement du syndicalisme - entamé bien avant sa victoire électorale - ne l’a pas tellement rassurée. Fidèles à leurs conceptions étatiques et légalistes, les socialistes français ont alors entrepris de changer cette situation par la loi !... Tout un arsenal législatif va être ainsi mis à la disposition des syndicats afin d’élargir et de renforcer leurs pouvoirs institutionnels, aussi bien dans le secteur privé (Loi sur le droit d’expression des salariés, dite loi Auroux, 1982) que dans le secteur public (Loi sur la démocratisation du secteur public, 1983). Comme on pouvait s’y attendre, étant donné la faible mobilisation des travailleurs, tout cela aboutira à des résultats contradictoires. Dans le secteur privé le droit d’expression des salariés débouchera sur la mainmise de l’encadrement sur les "groupes d’expression" (créés par la loi) [7]. Là où ces "groupes" ont survécu, ils sont devenus des organismes vides de tout contenu et servent de véhicules au maintien des rapports hiérarchiques. Dans le secteur public la nouvelle loi a introduit les syndicats dans les conseils d’administration et dans tout un tas d’organismes paritaires. Globalement on peut considérer que ces projets ont renforcé la participation des syndicats à la gestion des entreprises privées et publiques, sans pour autant régénérer leurs capacités mobilisatrices, bien au contraire. Alors que la vie syndicale se ressentait déjà de la chute des adhésions, cette nouvelle situation a fini par absorber le reste des militants dans des tâches multiples de participation à l’activité de ces organismes nouvellement créés. Dans certains endroits le nombre des syndicalistes n’était même pas suffisant pour occuper toutes les places proposées... Bien des militants ont été ainsi intégrés par cet activisme institutionnel, qui les a coupés d’autant plus de la base.

Dans le même temps, les syndicats ont continué à se vider de leurs effectifs et les chefs syndicaux ont cherché désespérément à se réadapter. Évoquant cette situation, l’un d’entre eux explique que "les travailleurs ne savent pas qu’on peut très bien se syndiquer simplement pour arriver à faire garder ses enfants le mercredi ou pour se rencontrer entre jeunes [8]". Proposition d’offre de services qui n’a séduit personne ; le salarié moyen continuera à se demander pourquoi il devrait se syndiquer, tout en observant avec inquiétude le démantèlement progressif de l’édifice Etat-providence. La "politique contractuelle" était en effet déjà mal en point vers la fin de la période "socialiste". En 1985, deux entreprises sur trois ne respectaient plus l’obligation annuelle de négocier et la révision des "acquis sociaux" allait bon train. Tout ce que fera maladroitement, par la suite, le gouvernement de droite s’inscrira dans la continuité des mesures prises par les socialistes : fin de l’indexation automatique des salaires sur les prix, révision en baisse des allocations et des droits sociaux, mesures en faveur de "la flexibilité du travail", etc. Les syndicats, eux, suivaient tant bien que mal. La CGT à coups de "journées d’action" de moins en moins suivies, la CFDT à coups de "recentrages" et d’exclusions de minoritaires insatisfaits, FO à coups de campagnes pour "un syndicalisme apolitique". Dans les sociétés de modèle social-démocrate, les syndicats sont devenus des piliers du système en même temps qu’ils s’implantaient parmi les travailleurs, tout cela sur fond d’expansion économique. Le syndicalisme français - considéré depuis toujours par les classes possédantes comme fauteur de troubles plutôt que comme force régulatrice - ne commence, lui, à gagner un pouvoir institutionnel qu’au moment même où la crise s’installe. Revenue au pouvoir, la droite trouve ainsi un syndicalisme déséquilibré, son glissement vers un rôle institutionnel n’ayant pas compensé la fragilité de ses effectifs et de sa vie militante. Fidèle à son image de "droite la plus bête du monde", le nouveau gouvernement entreprend alors de "réviser la société" dans le sens du libéralisme, recourant à ce même légalisme qui imprégnait auparavant l’action de la gauche : loi après loi, il va démonter chaque fois plus le cadre légal des rapports d’exploitation. On s’imaginait que le terrain était libre, que la faiblesse syndicale à la base signifiait la fin de toute réaction défensive des salariés. Un chef syndicaliste avait même cru pouvoir annoncer une bonne nouvelle : "La vieille mythologie selon laquelle l’action syndicale c’est la grève a vécu [9]".

Et pourtant, dans ce cadre de syndicalisme malade sur fond de crise, ce sera par la grève que la classe ouvrière reviendra sur scène. La grève sauvage généralisée de la SNCF naîtra et s’achèvera en dehors et envers les stratégies des appareils syndicaux. Que le premier grand mouvement de ce renouveau des luttes se soit produit chez les cheminots, voilà qui peut paraître paradoxal. En effet, dans ce paysage de désyndicalisation, il s’agit d’un secteur plutôt atypique, où la participation aux élections syndicales reste élevée (de l’ordre des 80%), et où la vieille tradition syndicaliste est très ancrée. Ce qui va se passer montre qu’il est plus correct de parler de crise d’un certain type de syndicalisme que de crise de l’idée même de syndicalisme. La SNCF est l’exemple même de l’entreprise où, au cours des années, les syndicats se sont affermis en tant qu’institutions. Il est ainsi normal que les travailleurs en soient venus à douter de la nécessité de passer par le syndicat pour lutter, même sur des objectifs corporatistes.

Dans l’après-guerre, le syndicalisme communiste dominait chez les cheminots. Du début des années 50 à aujourd’hui la CGT y a perdu presque 30% des voix. Le déclin du Parti communiste en milieu ouvrier s’est trouvé aussi confirmé dans ce secteur. Sotteville-lès-Rouen, où se trouve un des dépôts d’où est parti le mouvement et où a été lancée l’idée d’une coordination extra-syndicale des comités de grève est le fief du député directeur de l’Humanité. C’est de la gare de Paris Nord, vieux bastion du PC et de la CGT, qu’a démarré la grève, en dehors des syndicats. D’après des informations difficilement vérifiables, le Parti aurait perdu, depuis quelques années, la moitié de ses effectifs dans les transports, dont le Parti gérait pourtant directement le ministère pendant le gouvernement de gauche. C’est ainsi qu’un observateur, mesurant l’importance de ces données nouvelles, a fait ce constat, peut-être un peu rapide : "La principale question posée par les grèves est bien le devenir du mouvement social quand l’encadrement traditionnel vole en éclats. (...) La classe ouvrière organisée, encadrée par une CGT étroitement contrôlée par le Parti communiste, c’est désormais de l’histoire ancienne. (...) [10]." Nous dirions, nous : heureusement ! Car si les candidats à cette direction ont fait défaut, c’est avant tout grâce au caractère original du mouvement, qui a rendu une telle prétention irréalisable. Le souci d’éviter toute "récupération politique ou syndicale a dominé cette lutte, à l’image de ce qui venait de se passer dans le mouvement étudiant. Avec plus de précision encore. Car si les cheminots se sont dits "apoliticiens" [11], c’est parce que, tout en rejetant la politique traditionnelle, ils ont tenté de mettre en valeur un autre type d’action collective. "Nous, ce que nous disons aux autres salariés c’est : "Prenez-vous en main. Et servez-vous si vous le voulez de ce que nous avons fait." [12]"

LE MÉRITE DÉQUALIFIÉ...

Pendant le gouvernement de gauche, un notable communiste nommé à la tête des Charbonnages de France expliquait ainsi ses conceptions d’une "gestion démocratique" : "Il ne s’agit pas d’une remise en cause du rôle de la hiérarchie et de l’encadrement, bien au contraire. Je suis persuadé que, dans un ensemble d’hommes libres, l’autorité est reconnue sans réserve dès lors que celui qui en est le détenteur agit avec conviction dans le sens d’une meilleure efficacité de l’entreprise et de ceux qui la composent [13]." Quatre ans plus tard la grève des cheminots va attirer l’attention sur une notion fondamentale à la légitimation de cette hiérarchie : le "mérite". C’est en effet la révolte contre un projet de grille de "promotion au mérite" qui va être à l’origine du mouvement. Le retrait de ce projet par la direction et le gouvernement sera la seule victoire tangible des grévistes. L’opposition massive et unitaire des travailleurs à ce critère du mérite pose quelques questions essentielles sur l’organisation de la société en général et de la société française en particulier. Elle soulève aussi le problème de la mutation des idées et des conceptions à l’intérieur du monde du travail au cours de la période actuelle.

Ici aussi, il y a un lien évident entre l’objectif premier du mouvement étudiant et celui de la grève des cheminots. Dans les deux situations c’est le problème du pouvoir dans la société qui est posé. "Qu’on nous dise d’abord ce que ça veut dire, le mérite... Qu’on nous en donne une définition !", dira un cheminot [14].

En rejetant le critère du mérite, ou le principe de la sélection, on formule d’emblée deux questions : qui décide et sur quel critère ? On peut objecter que les cheminots défendaient un autre critère, celui de l’ancienneté, tout aussi discutable et inégalitaire. Que derrière cette révolte il y ait eu la frustration née des difficultés croissantes de promotion, c’est certain ! A ceci près que personne pendant ce conflit n’a fait l’éloge de la promotion ou de l’ancienneté. D’autre part, comme dans le cas de la sélection universitaire, personne n’était dupe ; on savait que son application était passée dans les faits depuis fort longtemps. On tenait simplement à en mettre en question le principe.

Alors que le discours libéral, devenu dominant, avait envahi toutes les relations sociales, de l’école à l’entreprise, cet acharnement contestataire a pris une dimension toute, particulière. Les contenus du mouvement étudiant et ceux des grèves suivantes (cheminots, instituteurs) ont fortement ébranlé l’assurance des colporteurs de ce discours. Ils ont apporté un courant d’air frais dans une atmosphère lourde, caractérisée par l’égoïsme et l’élitisme bourgeois les plus exacerbés, le cynisme et le carriérisme les plus insolents, la compétition la plus sauvage, le mépris des faibles et des perdants. Toutes valeurs ayant d’ailleurs été épousées en leur temps par la gauche moderniste. Le gouvernement socialiste n’avait-il pas été le précurseur des mesures renforçant la sélection universitaire et instituant la grille au mérite chez les cheminots ?

Dans le système capitaliste il n’y a pas de rapport direct entre qualification et pouvoir. Ceux qui ont le pouvoir ne l’ont qu’en fonction de leur place dans les rapports sociaux de production. Ceux qui ont une qualification d’ordre technique ou intellectuel n’accèdent à un pouvoir que dans la mesure où, dans la division du travail existante, ils gèrent le maintien et la perpétuation de ces rapports d’exploitation. Avec le renforcement de la division du travail - lié au "progrès technique" -, c’est le travail lui-même qui subit une évolution contradictoire de qualification et déqualification. De nos jours, plus le travail est qualifié, plus les tâches accomplies sont simplifiés, réduites et prédéterminées, car dépendant d’un cadre rigide, et moins les travailleurs ont d’autonomie dans le procès de travail. On peut dire que : "les variations dans l’évaluation des diverses qualifications ont masqué le fait que la distinction entre travail qualifié et travail non qualifié s’atténue. La masse des travailleurs est devenue qualifiée, bien que leur travail soit considéré comme primitif (...) [15]." Le cas des agents de conduite en est un bon exemple : celui qui conduit les trains les plus sophistiqués est celui qui du fait même du progrès technique exécute le travail le plus simple. Cette tendance débouche, d’un côté, sur la prolétarisation de la majorité des fonctions techniques et, d’autre part, sur une dissociation croissante entre qualification et position hiérarchique dans le travail. Celle-ci dépend de plus en plus de l’allégeance au pouvoir dans l’entreprise et dans la société. Comme disaient les grévistes en parlant de leur propre situation : "A compétences égales, la promotion se fait au fayotage !" Ceci est vrai dans les sociétés modernes en général, mais se trouve accentué dans le cadre particulier du capitalisme français. C’est pourquoi le débat ouvert par les cheminots grévistes sur le critère du mérite déborde vite sur le problème de l’organisation du travail en France, ses spécificités et ses contradictions.

Entre la fin de la deuxième guerre mondiale et les années soixante, le capitalisme français a subi de profondes transformations. D’une société à dominante rurale, avec une industrie dépendant essentiellement des liens coloniaux et dirigée par une bourgeoisie rentière et à faible esprit capitaliste, on est passé à une société dans laquelle le capital industriel est devenu la force motrice. Ce puissant courant d’industrialisation et de modernisation a drainé vers les usines une grande partie de la paysannerie et entraîné la venue massive d’immigrés. Il a modifié les techniques de production, la structure et le fonctionnement des entreprises, et même l’attitude du patronat et de l’Etat. Les méthodes paternalistes d’exploitation, qui ont longtemps caractérisé le capitalisme français, ont cédé du terrain, aussi bien dans la grande industrie privée que dans le secteur public. C’est ainsi qu’une des conséquences de la grande grève générale de mai 68 fut de renforcer le rôle des syndicats dans l’entreprise. Mais l’histoire spécifique du capitalisme français pèse encore pour longtemps sur le type de rapports sociaux prévalant dans l’entreprise. Un de ses traits est la pléthore de cadres. On considère que, en France, entre la fin de la guerre et les années 80, le nombre des cadres a doublé et celui dés contremaîtres triplé. Sur 100 salariés d’industrie, la moitié environ sont encore aujourd’hui des non-ouvriers (contre 40% en Allemagne et 25% en Italie). Sur ces 50 non-ouvriers, on compte 30 techniciens ou employés, mais aussi 10 contremaîtres et 10 cadres [16] ! Et on sait aussi que parmi les pays développés, l’écart de salaire entre les travailleurs et les cadres est en France un des plus grands [17]. C’est dire combien l’encadrement de la force de travail se fait par des méthodes hiérarchiques et autoritaires, à l’inverse des sociétés de modèle social-démocrate où prime la voie paritaire (patronat-syndicats).

Un autre trait spécifiquement français et parallèle à celui-ci est à chercher dans le type de rapport existant entre qualification et formation professionnelle. Si dans des pays comme l’Allemagne la situation professionnelle dépend plutôt de la qualification, en France elle dépend surtout de la promotion interne à l’entreprise [18]. D’où l’importance de l’ancienneté dans les grilles de salaires. Du point de vue de la concurrence capitaliste, c’est là un facteur d’immobilisme. Cette forte dépendance vis-à-vis de l’ancienneté ne motive pas le travailleur à se déplacer sur le marché du travail, et le capitaliste, de son côté, ne cherche pas à remplacer les travailleurs par des machines. La productivité et la modernisation de l’industrie française s’en ressentiront plus tard face à la concurrence internationale.

Mais c’est justement sur la gestion des grilles de salaires et des promotions en fonction de l’ancienneté que les syndicats ont joué un rôle en France depuis les années soixante. C’est cette fonction qui leur a assuré un réel pouvoir dans l’entreprise pendant une vingtaine d’années. La décision prise en 1982 par le gouvernement de de mettre fin à l’indexation des salaires sur les prix est venue remettre en cause cette fonction. Si la gauche a d’un côté tout fait pour augmenter le pouvoir institutionnel des syndicats, de l’autre elle a donc, paradoxalement, affaibli fortement leur véritable pouvoir de contrôle dans le monde du travail. C’est à partir de là que la tendance à l"’individualisation" des salaires s’est accentuée en France. Avec la droite et le retour en force des idées libérales, la fonction négociatrice des syndicats dans l’entreprise va quasiment disparaître. Auparavant la promotion se faisait déjà sans grand rapport avec la compétence, mais néanmoins dans le cadre d’une grille salariale négociée avec les syndicats. Aujourd’hui l’avancement se fait avant tout par voie hiérarchique et selon des critères tels que le "mérite". Dans les deux cas, il n’y a pas de rapport direct entre promotion et qualification. Dans les deux cas, la promotion dépend de la fidélité à l’entreprise (ancienneté ou mérite). Mais auparavant on faisait au moins référence à une grille négociable et négociée. Avec l’individualisation des salaires, les salariés sont désormais soumis à l’arbitraire du patronat et de l’encadrement. On comprend que, comparativement, les travailleurs trouvent cette deuxième solution bien plus injuste.

Cette "individualisation" dés salaires a touché tout d’abord le personnel d’encadrement. Peu à peu ce système va s’élargir au personnel ouvrier et aux employés. Il est significatif que, dans le secteur public, il ait été testé dans une catégorie aux vieilles traditions corporatistes : chez les conducteurs de trains. La révolte que cette décision a provoquée montre que les travailleurs sont particulièrement conscients du caractère "politique" des critères choisis. D’autant plus que dans les entreprises françaises les relations de travail sont dominées par un encadrement maison inefficace, grassement payé et peu qualifié, dont la compétence laisse donc à désirer — résultat concret d’une promotion au mérite ! — alors que la formation professionnelle et culturelle des ouvriers et employés a, elle, beaucoup évolué depuis vingt ans. C’est le développement du capitalisme moderne qui le veut : "la formation (des travailleurs) dans son ensemble s’est développée plus rapidement que ne l’ont fait les capacités spéciales des intellectuels [19]." Cela se confirme en France, surtout dans les secteurs qualifiés.

L’autre conséquence de la perte d’influence des syndicats dans la négociation, c’est l’approfondissement du fossé qui sépare ouvriers et encadrement, la fissuration du "consensus de l’entreprise". Une autre part du rôle intégrateur du syndicat disparaît de ce fait. La promotion des cadres, qui se fait surtout sur des critères de mérite, apparaît de plus en plus comme venant récompenser la soumission au pouvoir hiérarchique dans l’entreprise, ce qui avive les antagonismes de classe. Avec la grève de la SNCF, c’est la première fois, depuis plusieurs années, que le fossé apparaît si clairement dans un conflit, et, de surcroît, dans une entreprise où l’esprit maison est très développé. Dans cette grève, les cadres, ce sont les "jaunes", ceux qui forment des piquets de travail ou accompagnent les non—grévistes sur les trains. En agissant ainsi ils apportent la preuve que la place qu’ils occupent dans l’entreprise est plus redevable à leur soumission au pouvoir hiérarchique qu’à leur qualification.

Deux réflexions en guise de conclusion. Primo, ce rejet massif de la part des cheminots de la grille salariale au mérite a rencontré un écho certain, dans le monde du travail, auprès de la grande majorité des travailleurs qui subissent quotidiennement les méfaits de ce type d’encadrement. Moins d’un mois après la fin de la lutte de la na de petites grèves contre le salaire au mérite éclateront dans le secteur privé [20]. Secundo, cette révolte a permis que, dans cette période de crise, drisse une conscience ouvrière nouvelle par certains aspects. C’est une affaire entendue : la fin du vieux mouvement ouvrier et la crise de ses organisations politiques et syndicales entraînent du même coup la mort des anciens projets de transformation de la société, des vieilles idées qui identifiaient la "révolution" à la prise du pouvoir par un prolétariat "bien" dirigé. Avec l’échec et l’effondrement de tous les modèles tous ces projets n’ont plus de crédibilité. C’est pourquoi la position des organisations trotskistes a été prudente dans ce conflit. Militants dévoués et respectés, les trotskistes n’ont toutefois jamais osé mettre en avant leurs discours politiques traditionnels. Il y a eu, dans cette grève comme dans le mouvement étudiant et comme plus tard dans la lutte des instituteurs contre le renforcement de la hiérarchie dans les écoles, une atmosphère anti autoritaire et de responsabilité collective qui annonce une autre vision des relations sociales, une aspiration égalitaire. On ne saurait être plus explicite que le slogan de la coordination des instituteurs en grève : "A bas les chefs !" Mais, si les conceptions révolutionnaires de type bolchevique du début du siècle semblent définitivement enterrées, les valeurs morales et politiques de la phase classique d’expansion capitaliste sont, elles aussi, devenues peu crédibles dans une période de crise qui se prolonge et s’installe. De la jonction de ces désillusions et de ces doutes est en train de naître une nouvelle façon de penser le monde. La crise du capitalisme montre l’échec de toutes les tentatives d’organisation et de planification de la production. L’arrogance néo—libérale n’a fait que prolonger et aggraver cet échec, confirmant l’inefficacité du capital privé à assurer tout seul l’expansion, alors qu’il ouvre la voie aux formes sauvages d’exploitation et à l’essor du capital spéculatif. Une part de plus en plus grande de la population doit subir la précarité, la pauvreté et la détresse. La satisfaction des besoins sociaux est de moins en moins assurée alors que l’utilisation des forces productives est orientée en priorité vers les moyens de destruction. Même la "liberté de choisir son maître", cette liberté formelle tant encensée, n’existe plus pour le travailleur. La foi en les vieilles notions de Droit, de Justice, d’Égalité, qui ont fait la force de la démocratie parlementaire bourgeoise, commence à être sérieusement attaquée par un sentiment diffus de vivre dans l’erreur, la tromperie, l’irresponsabilité et la manipulation. D’autant plus que la fidélité à ces valeurs officielles est maigrement récompensée et laisse insatisfaits les besoins pressants de solidarité et de justice sociale. Même la foi en la science "force de progrès" est ébranlée ces derniers temps par les terribles conséquences des accidents nucléaires et autres catastrophes. Alors même que les grandes différences d’éducation s’estompent et que les fonctions techniques se prolétarisent, les places de commandement dépendent de moins en moins de la qualification et de plus en plus du degré de soumission, d’acceptation de ce désordre social. On peut bien sûr penser que la prise de conscience de ces problèmes va renforcer l’apathie et le découragement, qui viendront consolider la domination de classe. Mais on peut aussi, au contraire, espérer que toutes ces luttes contre des principes élitistes et inégalitaires s’inscrivent dans la recherche d’une éthique nouvelle allant à l’encontre de la soumission généralisée et favorisant le désir d’un monde organisé différemment.

UNE GRÈVE EXTRASYNDICALE

Une semaine après le début de la grève des cheminots, la presse bourgeoise libérale laissait transparaître quelque inquiétude : "Nombre de grévistes mettent en cause les syndicats eux—mêmes. Avec le conflit de la SNCF, les syndicats présentent au gouvernement la facture de leur affaiblissement [21]." Le ministre du Travail, de son côté, sera encore plus explicite : "Les syndicats ne contrôlent rien. Nous non plus, d’ailleurs. C’est la base qui bouge [22]."

Toute sauvage et imprévisible qu’elle a été, cette grève n’a pas été pour autant une surprise pour les cheminots. Depuis des années l’insatisfaction couvait et des conflits durs avaient éclaté, y compris lorsque la gauche était au pouvoir [23]. Ces mouvements, souvent partis de la base, avaient tissé des liens informels et avaient forgé une expérience de lutte. Des noyaux actifs se réunissaient hors du cadre syndical, publiaient des bulletins, discutaient [24]. Dans certains cas, l’activité de soutien au mouvement de la jeunesse avait contribué à donner vie à ces groupes et à élargir ces contacts [25]. Lancée de la façon originale que l’on sait [26] la grève a paralysé, en une semaine de temps, la totalité du réseau ferroviaire. Étant donné les fortes divisions corporatistes, le mouvement a pris d’abord massivement chez les conducteurs. Très rapidement d’autre catégories (les "sédentaires") ont suivi, même si parmi eux la grève n’est jamais devenue majoritaire [27]. A la revendication principale des conducteurs (le rejet de la nouvelle grille salariale "au mérite"), les "sédentaires" en ajouteront d’autres portant sur les conditions de travail et les salaires. Ce qui caractérise le mouvement dès ses débuts c’est une puissante capacité d’auto—organisation, une détermination très consciente ("Ferme, calme et dur" ; sera la devise des conducteurs de Paris Mord), des débats très vifs sur les rapports avec les syndicats, le corporatisme et, surtout, la démocratie de base et la délégation de pouvoir.

A l’origine de tout, la décision d’agir en dehors des syndicats, pour soi, de s’organiser à la base et de garder le contrôle de la lutte à la base. C’est aux syndicats de prendre position pour ou contre ! C’est le premier aspect à souligner : ce conflit n’a pas été anti-syndical, il a été extra-syndical. "Les syndicats, on n’est en effet ni pour ni contre... mais cette fois c’est nous qui décidons [28]." ; ou encore : "Le syndicat n’a rien à voir là—dedans. D’ailleurs, si on les avait attendus, on serait encore en train d’attendre...". Une dissociation, en quelque sorte : devant, les travailleurs face à la direction ; à côté, derrière ou contre les syndicats. Avec cet avertissement lancé dès le départ — dans le tract qui avait précipité la grève — : "Les grévistes sauront prendre leurs responsabilités vis—à—vis des organisations syndicales qui ne leur apporteront pas leur soutien." Finis, les syndicats perçus comme les organisations des travailleurs ; ils sont maintenant considérés comme une institution qu’il faut contrôler et c’est pour se donner les moyens de ce contrôle que la base doit s’organiser. Tout se passe comme si les travailleurs cherchaient à préserver leurs propres forces tout en déléguant au syndicat la fonction de négocier, mais pas celle de décider en leur nom. Avec une condition de départ, non négociable : celle du retrait du projet de grille salariale "au mérite". On comprendra que de telles règles ne peuvent pas convenir aux syndicats. Dès les premiers jours, ceux-ci s’opposent à l’activité de la base ; la CGT surtout, sous prétexte que "ce n’est pas le bon moment". Par endroits ses militants forment même des "piquets de travail", empêchant les cheminots de se réunir et de former des comités de grève [29]. Devant la force du mouvement ils finissent par céder, tout en essayant de garantir le service dit "minimum", afin de prouver à la direction leur sens des responsabilités et leur autorité. Mais là aussi les syndicats vont être contraints de reculer et de se soumettre à la décision des assemblées, qui veulent obtenir un arrêt total du trafic. Pris de court, les syndicats vont réagir en ordre dispersé, selon leurs stratégies propres et les situations locales. Globalement, l’hostilité de la CGT envers l’auto-organisation de la grève est plus déclarée qu’à la CFDT ou au syndicat autonome. Ces derniers croient être en mesure de se servir de l’élan de la base pour se renforcer. Très vite, pourtant, ils doivent tous convenir que : "S’ils laissent la base décider des revendications, il n’y a plus de ligne syndicale" (responsable CFDT). Accord total aussi sur le fait que les comités de grève "risquent de court-circuiter les organisations syndicales" (responsable CGT). Pour la CGT, ces comités de grève "sèment le trouble" et sont "un facteur de division". Et lorsqu’elle finit par admettre qu’il existe chez les cheminots "un désir de démocratie", c’est pour sous-entendre que c’est la faute au fonctionnement des autres syndicats !...Quelques syndicalistes plus lucides reconnaissent que "c’est la baisse du nombre de syndiqués qui conduit au développement de cette démarche" (responsable CFDT).

Peu à peu, le mouvement se poursuivant et affirmant son désir d’autonomie, la CGT va chercher à s’adapter. Là où son attitude l’a, dès le départ, exclue des assemblées et des comités de grève, elle continue à réunir ses membres séparément dans l’attente d’un revirement du rapport de forces. Elle participe parfois aux assemblées, mandatant ses délégués aux comités (Paris-St.Lazare) ; parfois encore ce sont les assemblées qui attribuent d’office quelques places - souvent décoratives - aux syndicats dans les comités de grève (Rouen). Par contre, là où la CGT contrôle bien les choses, aucun comité de grève n’est élu. Dans ce dernier cas de figure, le syndicat est prêt à faire un usage formel de l’assemblée afin d’éviter tout débordement. Quand l’élan unitaire est fort on observe très souvent une prise de distance du syndicaliste de base vis-à-vis des appareils. "On est totalement coupé de la hiérarchie syndicale. On réagit comme si on était non syndiqué", dira un militant CGT.

Pour autogérer la lutte, les travailleurs se sont donné des formes d’organisation appropriées : les assemblées souveraines, les comités de grève élus avec des délégués mandatés. Le contrôle de l’information étant une des bases du pouvoir syndical, la nécessité se fera vite sentir de coordonner ces comités. Des coordinations verront ainsi le jour, tant au plan régional que national. Parfois l’exigence de démocratie directe est poussée très loin et des grévistes vont jusqu’à contester toute délégation de pouvoir. Le problème de la "révocabilité constante" a aussi été posé mais il semble que ce soit resté au niveau du principe, sans application pratique. Quelques comités de grève ont tout de même pratiqué la rotation des tâches, en particulier de celles de porte-parole (contrôleurs de la gare de Metz). Très souvent les comités de grève ont fait circuler les comptes-rendus d’assemblées, aussi bien dans d’autres dépôts en grève que dans les réunions que les syndicats tenaient de leur côté.

Cette variété de situations parfois ambiguës n’est pas étonnante. Elle est la manifestation même de l’ampleur et de la richesse d’un mouvement qui cherchait dans la pratique les moyens de faire sans les syndicats. Bien entendu il ne peut pas être ici question de fidélité à quelque schéma préconçu. Mais, sur deux aspects au moins, ce mouvement tranche avec la passivité des luttes syndicales. Tout d’abord lorsqu’il se fixe comme nécessité première l’auto-organisation. Pour être efficace celle-ci doit compter sur l’unité, dépasser les divisions syndicales et politiques. Seule la démocratie directe la plus large peut permettre d’atteindre ces objectifs. C’est là la deuxième originalité de ce conflit : il n’est pas excessif de dire que le souci d’entretenir constamment le débat sur la question de l’auto-gouvernement de la lutte a atteint des dimensions inconnues depuis des années. "A chaque assemblée, chaque jour depuis une semaine, nous passons d’abord une heure sur ce problème de délégation de pouvoir, de représentativité, de révocabilité des mandats" (délégué syndical, Paris-St.-Lazare). Bien sûr, il y a eu, dans le passé, des luttes où sont apparues des formes d’auto—organisation. Dans le cas de la France, on peut remonter, par exemple, à mai 68. Les quelques comités d’action qui se sont alors formés sont restés isolés et le plus souvent extérieurs aux lieux de travail, où la domination syndicale était totale. Lors de l’importante grève de Lip, il y a bien eu formation d’un comité d’action à l’initiative de syndicalistes méfiants envers les appareils. Mais ce comité est resté complémentaire, dépendant du syndicat, qui a. trouvé là un moyen de renouer des liens avec la base. Même cas de figure pour les comités d’usine en Italie, entre 1968 et 1974 [30]. Avec la grève de la SNCF on a affaire, en revanche, à un mouvement généralisé, mené par des organisations de base extra-syndicales.

LES COORDINATIONS : ENTRE CORPORATISME ET NOYAUTAGE POLITIQUE

Les différences qui séparent les deux principales coordinations de comités de grève traduisent bien la diversité et les contradictions de ce mouvement. De prime abord, la ligne de démarcation est celle du corporatisme. La Coordination des agents de conduite, dite de Paris-Nord, ne regroupe que les représentants des conducteurs ; la Coordination inter-catégorielle, dite du Sud-Ouest (réseau Paris-Austerlitz-Bordeaux), regroupe des représentants de toutes les catégories du personnel sédentaire ainsi que des conducteurs. D’autres se formeront à cheval entre ces deux critères, telle la Coordination des comités de grève de la région de Rouen, où seront mandatés des délégués d’assemblées de diverses catégories. En examinant de plus près leurs fonctionnements respectifs, on découvre des situations plus complexes. La Coordination de Paris-Nord, qui se veut corporatiste, est la seule véritablement représentative [31]. Son objectif déclaré est de contrôler les syndicats, tout en leur abandonnant la tâche de négocier ; elle se veut "une structure d’information de la base", car "ceux qui mènent la grève c’est la base, et elle est encore capable de prendre les décisions". Pour ces conducteurs le corporatisme est avant tout l’expression d’un esprit de caste, le dernier sursaut d’une "aristocratie du rail" en perte de vitesse. Leur révolte contre la promotion "au mérite" est, dans ce sens, une façon de reconnaître la dévalorisation de leur profession. Mais ce corporatisme est aussi pour eux une façon de se prévenir contre la récupération syndicale de leur lutte par le biais de la généralisation des revendications. Ne concevant pas cette généralisation en dehors de l’action syndicale classique, les conducteurs ont sous—estimé l’importance de l’unité d’action avec les autres catégories, affaiblissant ainsi le mouvement. Toutefois, et paradoxalement, il y a eu, dans le cadre de cette coordination, des débats très vifs sur la démocratie directe. La contradiction est d’autant plus frappante qu’on a vu, au cours de ces débats, des voix s’élever au sein des assemblées contre une trop grande délégation de pouvoir, alors même qu’on déléguait aux syndicats le pouvoir de négocier...

De son côté la Coordination inter-catégories est très consciente de la nécessité d’élargir la lutte au-delà des limites corporatistes. Mais, même si elle représente des dizaines de milliers de cheminots, à aucun moment elle ne parvient à étendre son influence à l’ensemble du réseau et des différents secteurs. De par la combativité de ses membres, cette coordination est plus gênante pour le pouvoir et pour les syndicats et joue un rôle plus dynamique dans la grève. La pratique de la démocratie de base y est parfois abandonnée au profit de l’activisme d’une poignée de militants, ce qui permet aux trotskistes d’y acquérir une position dominante et d’y former un noyau dirigeant hors du contrôle de la base. leur présence explique, en partie, pourquoi cette coordination a cherché à s’imposer comme un partenaire de plus dans les négociations. On peut penser que cette présence d’éléments "politiciens" a déteint sur l’image de cette coordination à l’extérieur et à l’intérieur du mouvement. Mais il est excessif de vouloir ainsi expliquer les difficultés qu’elle a rencontrées à élargir sa représentativité. Si des trotskistes ont ont été propulsés à la tête de la grève, c’est avant tout parce qu’ils étaient considérés par leurs collègues de travail comme les meilleurs militants et non en fonction de leur appartenance à telle ou telle ligne politique. Tout au long du conflit ils se sont d’ailleurs comportés comme des partisans et des défenseurs de l’auto-organisation à la base [32]. Qu’une fois à la tête des comités ils aient tout fait pour y garder une part de pouvoir, c’est finalement dans la nature de leurs conceptions politiques. Et on peut seulement regretter que la base n’ait pas été plus vigilante. Ceci étant, il faut relever, comme le faisait un cheminot, que "dans cette expérience de démocratie directe ce sont les militants trotskistes qui sont en contradiction avec leurs idées et conceptions dirigistes. En attendant ils sont portés par le mouvement" ("Chronique syndicale" de Radio Libertaire, 27 décembre 1978).

LE NOUVEAU PROTAGONISTE : LE NON-SYNDIQUÉ GRÉVISTE

L’élément nouveau et le plus original de cette grève est la place prise par les non-syndiqués. Il est vrai que l’activisme des éléments politisés de la gauche syndicale (trotskistes et libertaires) a joué un très grand rôle dans le déclenchement du mouvement. Par rapport à cela l’importance que nous donnons ici aux "non-syndiqués" peut sembler disproportionnée. Nous pensons, nous, que le rôle joué par cette gauche syndicale ne peut pas expliquer à lui tout seul la dynamique de cette grève. Ces individus, noyaux, tendances, existent un peu partout et, de par leurs conceptions activistes, ils se trouvent à tout instant prêts à pousser à la grève. Mais cela ne suffit pas et il faut pour cela que d’autres conditions soient remplies, en tout premier lieu que la base soit déterminée à lutter. La preuve en est qu’ailleurs (aux PTT par exemple) leur forcing n’a pas pour autant entraîné la grève... Plus important encore, à notre avis, est le fait que ces militants considèrent la structure syndicale comme la forme d’organisation naturelle et définitive de toute lutte, forme tout au plus dévoyée de ses buts par les "mauvais dirigeants". Leurs conceptions poussent ces militants à s’organiser dans le cadre strictement syndical, tout au plus en imposant un fonctionnement démocratique, assembléaire. Mais c’est finalement la présence active des non-syndiqués qui a pesé dans la décision des cheminots de créer des formes d’organisation autonomes, les seules qui permettent de réaliser l’unité en dehors des structures syndicales.

Les assemblées, les comités de grève, ont été propulsés avant tout par les non-syndiqués. La présence de leurs délégués dans les comités de grève a été notable, surtout dans les grands dépôts militants. A la gare de Paris-Nord, d’où la grève est partie, sur 160 conducteurs 60 seulement étaient syndiqués [33]. Et, à contrario, c’est là où les non-syndiqués étaient minoritaires que les syndicats ont pu s’imposer et les inter-syndicales faire barrière à la création de comités de grève élus [34]. "Les plus virulents sont souvent les gars qu’on n’avait jamais vus auparavant. Les jeunes essentiellement (...). En 23 ans de maison c’est la première fois que je vois se former des comités de grève et j’ai des fois un peu peur que les inorganisés nous imposent leur diktat", dira un délégué CGT d’un dépôt de Lyon.

L’apparition sur la scène sociale du non-syndiqué gréviste est une des conséquences de la crise du syndicalisme. Même lorsque l’esprit syndical est là - "ce mouvement a révélé qu’en France il y a des syndicalistes qui ne sont pas syndiqués" (délégué CFDT) - le rejet de la forme syndicale est indiscutablement un fait nouveau. Dans le passé le non-syndiqué était le travailleur de droite, l’individualiste ou l’original, tout au plus celui qui n’était pas encore syndiqué. C’est ce qui permettait aux syndicats d’observer d’un oeil tolérant la création des formes parallèles de lutte qui devaient, finalement, ramener la base vers les syndicats (exemple de Lip ou des comités d’usine italiens mentionnés ci-dessus). C’est ce qui explique aussi que le syndicat pouvait voir dans ces organisations de base un signe d’immaturité ouvrière", le résultat d’une faible syndicalisation, d’"un manque de conscience [35]". Aujourd’hui le non-syndiqué s’affirme ouvertement comme un hors syndicat ; il est une composante, parfois majoritaire, de l’unité des travailleurs. Beaucoup de ces non-syndiqués sont des ex-syndiqués pour qui le syndicalisme est une expérience du passé. "D’accord pour avoir des délégués, mais le syndicat, j’en sors", dira un cheminot (St-Lazare-Paris) en assemblée... Ce n’est plus seulement l’efficacité de l’action syndicale qui est en question, ce sont aussi les rapports de pouvoir qu’elle entretient. Avant, "le délégué syndical était Dieu", rappellera un cheminot ; "Quand le délégué parlait c’était la grande messe. Maintenant, c’est beaucoup plus difficile : les gars écoutent tout le monde. Et surtout sont informés par les médias" (délégué CGT). La fin, en somme, d’un syndicalisme qui faisait la part belle au militant "spécialiste", "compétent" et "informé".

Dans cette grève des cheminots les syndicats entreront contraints et forcés et sortiront perdants. Cette fois-ci "on ne fera pas de cartes", regrettera un syndicaliste. Les cheminots reprendront le travail comme ils l’avaient arrêté, par décision prise en assemblées. Les organisations qu’ils s’étaient données dans et par la lutte disparaîtront avec la lutte. Même si les réseaux militants survivront. Lors de la dissolution d’un comité de grève (Vénissieux-Lyon) un de ses membres explique qu’au début du mouvement les non-syndiqués transmettaient les informations sur les actions en cours au même titre que les représentants des syndicats. Vers la fin, ils se trouvaient devant l’alternative suivante : "soit devenir des porte-parole transmettant les informations données par les syndicats ou la direction sur l’état des discussions, soit devenir un huitième syndicat. Nous avons préféré nous dissoudre plutôt que de dénaturer notre mission".

Cette grève de la SNCF s’est terminée plus sur une défaite syndicale que sur une défaite des travailleurs. Jusqu’à la fin la méfiance envers les manipulations politiques et syndicales est restée très forte. Cette attitude vigilante ne sera jamais démentie pendant la grève. Dès les premiers jours on avait entendu des grévistes tenir des propos insolites : "Le mouvement est parti de la base et reste conduit par elle. Si les syndicats avaient repris en main notre action, j’aurais cessé la grève" (cheminot de Grenoble). Ailleurs, ce sont les non-syndiqués qui menacent de reprendre le travail "si les syndicats continuent à tenir aussi peu compte de leur identité [36]". Avec l’ouverture des négociations les syndicats ont pu relever la tête, mais la part du négociable était trop mince pour leur permettre de reprendre le contrôle de la grève. Et les manœuvres syndicales inciteront finalement les cheminots les plus décidés à reprendre le travail...

"GAGNER QUELQUE CHOSE !"

Cette grande grève est finalement restée isolée, limitée à un secteur bien précis. Si le mouvement s’est essoufflé c’est en partie à cause de cet isolement et des réflexes corporatistes de repli sur soi. Dans une société rongée par le fléau du chômage, de la "nouvelle pauvreté", de la précarité et de l’insécurité, l’impact d’un tel conflit peut paraître dérisoire. Et pourtant il fut suivi avec intérêt et sympathie par beaucoup de travailleurs ainsi que par bien des jeunes qui venaient de descendre dans la rue. De par sa capacité d’auto-organisation et de par son souci de démocratie directe, ce mouvement a engagé la lutte sur une voie nouvelle. Il a prouvé que c’était possible : "Nous avons une chance historique. Il fallait que la base ait une forme d’organisation. Sans contestation, nous l’avons" (délégué du comité de grève de Rouen). En période de crise il a su mette en avant des revendications qualitatives de portée globale, en particulier sur les conditions de travail, et des exigences de responsabilité collective allant à l’encontre des rapports de domination existants. La grève des instituteurs (janvier-mars 1987) reprendra à son compte ces revendications à contenu anti-hiérarchique, ces aspirations nouvelles, ainsi que le modèle d’organisation unitaire de base. C’est la preuve même que la grève des cheminots n’a pas été impopulaire et cela malgré l’importance des campagnes médiatiques lancées contre elle.

La crise du système et la méfiance envers ses institutions politiques et syndicales ne sont plus à démontrer. Toutefois, au début de ce texte nous avions attiré l’attention sur le fait que la grève de la SNCF pouvait être comprise comme une critique pratique d’un certain type de syndicalisme plutôt que comme une mise en question de l’idée même de syndicalisme. Tout ce mouvement - comme celui des instituteurs - s’inscrit finalement dans la tendance aux luttes défensives qu’on peut observer actuellement dans l’ensemble des vieux centre capitalistes. Avec tout ce que cela comporte comme limites, impasses et absence de perspectives. Mais ce qui est remarquable dans ce cas, c’est cette détermination à se battre sur des objectifs syndicaux sans passer par l’organisation syndicale. Plus encore, sans manifester l’intention de construire le nouveau "bon" syndicat. Comme s’il y avait un doute sur la dérive inévitablement institutionnelle de toute structure de ce type. Il ne s’agit plus ici de cette phase intermédiaire dans la conscience syndicaliste où on cherche à préserver les bons principes du syndicalisme tout en palliant les défauts des syndicats, et que l’on retrouvait régulièrement dans les critiques faites aux "mauvais dirigeants". Ces nouvelles données sont caractéristiques des luttes sociales de la période présente. Une situation qui laisse plus d’autonomie et d’indépendance à l’action collective, qui sera, on ose l’espèrer, plus créative. Les jalons posés par ces mouvements récents peuvent alors servir pour les luttes à venir. Il en va de notre capacité à nous opposer réellement à la société et à ses orientations de plus en plus destructrices.

Les erreurs et les insuffisances d’un mouvement social sont toujours fructueuses pour l’avenir, à condition de pouvoir en tirer les leçons. Et, tant que nous ne désapprendrons pas d’apprendre, nous ne serons pas vraiment battus. Mais la prise de conscience des erreurs et la mutation des idées et des conceptions est un processus long, lent et insaisissable. Il ne prend une forme concrète que dans des actions collectives comme celles qui viennent d’être vécues. Des milliers de travailleurs y ont participé de façon consciente et responsable, découvrant les difficultés mais aussi les possibilités nouvelles de la démocratie directe.

Comme dit un gréviste, "même si on perd, on aura gagné quelque chose... Le fait de bouger, peut-être !"

Avril 1987 - CHARLES REEVE