par ArchivesAutonomies
En Argentine, en 1986, l’appel à "voter pour la vie" fut constamment repris au cours de la campagne qui précéda l’arrivée de Raul Alfonsin à la tête du gouvernement. Campagne électorale, élections, promesses des nouveaux dirigeants : c’en était fini de la barbarie, de la dictature ; le processus démocratique habituel s’installait.
Puis, peu à peu, les militaires ont relevé la tête. La crise économique et la difficulté du pouvoir à faire face aux pressions extérieures (F.M.I., Banque mondiale, etc.) et aux contradictions sociales (chômage, grèves, fuite des capitaux, crise financière et inflation) leur ont permis, à l’aide de quelques soulèvements de casernes et tentatives de putsch, de négocier leur réhabilitation et l’amélioration de leur niveau de vie.
En très peu de temps, ces militaires (responsables de la disparition de plus de 30.000 personnes), qui s’étaient "pudiquement" effacés après l’échec des Malouines, ont retrouvé force et arrogance et imposèrent au gouvernement démocratique la reconnaissance de leur "rôle historique dans la sauvegarde du pays contre les menées subversives".
Et, après tout cela, l’attaque d’une caserne, en janvier 1989, fit dire à Alfonsin qu’il s’agissait du "plus grand défi" [1] qu’ait eu à affronter le gouvernement de Buenos Aires ! Si nous avons bien compris, dès l’instant où on attaque l’armée, la démocratie est en danger !
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Le témoignage de trois ex-détenus disparus (traduit de la revue des Mères de Mai [2]) apporte des éléments de réflexion sur ce qui fut présenté comme la fin de la soumission de la société civile au pouvoir autoritaire et répressif établi par la junte militaire pendant une dizaine d’années.
Dès le départ, ce fut la lutte quotidienne menée par les collectifs de défense et surtout par les "Mères de la place de Mai" (bien avant la fin de la dictature) qui fit promettre au nouveau gouvernement que "justice serait faite".
On peut aujourd’hui se demander si les quelques condamnations qui furent prononcées au cours des premiers procès ne servirent qu’à apaiser la population qui, confrontée à la crise économique rendant de plus en plus difficile la survie quotidienne, ne demandait qu’à pouvoir oublier l’horreur et faire confiance au gouvernement [3].
L’exemple argentin permet de s’interroger sur le rôle des institutions représentatives créées par la démocratie parlementaire. L’instabilité sociale qui suivit le départ de la junte militaire et l’esprit de liberté qu’avait retrouvé la société nécessitaient une reprise en main. Un gouvernement dit "démocratique" venait d’être élu, mais la société argentine n’avait pas changé et le pouvoir réel restait aux mains de la même classe dirigeante. Il fallait imposer le silence sur cette "sale guerre" et il fallait que les mécanismes institutionnels se mettent en place pour canaliser l’agitation vers des voies plus contrôlables.
Dès que la machine judiciaire s’est mise en marche, une partie des personnes qui réclamaient que justice soit faite se sont soumises aux pesanteurs des procédures et n’ont donc plus eu besoin de manifester leur mécontentement de façon plus directe. La soumission au institutions entraîna chez beaucoup la disparition de la volonté de s’organiser collectivement, la perte de tout esprit critique et le refus de s’interroger sur le fonctionnement de la société. Pour quelques autres, la passivité sociale qui suivit (et qui n’était en rien différente de celle qu’ils avaient vécue sous la dictature militaire) les rendit désespérés et les fit se tourner de nouveau vers des actions armées de type avant-gardistes.
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Ce document n’est pas une simple dénonciation de l’horreur telle qu’aurait pu le publier Amnesty International. Il pose des problèmes réels sur le fonctionnement de la société et permet de comprendre les mécanismes qui engendrent de semblables situations - une réflexion qui ne parait pas inutile actuellement.
On y trouve tout d’abord la description des difficultés rencontrées par ces trois personnes après leur sortie des camps, aussi bien vis-à-vis de la société civile que du pouvoir - une bonne illustration d’une des questions abordées dans l’article sur l’extrême droite (publié dans ce numéro) sur la formation de la mentalité autoritaire dans la société démocratique. Historiquement on a souvent vu des régimes autoritaires s’appuyer sur la passivité et la soumission sociales, attitudes sur lesquelles la démocratie avait auparavant assis son pouvoir. En Argentine, au contraire, un simple glissement s’est opéré entre régime dictatorial et régime démocratique sans que les mentalités aient été bouleversées par un mouvement social.
D’autre part, à travers ces témoignages, on comprend qu’oubli et refoulement sont nécessaires à la consolidation de la démocratie. En cela, l’Argentine ne doit pas nous faire oublier que, dans d’autres pays, à des époques différentes, il en fut de même. Qu’il suffise de se rappeler les procès orchestrés après la deuxième guerre mondiale ou le silence qui suivit la fin des guerres coloniales (en France après la guerre d’Algérie, au Portugal après les guerres d’Afrique, etc.)
Et aujourd’hui, n’est-ce pas en partie l’acceptation passive de la majorité qui banalise la violence d’Etat dans nos sociétés ?
Sylvie
CONTRE CEUX QUI FABRIQUÈRENT L’OUBLI
Ils ne représentent pas l’ensemble des survivants des camps de concentration. Ils ne sont que quelques-uns, ceux qui réussirent à dépasser la peur, la folie et, surtout, le rejet social. Ils reviennent d’un enfer qui ne pourra jamais être décrit dans toute son infinie cruauté. Et, parce qu’ils ne veulent pas que cet enfer recommence, ils se sont réunis, avec leurs souvenirs, leurs blessures, et ont choisi une tâche difficile aux jours d’aujourd’hui, celle d’aller à la poursuite de la mémoire et de la justice. Au milieu de l’année 1984, ils formèrent l’Association des ex-détenus disparus. Depuis lors, ils luttent non seulement contre ceux qui fabriquèrent l’oubli, mais aussi contre ceux qui, résignés, finirent par l’assumer. Trois responsables de cette association racontent dans cette interview la deuxième partie de la tragédie qu’il leur a fallu vivre, celle de leur difficile et douloureuse réinsertion dans une société qui les regardait avec peur et méfiance. Ils s’appellent Osvaldo, sa compagne Susana, tous deux incarcérés à la ESMA [4] de 1979 à 1980, et Adriana, qui fut transférée de lieu de détention en lieu de détention (chaque fois attachée et les yeux bandés). Elle a mis au monde une petite fille à l’arrière d’une voiture.
Comment expliquez-vous qu’ils vous aient libérés ?
Adriana : C’est la question que nous nous sommes posée pendant des années, chacun de nous enfermé dans la grotte que nous avions pu nous construire pour pouvoir survivre. Au début, étant seuls, nous n’avons trouvé aucune réponse. A partir de notre réunion au sein de l’association, quelques éléments communs sont apparus. Par exemple qu’il n’y avait pas de règle fixe pour être libéré ; que les parents, les amis, les connaissances n’avaient aucune importance, ni même le degré de militance que nous pouvions avoir. C’était comme la roulette russe. Ce fut la première explication que nous avons trouvée.
Et la deuxième ?
Osvaldo : Que nous laisser en liberté faisait partie du projet de semer la terreur au sein de la population, parce que s’il n’y avait personne pour raconter dehors ce qui se passait dans les camps, la teneur n’aurait pas été aussi efficace. Ce qu’ils voulaient, c’est que nous agissions en tant que courroie de transmission afin que les gens soient paralysés.
Ont-ils atteint cet objectif ? Quelle a été la réaction de la société quand vous êtes sortis ?
Adriana : Ma famille, par exemple, est restée pétrifiée. Mes frères, qui s’étaient battus comme des lions pour moi pendant ma séquestration, quand je suis sortie et que j’ai voulu leur raconter ce que j’avais vécu, m’ont dit : "Non Adriana, tais-toi, ne dis rien, ça va te faire mal !" C’était à eux, en fait, que ça faisait mal.
Osvaldo : On y a eu deux réactions. Dans la famille, c’était la peur de poser des questions, de vouloir savoir. Ce qui peut se comprendre. Mais le plus douloureux c’est ce qui s’est passé avec les amis et les compagnons de lutte. Là on pouvait percevoir qu’il y avait comme une méfiance, comme s’ils pensaient : "Bien, s’ils t’ont laissé sortir vivant, pourquoi était-ce alors ?"
Adriana : C’est arrivé à tous ceux qui sont sortis. On ne nous laissait pas parler, on nous mettait de nouveau un bandeau, mais, cette fois, sur la bouche. "C’est bien chérie, oublie, c’est fini", me disaient-ils tout le temps. C’est-à-dire que, dehors, nous nous sommes sentis pris dans un autre piège, complètement isolés.
Vous éprouviez un grand besoin de parler de cette époque ?
Adriana : Pour nous c’était impératif. Je me rappelle qu’au moment du procès contre la junte militaire, nous sommes allés à un fête où nous avons rencontré des personnes qui, par le passé, avaient été militantes. Des politiques, quoi. Elles nous demandèrent ce qui nous était arrivé, comment s’était passée l’expérience des camps. Mais à peine avions-nous commencé à parler qu’elles nous ont fait taire. Elles ne pouvaient pas le supporter.
La peur et la méfiance étaient les seules raisons pour lesquelles elles ne voulaient pas écouter ?
Susana : Je crois qu’il y avait aussi une certaine dose de culpabilité chez elles. Comme si intérieurement elles pensaient : "Et moi, qu’est-ce que j’ai fait pendant que tout cela se passait ?" Car, bien sûr, beaucoup de celles qui se sont bouché les oreilles étaient celles qui ont fêté le Mondial de Football 1978, ont profité des largesses de l’époque de Martinez de Hoz [5] et applaudi à l’aventure des Malouines. Nous étions des témoins dérangeants en les mettant face à une responsabilité qu’elles ne voulaient pas assumer : celle de leur silence ou de leur acceptation.
La condition d’ex-disparus a-t-elle rendu difficile la recherche d’un emploi ?
Adriana : Avant d’être arrêtés, mon mari et moi étions professeurs à l’université de La Plata. Pendant notre séquestration, le doyen nous a suspendus pour abandon de poste. Quand ils nous ont relâchés, nous avons demandé, par écrit, la levée de cette suspension et le doyen nous a réclamé un certificat comme quoi nous avions été séquestrés. Alors nous lui avons tout présenté : les habeas corpus, les lettres et les réclamations de nos familles. C’était un dossier énorme qui comprenait plusieurs lettres officielles. Le doyen a considéré que tout cela n’était pas suffisant pour prouver notre séquestration. Et il nous a licenciés.
Osvaldo : Moi non plus, je n’ai pas pu récupérer le travail que j’avais. J’étais instituteur. Quand j’étais séquestré, ils m’ont déclaré que je ne pourrais retrouver aucun emploi dans la fonction publique. Alors j’ai cherché n’importe quoi. Enfin une personne de ma famille m’a fait entrer dans une entreprise grâce à de faux certificats de travail que des amis m’avaient procurés. Je ne pouvais dire à aucun de mes compagnons ce qui m’était arrivé. Ce n’est qu’à la fin de la dictature que j’ai pu commencer à parler.
Susana : Mon cas personnel est différent. Je suis chimiste et je travaillais dans un laboratoire au moment de mon arrestation. Quand j’ai été libérée, le patron m’a permis de réintégrer mon poste.
Croyez-vous que se sont créés des mécanismes d’oubli dans la société ?
Adriana : C’était l’un des objectifs fondamentaux de ce gouvernement. D’abord il a monté la farce du procès intenté à la Junte militaire, ensuite il a passé les lois de Punto final et d’Obediencia debida [6] et, pour finir, aujourd’hui, il abandonne pratiquement toutes les poursuites contre les criminels.
Ça , c’est l’affaire du pouvoir, mais qu’est-ce qui se passe avec les gens ?
Osvaldo : Quelque chose de très contradictoire. Ceux qui n’ont rien voulu savoir avant ne le souhaitent pas plus maintenant. C’est un aspect. L’autre aspect, c’est ce qui s’est passé pendant la "semaine sainte" [7], où, tout en ne voulant pas s’impliquer, les gens ont manifesté massivement leur rejet des militaires, dans la rue.
Susana : Tout ceci indique que, au niveau social, même si beaucoup de procès ont été une farce, les témoignages ont fini par atteindre les gens.
Adriana : Les Mères de la place de Mai, avec leurs années de lutte, ont joué un rôle décisif dans la prise de conscience de beaucoup de personnes. Et, ensuite, quand des témoignages de l’horreur ont paru dans les journaux, la chose est devenue réelle. Si l’on ne tient pas compte de tout cela, on ne comprend pas la réaction de la société pendant le soulèvement militaire de la semaine sainte.
Qu’est-ce qui vous a amenés à créer l’Association des ex-détenus disparus ?
Adriana : Fondamentalement le fait que nous nous sommes rendus compte que nous n’avions pas d’endroit, que nous n’étions bien nulle part et que l’on ne nous acceptait nulle part. Nous ressentions réellement le besoin de nous regrouper, mais, quand nous avons commencé à mis approcher des organisations des droits de l’homme et qu’a surgi la possibilité de raconter notre histoire aux proches de ceux qui n’étaient pas revenus, nous nous sommes rendu compte de ce que cela pouvait avoir de cruel. Qu’allions-nous raconter à une mère de l’enfer que nous avions vécu ?
Osvaldo : De plus, au début, il y avait une terrible méfiance envers nous dans les organisations. C’est aujourd’hui un problème dépassé.
Susana : Il y avait un rejet très émotionnel. La question latente était : "Pourquoi êtes-vous sortis et pas mon fils ?" Ça, on pouvait le comprendre.
Adriana : Nous avons rencontré deux obstacles au sein des organisations : l’impossibilité de parler de ce qui nous était arrivé, pour ne pas faire mal, et l’impossibilité d’agir contre la méfiance, le ressentiment et la douleur que les familles éprouvaient à nous voir là alors que leurs enfants n’y étaient pas. C’est à partir de ce moment que nous nous sommes réunis entre nous. Avant que l’association ne se consolide (à la mi-1984), il y a eu de nombreuses réunions au cours desquelles nous passions tout notre temps à parler, chacun d’entre nous racontant ce qu’il avait vécu.
Susana : Ça a été une chose absolument thérapeutique. On a passé des heures à parler, à nous raconter les uns aux autres les histoires que personne ne voulait entendre à l’extérieur.
Y a-t-il des affinités politiques entre vous ou est-ce seulement l’expérience des camps de concentration qui vous unit ?
Adriana : Nous avons presque tous des expériences militantes différentes. C’est pour cela que cette organisation est très particulière, parce que ce qui nous unit est ce qui nous est arrivé, mais ce qui nous est arrivé nous a tant marqués que cela permet de dépasser toutes les autres différences.
Quel est l’objectif central de l’association ?
Susana : Dénoncer publiquement et constamment tout ce que nous avons vu et vécu, c’est-à-dire maintenir vivante la mémoire de l’horreur et lutter pour que justice soit faite.
Cette décision de conserver la mémoire est partagée par tous les survivants ?
Adriana : Je crois qu’il y a deux sortes de survivants : ceux qui ont pu briser les barrières de leur propre peur et ceux qui n’ont pas réussi à le faire. Tous sans exception nous sommes passés, au début, par des moments très sombres, par une période de repli sur soi où soit on ne se sentait pas motivé pour parler, soit on acceptait qu’on ne nous laisse pas parler ; où nous ne cherchions pas à rejoindre le cercle plus large que formaient les Mères de la place de Mai. Moi, en particulier, j’ai passé des années à aller voir leurs marches, mais ça ne me disait rien d’en faire partie. J’allais sur la place et je les regardait de loin. C’était la folie complète. Même chose lors de la réunion de la Commission des droits de l’homme de l’OEA [8] en 1979. Je suis allée au moins trois fois jusqu’à la porte et jamais je ne me suis décidée à entrer. Je regardais la longue file d’attente formée par les familles qui faisait le tour de l’immeuble, je la remontais et rentrais chez moi, la gorge serrée. La même s’est passée avec beaucoup d’autres compagnons.
Osvaldo : Ceux qui font partie de l’association sont ceux qui ont pu sortir de tout ça, qui ont pu rompre le cercle, trouver un chemin. D’une certaine façon, nous sommes ceux qui s’en sont tirés, parce que les autres, ceux qui n’ont jamais témoigné, ni devant les juges, ni devant personne, ils sont liquidés comme êtres humains. Ce sont des personnes qui ont des problèmes psychologiques, qui sont malades et qui ne peuvent rien entreprendre.
Vous avez tenté de leur parler, de les intégrer ?
Osvaldo : Il y en a beaucoup qui nous ont abordés au cours des manifestations et qui nous ont dit : "Moi aussi j’ai été séquestré." Bien. A partir de là nous avons tenté de les accrocher, mais, après, la plupart ne viennent pas. Ils ont peur.
Combien de personnes militent dans l’association ?
Adriana : Pas beaucoup, par rapport au nombre de survivants qu’il y a, mais qui n’ont pas voulu parler - des personnes qui ont passé peu de temps dans les camps et qui, ensuite, ont été libérées. Dans l’association, à part les plus actifs, il y a une quarantaine d’ex-détenus disparus. Nous sommes peu nombreux, bien sûr. Mais nous avons une mission et nous l’accomplirons. On le doit au trente mille compagnons qui ne sont pas revenus.
Interview et présentation de Raquel Angel