XI
Parmi les délégués au IIe Congrès de l’Internationale communiste
Dans ces discussions d’avant congrès, ce qui dominait chez tous les délégués, c’était un désir profond, une volonté réfléchie d’accord ; pour tous la Révolution d’Octobre et la 3e Internationale étaient un bien commun. Rares cependant étaient ceux qui arrivaient tout préparés à approuver en tous points les thèses qui leur étaient soumises ; leur contenu échappait aux classifications habituelles, celles avec lesquelles ils étaient familiers, et la manière dont on abordait les problèmes était, elle aussi, différente. Il fallait reprendre tous les problèmes et les examiner à fond.
Pour les syndicalistes et les anarchistes, L’Etat et la Révolution avait grandement facilité un rapprochement des conceptions théoriques en ce qu’elles avaient d’essentiel. Mais la dictature du prolétariat, jusqu’alors du domaine de la théorie, se posait concrètement, et même comme le problème pratique le plus urgent. Or, cette période transitoire, ce passage du capitalisme au socialisme, on ne l’avait jamais approfondie, on l’avait même escamotée quand on la trouvait devant soi comme un obstacle : on sautait de la société capitaliste dans une cité idéale fabriquée à loisir. Même des militants syndicalistes comme Pataud et Pouget, dans un livre qu’ils avaient intitulé Comment nous ferons la Révolution, n’avaient apporté aucune contribution précise au problème de la période transitoire bien qu’ils y fussent engagés par le titre même de leur ouvrage : une brève grève générale ; le régime s’effondrait... et après quelques jours de troubles et un minimum de violences, les syndicalistes procédaient paisiblement à l’édification de la société nouvelle. Cela restait dans le domaine des contes de fées. À Moscou, en 1920, nous étions devant la réalité.
La bourgeoisie, même une bourgeoisie débile comme la bourgeoisie russe, ne se laissait pas abattre si facilement ; elle savait, elle aussi, quand elle était menacée, pratiquer le sabotage ; elle trouvait des appuis au dehors, la bourgeoisie du monde entier accourait à son aide. Loin de pouvoir se mettre paisiblement au travail, les révolutionnaires devaient se préparer pour la guerre, pour une guerre terrible, car l’attaque venait de toutes parts. Ils avaient voulu la paix. Ils avaient été généreux et magnanimes à l’égard de leurs ennemis ; ils avaient libéré des généraux rebelles sur parole ; tout avait été vain. La bourgeoisie leur imposait la guerre ; les généraux libérés manquaient à leur serment. Toutes les ressources d’un pays déjà épuisé et vidé par la guerre, les ressources matérielles et morales, avaient dû être jetées, pendant trois ans, dans la guerre. Compter que les choses se passeraient autrement et plus aisément ailleurs était une illusion impardonnable. La lutte serait encore plus acharnée, la bourgeoisie étant partout plus forte.
Certains délégués qui s’imaginaient être déjà en plein accord avec les thèses soumises au congrès étaient souvent ceux qui en étaient le plus éloignés. À MacLaine, délégué du Parti socialiste britannique, qui s’était vanté de pouvoir leur donner une adhésion sans réserves - il était d’accord sur le rôle du parti, sur la participation aux élections, d’accord sur la lutte dans les syndicats réformistes - Lénine avait répondu : "Non, ce n’est pas si facile, ou si vous le croyez, c’est parce que vous êtes encore tout imprégné de ce bavardage socialiste qui était courant dans la 2e Internationale mais s’arrêtait toujours devant l’action révolutionnaire." À propos du Parti, Trotsky disait : "Certes il ne serait pas nécessaire de convaincre un Scheidemann des avantages et de la nécessité d’un parti ; mais dans le parti que nous voulons il n’y aurait pas de place pour un Scheidemann." Et Boukharine répondait avec vivacité à un jeune camarade espagnol qui, désireux de prouver son orthodoxie communiste, s’était écrié : "Nous menons une lutte sans pitié contre les anarchistes", "Qu’est-ce que cela veut dire : combattre les anarchistes ? Il y a des anarchistes qui, depuis Octobre se sont ralliés à la dictature du prolétariat ; d’autres se sont approchés de nous et travaillent dans les soviets, dans des institutions économiques ; il ne s’agit pas de "combattre", il faut discuter cordialement et franchement, voir s’il est possible de travailler ensemble, n’y renoncer que si on se heurte à une opposition irréductible."
* * *
J’avais retrouvé à Moscou Jack Tanner ; jusqu’en 1914, c’est lui qui nous envoyait des "Lettres de Londres" pour la Vie ouvrière ; je l’avais revu à Paris pendant la guerre ; il était venu travailler dans une usine de la banlieue parisienne. Il représentait, avec Ramsay, ces "Shop Stewards Committees" (comités de délégués d’atelier) qui s’étaient développés et avaient pris une grande importance au cours de la guerre en réaction contre l’attitude de la majorité des dirigeants trade-unionistes ralliés à la politique de guerre du gouvernement. J’étais avec eux en plein accord. La lutte au sein les syndicats réformistes n’était pas pour eux chose nouvelle ; ils en avaient toujours été partisans ; et comme moi ils avaient été jusqu’alors toujours réfractaires au parlementarisme et au parti politique.
Une vive sympathie nous rapprochait d’autres délégués bien qu’entre eux et nous certaines divergences persistaient ; John Reed et ses amis américains étaient d’accord avec les bolchéviks sur la question du parti, mais ils ne voulaient à aucun prix entendre parler du travail dans les syndicats réformistes. Wijnkoop, délégué des "tribunistes" hollandais (social-démocrates de gauche qui tenaient leur nom de leur journal De Tribune), se séparait nettement des "gauchistes" Pannekoek et Gorter ; il trouvait intolérable la seule présence à Moscou de "centristes", de socialistes opportunistes comme Cachin et Frossard, venus pour "information". À chaque occasion il protestait brutalement contre leur présence : "Ils ne sont pas à leur place ici", s’écriait-il.
Ces premiers contacts entre délégués étaient très précieux ; nous apprenions beaucoup les uns des autres. Nos conversations et discussions se prolongeaient tard dans la nuit. Elles étaient coupées par des expéditions vers des meetings, parmi les ouvriers et parmi les soldats. Un jour Boukharine vint prendre quelques-uns d’entre nous et nous emmena dans un campement militaire des environs de la ville. Comme nous arrivions près d’une haute tribune, Boukharine s’écria : "Voilà notre tank ! - Quel rapport ?" Il nous l’expliqua. Lorsque Ioudénitch, venant d’Estonie, attaqua en direction de Petrograd, il avança rapidement grâce à des tanks dont les Anglais avaient équipé son armée. Les jeunes recrues de l’Armée rouge n’avaient encore jamais vu ce redoutable engin ; il leur fit l’effet d’un monstre contre lequel ils étaient sans défense. Un inévitable désarroi, quelquefois une panique s’en étaient suivis. En face de ce puissant moyen matériel, l’Armée rouge ne pouvait avoir recours qu’à ses armes spéciales ; parmi elles, la plus importante, c’était la tribune d’où les bolchéviks expliquaient aux ouvriers et aux paysans le sens de la guerre qui leur était imposée ; les soldats savaient pourquoi ils se battaient !
Dans notre petite troupe il y avait, ce jour-là, le socialiste italien Bombacci ; il était député et jouait à l’antiparlementaire bien qu’il ne fût pas bordiguiste ; mais par une position d’extrême gauche qu’il ne précisait jamais, il contribuait pour sa part à isoler Serrati, laissé sans appui sur sa gauche. Il était très beau. Tête d’or. Barbe et cheveux brillaient dans le soleil. À la tribune il se livrait à une mimique impressionnante en grands gestes et mouvements de tout le corps, plongeant parfois par-dessus la barre d’appui comme s’il allait se précipiter dans le vide. Il avait toujours grand succès et il n’était pas nécessaire de traduire ses paroles. Nous ne le prenions pas trop au sérieux, mais nous n’aurions jamais pensé qu’il pût finir aux côtés de Mussolini. Nos longues et sérieuses discussions n’étaient pas exemptes de moments de détente ; on pouvait alors voir un groupe de délégués poursuivant Bombacci dans les couloirs du Dielovoï Dvor en criant : "Abbàsso il deputàto !"
Avec un autre des délégués italiens, nos rapports étaient moins cordiaux et ne comportaient pas la plaisanterie : c’était D’Aragona, secrétaire de la "Confederazione Generale del Lavoro". Ses camarades des organisations syndicales, Dugoni, Colombino, ne se montraient guère dans nos réunions ; ils repartirent assez vite. Il n’est certainement pas exagéré de dire qu’ils étaient venus plutôt pour trouver des raisons de combattre le bolchévisme que pour confirmer l’adhésion que leur parti avait donnée à la 3e Internationale. Pour essayer de justifier leur attitude, ils disaient, dans le privé, que jamais les ouvriers italiens ne supporteraient les privations imposées aux ouvriers russes par la Révolution d’Octobre. Mais comme D’Aragona avait signé l’appel du Conseil international provisoire des syndicats rouges, il ne pouvait toujours s’échapper et devait se soumettre à nos questions. Nous les posions sans ménagement parce que nous étions convaincus de son insincérité ; il ne faisait que suivre le courant, comme Cachin en France. Quand il se trouvait trop pressé par nous, il allait invariablement chercher Serrati qui le tirait alors de l’impasse où nous l’avions acculé.
XII
Radek parle de Bakounine
Dans cette période d’avant congrès, j’eus une occupation supplémentaire avec la commission des mandats ; j’avais été désigné par le Comité exécutif pour en faire partie avec le Bulgare Chabline, et Radek, alors secrétaire de l’Internationale communiste.
Radek occupait dans l’Internationale une position particulière. Il était Polonais, avait surtout milité en Allemagne et maintenant il était plus ou moins russifié. Il avait la réputation d’un journaliste brillant et informé, mais il n’était pas rare d’entendre formuler des remarques désobligeantes quant à son comportement dans les groupements où il avait travaillé. Au cours des réunions intimes de la commission, et plus tard à l’Exécutif de l’Internationale communiste, j’eus l’occasion de le bien connaître. Après notre première rencontre au Comité exécutif, il m’avait demandé d’aller le voir à son bureau de l’Internationale, installée alors dans l’immeuble de l’ancienne ambassade d’Allemagne, la maison où l’ambassadeur von Mirbach avait été assassiné par le socialiste-révolutionnaire Bloumkine. Il prétendait connaître le français, mais en tout cas il ne le parlait pas et notre conversation eut lieu en anglais. Durant un récent emprisonnement en Allemagne, il avait, croyait-il, perfectionné sa connaissance de l’anglais ; il avait peut-être appris à le lire, mais la langue qu’il parlait était effroyable ; il était cependant le seul à ne pas s’en apercevoir, car il s’exprimait avec son assurance habituelle. Pour cette première rencontre il s’était mis en frais d’amabilité, et après m’avoir demandé quelques informations sur le mouvement français, il parla de ses récents travaux, notamment d’une étude sur Bakounine. "Dans ma prison, dit-il, j’ai relu les principaux écrits de Bakounine et j’ai acquis la conviction que le jugement que nous, social-démocrates, portions sur lui, était en bien des points erroné. C’est un travail qu’il faut reprendre." J’avais l’impression d’une concession imprévue au syndicalisme et à l’anarchisme qui plaçaient Bakounine parmi leurs grands précurseurs.
Revenant aux choses de France, il me demanda mon opinion sur les dirigeants du Parti socialiste français, en particulier sur Cachin et Frossard, et sur leur mission d’information. Il connaissait Francis Delaisi par son ouvrage sur La démocratie et les financiers, me questionna sur son activité présente et sur sa position pendant la guerre, sur la possibilité de l’amener au communisme. Je dus répondre que je n’en savais rien ; Delaisi était resté silencieux pendant la guerre dont il avait cependant annoncé l’approche, et assez exactement le caractère, dans sa brochure La guerre qui vient.
Notre tâche, à la commission, était assez facile ; les délégués qui nous soumettaient leur mandat étaient presque tous connus ; il n’y eut guère de contestations ; seulement un incident de peu d’importance au sujet de la délégation française. Jacques Sadoul et Henri Guilbeaux avaient participé au premier congrès. Guilbeaux, considéré comme représentant de la "gauche française de Zimmerwald", avec voix délibérative ; Sadoul, mandaté par le groupe communiste de Moscou, avait été admis avec voix consultative. Fallait-il les inclure tous les deux dans la délégation ? J’étais alors le seul délégué ayant un mandat du Comité de la 3e Internationale. J’estimais que Guilbeaux, par l’action qu’il avait menée en Suisse, était qualifié pour recevoir un mandat avec voix délibérative, tandis que Sadoul, qui se rattachait au Parti socialiste et n’avait été qu’un rallié de circonstance, aurait seulement voix consultative. Cette proposition n’avait guère plu à Radek - il détestait Guilbeaux pour des raisons personnelles ; il en avait avisé Sadoul qui nous envoya une vive protestation. On mit finalement Guilbeaux et Sadoul sur le même plan : délégués avec voix consultative, ce dont ils ne furent satisfaits ni l’un ni l’autre.
XIII
Smolny - Séance solennelle d’ouverture du IIe Congrès
Le 16 juillet 1920 tout le congrès partit pour Petrograd et y tint séance le lendemain. C’est de Petrograd que la Révolution était partie ; c’est là que devait s’ouvrir solennellement le 2e Congrès de l’Internationale communiste. Et d’abord à Smolny, cet ancien collège des demoiselles de la noblesse, devenu en Octobre le quartier général de la Révolution. Quand Lénine s’avança dans la grande salle où nous étions réunis, les délégués anglais et américains, renforcés de quelques unités car ils étaient peu nombreux, l’entourèrent, formant une chaîne et chantant "For he’s a jolly good fellow !" : traditionnel témoignage qui, chez les Anglais ajoute l’affection à l’admiration.
Après quelques brefs discours, les délégués, auxquels s’étaient joints des militants de Petrograd, partirent en cortège pour se rendre au Champ de Mars où étaient enterrées les victimes de la Révolution, ensuite au Palais de Tauride, siège de la Douma puis de ce Soviet de Petrograd dont nous avions suivi anxieusement les débats de mars à novembre ; peu nombreux au début, les bolchéviks avaient progressé rapidement pour y gagner la majorité dès septembre, et faire de Trotsky son président. C’était pour la deuxième fois, à douze ans de distance, que Trotsky présidait le Soviet de Petrograd ; le premier, le précurseur, étant celui de la Révolution de 1905.
La salle des séances était semblable à celles où se réunissent les assemblées parlementaires dans tous les pays (à l’exception de l’Angleterre qui, sacrifiant à la tradition, s’offre la fantaisie d’un hall rectangulaire d’où la déclamation grandiloquente est forcément bannie) ; une tribune haut perchée, un amphithéâtre où prirent place les délégués, et une galerie pour les spectateurs. C’est là que se tint la séance inaugurale du congrès. Le discours fut prononcé par Lénine. Il ne peut être question dans le cadre de cet ouvrage de donner un compte rendu, même sommaire, des travaux et décisions de ce congrès, en réalité le premier congrès de l’Internationale communiste. L’assemblée de mars 1919 avait eu surtout pour objet de proclamer la 3e Internationale. Impatient d’inscrire ses idées dans les faits dès qu’il le jugeait possible et nécessaire, Lénine avait résisté aux objections, notamment à celles de Rosa Luxembourg et du Parti communiste allemand dont le seul délégué véritable au congrès - les Russes exceptés - était venu avec le mandat formel de s’opposer à la proclamation d’une nouvelle Internationale ; c’était trop tôt, on ne pouvait encore que la préparer, disait Rosa Luxembourg. Par contre, ce 2e congrès avait une représentation remarquable. Des délégués étaient venus de tous les coins du monde, et à son ordre du jour tous les problèmes du socialisme et de la révolution étaient inscrits. Pour ce congrès comme pour les deux autres - ceux qui se réunirent du temps de Lénine - je me bornerai à extraire les points essentiels des débats et des thèses, et je m’efforcerai de reconstituer l’atmosphère dans laquelle ils se déroulèrent, d’en établir le bilan.
Le discours de Lénine fut très significatif de l’homme et de sa méthode. Il parut ignorer la solennité de cette rencontre en ce lieu. Pas de grandes phrases bien que les circonstances en auraient pu autoriser. La surprise fut grande quand on vit que son discours était bâti sur le livre de l’Anglais John Maynard Keynes Les conséquences économiques de la paix. Non que ce ne fût un ouvrage important ; parmi tous les experts de la Conférence de la paix, Keynes avait été le seul à voir clair, en tous cas le seul à oser montrer, quand il eût été encore temps d’y remédier, les funestes conséquences de la paix semi-wilsonienne pour l’économie de la nouvelle Europe. Lénine partait de ce livre, mais il arrivait vite à ce qui, je crois, était pour lui, l’essentiel. En cette période, son esprit était toujours dominé - comme son livre sur le "gauchisme" l’avait montré - par la crainte que les jeunes partis communistes considèrent la révolution comme chose facile et même inéluctable, et l’idée sur laquelle il insistait, c’est qu’il était faux et dangereux de dire qu’au lendemain de la guerre mondiale il n’y avait plus d’issue pour la bourgeoisie. Et selon sa méthode habituelle - qui donne à ses discours et à ses écrits l’apparence du décousu - après avoir formulé cette mise en garde, il y revint, la reprit, la développa en d’autres termes - des variations sur un même thème.
Les membres du bureau du congrès prononcèrent de brefs discours. Dans celui de Paul Levi, il y eut une note déplaisante. À deux reprises, parlant de l’agression polonaise, il fit cingler le mot "schlagen". Nous suivions tous avec joie la riposte que donnait l’Armée rouge à l’agression de Pilsudski ; la marche audacieuse de Toukhatchevsky sur Varsovie nous emplissait d’espoir, mais ce que nous en attendions c’était le soulèvement du peuple, la révolution en Pologne. Or le ton de l’orateur et ce "schlagen" répété révélaient chez Levi quelque chose de ce chauvinisme trop fréquent chez les Allemands à l’égard des Polonais, et, à coup sûr, ses paroles n’étaient pas sur ce point d’un internationaliste.
L’après-midi un meeting eut lieu sur la vaste place du Palais d’Hiver, si riche en souvenirs. Les ministres de Kérensky y avaient trouvé leur dernier refuge. Une tribune était dressée devant le Palais d’où l’on dominait la foule venue pour écouter les orateurs ; on ne pouvait pas ne pas penser à une autre foule, celle que le pope Gapone avait conduite en suppliante devant Nicolas II et que celui-ci avait fait accueillir par une fusillade. Gorky vint un moment parmi nous. Il était grand, carré d’épaules, solidement bâti. On ne pouvait ignorer pourtant qu’il était gravement atteint et obligé à de grands soins ; c’était néanmoins une impression agréable de le trouver d’apparence si robuste. Il avait combattu à fond les bolchéviks et l’insurrection d’Octobre. Puis, sans renoncer complètement à ses critiques et réserves, il s’était rallié au régime, consacrant la plus grande part de son activité à sauver des hommes injustement persécutés, intervenant auprès des dirigeants soviétiques qui avaient été longtemps ses amis. On disait qu’il était l’un des auteurs d’une pièce originale dont nous devions avoir la primeur dans la soirée.
On n’aurait pu imaginer plus bel emplacement pour ce théâtre en plein air que celui qui avait été choisi. C’était le péristyle et la place de la Bourse, et ce n’était pas seulement pour sa valeur de symbole. Le décor était grandiose. Le bâtiment, de style grec comme c’était, semble-t-il, une coutume universelle, était entouré d’une longue colonnade. Il occupait le sommet du triangle que formait ici Vassili Ostrov, entre les deux bras de la Néva. La rue s’étendait des quais du fleuve avec leurs palais de marbre jusqu’à la sinistre forteresse Pierre-et-Paul.
La scène, c’était le péristyle qu’on atteignait par un haut escalier. La foule immense accourue pour voir le spectacle tenait à l’aise sur la vaste place. Dans ce cadre exceptionnel se déroulèrent une suite de scènes évoquant "la marche du socialisme à travers les luttes et les défaites vers la victoire". L’histoire partait du Manifeste communiste. Les mots bien connus de son appel apparurent au sommet de la colonnade. "Prolétaires de tous les pays, unissez-vous ! Vous n’avez rien à perdre que vos chaînes !" L’éclairage était fourni par de puissants projecteurs installés sur des bâtiments ancrés dans la Néva. Les "trois coups" étaient donnés par les canons de la forteresse. Puis ce fut la Commune de Paris avec danses et chants de la Carmagnole ; la guerre de 1914, les chefs de la 2e Internationale se prosternant devant leurs gouvernements et devant le capitalisme, tandis que Liebknecht reprenait le drapeau rouge qu’ils avaient laissé tomber et criait : "À bas la guerre !" Le renversement du tsarisme fut l’objet d’une réalisation originale : des autos montées par des ouvriers armés surgirent de plusieurs points de la place et jetèrent bas l’édifice impérial du tsar et de sa clique. Un bref épisode montrait Kérensky bientôt remplacé par Lénine et Trotsky, deux grands portraits qu’entourait un drapeau rouge, et que les projecteurs illuminèrent de tous leurs feux. Les dures années de la guerre civile trouvaient leur conclusion symbolique dans une charge de cavaliers de Boudienny anéantissant les vestiges des armées de la contre-révolution. C’était la fin, une immense "Internationale" monta dans la nuit. Acte de foi concluant dignement une journée chargée d’émotions.
XIV
Les débats du IIe Congrès
De retour à Moscou, le congrès se mit aussitôt au travail. La délégation russe était importante par le nombre autant que par la valeur de ses membres. Elle comprenait : Lénine, Trotsky, Zinoviev, Boukharine, Radek, Rykov, Riazanov, Dzerjinsky, Tomsky, Pokrovsky, Kroupskaïa. Le premier point de l’ordre du jour, c’était le rôle du Parti communiste. Cependant pour un certain nombre de délégués, c’était la question du parti politique lui-même qui se trouvait d’abord posée ; ceux-là n’avaient jamais jusqu’alors appartenu à un parti politique ; toute leur activité se développait au sein des organisations ouvrières. C’est ce que Jack Tanner vint dire à la tribune. Il expliqua comment, pendant la guerre, s’étaient développés les "shop stewards committees", l’importance nouvelle qu’ils avaient prise en s’opposant à la politique des leaders trade-unionistes engagés à fond dans la politique belliciste du gouvernement britannique. La dure bataille qu’ils avaient menée, non sans risques, pendant la guerre, les avait tout naturellement conduits à donner aux comités d’usine un programme révolutionnaire et à rallier, dès l’origine, la Révolution d’Octobre et la 3e Internationale. Mais leur action s’était toujours développée hors du Parti, et dans une bonne mesure contre le Parti dont certains dirigeants étaient les mêmes hommes qu’ils trouvaient devant eux dans les luttes syndicales. Leur propre expérience des années passées n’avait pu que renforcer leurs convictions syndicalistes : la minorité la plus consciente et la plus capable de la classe ouvrière pouvait seule orienter et guider la masse des travailleurs dans la lutte quotidienne pour leurs revendications aussi bien que dans les batailles révolutionnaires.
Ce fut Lénine qui répondit à Jack Tanner, disant en substance : "Votre minorité consciente de la classe ouvrière, cette minorité active qui doit guider son action, mais c’est le parti ; c’est ce que nous, nous appelons le parti. La classe ouvrière n’est pas homogène ; entre la couche supérieure, cette minorité parvenue à la pleine conscience, et la catégorie qu’on trouve au plus bas, celle qui n’en a pas la moindre notion, celle parmi laquelle les patrons recrutent les jaunes, les briseurs de grève, il y a la grande masse des travailleurs qu’il faut être capable d’entraîner et de convaincre si l’on veut vaincre. Mais pour cela la minorité doit s’organiser, créer une organisation solide, imposer une discipline basée sur les principes du centralisme démocratique ; alors, vous avez le parti."
Un dialogue assez semblable quant au fond s’engagea entre Pestaña et Trotsky. A la différence de Tanner, qui ne représentait que des groupements encore peu nombreux et se développant en marge de l’organisation syndicale centrale, Pestaña pouvait parler au nom de la "Confederacion Nacional del Trabajo". Elle ne groupait pas tous les syndiqués espagnols ; il existait une autre centrale syndicale où la tendance socialiste dominait, mais la C.N.T. pouvait se targuer de compter, alors, un million de membres ; elle était solidement implantée dans les régions industrielles du pays, surtout en Catalogne ; elle incarnait exactement la tradition anarcho-syndicaliste si vivace en Espagne. Aussi Pestaña parlait-il avec plus d’assurance que Tanner et sur un ton plus tranchant. À l’égard du parti, c’était plus que de l’hostilité, du dédain. "Mais il est possible, concédait-il, que dans certains pays les ouvriers veuillent se grouper dans des partis politiques ; en Espagne nous n’en avons pas besoin. Et l’histoire montre que des révolutions, à commencer par la grande Révolution française, se sont faites sans parti." Trotsky n’avait pu s’empêcher de l’interrompre : "Vous oubliez les Jacobins !"
Reprenant, dans sa réponse, la question du Parti, Trotsky tint d’abord à répondre à Paul Levi qui, avec sa hauteur habituelle, avait déclaré que c’était là une question depuis longtemps tranchée pour la grande majorité des ouvriers d’Europe et même d’Amérique, et qu’un débat là-dessus n’était guère de nature à accroître le prestige de l’Internationale communiste. Sans doute, dit Trotsky, si vous songez à un parti comme celui de Scheidemann et de Kautsky. "Mais si ce que vous avez dans l’esprit, c’est le parti prolétarien, alors on doit constater que dans les divers pays ce parti passe par différentes étapes de son développement. En Allemagne, la terre classique de la vieille social-démocratie, nous voyons une puissante classe ouvrière, hautement cultivée, progressant sans arrêt, incorporant en elle des restes appréciables de vieilles traditions. Nous constatons, d’autre part, que ce sont précisément ces partis qui prétendent parler au nom de la majorité de la classe ouvrière, les partis de la 2e Internationale, qui nous obligent à poser la question : le parti est-il nécessaire ou non ? Précisément parce que je sais que le parti est indispensable et que je suis persuadé de la valeur du parti, et précisément parce que je vois Scheidemann, d’une part, et de l’autre, des syndicalistes américains, espagnols ou français qui, non seulement veulent lutter contre leur bourgeoisie, mais qui, à la différence de Scheidemann, veulent la décapiter, je dis que, pour cette raison, je trouve très nécessaire de discuter avec ces camarades espagnols, américains et français afin de leur prouver que le parti est indispensable pour l’accomplissement de la tâche historique présente, le renversement de la bourgeoisie. J’essaierai de le leur prouver, sur la base de ma propre expérience, et non en leur disant, sur la base de l’expérience de Scheidemann, que la question est tranchée depuis longtemps. Nous voyons combien grande est l’influence des tendances antiparlementaires, dans les vieux pays du parlementarisme et de la démocratie, par exemple en France, en Angleterre et ailleurs. En France il m’a été donné de constater par moi-même, au début de la guerre, que les premières voix audacieuses contre la guerre, au moment où les Allemands étaient aux portes de Paris, s’élevèrent d’un petit groupe de syndicalistes français. C’étaient les voix de mes amis Monatte, Rosmer, et d’autres. Il ne pouvait être question alors de parler de la formation d’un parti communiste : de tels éléments étaient trop peu nombreux. Mais je me sentais un camarade parmi des camarades dans la compagnie de Monatte, de Rosmer et de leurs amis dont la plupart avaient un passé anarchiste. Mais que pouvait-il y avoir de commun entre moi et Renaudel qui, lui, comprenait très bien le besoin du parti.
"Les syndicalistes français mènent leur travail révolutionnaire dans les syndicats. Quand je discute cette question avec Rosmer, nous avons un terrain commun. Les syndicalistes français, en défi aux traditions de la démocratie et à ses déceptions, disent : "Nous ne voulons pas de partis politiques, nous sommes partisans de syndicats ouvriers et d’une minorité consciente qui, dans leur sein, préconise et applique les méthodes d’action directe." Qu’entendaient les syndicalistes français par cette minorité ? Cela n’était pas clair à eux-mêmes ; c’était un présage du développement ultérieur qui, en dépit des préjugés et des illusions, n’a pas empêché ces mêmes syndicalistes de jouer un rôle révolutionnaire en France et de rassembler cette petite minorité qui est venue à notre congrès international.
"Que signifie exactement cette minorité pour nos amis ? C’est la fraction d’élite de la classe ouvrière française, une fraction qui a un programme clair et une organisation propre, une organisation dans laquelle toutes les questions sont discutées, où on prend aussi des décisions et où les membres sont liés par une certaine discipline. Par voie de simple conséquence de la lutte contre la bourgeoisie, de sa propre expérience et de l’expérience des autres pays, le syndicalisme français sera amené à créer le Parti communiste.
"Le camarade Pestaña, qui est le secrétaire de la grande organisation syndicaliste espagnole, est venu à Moscou parce qu’il y a parmi nous des hommes qui, à des degrés divers, appartiennent à la famille syndicaliste ; d’autres sont, pour ainsi dire, "parlementaires" ; d’autres enfin ne sont ni parlementaires ni syndicalistes, mais sont partisans de l’action de masse, etc. Mais que lui offrirons-nous ? Nous lui offrirons un Parti communiste international, c’est-à-dire l’unification des éléments avancés de la classe ouvrière qui ont apporté ici leurs expériences, les confrontent mutuellement, se critiquent l’un l’autre et, après discussion, prennent des décisions. Quand le camarade Pestaña rentrera en Espagne, porteur des décisions du congrès, ses camarades le questionneront : "Que nous rapportes-tu de Moscou ?" demanderont-ils. Il leur présentera les fruits de nos travaux et soumettra nos résolutions à leur vote et ceux des syndicalistes espagnols qui s’uniront sur la base de nos thèses ne formeront rien d’autre que le Parti communiste espagnol.
"Nous avons reçu aujourd’hui une proposition de paix du gouvernement polonais. Qui peut répondre à une telle question ? Nous avons le conseil des commissaires du peuple ; mais il doit être soumis à un certain contrôle. Le contrôle de qui ? Le contrôle de la classe ouvrière comme masse informe, chaotique ? Non, le Comité central du parti sera convoqué, examinera la proposition et décidera. Et quand il nous faut mener la guerre, organiser de nouvelles divisions, rassembler les meilleurs éléments - vers qui nous tournons-nous ? Nous nous tournons vers le Parti, vers son Comité central. Et il en est de même pour le ravitaillement, pour les problèmes agricoles, pour tous les autres. Qui décidera de ces questions en Espagne ? Le Parti communiste espagnol - et j’ai confiance que le camarade Pestaña sera un des fondateurs du Parti."
* * *
Aux yeux de Lénine la question nationale n’était guère moins importante que celle du Parti. Les pays coloniaux et semi-coloniaux avaient été soulevés par la Révolution russe ; leur lutte pour l’indépendance se présentait dans des conditions favorables, leurs oppresseurs impérialistes sortant tous de la guerre épuisés ; elle pouvait être décisive, assurer leur libération et affaiblir pour autant les grandes puissances impérialistes. Il n’ignorait pas que, sur ce point aussi, des conceptions différentes et parfois opposées allaient se heurter au congrès. Avant la guerre il avait déjà polémiqué là-dessus avec Rosa Luxembourg pour qui le socialisme passait par-dessus les revendications nationales, toujours plus ou moins entachées de chauvinisme. Et il avait des raisons de penser que ce point de vue serait celui d’un certain nombre de délégués. Aussi avait-il pris sur lui de rédiger les thèses et tenait-il à les rapporter devant le congrès après les débats de la commission. C’est en effet à la commission même qu’eut lieu la vraie discussion.
La délégation hindoue était relativement nombreuse, elle avait à sa tête un homme capable, Manabendra Nath Roy. Son activité dans l’Inde lui avait valu d’être emprisonné puis expulsé ; la Révolution d’Octobre l’avait trouvé au Mexique, et il était venu à Moscou, par l’Allemagne, s’arrêtant et s’informant en cours de route, de sorte qu’il arrivait au congrès assez bien instruit du mouvement révolutionnaire dans le monde. Il avait, sur la lutte à mener contre l’impérialisme britannique, des idées bien arrêtées. Selon lui, c’était le Parti communiste hindou qui devait en prendre la direction. Sans doute la bourgeoisie hindoue avait son programme de revendications d’ordre national ; mais loin de s’unir à elle dans la lutte pour l’indépendance, il fallait la combattre au même titre que les occupants britanniques, parce que, dans la mesure où elle exerçait un pouvoir propre - elle possédait déjà d’importantes usines dans le textile et la métallurgie - elle était l’ennemi des travailleurs, un exploiteur aussi âpre que les capitalistes des nations démocratiques indépendantes.
Patiemment, Lénine lui répondit, expliquant que, pour un temps plus ou moins long, le Parti communiste hindou ne serait qu’un petit parti peu nombreux, n’ayant que de faibles ressources, incapable d’atteindre, sur la base de son programme et par sa seule activité, un nombre appréciable de paysans et d’ouvriers. Par contre, sur la base des revendications d’indépendance nationale, il devenait possible de mobiliser de grandes masses - l’expérience l’avait déjà amplement démontré - et c’est seulement au cours de cette lutte que le Parti communiste hindou forgerait et développerait son organisation de telle sorte qu’il serait en mesure, une fois les revendications d’ordre national satisfaites, de s’attaquer à la bourgeoisie hindoue. Roy et ses amis firent quelques concessions, ils admirent que, dans certaines circonstances, une action commune pourrait être envisagée ; cependant des divergences importantes subsistaient, et, rapportant sa thèse devant le congrès, Lénine y joignit celle de Roy, formant co-rapport.
La question syndicale fut la moins bien traitée par le congrès ; sans ampleur et sans profit. Non qu’elle n’ait été longuement discutée : la commission la débattait encore au moment où la séance plénière allait l’aborder et des réunions préliminaires avaient eu lieu déjà avant même mon arrivée entre Radek et les syndicalistes britanniques. Radek avait été désigné comme rapporteur, et c’est lui qui avait rédigé les thèses bien qu’il n’eût aucune compétence particulière dans ces questions. Il abordait un problème difficile avec la mentalité d’un social-démocrate allemand pour qui le rôle subalterne des syndicats était chose établie et qu’il n’était plus la peine de discuter. Il aurait volontiers répété ici ce que son ami Paul Levi avait dit à propos du parti : une telle discussion était humiliante et peu propre à accroître le prestige de l’Internationale communiste.
Il trouvait un appui sans réserve auprès des autres membres social-démocrates de la commission, parmi lesquels Walcher se montrait un des moins compréhensifs, ignorant ou voulant ignorer les caractéristiques du mouvement syndical dans un pays comme l’Angleterre par exemple, où il avait pourtant de solides traditions et une longue histoire. On trouvait donc invariablement d’un côté Tanner, Murphy, Ramsay, John Reed, pas d’accord en tous points mais l’étant pour repousser comme insuffisants des textes qui, au fond, se bornaient à reprendre ceux en faveur dans la 2e Internationale. De l’autre côté se tenaient Radek et les social-démocrates, sûrs de posséder la vérité. On discutait pendant des heures sans avancer d’un pas. Or, malgré l’importance nouvelle attribuée au rôle du parti, à la nécessité reconnue d’un organisme central pour mener la lutte révolutionnaire selon l’exemple du Parti communiste russe, le rôle des syndicats dans les pays capitalistes et leur rôle dans l’édification de la société socialiste restaient considérables ; on ne pouvait l’ignorer à Moscou, car il n’était pas rare d’entendre des récriminations et des critiques à l’égard des syndicats russes et de la façon dont ils s’acquittaient de leurs tâches, sur leur insuffisance, critiques que les dirigeants syndicaux ne laissaient pas non plus sans réponse. Des problèmes nouveaux se posaient ; au cours de la guerre des conseils d’usine avaient surgi dans beaucoup de pays ; quelles devaient être leurs attributions particulières ? quels seraient leurs rapports avec les syndicats ?
Quand je vins à la commission, elle avait déjà tenu plusieurs séances, mais j’aurais pu croire que c’était la première. Les social-démocrates étaient si persuadés de détenir la vérité qu’ils se bornaient à formuler leurs points de vue, décidés d’avance à ne tenir aucun compte des remarques de leurs antagonistes. Radek suivait d’une oreille distraite, dépouillant les volumineux paquets de journaux que lui apportaient les courriers de l’Internationale communiste. Quand il avait fini on levait la séance pour se réunir de nouveau au gré de sa fantaisie. Il arrivait qu’au cours d’une séance plénière du congrès, on fût avisé que la commission se réunirait dès qu’elle prendrait fin - c’était ordinairement autour de minuit ; on recommençait la discussion jusqu’à deux ou trois heures du matin, puis on allait se coucher, certains d’avoir perdu son temps. Même la partie des thèses sur laquelle je me trouvais en accord avec Radek - la lutte à l’intérieur des syndicats réformistes et l’opposition à toute scission - était formulée si brutalement, si sommairement, qu’elle ne pouvait que heurter et certainement pas convaincre. Quand la résolution fut apportée devant le congrès, John Reed vint me trouver ; il était très ému : "Nous ne pouvons pas rentrer en Amérique avec une décision pareille, me dit-il ; l’Internationale communiste n’a de partisans et de sympathie dans le monde syndical que parmi les "Industrial Workers of the World" (I.W.W.), et vous nous envoyez à l’American Federation of Labor où elle n’a que d’irréductibles adversaires."
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Outre la thèse sur la question nationale, Lénine s’était chargé de celle concernant "Les tâches de l’Internationale communiste". Il y attachait une égale importance, car, en fait, elle reprenait et précisait les conclusions, les décisions du congrès, les plaçait dans le cadre de la situation de chaque pays. La commission désignée pour les étudier était si nombreuse que ses séances ressemblaient déjà à un petit congrès ; elles avaient lieu de dix heures à quatre heures, sans interruption.
Un matin, dix heures étant déjà passées, nous étions encore à l’hôtel quand on vint nous dire que Lénine nous rappelait que la réunion devait commencer à dix heures au Kremlin. Inutile de noter que nous étions assez confus en prenant place autour de la table. Zinoviev et Radek nous avaient donné de mauvaises habitudes ; avec eux il y avait toujours un certain décalage sur l’horaire, et nous ignorions que pour Lénine et pour Trotsky - qui en cela aussi se ressemblaient - l’heure était l’heure. Aussi le jour suivant nous étions tous en place dès dix heures. Mais cette fois c’était Lénine qui manquait. Il arriva avec un bon quart d’heure de retard, s’excusa, c’était son tour d’être confus : il vivait alors à Gorky, à trente verstes de Moscou, une panne d’auto l’avait immobilisé - et on reprit la discussion au point où l’on l’avait laissée.
La thèse, rédigée par Lénine, offrait un moyen commode de discussion. On prenait paragraphe par paragraphe, discutant, corrigeant, amendant ou ratifiant simplement le texte proposé. La hantise du "gauchisme" était, ici encore, présente ; on nous demandait de condamner nommément les organes et organisations qui en étaient atteintes, telle la revue Kommunismus de Vienne, et aussi le bulletin publié en Hollande par le bureau de l’Europe occidentale de l’Internationale communiste où du "gauchisme" s’était occasionnellement manifesté. Je fis remarquer qu’on ne pouvait mettre sur le même rang une revue dirigée par des communistes austro-balkaniques et le bulletin de l’I.C. ; si l’on voulait mentionner celui-ci, c’est la direction de l’Internationale qu’il fallait blâmer puisqu’elle en avait la responsabilité. Cela me paraissait si évident que je n’imaginais pas qu’une discussion pût s’engager là-dessus, et après tout ce n’était qu’un détail. Mais Zinoviev insista, Paul Levi l’appuya : il fallait aussi blâmer le bulletin. "Eh bien, dit Lénine, on va voter. - Mais où est Boukharine, s’écria-t-il, il faut le trouver." On ramena Boukharine - il disparaissait souvent. Lénine lui dit : "Asseyez-vous là, à côté de moi, et ne bougez plus." La commission se divisa exactement en deux parties : même nombre de voix pour et contre. Lénine avait suivi les opérations sans prendre parti ; il avait réservé son vote ; il fit pencher la balance de notre côté.
Une affaire infiniment plus importante retint ensuite l’attention de la commission ; c’était la question italienne. Le Parti socialiste italien était si profondément divisé, qu’il est à peine exagéré de dire que chacun de ses délégués représentait une tendance ; isolé dans sa délégation, Serrati faisait seul de vains efforts pour maintenir ensemble tous ces éléments divergents. La tendance de droite comptait les dirigeants les plus connus et sans doute les plus instruits, Turati et Treves ; elle était absolument hostile à la 3e Internationale. À l’extrême gauche on voyait Bordiga et ses amis, chauds partisans de l’I. C., mais abstentionnistes ; Bombacci représentait une gauche inconsistante ; Graziadei se cantonnait sur le terrain paisible de la théorie ; le vieux Lazarri, secrétaire du parti, n’était pas là, mais je l’avais rencontré lors d’un de ses voyages à Paris et l’avais entendu parler de la nouvelle Internationale sans sympathie : "l’adhésion n’est pas encore acquise", disait-il. Il apparaissait clairement que si le Parti socialiste italien avait voté l’adhésion à la 3e Internationale, c’était parce que sa direction n’avait pu résister à la forte poussée venant de la base du parti, des ouvriers et des paysans. Abandonné par tous, Serrati restait seul pour recevoir tous les coups.
Mais il y avait encore une autre tendance ; elle n’avait pas de délégués au congrès et c’était justement celle dont il était dit dans la thèse que nous discutions qu’elle exprimait exactement, par ses écrits et par son activité, les conceptions de l’Internationale communiste. C’était le groupe de l’Ordino Nuevo de Turin, dont les militants les plus connus étaient Gramsci et Tasca. Lorsqu’on arriva au paragraphe concernant l’Italie, on constata qu’il n’y avait pas de délégué italien présent ; aucun n’avait voulu venir ; précisément à cause de leurs divergences de vues, nul ne se considérait autorisé à parler au nom du parti. On dut demander à Bordiga de venir exposer et préciser la position de l’ "Ordino Nuevo" - ce qu’il fit très honnêtement, bien qu’il eût commencé comme toujours par marquer ses distances ; les précisions qu’il apporta confirmèrent le rédacteur de la thèse dans son intention de donner l’ "investiture" à l’ "Ordino Nuevo" et la commission, unanime, l’approuva.
Enfin venaient d’Angleterre et le Labour Party. Les communistes doivent y adhérer, disait Lénine ; mais là il se heurtait à l’hostilité générale et absolue des Britanniques. Zinoviev appuya Lénine ; Paul Levi le fit sur un ton qui exprimait le dédain d’un Allemand à la fois pour la rétrograde et déclinante Angleterre et pour ses minuscules groupes communistes ; Boukharine avec cordialité et compréhension. Mais tous ces lourds assauts n’ébranlaient pas les Britanniques qui, au surplus, trouvaient du renfort chez les Américains, chez le Hollandais Wijnkoop. Comme président de la commission, je devais parler le dernier, mais on avait tellement répété, des deux côtés, les mêmes arguments qu’il n’y avait plus rien à ajouter ; certain de répondre au désir général, je dis que je consentais à me sacrifier et qu’on pouvait passer au vote. "Non, non, dit Lénine ; il ne faut jamais se sacrifier." Je résumais alors les arguments avancés par les Britanniques, c’étaient aussi les miens. Lénine avait pour lui, très nettement, la majorité de la commission, mais comme il sentait que l’opposition à ses vues demeurait sérieuse, il voulut que la question fût portée devant le congrès, et bien que je me fusse prononcé contre ce point particulier de sa thèse, il me demanda de me charger du rapport de la commission en séance plénière.
Le débat fut suivi par le congrès avec grande attention et une certaine curiosité car les Anglais avaient décidé de faire défendre leur point de vue par Sylvia Pankhurst. Elle était une des filles de la célèbre féministe qui avait mené une agitation "révolutionnaire" pour arracher le vote des femmes, mais seule de sa famille elle était passée du féminisme au communisme ; elle dirigeait un hebdomadaire, éditait des brochures, s’était révélée active et excellente propagandiste. Le discours qu’elle prononça était un discours de meeting non de congrès, le discours d’une agitatrice. Elle parlait avec feu, s’agitant dangereusement sur l’étroite tribune. Nous n’avions pas en elle un bon défenseur ; même l’argument sentimental du refus d’entrer dans un parti discrédité aux yeux des ouvriers, d’y retrouver les chefs qui avaient trahi pendant la guerre, et qui après tout n’était pas un argument négligeable, se trouva noyé dans une abondante déclamation. La thèse de Lénine l’emporta mais la minorité resta imposante.
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Je n’ai rien dit encore d’une question dont on devait cependant beaucoup parler par la suite, celle des "conditions d’admission à l’Internationale communiste". Il y en avait vingt et une. Les communistes russes les avaient rédigées avec un soin méticuleux ; ils entendaient répondre ainsi par avance aux critiques dirigées contre la méthode par eux suivie pour constituer l’Internationale communiste ; ces conditions draconiennes formeraient un barrage si solide que les opportunistes ne pourraient jamais le franchir. Que ce fut une illusion, ils devaient vite s’en apercevoir. Ils avaient, certes, une bonne connaissance des mouvements ouvriers des pays d’Europe ; ils en connaissaient aussi les chefs, ils les rencontraient dans les congrès de la 2e Internationale. Mais ce qu’ils ne savaient pas et ne pouvaient savoir, c’était, jusqu’où pouvait aller l’habileté manœuvrière de ces hommes formés dans les pratiques du parlementarisme démocratique. Ils avaient plus de tours dans leur sac que les Russes soupçonneux n’en pouvaient imaginer. Le secrétaire du Parti communiste français, Frossard, par exemple, devait pendant deux années leur administrer une leçon dans l’art de se dérober. Rosa Luxembourg qui, elle, les connaissait à fond parce qu’elle avait passé sa vie de militante dans la social-démocratie allemande d’où elle pouvait aisément suivre la vie des partis des pays voisins, avait écrit, dès 1904, un article publié par l’Iskra (en russe) et par la Neue Zeit (en allemand) qui aurait pu mettre en garde les rédacteurs des thèses sur les 21 conditions s’ils l’avaient eu alors présent à la mémoire. "Avant tout, écrivait-elle, l’idée qui est à la base du centralisme à outrance : le désir de barrer le chemin à l’opportunisme par les articles d’un statut, est radicalement fausse... Les articles d’un règlement peuvent maîtriser la vie de petites sectes et de cénacles privés, mais un courant historique passe à travers les mailles des paragraphes les plus subtils." Critique anticipée dont la vie ultérieure de l’Internationale communiste confirma la justesse.
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Au cours d’une des séances du congrès, un grand garçon d’une vingtaine d’années s’était approché de moi. Il était Français, venait d’arriver à Moscou, désirait me parler. C’était Doriot. Il me raconta son histoire. Elle tenait en peu de mots : il avait été poursuivi et condamné pour un article antimilitariste à quelques mois de prison. Au lieu de se laisser emprisonner il avait décidé de s’échapper, préférant la résidence de Moscou à une cellule de la prison de la Santé. Son éducation politique était assez sommaire mais il était alors réservé, modeste et appliqué. Il passa à Moscou deux années entières, rentra en France pour prendre le secrétariat des Jeunesses communistes, fut élu député en 1924. Sa rupture avec l’Internationale communiste où le "bon droit communiste" était de son côté - il avait refusé de suivre Staline dans son tournant "gauchiste" de la "troisième période de l’Internationale communiste" - aurait pu lui permettre de former et d’organiser une saine opposition. Mais, durant sa brève et brillante carrière, il avait appris à manœuvrer, était devenu très vite un parfait politicien et il avait été contaminé trop sérieusement par le stalinisme pour pouvoir entreprendre une tâche désintéressée ; il voulait être un "chef" et il lui fut facile de passer, comme beaucoup d’autres, du stalinisme à l’hitlérisme.
XV
Trotsky prononce le discours-manifeste de clôture
Le congrès s’acheva avec la même solennité qui avait marqué ses débuts. La scène était cette fois à Moscou ; pour son ultime séance, le congrès se réunissait au Grand-Théâtre. Les délégués s’étaient massés sur la scène. Une longue table la barrait entièrement, derrière laquelle se tenaient Zinoviev et les membres du Comité exécutif. La vaste salle était bondée d’une foule joyeuse et attentive : militants du Parti, des syndicats, des soviets. La réunion était enfin pour eux. Au Kremlin, les discussions avaient toujours lieu en allemand, en anglais, en français ; il était temps qu’on parlât russe. Le discours fut prononcé par Trotsky. C’était le manifeste du congrès, mais un manifeste d’un caractère différent de ce qu’on entend habituellement par ce terme. Il était divisé en cinq grandes parties. Trotsky décrivait d’abord la situation générale du monde, les relations internationales après le traité de Versailles ; un sombre tableau mais tel que les innombrables victimes de la guerre commençaient à le voir. Puis il passait à la situation économique. Appauvrissement et désorganisation générale de la production à laquelle on tente de remédier par un recours à l’intervention de l’Etat. Mais, en fait, les interventions de l’Etat dans l’économie ne font que rivaliser avec l’activité pernicieuse des spéculateurs en aggravant le chaos de l’économie capitaliste à l’époque de son déclin. Dans cette période de déclin, la bourgeoisie a complètement abandonné l’idée de se concilier le prolétariat par les réformes. Il n’est plus une seule grande question qui soit tranchée par le vote populaire. Toute la machinerie étatique retourne de plus en plus clairement vers sa forme primitive : des détachements d’hommes armés. Il faut abattre l’impérialisme pour permettre à l’humanité de vivre.
En face de ce régime agonisant, la Russie soviétique, elle, a montré comment l’Etat ouvrier est capable de concilier les exigences nationales et les exigences de la vie économique, en dépouillant les premières de leur chauvinisme, en libérant les secondes de l’impérialisme.
Sur le fond de ce large exposé, Trotsky résumait alors les débats et expliquait les décisions, concluant par ces mots : "Dans toute son activité, soit comme leader d’une grève révolutionnaire, soit comme organisateur de groupes clandestins, soit comme secrétaire de syndicat, député, agitateur, coopérateur, ou combattant sur la barricade, le communiste reste toujours fidèle à lui-même, membre discipliné de son parti, ennemi implacable de la société capitaliste, de son régime économique, de son Etat, de ses mensonges démocratiques, de sa religion et de sa morale. Il est un soldat dévoué de la révolution prolétarienne et l’annonciateur infatigable de la société nouvelle. Ouvriers et ouvrières ! Sur cette terre il n’y a qu’un drapeau sous lequel il soit digne de vivre et de mourir, c’est le drapeau de l’Internationale communiste."
L’homme, ses paroles, la foule qui l’écoutait, tout contribuait à conférer à cette ultime séance du congrès une grandeur émouvante. Le discours avait duré un peu plus d’une heure. Trotsky l’avait prononcé sans notes ; c’était merveille de voir comment l’orateur organisait ce vaste sujet, l’animait par la clarté et la puissance de sa pensée, et d’observer sur les visages l’attention passionnée avec laquelle on suivait sa parole. Parijanine - un Français qui vivait depuis une douzaine d’années en Russie - vint à moi ; il était en proie à une vive émotion : "Pourvu que ce soit bien traduit !" me dit-il, exprimant ainsi bien plus que le souci d’une traduction fidèle : la crainte que quelque chose de cette grandeur ne fût perdu.
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Le Comité exécutif se réunit dès le lendemain du congrès. Il devait examiner les conséquences pratiques des décisions et résolutions adoptées, prendre les mesures touchant leur application. Le premier point de son ordre du jour était la désignation du président et du secrétaire. La réélection de Zinoviev à la présidence ne faisait pas question mais il en allait tout autrement pour le secrétariat : la délégation russe demandait l’élimination de Radek. La première secrétaire de l’Internationale communiste avait été Angelica Balabanov ; Radek l’avait remplacée au début de 1920 ; il n’avait donc occupé ce poste que pendant peu de temps. Cependant sa candidature, qu’il maintenait, était défendue par quelques délégués, notamment par Serrati. Une discussion s’engagea ; elle fut assez brève car elle ne faisait que répéter un débat qui avait eu lieu au Comité exécutif quelques jours avant la réunion du congrès.
C’était une affaire importante, capitale, car la question qui s’était trouvée inopinément posée était celle-ci : avec qui faire l’Internationale communiste ? Avec quels partis ? Quels groupes ? Quelles tendances révolutionnaires ? Qui admettre et qui repousser ? Seuls les partis socialistes qui votaient l’adhésion tout en conservant dans leur sein des adversaires de l’Internationale communiste ? Ou seuls les nouveaux groupements qui s’étaient formés pendant la guerre sur les bases mêmes de l’adhésion à la 3e Internationale ? Le Parti communiste russe avait adopté une solution intermédiaire : ses thèses sur l’admission à l’Internationale communiste comportant 21 conditions devaient être à la fois une garantie contre les opportunistes, une barrière leur en interdisant l’entrée, et elles devaient faciliter la sélection indispensable parmi les membres des vieux partis socialistes.
Or, à la surprise générale, Radek avait évoqué une question qu’on croyait tranchée et il avait pris nettement position contre la décision du Parti communiste russe : le congrès va se réunir, dit-il, qui peut y participer ? Certainement pas ces nouvelles organisations qui, bien que constituées sur la base de l’adhésion à la 3e Internationale, comprennent surtout des syndicalistes et des anarchistes, mais uniquement les délégués des partis, socialistes ou communistes, qui ont seuls qualité pour désigner des délégués. Serrati et Paul Levi aussitôt l’appuyèrent ; l’opération avait sans doute été préparée ; le Parti socialiste italien et le Parti communiste allemand étaient, en dehors du Parti communiste russe, les deux partis importants de l’Internationale. Radek pouvait penser que leur intervention en sa faveur serait décisive. Mais il avait fait un mauvais calcul. Boukharine lui rappela la position prise par le Comité central du Parti communiste russe, le texte des appels lancés par l’Internationale communiste aux ouvriers de tous les pays. Avec les opportunistes, dit-il en substance, nous n’avons rien de commun ; avec les révolutionnaires sincères et éprouvés qui ont voté l’adhésion à la 3e Internationale, nous voulons discuter amicalement ; nous avons nous-mêmes fait les révisions de notre programme devenues nécessaires ; nous nous sommes défaits, selon l’expression de Lénine, de notre linge sale social-démocrate pour construire le communisme sur une nouvelle base ; nous voulons poursuivre nos efforts pour amener les syndicalistes et les anarchistes à faire pour leur compte l’opération qui leur permettra de nous rejoindre dans les nouveaux partis communistes en formation. Boukharine avait conclu en disant ne pouvoir comprendre pourquoi Radek avait remis en question les décisions prises par le Parti communiste russe et par l’Internationale. "Que font ici les délégués anglais des Shop Stewards et des Workers’ Committees ? Que fait Pestaña ? Que fait Rosmer ? Pourquoi les avoir appelés si on était résolu à fermer devant eux les portes du congrès ?" C’était si évident que Radek ne put trouver d’autres recrues pour sa manœuvre de dernière heure : il resta avec Levi et Serrati. J’ai parlé d’eux ailleurs ; ce que j’en ai dit explique leur attitude surtout en ce qui concerne Paul Levi ; il détestait en bloc les anarchistes et les syndicalistes, éléments d’une "opposition" qui ne cessait de le hanter ; les mobiles de Serrati étaient différents ; il trouvait inadmissible que l’Internationale accueillît cordialement les groupements syndicalistes et anarchistes alors qu’elle ne cessait de formuler des exigences diverses à l’égard d’un imposant parti comme le sien.
On en était resté là à cette séance du comité exécutif, mais il y avait, bien entendu, une conclusion à tirer de ce débat, et la conclusion, c’était, selon la délégation russe à l’Internationale communiste, l’élimination de Radek du secrétariat ; les débats n’avaient fait que souligner son inévitabilité. Elle ne fut cependant pas adoptée tout de suite. Pour remplacer Radek, la délégation proposait un communiste russe, Kobiétsky. Nous ne le connaissions pas ; John Reed qui ne le connaissait pas davantage, demanda cependant qu’on ajournât la décision ; il avait reçu, disait-il, des informations qu’il fallait vérifier ; il y aurait, dans le passé politique de Kobiétsky, des compromissions qui le rendaient indésirable, surtout à un poste de cette importance. Il n’était pas difficile de voir d’où John Reed avait reçu ces informations. Radek se cramponnait. Mais Zinoviev fit remarquer que la présentation par la délégation russe était une garantie, et l’affaire fut réglée. Après l’expérience de Radek au secrétariat, le choix d’un homme moins brillant mais plus sûr s’imposait.
Une autre décision importante fut prise ce même jour. Sur l’initiative de la délégation russe, on demanda à chaque délégation de désigner un représentant qui demeurerait à Moscou, participerait directement aux travaux de l’Internationale communiste ; une liaison permanente serait ainsi réalisée, assurant une bonne information réciproque entre l’Internationale communiste et ses sections. Pour moi, cette décision était la bienvenue. Je m’étais mis en route non pour aller à un congrès, mais pour étudier sur place la Révolution bolchéviste et le régime soviétique qu’elle avait instauré - ce que le congrès ne m’avait guère permis de faire ; j’en aurais désormais la possibilité. En outre, je désirais vivement suivre le travail du Conseil international provisoire des syndicats rouges ; c’était là où je me sentais le plus à l’aise et où j’étais sûr de faire un travail utile. La tactique défendue énergiquement par Lénine contre les "gauches" dans la Maladie infantile et approuvée par la majorité du congrès pouvait paraître contradictoire ; on demandait aux communistes, aux ouvriers révolutionnaires, de rester dans les syndicats réformistes, et, d’autre part, on s’acheminait ouvertement vers une Internationale syndicale rouge. Les leaders réformistes de la Fédération syndicale internationale d’Amsterdam ne manquaient pas de le dire ni même de le crier, et avec eux la presse bourgeoise ; nous étions dénoncés comme des scissionnistes.
Mais la contradiction n’était qu’apparente ; les scissionnistes n’étaient pas de notre côté ainsi que les événements ne tardèrent pas à le prouver ; il y eut bien scission mais elle fut provoquée par les chefs réformistes dès l’instant où ils sentirent la majorité leur échapper ; à aucun prix ils ne voulaient permettre à la masse des syndiqués de s’exprimer, de décider librement et conformément aux règles démocratiques quand ils craignaient de perdre la direction de l’organisation syndicale. Leurs tirades contre "toutes les dictatures", pour la démocratie, n’étaient que des mots ; en fait ils étaient décidés à garder par tous les moyens les postes qu’ils n’avaient pu conserver ou acquérir qu’à la faveur de la guerre. J’ai déjà eu l’occasion de montrer à quel point Lénine s’était montré inflexible sur la tactique syndicale ; il fallait lutter et rester là où étaient les ouvriers, donc presque partout dans les syndicats réformistes puisque les chefs réformistes avaient réussi à en garder la direction malgré leur attitude pendant la guerre mondiale. Cependant là, comme dans les partis social-démocrates, des minorités plus ou moins nombreuses, mais partout importantes, bataillaient sous le drapeau de la 3e Internationale pour conquérir l’organisation en amenant la majorité des membres à se rallier aux conceptions qu’elles défendaient ouvertement.
Si notre activité ne se déroula pas toujours comme nous l’aurions voulu, les responsabilités furent de deux sortes. Il y eut, d’une part, au sein des minorités, des impatients et de soi-disant "théoriciens" qui voulaient avoir sans plus attendre une organisation syndicale à eux ; leur maladresse ou leur erreur ne firent que faciliter le jeu des réformistes qui se réjouissaient de trouver devant eux de tels adversaires ; d’autre part, à la direction de l’Internationale communiste on ne comprit pas toujours exactement en quoi consistait notre tâche ; on n’en saisissait pas l’importance ; toute l’attention se concentrait sur le développement des jeunes partis communistes. Cependant, si les chefs réformistes dans les syndicats étaient vulnérables, ce n’était qu’à la condition de porter les coups au bon endroit, car ils étaient plein d’astuce et de ruse ; c’est de leur côté qu’étaient le mensonge et la dissimulation ; or, on se bornait le plus souvent à leur décocher des injures, qu’ils avaient sans doute méritées mais qui étaient sans efficacité. À propos d’une réunion, à Londres, du Conseil général de l’Internationale syndicale d’Amsterdam, le Comité exécutif de l’Internationale communiste avait décidé de lancer un appel, conjointement avec le Conseil international provisoire, aux ouvriers de tous les pays et aux ouvriers britanniques en particulier. Nous avions été chargés, Zinoviev et moi, de préparer chacun de notre côté un projet qui servirait à établir le texte définitif. Mais nos deux projets étaient si dissemblables de forme et de fond qu’il ne restait plus qu’à adopter l’un ou l’autre. Tandis que je m’étais attaché à grouper les griefs des ouvriers en un ensemble qui pouvait impressionner et convaincre, rappelant l’activité passée des leaders d’Amsterdam, soulignant combien peu cette Fédération était internationale - le chauvinisme y sévissait à tel point que les nations adhérentes restaient classées en alliées et ennemies comme au temps de la guerre - Zinoviev se bornait à lancer une bordée d’injures, parfois d’assez mauvais goût, contre "Messieurs les leaders jaunes", etc. Il fallait tout ignorer du mouvement ouvrier et des travailleurs britanniques pour s’imaginer un seul instant qu’un appel de ce genre pourrait nous gagner des adhérents, ou simplement des sympathies, faciliter la tâche des minorités révolutionnaires. Zinoviev proposa de tenter de fondre les deux textes, mais c’était impossible ; l’appel reproduisit exactement sa rédaction et j’étais bien fâché de devoir y mettre ma signature.
Mon travail à l’Internationale communiste était moins absorbant, bien que j’eusse été chargé d’y représenter la Belgique et la Suisse qui n’avaient pu laisser un permanent à Moscou. Je m’étais lié au cours du congrès avec leurs délégués dont les principaux étaient pour la Belgique, Van Overstraeten, sérieux, capable, un des fondateurs du Parti que la "bolchévisation" zinoviéviste de l’Internationale communiste éloigna du communisme dès 1927 ; pour la Suisse, Humbert-Droz qui trompa la confiance qu’on avait mise en lui ; pasteur à Londres au début de la guerre mondiale il y avait été persécuté pour son opposition à la guerre ; rentré en Suisse il avait contribué à rassembler les zimmerwaldiens, organisé la propagande en faveur de la 3e Internationale, dirigé une excellente revue ; contre toute attente il approuva, lui, non seulement la "bolchévisation", mais le stalinisme tout entier, y compris les "procès de Moscou". C’est seulement au cours de la 2e guerre mondiale qu’il devait se séparer d’un parti devenu entièrement différent de celui qu’il avait contribué à créer.
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Comme toutes les institutions soviétiques, syndicales et politiques, la 3e Internationale avait une maison de repos pour ses travailleurs. C’était un assez vaste domaine - l’ancienne propriété du grand-duc Serge, gouverneur de Moscou - situé à Ilinskoïé, à vingt verstes de la ville, sur la route de Klin. Le bâtiment principal était imposant par ses dimensions mais banal ; d’autres, plus petits, étaient disséminés dans le parc. Les travaux du congrès et les longues discussions avaient épuisé les délégués ; ceux qui restaient à Moscou allèrent se reposer à Ilinskoïé. J’y fis un court séjour qui me permit de faire des constatations intéressantes. D’abord le contraste entre le dehors et le dedans ; les installations intérieures étaient simples même pauvres ; tout avait été pris pour la guerre ; la literie se réduisait à une paillasse étendue sur des planches et le menu était comme d’ordinaire d’une extrême sobriété. Mais quelle atmosphère cordiale et plaisante ! Tout y contribuait ; c’était l’été et comme pour économiser la lumière, on avait appliqué une double "heure d’été", les agréables soirées se prolongeaient. Après le dîner du soir on se rassemblait dans le bâtiment principal ; l’imagination, la fantaisie, les dons artistiques si communs chez les Russes leur permettaient d’improviser les divertissements les plus ingénieux. Et il y avait par-dessus tout les chants, ces incomparables chants populaires russes qui, venant des villages voisins, s’élevaient dans la nuit.
Un matin, je trouvai M. que je n’avais plus revu depuis mon arrivée en terre soviétique, depuis ce voyage de Iambourg à Petrograd au cours duquel il s’était efforcé de me persuader qu’il convenait d’utiliser la tribune parlementaire pour la propagande communiste. Sa femme vint bientôt nous rejoindre. Seconde de Kollontaï à la section du travail parmi les femmes, elle était donc un personnage important dans la "hiérarchie" soviétique (personne, bien entendu, ne se serait avisé alors d’employer pareil terme ; il a fallu le fascisme de Mussolini pour l’implanter et le stalinisme pour le recueillir). Mais elle n’était pas disposée pour autant à trouver que tout était pour le mieux dans la République des soviets ; bien au contraire, elle critiquait beaucoup et sans ménagement : une rouspéteuse qui avait son franc-parler. La chose ne doit étonner qu’à distance ; on pouvait alors parler librement : nulle gêne, une camaraderie parfaite. Durant mon séjour à Moscou, je revis souvent M. et sa femme ; ils avaient une chambre à l’hôtel Métropole, et si tard qu’on rentrât dans la nuit, revenant d’une réunion et parfois du théâtre on apercevait toujours de la lumière à leur fenêtre, et on était assuré de recevoir d’eux un verre de thé - quoique léger - et parfois un bonbon pour le sucrer, mais toujours une âpre dénonciation des insuffisances du régime : une maison à ne pas fréquenter pour un communiste vacillant, mais ceux d’alors étaient bien trempés.
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Un coup de téléphone de Trotsky m’avisa qu’il venait de recevoir la traduction française du manifeste du congrès ; cela faisait la matière d’une forte brochure qu’on devait publier simultanément à Petrograd et à Paris. La traduction lui paraissait fidèle ; cependant il aimerait la revoir avec moi. La révision prit plusieurs soirées ; ces jours-là au lieu de retourner travailler à son secrétariat après dîner, il restait au Kremlin. Ce fut pour moi l’occasion de reprendre mon interrogatoire, portant maintenant plus précisément sur plusieurs sujets que je voulais approfondir, et naturellement sur le congrès lui-même. Je le questionnai aussi sur les hommes ; j’en connaissais très bien quelques-uns mais de beaucoup d’autres je ne savais que le nom. De ceux-là il me faisait des biographies que je trouvais toujours flattées quand il m’était donné de les vérifier ; il connaissait bien tous ceux avec lesquels il travaillait, au Comité central du Parti et dans les institutions soviétiques. S’il en était plusieurs qu’il n’aimait pas et qu’il jugeait sévèrement ce n’était jamais pour des raisons personnelles mais parce qu’ils étaient inférieurs à leur tâche ou s’en acquittaient mal ; il n’y avait jamais rien de mesquin dans ses remarques. "N’avez-vous jamais eu de grave inquiétude sur l’issue au cours de la longue guerre civile ?" lui demandai-je un jour. "Quel moment a été le plus dur ?" - Brest-Litovsk, dit-il, tout de suite, répondant d’abord à la deuxième question. Le Parti était profondément troublé, agité. Lénine était presque seul au début pour accepter de signer le traité sans discussion. On pouvait craindre une scission, des luttes intestines acharnées qui, dans l’état où était alors la Russie soviétique auraient eu des conséquences funestes pour notre Révolution... La guerre civile présenta des dangers d’une autre sorte ; quand nous nous trouvâmes pressés simultanément à l’Est, à l’Ouest et au Sud, quand Denikine menaça Toula, il est certain qu’on ne pouvait s’empêcher de se demander avec angoisse si notre armée rouge n’allait pas succomber sous ce triple assaut. Pour ma part la confiance ne m’abandonna jamais. J’étais, pour apprécier la situation, dans des conditions particulièrement favorables : je savais exactement ce qu’on pouvait demander à notre armée, et grâce à mes voyages incessants au front et à travers le pays, je savais aussi ce que représentaient les armées de la contre-révolution ; elles étaient mieux équipées que les nôtres : Ioudénitch disposa même de tanks dans son attaque sur Petrograd ; mais je connaissais leur faiblesse fondamentale : derrière elles, les paysans apercevaient les propriétaires des terres dont ils s’étaient emparées. Même ceux qui n’avaient pas trop de sympathie pour nous devenaient alors des alliés sur qui nous pouvions compter."