Bandeau
Fragments d’Histoire de la gauche radicale
Slogan du site
Descriptif du site
Témoignage de Jules Humbert-Droz
Mon évolution du tolstoïsme au communisme - (1891-1921)
Article mis en ligne le 8 mars 2020
dernière modification le 15 février 2020

par ArchivesAutonomies

A la veille du deuxième congrès mondial de l’Internationale communiste

Avant qu’elle ne soit définitivement organisée, l’Internationale communiste fut atteinte d’un mal dont elle ne réussit jamais à se guérir : le sectarisme, l’intransigeance, le dogmatisme, les fractions, divisions et subdivisions. Dès le premier congrès mondial, en mars 1919, qui ne fit que proclamer la création de la nouvelle Internationale, des groupes se formèrent dans la plupart des pays dont le but n’était pas de constituer un grand parti communiste, mais de devenir le plus rapidement possible la section de l’Internationale communiste à l’exclusion de toute autre organisation. En Grande-Bretagne il n’y eut pas moins de trois partis rivaux se réclamant de l’Internationale communiste, deux aux États-Unis, deux en Allemagne. A côté de ces groupements, souvent créés par les Jeunesses socialistes, il existait dans tous les partis socialistes une gauche favorable à l’adhésion à l’Internationale communiste.

En Suisse allemande, des jeunes groupés autour de l’organe Die Forderung dirigé par Jakob Herzog, Itschner, les frères Jordi, Bruggmann, Weibel et d’autres — qui avaient pris une part très active aux grandes manifestations ouvrières et à la grève générale et s’étaient fait exclure du Parti socialiste et de l’Union ouvrière pour leur indiscipline — avaient fondé le Parti communiste suisse. La gauche du Parti socialiste s’était aussi organisée en fraction sous la présidence d’Ernst Nobs, alors rédacteur en chef du quotidien socialiste de Zurich, le Volksrecht.

En Suisse romande j’avais réussi à éviter la création d’un parti communiste indépendant et sectaire en concentrant toute l’action à l’intérieur du Parti socialiste. Bien qu’étant lié plus étroitement à la gauche du Parti socialiste, j’avais d’excellentes relations avec les membres du Parti communiste de Suisse allemande. J’étais invité à leurs conférences et les partisans de la Troisième Internationale en Suisse romande conviaient aussi un délégué du Parti communiste suisse et un délégué de la gauche socialiste alémanique à leurs conférences.

Les communistes russes, soucieux de développer la propagande dans le monde, favorisaient ce morcellement en multipliant les bureaux à l’étranger. Un de ces centres, très important, existait à Berlin, avec Thomas. L’ingénieur Rutgers, qui avait participé au premier congrès de l’Internationale communiste, était rentré de Russie en Hollande avec la mission de créer un sous-bureau à Amsterdam ralliant les militants du groupe socialiste antiparlementaire réunis autour de Weinkop, Ravenstein, Gorter, Pannekoek et Henriette Roland-Holst et du journal Tribune.

Berzine, de l’ambassade soviétique à Berne, avait développé un centre en Suisse, avant son expulsion après la grève générale. En Suède, les députés Ström et Höglund avaient créé un service de presse international "Vaensterpress ".

Ces divers centres de propagande n’étaient ni coordonnés, ni d’accord sur la tactique à suivre ou sur l’action à entreprendre. Le sous-bureau d’Amsterdam était antiparlementaire et plus sectaire que celui de Berlin. Une concurrence s’établit entre ces centres et de multiples conférences furent organisées.

Le secrétariat de Berlin et le sous-bureau d’Amsterdam convoquèrent chacun, pour janvier 1920, une conférence internationale.

Celle de Berlin fut renvoyée à plus tard. Celle d’Amsterdam eut lieu le 3 février, avec une participation réduite de délégués de Grande-Bretagne, des États-Unis, d’Allemagne et de Belgique. Le Parti communiste suisse y était représenté par J. Herzog. Elle fut dissoute le quatrième jour par la police. Cependant un accord était intervenu entre le sous-bureau d’Amsterdam et le secrétariat de Berlin. Les deux centres continueraient leur propagande propre, mais une conférence plus représentative devait, dans un délai de trois mois, organiser un bureau définitif.

La Conférence d’Amsterdam avait adopté une résolution invitant les groupes communistes existant à l’intérieur des partis socialistes à rompre leurs liens et à adhérer au Parti communiste déjà existant, ou à en créer un. La résolution répudiait la démocratie bourgeoise pour y substituer la dictature du prolétariat et le système des soviets.

Cependant, au vu des résolutions discutées et admises à Amsterdam, le Comité exécutif de l’Internationale communiste à Moscou publia, le 15 mai, un communiqué annulant, par un vote unanime, le mandat du bureau d’Amsterdam, parce que ce bureau défendait, sur une série de questions importantes, un point de vue opposé à celui du Comité exécutif.

Le Comité exécutif admit unanimement que :

"Refuser d’utiliser l’arme parlementaire, renoncer à faire pénétrer l’esprit révolutionnaire de l’intérieur dans les syndicats, tout cela vient d’une appréciation insuffisante du rôle des partis communistes comme agents de la révolution universelle, se trouve en contradiction flagrante avec les intérêts de la classe ouvrière et enfin aboutit à transformer la lutte pour la dictature en une phrase vide. " [1]

En remettant les fonctions du bureau d’Amsterdam au secrétariat de l’Europe centrale à Berlin, le Comité exécutif affirmait :

"S’il se rassemble des conférences partielles de partis adhérant à la Troisième Internationale, les décisions de ces conférences ne peuvent avoir qu’un caractère préparatoire. Seul le congrès international convoqué par le Comité exécutif pourra prendre des décisions définitives. " [2]

Avant la publication de cette restriction, le Parti socialiste italien avait convoqué lui aussi une conférence communiste internationale. Le comité de ce parti avait décidé, le 19 mars 1919 déjà, d’adhérer à l’Internationale communiste. En octobre 1919, le congrès du parti ratifiait cette adhésion à une écrasante majorité.

A l’occasion d’une conférence nationale du Parti socialiste italien réunie à Milan, le 20 avril 1920, le Comité directeur du Parti italien, en accord avec le représentant du Parti communiste russe en Italie, Nicolini (Lioubarsky), invitait les partis et les groupes communistes d’Europe à une conférence internationale. Comme il en avait été pour la Conférence d’Amsterdam, les visas ne furent pas accordés, cette fois par le Gouvernement italien, et la plupart des militants invités ne purent arriver à Milan.

Milan n’étant pas très éloigné de la frontière suisse, la gauche du Parti socialiste suisse et le Parti communiste suisse décidèrent d’y envoyer chacun un délégué. Je fus désigné par la gauche du Parti socialiste suisse et Bruggmann par le Parti communiste suisse.

Pour la première fois, j’allais passer une frontière illégalement, et cela dans des conditions très primitives et des plus romantiques.

Le Parti socialiste tessinois avait organisé des possibilités de passage à la frontière. J’avais reçu l’adresse d’une petite échoppe de cordonnier à Bellinzone, point de rencontre. De là, je fus renvoyé à Lugano, dans un café, centre de rendez-vous des socialistes de l’endroit. J’y retrouvai Bruggmann et un jeune socialiste tessinois, Elvezio Tela de Muzzano, qui connaissait bien la frontière et devait nous servir de guide. Nous partîmes le soir par le train jusqu’au poste frontière de Ponte Tresa. Il faisait presque nuit quand nous avons entrepris la montée à pied par un sentier rocailleux, jusqu’au petit village de Sessa. Tela nous mit au courant de notre itinéraire. Impossible de traverser la frontière italienne en plaine car un treillis de plus de deux mètres de haut la longeait. Il suffisait de toucher ce treillis pour que les douaniers, alertés par un système de sonnerie, accourent en hâte. Sur la montagne le treillis était remplacé par un câble dissimulé dans les fourrés et sous les herbes. Il était indispensable de bien connaître la frontière pour la passer en faisant un grand pas sans toucher le câble. Une fois le câble franchi, on pouvait poursuivre tranquillement le voyage jusqu’à Luino. De Luino nous devions continuer le voyage par le train sur Milan.

Nous arrivâmes à Sessa à la tombée de la nuit. C’est à l’auberge que nous fîmes la première halte en attendant que l’obscurité soit complète. Le patron de l’auberge, un colosse, nous offrit une collation et un lieu sûr pour attendre la nuit. Il était plus anarchiste que socialiste, mais gagné à la cause de la Révolution russe.

La nuit était sans lune, comme il le fallait pour notre expédition. Nous nous mimes en marche par un chemin de montagne caillouteux. Je ne voyais absolument rien et, guidé par Tela, j’avançais comme un aveugle en butant contre les pierres malgré l’ordre d’éviter tout bruit afin de ne pas éveiller l’attention des douaniers suisses en patrouille. Nous nous taisions, les nerfs tendus.

Tela connaissait parfaitement le chemin, aussi ai-je pensé qu’il était contrebandier à ses heures. Moi-même, partisan de l’abolition des frontières, j’ai toujours eu plus de sympathie pour les contrebandiers que pour les douaniers et la police frontalière. Au cours de mes nombreux voyages à l’étranger, j’ai eu un intime et profond plaisir à passer les frontières illégalement et à transporter quelques objets de contrebande dans mes bagages.

Après une longue montée, pénible autant par le chemin que par l’obscurité complète, nous arrivâmes à un endroit où Tela, me prenant par la main, me dit de faire un grand pas en soulevant bien haut la jambe, ce que je fis parfaitement sans rien y voir.

Nous étions en Italie ! Et bientôt notre chemin, toujours pierreux et difficile, commença à descendre. Le jour pointait à l’horizon lorsque nous arrivâmes à Luino. En prenant un café bien gagné dans un bistrot, nous convînmes avec Tela du jour de notre retour et de l’heure à laquelle nous arriverions à Luino pour refaire le même chemin en sens inverse.

A Milan, on nous attendait. Gennari, secrétaire du Parti socialiste italien, avait retenu des chambres où nous pûmes faire un brin de toilette avant d’aller à la conférence du parti qui avait déjà commencé dans la grande et belle salle du Municipio de Milan. En Italie nous étions en sécurité. C’est à cette conférence que j’entendis les grands orateurs du Parti italien, Modigliani, orné de sa grande barbe, Turati, Treves, d’Arragona, Lazzari, maigre et noueux comme un cep de vigne, et Serrati avec lequel j’avais déjà échangé une intéressante correspondance. La conférence discutait des grandes grèves de Turin et de la tactique du parti qui venait de remporter une impressionnante victoire aux élections communales dans un nombre important de municipalités. Le mouvement des masses et l’action démocratique et parlementaire jetaient le pays dans une crise révolutionnaire d’un caractère très spécial et posaient au parti des tâches très différentes de celles que les bolcheviks avaient à résoudre en Russie.

J’ai donné mes impressions de cette conférence du Parti socialiste italien dans le Phare et je les reproduis ici parce qu’elles expriment ma pensée à cette phase de mon évolution :

"Le Parti socialiste italien joue dans l’Internationale et dans le mouvement révolutionnaire mondial un rôle de première importance. Certes, nos regards sont fixés sur la Russie des soviets. Nous y puisons de grands exemples, de riches enseignements, pour fixer nos principes et déterminer notre tactique. Mais si la Russie nous donne l’exemple d’un pays en période de dictature prolétarienne, elle nous dit peu de chose de la période qui précède le renversement de l’Etat bourgeois. Ses conditions politiques et économiques avant la révolution d’octobre étaient spéciales et peu semblables à celles des pays occidentaux où la bourgeoisie est beaucoup mieux organisée pour résister, où la démocratie politique trompe encore la masse du peuple, où la vie industrielle domine. L’Italie, par contre, est placée dans les mêmes conditions générales que les autres peuples occidentaux et nous avons les yeux fixés sur son mouvement ouvrier, parce que nous sentons sa force combative, son enthousiasme révolutionnaire, sa volonté de vaincre.

Malgré les diverses tendances qui se manifestent au sein du parti, le mouvement ouvrier est resté uni, il n’a pas connu les divisions profondes du mouvement allemand. Il faut remarquer, du reste, que les tendances diverses qui existent dans le mouvement italien ne sont nullement aussi profondes que celles qui existent ailleurs. Turati est à peu près seul à défendre, non le social-patriotisme d’un Renaudel, mais le point de vue centriste, démocratique et pacifiste de Kautzky, Mac Donald, Adler ou Graber. A gauche, Bordiga, les chefs du mouvement de Turin et Missiano, ne sont pas des éléments "syndicalistes " ou "anarchistes ". En discutant avec Bordiga, j’ai pu me convaincre que son abstentionnisme électoral n’est nullement une affaire de principe, mais une conception tactique qui considère que dans nos pays occidentaux où le parlementarisme est corrompu, ancré dans les mœurs politiques démocratiques, il est presque impossible d’employer la tribune parlementaire pour la propagande révolutionnaire et qu’il serait préférable de s’abstenir pour arracher à la masse ses illusions démocratiques et parlementaires et pour épurer l’action révolutionnaire du parti.

C’est un spectacle réconfortant que celui d’un congrès du parti italien. On sent le prolétariat prêt à la grande bataille, se préparant à donner l’assaut au régime capitaliste, mais qui ne se laisse pas entraîner par son tempérament bouillant à une action décisive prématurée. Il veut agir, il se prépare à agir mais il ne veut frapper que lorsqu’il aura le maximum de garanties de réussite. Les délibérations du Conseil national de Milan furent dominées par la situation révolutionnaire générale et plus particulièrement par la grève générale de Turin et la. situation créée par elle. Les éléments de Turin ont cru que leur grève serait le signal de la révolution italienne ; le congrès discuta longuement de la situation intérieure et extérieure, examina les points faibles des positions prolétariennes, le sud de l’Italie, l’armement insuffisant, la nécessité d’attendre que le prolétariat international puisse appuyer la révolution italienne. C’est là une tâche fort délicate devant la désorganisation du régime bourgeois, devant les mouvements de masse toujours plus nombreux et plus étendus, devant l’impatience révolutionnaire du prolétariat de retenir, de conseiller, d’attendre. La situation est telle que le parti socialiste peut déclencher un mouvement révolutionnaire quand il voudra, avec beaucoup de chance de s’emparer du pouvoir et d’organiser sans beaucoup de peine la production communiste agraire et industrielle ; de la gauche à la droite du parti on reconnaît cette possibilité. Mais ce qui fait reculer la direction du parti devant l’action décisive, c’est l’isolement international de l’Italie. Elle n’a pas les richesses naturelles et les greniers de la Russie, elle redoute l’intervention armée des troupes contre-révolutionnaires internationales, elle craint que le prolétariat italien n’ait pas la résistance héroïque et longue du prolétariat russe ; il faut donc retenir le mouvement révolutionnaire ; c’est l’opinion de Serrati et de la direction du parti, c’est l’opinion de l’extrême gauche aussi, mais, tandis que Serrati, Missiano, Bordiga nous exposaient cette situation, nous sentions grandir les responsabilités du prolétariat des autres pays occidentaux. Il ne manque pas de centristes pour se saisir des déclarations des camarades italiens : "Ils ont dit qu’il fallait retenir le mouvement révolutionnaire ! Ils ont bien dit "retenir " !... et forts de cette déclaration, ils serrent les freins en France, en Suisse, en Autriche, sans rien comprendre de la solidarité internationale. Les Italiens ne retiennent pas leurs mouvement pour que nous les imitions, mais pour que nous hâtions le pas et que nous soyons assez forts pour empêcher nos gouvernants réactionnaires d’intervenir militairement et d’affamer le prolétariat italien. Ils "retiennent" leur prolétariat pour que nous nous hâtions d’entraîner le nôtre et de l’amener au même degré de maturité révolutionnaire que le prolétariat d’Italie. " [3]

J’ai publié aussi un court compte rendu de la rencontre internationale de Milan.

"L’impossibilité de recevoir des passeports, les difficultés des voyages illégaux ont empêché la grande partie des délégués d’être présents. La Bulgarie, la Hongrie, la France, la Suisse, la Russie, l’Italie et le sous-bureau de Berlin étaient représentés. La conférence s’occupa principalement de questions administratives. Elle déplora la création de multiples sous-secrétariats qui, bien intentionnés sans doute, jettent la confusion dans les relations internationales. Elle s’est prononcée pour l’existence d’un seul sous-secrétariat et proposera au prochain congrès de le fixer en Italie. Pour créer de véritables relations internationales, la conférence propose également la création "d’ambassades" socialistes. Le mot est gros, mais la chose est simple. Auprès de chaque parti socialiste, des camarades de confiance représenteraient les partis socialistes des autres pays comme les ambassadeurs représentent leur pays auprès des gouvernements étrangers. Il n’est pas nécessaire que ce soient des camarades étrangers, pourvu qu’ils soient et se tiennent au courant de la politique du parti qu’ils représentent et qu’ils maintiennent le contact permanent entre les organisations. " [4]

J’ajoute que plusieurs délégués étaient des camarades étrangers résidant en Italie. Nicolini et Serrati s’intéressèrent particulièrement au Phare et à sa situation financière déficitaire. Je reçus 4000 lires comme contribution de soutien pour couvrir une partie du déficit.

Pendant une séance de la conférence au Municipio, je fus avisé qu’un camarade désirait me parler et je fus mis en présence d’un inconnu du nom de Georges Schmickrath, qui se disait délégué belge mais sans mandat. J’appris avec inquiétude qu’il avait passé chez moi, à La Chaux-de-Fonds, et que Jenny lui avait dit que j’étais à Milan. Se disant porteur d’une mission importante et urgente, il avait insisté pour me voir sans retard et Jenny lui avait communiqué l’adresse de Bellinzone. Il avait fait, deux jours après nous, le même voyage illégal.

Le type me parut très suspect, d’autant plus que ce qu’il avait à me dire sur l’organisation belge ne nécessitait pas un voyage en Suisse, et encore moins le passage illégal de la frontière pour venir me rencontrer à Milan. Méfiant, je refusai de discuter avec lui et je demandai aux camarades de ne pas lui permettre d’assister à leurs réunions, et encore moins à la séance internationale.

Le jour convenu, nous retrouvions pour le retour le fidèle et bon Tela à la gare de Luino. Nous y étions arrivés par le dernier train et dès que la nuit fut complète, nous nous mîmes en route pour Sessa.

Mêmes difficultés que pour l’aller. Mes yeux ne s’étaient pas faits à l’obscurité. Arrivés devant le câble frontière, Tela me dit de sauter. Je le fis sans toucher le câble, mais j’allai choir dans un buisson d’épines, après avoir buté contre une grosse pierre. J’eus mille peines à m’arracher aux épines qui m’écorchaient bras et jambes. J’en sortis enfin, n’ayant laissé dans le buisson qu’une jambe de mon pantalon. J’arrivai à Sessa dans cet état, ce qui nous fit bien rire quand les dégâts furent constatés à la lumière. Notre hôte avait préparé des sacs de couchage en peau de mouton, bien chauds, mais pleins de puces. Nous devions partir de bonne heure pour atteindre le premier train en direction de Lugano, à la gare de Ponte Tresa. Notre hôte me dit que je ne pouvais aller à Lugano, même de bonne heure, dans un tel accoutrement ; il me prêta un pantalon. Pour la longueur, ça allait, mais le tour de taille ! Je m’y serais mis facilement deux fois et pas de boutons pour les bretelles. Notre hôte, comme tous les ouvriers italiens et tessinois en ce temps-là, retenait son pantalon avec une large ceinture de coton rouge. Il me donna une grosse ficelle pour le maintenir tant bien que mal. D’ailleurs le voyage n’était pas long et, de bon matin à Lugano, j’achèterais un pantalon neuf. Lorsque nous eûmes déjeuné, au petit jour, notre hôte ouvrit toute grande la porte de son auberge en nous souhaitant bon voyage.

"Haut les mains !" Un groupe de policiers suisses en civil s’avança et nous mit en état d’arrestation. La fouille à laquelle on nous soumit leur démontra que nous étions trois citoyens suisses, munis tous trois de nos propres passeports, sans armes ni propagande subversive, donc parfaitement en ordre. Dans la maison ils ne trouvèrent ni la Balabanova, ni Loriot que la police fédérale, toujours aussi bien renseignée que parfaitement ridicule, savait à Milan et en route pour la Suisse ! Nous fûmes cependant accompagnés par la police et enfermés dans la prison de Lugano. A l’arrivée, comme cela se fait dans toute prison suisse qui se respecte, nous fûmes privés de nos lacets de souliers et de nos ceintures pour prévenir un suicide éventuel ! J’essayai de faire comprendre à ces Confédérés que la ficelle retenait mon pantalon et qu’il tomberait fatalement sur mes souliers si on me la séquestrait. Mais le règlement est formel et l’intelligence de la police limitée. Ma ficelle fut confisquée. Je fus donc bien obligé, pour marcher et me tenir debout, de m’habituer à mettre les mains dans les poches du pantalon pour l’empêcher de tomber.

On nous avait séparés et nous fûmes interrogés isolément par un colonel. Je me présentai devant lui les mains dans les poches. " Quelle est cette tenue ? Enlevez les mains de vos poches !" Avec un malin plaisir, j’obtempérai aussitôt et mon pantalon glissa. J’étais en chemise au garde-à-vous ! "Relevez votre pantalon !" J’obtempérai et, avec le sourire, je remis ostensiblement mes mains dans les poches.

Notre crime ? N’avoir pas obtenu le visa italien et avoir fait un séjour illégal à Milan ? Cela regardait la police italienne et non l’armée suisse. Être rentrés dans notre patrie par un chemin de montagne pour échapper à la police italienne ? Était-ce un crime ? La police avait fait chou blanc, mais elle ne devait pas perdre la face. Nous fûmes donc retenus. Mais comment monter un procès et inventer un délit ? La presse avait annoncé notre arrestation et le camarade Dicker, avocat, de Genève, avec l’accord de Jenny, avait spontanément pris en main ma défense. Un non-lieu nous libérait après cinq jours de détention.

Mais comment la police suisse avait-elle appris que nous arriverions ce soir-là par ce chemin clandestin ? Pas de doute possible ! Le Belge Georges Schmickrath était un provocateur payé par la police fédérale. Il s’était présenté à la rédaction de la Sentinelle après mon départ, en demandant à Paul Graber s’il pouvait me voir d’urgence. Sans chercher à savoir qui il était, Paul Graber lui avait dit que j’étais à Milan et que Jenny pourrait le renseigner. Envoyé chez moi par Paul Graber, Jenny lui avait fait confiance et lui avait remis l’adresse de la filière. Il avait appris de Tela la date de notre retour pour le cas où il aurait voulu se joindre à nous. Il nous avait vendus et rentrait en Suisse en train, une fois sa mission accomplie !

Il va sans dire que je m’enquis aussitôt de l’identité de ce prétendu camarade. La réponse confirma entièrement mes soupçons. Voici les premiers renseignements à son sujet donnés par une lettre du camarade Matthieu, de Bruxelles :

"... a filé il y a quelques mois en enlevant la caisse des groupements liégeois du journal L’Exploité de Jacquemotte (1000 francs environ). Cet exploit est la conclusion de toute une activité équivoque et inquiétante (...)

(...) Il nous a inquiétés par ses allures de conspirateur romantique et de policier de cinéma ! Ce n’est qu’un énergumène et un rastaquouère (...)"

Pour Jenny et moi ce fut, dans notre apprentissage des méthodes conspiratives, la leçon nécessaire pour ne pas faire confiance à tous ceux qui se présentent sous le nom de camarades. Dure leçon de méfiance qui n’était pas dans notre caractère, mais qui nous fut utile plus tard.

Le 22 avril, le Comité exécutif de la Troisième Internationale convoqua le deuxième Congrès mondial pour le 15 juillet 1920 à Moscou. Les partis et les groupes adhérant à l’Internationale communiste étaient invités à y envoyer des délégués. La gauche du Parti socialiste suisse favorable à l’adhésion était priée de s’y faire représenter.

Mais, avant que ne leur parvienne cette convocation, les groupes de la Troisième Internationale de Suisse romande avaient décidé de s’organiser mieux et de tenir un premier congrès. Jusque-là, c’était la Jeunesse socialiste qui avait développé dans le parti la propagande communiste au moyen de son journal La Nouvelle Internationale, du Phare et des brochures qu’elle avait publiées.

La conférence des groupes de la Troisième Internationale avait été convoquée publiquement à Yverdon, pour les 17 et 18 avril 1920. Le 13 avril, le Conseil d’Etat du canton de Vaud publia un arrêté interdisant sa réunion sur tout le territoire vaudois, ainsi que toutes les manifestations qui s’y rapportaient (assemblées, cortèges). Le prétexte à cette violation flagrante de la Constitution fédérale en vigueur en 1920 puisque la guerre était terminée depuis un an et demi, était ainsi formulé :

"Attendu que le congrès romand de la Troisième Internationale convoqué à Yverdon pour les 17 et 18 avril 1920 poursuit des buts nettement contraires à l’ordre public, que par conséquent cette manifestation est de nature à troubler la tranquillité et l’ordre publics (...) " [5]

Nous décidâmes de convoquer le congrès à Neuchâtel (Hôtel Beau-Séjour), une semaine plus tard, soit les 24 et 25 avril. Mais le Gouvernement neuchâtelois, sur la proposition du conseiller d’État Ernest Béguin, chef du Département de police, interdit aussi le congrès sur tout le territoire neuchâtelois, parce que "poursuivant des buts nettement contraires à l’ordre public".

Nous avons alors réuni ce congrès clandestinement à Fribourg où le Conseil d’État ignorait sa présence dans la bonne ville conservatrice et fut surpris en l’apprenant que la tranquillité et l’ordre publics n’aient pas été troublés !

Le 17 avril, le Comité central du Parti socialiste suisse avait décidé, par 20 voix contre 18, de proposer au congrès de 1920 l’adhésion à l’Internationale communiste ! Cette proposition venait de Grimm, alors que Paul Graber, qui fut mis en minorité, avait proposé de soutenir l’effort des " reconstructeurs" socialistes, indépendants allemands et partisans de Longuet en France, qui s’efforçaient de regrouper les socialistes opposés tant à la Deuxième Internationale reconstituée à Berne, qu’à la Troisième créée à Moscou. Que signifiait la volte-face du Comité central après le référendum qui avait rejeté, à une grande majorité, l’adhésion à l’Internationale communiste ? Dans le Phare, je dénonçai cette proposition de Grimm comme une manœuvre centriste et critiquai aussi la proposition de Graber qui ne soufflait plus mot de son opposition à la dictature du prolétariat et à la violence révolutionnaire, pour s’aligner sur les décisions des reconstructeurs allemands et français.

La proposition de Grimm avait inquiété les reconstructeurs français. De Berne, on les rassura par un communiqué du 21 avril, publié dans le Populaire. La manœuvre y est baptisée " opération tactique". Voici ce communiqué :

"Le sens du vote des socialistes suisses — Berne 21 avril (par télégramme de notre correspondant spécial). — La motion votée dimanche par le Comité central, loin d’être une manifestation d’intransigeance pouvant faire craindre une scission, doit être envisagée plutôt comme une "opération tactique" menée par le camarade Grimm pour concilier les tendances et prévenir tout geste d’impatience de la part de l’extrême gauche du parti.

Ce but paraît d’ailleurs déjà atteint. Ces éléments d’extrême gauche, si turbulents l’an passé, n’avaient pas, cette année, présenté de propositions. (...)

En tout cas le vote de dimanche ne signifie aucunement que les conversations en vue de la reconstruction, d’accord avec les indépendants d’Allemagne, le Parti socialiste français et le Parti socialiste d’Amérique, seront interrompues." [6]

Le Comité directeur du Parti socialiste suisse, se conformant à la décision du Comité central, décida d’envoyer des délégués au Deuxième congrès de l’Internationale communiste et vota un subside de 3000 francs pour cette délégation annoncée sous la formule équivoque :

"Il a été décidé d’envoyer une délégation en Russie, comme l’ont fait nos camarades de France et les indépendants d’Allemagne."

Mais, tandis que le Parti socialiste français déléguait Cachin et Frossard, et les indépendants d’Allemagne Crispien, Dittmann, Däumig et Stöcker, le Parti socialiste suisse n’envoya personne !

La gauche du parti, consciente des manœuvres de Grimm, convoqua une conférence nationale à Olten qui eut lieu les z6 et 27 juin. Les Romands y étaient nombreux. Michel Simon, alors installé à Leysin comme photographe, faisait partie de la délégation de sa section. Il prit quelques photographies du groupe romand auquel s’étaient joints Fritz Lieb de Bâle, Fritz Platten et Rosa Bloch de Zurich et Walther Bringolf de Schaffhouse. La conférence, présidée par Ernst Nobs, décida d’envoyer deux délégués au deuxième Congrès de l’Internationale communiste, un alémanique, G. Wyss, secrétaire syndical de Zurich, et un romand, Jules Humbert-Droz.

En route pour Moscou

En 1920, le voyage de Suisse à Moscou se heurtait à maintes difficultés. La Pologne était en guerre contre la Russie des Soviets. Les armées contre-révolutionnaires de Dénikine occupaient le sud du pays et les armées de l’anarchiste Makhno donnaient la chasse aux bolcheviks en Ukraine. Plus d’ambassade à Berne pour donner le feu vert jusqu’à destination. L’Allemagne social-démocrate, encore en proie aux bouleversements révolutionnaires et naturellement méfiante envers les communistes, n’accordait pas facilement le visa pour se rendre en Allemagne, d’où le voyage sur Moscou pouvait être organisé. La Suède social-démocrate ne délivrait un visa de transit que si le passeport portait déjà le visa esthonien ou finlandais. L’Esthonie faisait attendre un mois avant de donner un visa de transit. J’avais déposé mon passeport au consulat allemand à Lausanne et j’attendais en vain une réponse qui, selon toute prévision, allait être négative. Le temps pressait ; c’est pourquoi je me décidai à passer clandestinement la frontière allemande et à chercher, de Berlin, à poursuivre le voyage illégalement.

Jenny devait m’adresser mon passeport à Berlin dès qu’il aurait été renvoyé, visé ou non, du consulat allemand.

Je me mis en relation avec Sulzbachner, jeune socialiste de Bâle, pour passer la frontière allemande clandestinement.

Le 29 juin, je le rencontrais. Il m’avertit que nous serions trois à franchir dans ces conditions la frontière entre Riehen et Lörrach. Un jeune camarade de la Jeunesse socialiste française, qui se rendait au Deuxième congrès mondial, était arrivé clandestinement à Bâle.

Il avait demandé à la Jeunesse socialiste de Bâle de l’aider à pénétrer en Allemagne. Un camarade de Bâle qui pouvait aller légalement à Lörrach transportait mon petit bagage.

En route vers la frontière, Sulzbachner nous mit au courant des difficultés à vaincre. La frontière était gardée, du côté suisse, par la police de l’armée postée tous les cinquante mètres. Elle patrouillait sur le chemin qui longeait la frontière. Passé ce chemin, la futaie qui le bordait était déjà sur territoire allemand. L’essentiel était d’atteindre le chemin sans être aperçu et de faire un saut très rapide jusque dans les arbustes qui le bordaient de l’autre côté. Pour atteindre ce chemin il fallait ramper dans un champ de pommes de terre tout en surveillant les alentours.

La nuit commençait à tomber lorsque nous nous mîmes à ramper entre les plants de pommes de terre. Tout paraissait tranquille quand nous arrivâmes en vue du chemin de ronde. Une dizaine de mètres nous séparaient de la frontière allemande. Ayant repéré un endroit où la futaie offrait un passage facile, hardi ! nous nous élançâmes... Coup de sifflet ! "Halte ! Haut les mains ! " Un policier, dissimulé dans le champ de pommes de terre coupait notre élan. Deux autres policiers accouraient des postes voisins. Fouille et retour par les grands chemins à Riehen où l’on nous enferma au poste de police : une planche et une couverture pour y passer la nuit. Là, nous pûmes nous concerter. Le jeune Français ne pouvait nier son but ; il portait sur lui ses mandats de délégué au Deuxième congrès. De plus, il se trouvait illégalement sur territoire suisse. Il serait donc refoulé à la frontière française. Quant à moi, n’ayant sur moi ni papiers ni bagages, j’affirmerais que, dans l’attente du visa allemand, j’étais venu repérer le moyen de passer la frontière pour le cas où le visa me serait refusé. Mon intention n’avait pas été de passer la frontière allemande ce soir-là, mais d’examiner s’il était possible de le faire sans risques.

Le lendemain matin, un officier de la police de l’armée nous interrogea. Je racontai ma petite histoire en ayant soin d’ajouter que l’expérience avait été concluante et qu’il n’était pas possible d’employer cette voie. Je proposai à l’officier, qui paraissait sceptique, de téléphoner au consulat allemand de Lausanne pour qu’il s’assure de la véracité de ma demande de visa et de la présence de mon passeport dans ses bureaux.

Finalement le jeune Français fut expulsé et je fus moi-même remis en liberté.

Le soir même de ce 3o juin, je passais la frontière au même endroit et par les mêmes moyens. Sulzbachner avait seulement un peu modifié la procédure. Il me précéderait de quelques mètres dans le champ de pommes de terre et, arrivé au chemin de ronde, il se lèverait et resterait en vue assez longtemps pour être arrêté par les policiers de faction ; le chemin serait libre dès qu’il aurait fait une brèche dans le cordon policier et je pourrais passer facilement.

Mais Sulzbachner n’eut pas besoin de jouer au Winkelried et de se sacrifier. Nous passâmes tranquillement la frontière tous les deux et je fus conduit chez un jeune camarade de Lörrach qui nous accueillit d’assez mauvaise grâce. J’eus l’impression qu’il recevait des illégaux non par dévouement à la révolution, mais pour parfaire son revenu en louant un divan dans son unique chambre. Impossible d’avoir avec lui et sa femme un contact humain. Ne réussissant pas à nouer une conversation avec ce couple singulier, et obligé de partir de Lörrach de bonne heure le lendemain matin, j’allai me coucher. Le couple me suivit un moment plus tard dans la chambre. Les grincements du lit et les gémissements des conjoints me réveillèrent ; sans se soucier de ma présence, ils se livraient à leurs épanchements amoureux.

Le lendemain matin je prenais le train pour Berlin. Pendant un arrêt à Francfort j’avertis Jenny par carte postale : "Mittwoch, 2 heures après-midi. Ein Gruss und Kuss aus Frankfurt. Alles geht gut. Elsi. " Le 2 juillet, à dix heures du matin, une nouvelle carte : " Bin in Berlin gut angekommen. Gruss und Kuss für Dich und die liebste Kleine. Elsi."

Le même jour je lui envoyais une lettre avec mes impressions de Berlin 1920 :

"J’ai passé la frontière comme je le pensais avec S. Nous avons été très prudents, avançant à la manière des Peaux-Rouges, et tout est bien allé. En Allemagne, rien à craindre si ma présence ici n’est pas ébruitée en Suisse.

(...) Maintenant que je suis en route et que le bout difficile est fait, j’aimerais bien que tu sois avec moi pour échanger un peu nos impressions. Que de changements la guerre a apportés en Allemagne ! On y mange terriblement mal et à des prix fous : 8,6o marks pour une petite plaque de chocolat, 2 marks un verre de bière. J’ai dîné et soupé hier à Francfort pour 35 marks et j’avais faim en sortant de table !

(...) Je t’avertirai du jour de mon départ pour plus loin dès que je serai fixé et te ferai parvenir des nouvelles autant que possible."

Dans une seconde lettre de la même date :

"(...) Heureusement ma santé est bonne et ne se ressent pas du régime très spécial auquel me contraint la situation économique de l’Allemagne. Berlin m’a fait une bien pénible impression. A part quelques rentiers et quelques nouveaux riches tout le monde paraît décharné et exsangue. On sent une population complètement anémiée, un peuple qui se serait relevé de son lit de mort pour parcourir les rues de la ville. Quel contraste avec le Berlin d’avant-guerre "

L’attente se prolongea dans la plus grande incertitude de l’itinéraire de ce long et périlleux voyage. Chaque jour je mettais Jenny au courant de cette interminable attente et je lui disais au fil de la plume les sentiments qu’éveillait en moi l’ennui des journées vides que je passais à Berlin :

"Encore ici dans l’attente. Mais depuis que j’ai vu James [7] et que je sais que l’on s’occupe de trouver une voie rapide, je suis tranquillisé et j’attends avec plus de patience. Je suis très prudent, car la police doit être avertie de mon passage par ici et l’espionnage policier est très bien fait. Le jeune Serbe qui a logé chez nous et qui a eu tellement de chance aux frontières s’est bêtement fait prendre ici. Trop sûr de lui, il est allé au siège de la Jeunesse et du Parti communistes, il est sorti en compagnie des jeunes et a réussi ainsi à se faire prendre. C’est pourquoi je reste terré dans une chambre ici, j’y mange et j’y couche, j’y lis, j’y écris et lorsque je sors pour prendre l’air, je vais seul. Je ferai visites et achats en rentrant. C’est plus prudent si je veux poursuivre ma route vers Moscou.

La voie par laquelle je passerai n’est pas sûre encore. S’il y a un bateau pour Reval sans tarder, je passerai par Reval. Mais il y a peu de bateaux par là et James pense, pour aller plus vite (?) m’envoyer à Stockholm illégalement, comme à Reval, puis de là à Christiania où je devrais aller, de là par mer jusqu’à l’extrême nord de la Russie, à Mourmansk, port russe sur la mer Blanche. Il est probable en tout cas que je reviendrai par là ; la voie est sûre et libre de tout danger. Je me laisse conduire. Je serai accompagné partout.

J’apprends par la Rote Fahne que le parti suisse est en pleine crise et que le Comité directeur, furieux que la gauche ait envoyé ses délégués, songe à précipiter la scission. Ne sachant rien de précis encore, j’attends d’être mieux renseigné. Dis à César [8] de se tenir en rapport étroit avec Rosa Bloch et les camarades de Suisse allemande afin d’être renseigné sur la tactique adoptée par la gauche et qu’il renseigne les camarades des groupes de la Troisième Internationale. Ci-joint la liste de ceux qui doivent recevoir les communications. "

"(...) Tout ce que je vois, tout ce que j’entends ne m’intéresse qu’à moitié. J’aimerais que tu sois à côté de moi, alors je m’intéresserais complètement. Sans doute beaucoup de choses ne t’intéresseraient pas vivement, mais ta seule présence les rendrait infiniment plus attrayantes pour moi, parce que ta présence colore tout, illumine tout, complète tout, met en toutes choses l’amour qui fait la vie.

Je ne sais comment vivent mes camarades qui n’ont pas le privilège de posséder une petite femme comme toi, comment ils peuvent travailler. Je ne le pourrais plus. Tu as pris trop de place dans ma vie, tu as pénétré trop profondément mon caractère. (...)

Tu sais que malgré la politique, la séparation et tout, je t’aime et t’aime toujours davantage et je sais aussi que ton cœur m’a suivi ici, me suivra plus loin, je sais que tu penses à moi comme je pense à toi, toujours ! (...)"

Un incident risqua de compromettre ce voyage et de mettre la police allemande à mes trousses, malgré les mesures de prudence que je prenais. Le 3 juillet, la Sentinelle publiait dans sa chronique locale de La Chaux-de-Fonds l’entrefilet suivant :

"Nous apprenons de bonne source que Jules Humbert-Droz est parti pour la Russie. On sait qu’il se rend au congrès de la Troisième Internationale, à Moscou, en qualité de délégué des groupes socialistes suisses partisans de la Troisième Internationale. Le délégué de la Suisse allemande est le camarade Wyss, secrétaire ouvrier. Tous deux avaient été délégués par le congrès d’Olten."

Comment Paul Graber avait-il pu savoir que j’avais quitté la Suisse, et surtout comment savait-il que le camarade Wyss était délégué de la Suisse allemande ? Avait-il organisé le mouchardage dans les groupes de la Troisième Internationale, ou l’inspection de la correspondance arrivant à mon adresse ? Ce soupçon fut confirmé le 5 juillet, lorsqu’il publia, dans un article intitulé "La Conférence d’Olten ", la circulaire confidentielle adressée aux groupes romands de la Suisse romande pour les convoquer à la Conférence de la gauche à Olten, convocation que nous demandions aux groupes de tenir secrète pour ne pas provoquer les mêmes interdictions de réunion que nous avions déjà subies en Suisse romande, dans les cantons de Vaud et de Neuchâtel.

Dans cet article, Paul Graber rappelait que la Jeunesse socialiste suisse ayant proclamé son indépendance à l’égard du parti à son congrès d’Aarau, avait fait l’objet d’une décision de la majorité du Comité central du Parti socialiste suisse et constatait que la Jeunesse socialiste suisse se plaçait complètement hors de l’ensemble du Parti socialiste suisse. Paul Graber en tirait aussitôt la conclusion que Arnold, Jules Humbert-Droz et Lieb, qui avaient signé la décision de la Jeunesse, n’étaient plus membres du Parti socialiste suisse.

Prenant ses désirs de scission pour la réalité, il concluait son article en affirmant :

"Mieux vaut donc ne pas reculer devant la scission réalisée en fait par la Conférence d’Olten, malgré les conséquences de cette scission, et mettre fin aux équivoques, aux situations troubles et troublantes."

Le frère de Paul Graber, César, partisan de la Troisième Internationale avait pris part à la Conférence d’Olten ; il publia, dans la Sentinelle du 10 juillet, une mise au point que Paul Graber fit suivre d’une note mensongère affirmant :

"(...) En aucun cas les groupes de la Troisième ne se réunissent secrètement en congrès et surtout, c’est le point essentiel — puisque le Comité directeur unanime avait admis pour les partisans de la Troisième le droit d’avoir des réunions — n’ont pas cru avoir le droit de déléguer des représentants à une organisation à laquelle le parti ne se rattache pas, délégués qui y siègent officiellement comme représentants mandatés par un groupe admis dans cette organisation internationale. Le groupe dit "Platten" en effet est admis à ce titre au congrès de Moscou. Que dirait-on si un congrès de camarades réunis en secret à quelque endroit désignait deux représentants pour assister au congrès de Genève et si celui-ci leur accordait un mandat officiel au nom d’un groupe x ou y ?"

La mention faite publiquement par Paul Graber au sujet du camarade Wyss et de son départ pour Moscou eut pour résultat d’empêcher Wyss de partir, son voyage ayant été ébruité. Il fut remplacé par Walther Bringolf que je retrouvai à Berlin.

Au reçu d’un télégramme de Jenny m’avisant que la Suède m’accordait le visa, je fis un voyage éclair à Francfort pour mettre en ordre mes papiers et le 9 juillet, désabusé, j’écrivais à Jenny, toujours de Berlin :

"Encore ici 1 Je commence à désespérer d’aller plus loin. Mardi matin me parvenait ton télégramme concernant la Suède. J’ai immédiatement communiqué la chose à James qui en fut enchanté. Un voyage dans les règles est toujours préférable. Le même soir je partais pour Francfort, pour mettre en règle mes papiers. J’ai passé la nuit en express, douze heures. J’ai passé le mercredi à Francfort où tout fut arrangé. Le soir je repartais pour Berlin. Douze heures d’express.

Et hier matin, tout glorieux, je me présentais au consulat de Suède ! Bec de gaz ! Il me faut le visa d’Estonie et de Russie avant d’obtenir celui de Suède. Et pour obtenir le visa d’Estonie, il faut compter au moins un mois ! Me voilà Gros-Jean comme devant. C’est à désespérer. J’espère voir James aujourd’hui pour savoir à quoi m’en tenir. Il m’a averti qu’il y aurait probablement un bateau illégal pour Reval à la fin de la semaine. J’attends. Mais ma patience se lasse. Heureusement que j’ai reçu hier après-midi la lettre que tu m’as envoyée. Ce fut un verre d’eau fraîche dans le désert. Les quelques nouvelles cjue tu me donnes me tranquillisent à votre sujet. Et la semaine que j’ai passée ici me paraît moins longue. Je pense que je ne serai plus bien longtemps ici. A moins que le congrès ne soit renvoyé de cinq ou dix jours. Il sera inutile d’aller plus loin à partir du 13 et si je ne suis pas loin à cette date, je rentrerai en Suisse. Mais j’espère encore un peu aller plus loin dans le courant des premiers jours de la semaine prochaine. Je t’avertirai du départ.

Aujourd’hui je veux encore tenter une démarche au consulat de Norvège et de Finlande, à défaut de l’Estonie. Mais je compte peu sur un succès. Il ne me restera que le bateau qui revient de Reval et est attendu d’un moment à l’autre à Stettin. (...)

Bien reçu la Senti. E.-P. G. [9] déraille ! C’est sans doute pour me faire prendre ici et me dénoncer à la police allemande que la Senti a publié la nouvelle de mon départ ! "

Le 10 juillet, les choses paraissaient devoir s’arranger :

"Il y a à Berlin encore plusieurs délégués qui attendent comme moi une "occasion ". Moscou est avisé de notre arrivée et ne commencera pas le congrès avant que notre convoi soit arrivé. Nous partirons ensemble probablement un des premiers jours de la semaine prochaine. On prépare une "occasion" absolument sûre. Meilleure encore que toutes les précédentes. Donc, j’espère être loin dans quelques jours et en toute sécurité. L’itinéraire est secret, comme tout le reste. Le voyage d’ici à Moscou ne durera pas plus de quatre ou cinq jours. Ce sera donc rapide".

Enfin, le 14 juillet, j’écrivais en hâte :

"Je pars ce soir pour Stettin et serai probablement sur mer déjà cette nuit. Il se peut que ces lignes soient les dernières que je puisse t’envoyer avant mon retour. Ne te fais aucun souci à mon sujet. Je t’envoie un grand, grand baiser et te dis au revoir ! (...)"

Le bateau qui devait transporter à Reval les délégués au Deuxième congrès mondial n’avait pas de marchandises à bord. Les cales étant vides, il flottait comme une coquille de noix. Nous étions une vingtaine de délégués sans passeport, ou sans visa d’Estonie. Nous ignorions donc quel sort nous serait réservé à Reval. Seuls les quatre délégués du Parti social-démocrate indépendant envoyés comme observateurs à Moscou, Crispien et Dittmann, pour l’aile droite et Däumig et Stöcker pour la gauche, ainsi que Paul Levi, président du Parti communiste allemand avaient des passeports visés et le droit de traverser l’Estonie pour se rendre en Russie.

Parmi les délégués qui comme moi avaient attendu à Berlin l’occasion de continuer leur voyage, j’ai retrouvé des amis comme Walther Bringolf de Schaffhouse, qui remplaçait Wyss de Zurich, Lorenzo Vanini (Minieff), collaborateur du Phare, avec lequel je m’étais lié d’amitié à Genève, War van Overstraeten, correspondant belge du Phare, que je ne connaissais que par la correspondance échangée, Goldenberg (Lucien Laurat) et Voya Vouiouvitch que j’avais tous deux rencontrés au congrès des Étudiants socialistes, à Genève.

De Stettin à Svinemunde, dans le vaste estuaire de l’Oder, la mer fut calme, mais à l’entrée dans la Baltique, le tangage du bateau fut tel que la plupart des passagers, pris du mal de mer, restèrent dans leurs cabines. Favorisé par le sort, je pus rester des heures debout à la proue du bateau à regarder la mer démontée et les vagues qui le soulevaient. J’ai toujours aimé le lac, la mer, les rivières et les fleuves. Serait-ce parce que ma ville natale n’a même pas un ruisseau ?

Enfin le i6 juillet, après deux jours et demi de traversée, nous entrions dans le port de Reval. Les quatre social-démocrates indépendants et Paul Levi purent débarquer aussitôt. Pour les autres, la police attendait des ordres du gouvernement. L’attente dura quatre jours. Nous n’avions pas le droit de quitter le bateau. Enfin, le capitaine fut autorisé à poursuivre sa route jusqu’à Narva, située à la frontière soviétique. Le 20 juillet, de Hungerburg, j’écrivais à Jenny :

"(...) Nous avons navigué douze heures cette nuit et ce matin, par la tempête, nous arrivions devant le petit port de Hungerburg sans pouvoir y entrer à cause de la violence du vent. Ce soir enfin le vent est un peu tombé et nous sommes ancrés au port dans l’embouchure de la Narva où nous prendrons le train pour la Russie. Nous passerons la frontière demain soir très probablement sans aucune difficulté. Le bateau qui retourne en Allemagne emportera ces lignes et je serai à Moscou quand tu les recevras. Le voyage a été long et souvent ennuyeux et froid. Je suis un peu enrhumé, mais ma santé est sans cela très bonne. Le pays ici est très spécial. Le crépuscule et l’aube se donnent la main. Il ne fait jamais nuit. Forêts de pins pauvres, sable, petites maisons de bois, peu de végétation. "

Puis ce fut le voyage de Narva à Petrograd et de Petrograd à Moscou dans les wagons russes, plus larges, plus hauts et plus lourds que les nôtres, tirés par des locomotives chauffées au bois, la cheminée coiffée d’un treillis pour retenir les étincelles. Le train était lent, la locomotive s’essoufflait rapidement et devait être ravitaillée en bois de chauffage que les cheminots allaient scier dans les forêts de bouleaux et de pins que nous traversions. Ce bois vert brûlait mal. Les fenêtres des wagons russes sont très petites en raison du froid de l’hiver. Le train fit une halte avant de passer sous l’arc de triomphe orné de banderoles souhaitant la bienvenue aux délégués du Deuxième congrès, à leur entrée en Russie des soviets. Des soldats rouges, baïonnette au canon, firent rapidement une inspection du train. Puis le paysage devint monotone : quelques isbas de bois alternaient avec de vastes forêts de bouleaux et de pins. Mais déjà les destructions provoquées par la guerre, la révolution et la contre-révolution apparaissaient. Tous les ponts avaient été détruits et hâtivement reconstruits en bois. Quand le train les passait avec lenteur, les poutres gémissaient. Ils étaient tous gardés par l’armée. Mais le plus impressionnant était les amoncellements de locomotives et de wagons éventrés, mitraillés, démolis ou à demi calcinés sur les voies de garage des gares. Des montagnes de vieilles ferrailles rouillées. A Petrograd, l’impression fut décevante et douloureuse. Les usines fermées, les vitres brisées remplacées par des planches, toutes les vitrines des magasins éventrées, barrées de palissades, une grande partie des rues dépavées, les pavés de bois étant utilisés par la population comme bois de chauffage. Les arbres aussi avaient été sciés pour avoir de quoi se chauffer. Les statues des tsars étaient ou démolies, ou cachées sous des échafaudages de planches. La population, misérablement vêtue. Au Palais d’Hiver, le cuir des fauteuils et des divans avait été découpé pour en faire des chaussures.

Dans les cours des maisons et dans les ruelles, des monceaux de débris et d’ordures. Sous la chaleur de l’été, une odeur écœurante de misère s’en dégageait. Beaucoup de piétons, très peu d’autos, toutes officielles. Trois ans de guerre et trois ans de révolution avaient passé sur la capitale de la Russie des tsars.

A Moscou, même impression. Nous étions logés, Bringolf et moi, dans la même chambre, à l’Hôtel Delovoy Dvor, pas loin de la Moskva. Il ne fallait guère plus de dix minutes à pied pour nous rendre au Kremlin où avait lieu le congrès.

Au Deuxième congrès de l’Internationale communiste

Le Deuxième congrès, ouvert à Petrograd en notre absence, s’était ensuite ajourné jusqu’à notre arrivée. A Moscou, il siégeait dans la salle du trône du Kremlin. Le trône avait été masqué par une estrade. Les salles attenantes à celle du trône avaient servi de résidence à la famille impériale lors de ses séjours à Moscou. Ces appartements privés étaient aménagés pour le congrès en salles de lecture et fumoir, buffet et chambre de repos pour les délégués. Un grand lit meublait la dernière salle. Beaucoup de délégués y firent un somme ou y passèrent un moment pour le plaisir de s’allonger dans le lit qui avait été celui des tsars !

Aux murs du fumoir, de grandes cartes de l’état-major permettaient aux délégués de suivre chaque jour l’avance rapide de l’armée rouge contre Varsovie.

Les repas, à l’exception du petit déjeuner, étaient pris dans une des salles du Kremlin.

L’été étant très chaud, nos camarades russes nous avaient distribué des chemises russes qui se portent sans veston sur le pantalon, avec une ceinture de cuir. Seuls Dittmann et Crispien refusèrent de se mettre à la mode russe. Mais, un beau matin, ils arrivèrent au Kremlin portant à la russe leurs chemises allemandes fendues sur le côté, le derrière plus long que le devant, qu’ils avaient serrées à la taille avec une large ceinture de soie noire. Un bien curieux accoutrement, symbolique de la réserve qu’ils observaient à l’égard de la politique bolchevique.

En feuilletant les cartes et souvenirs de ce congrès qui posa les bases politiques et idéologiques de l’Internationale communiste, j’ai retrouvé une photo de son Présidium. J’y vois Serrati (exclu), Rosmer (exclu), Paul Levi (exclu), Trotsky (assassiné), Radek (mort dans un camp de concentration), Zinoviev (assassiné)... Staline a vraiment liquidé avec un art consommé tous ceux qui créèrent l’Internationale communiste.

Je fus nommé, avec Balabanova, traducteur du congrès. La traduction simultanée n’était pas encore pratiquée. Il fallait après chaque intervention faire une pause pour la traduction dans les groupes linguistiques. Je traduisais de l’allemand et de l’anglais en français pour les délégations française, belge, italienne et espagnole. Comme la plupart des interventions étaient en allemand ou en anglais, j’étais mis à forte contribution. J’admirais l’extraordinaire facilité de ma collègue Balabanova qui ne prenait que quelques notes au cours d’un rapport et réussissait à faire des traductions, souvent très fantaisistes, plus longues que les discours.

Le Deuxième congrès mondial n’était pas composé uniquement de délégués des partis communistes ; on y retrouvait bien des socialistes ayant participé aux conférences de Zimmerwald : le Parti socialiste italien qui, le premier, avait adhéré officiellement à l’Internationale communiste en 1919 déjà, le Parti ouvrier norvégien qui avait pris la même décision et les groupes de gauche des partis socialistes de Suède, de Tchécoslovaquie, de Suisse. Deux partis socialistes avaient envoyé des observateurs, le Parti socialiste SFIO avait délégué Cachin et Frossard, qui prirent part aux premières séances du congrès. Le Parti social-démocrate indépendant d’Allemagne avait envoyé quatre observateurs. Les Jeunes socialistes d’Italie, de France, de Belgique et de Suisse étaient également représentés. Le bureau de l’Internationale communiste avait aussi invité au congrès des représentants de milieux anarcho-syndicalistes. C’est ainsi que le Comité pour la Troisième Internationale de France, formé d’anciens zimmerwaldiens, avait délégué Lefèbre, socialiste, et deux anarcho-syndicalistes, Vergeat et Lepetit. Rosmer, Guilbaux et Sadoul étaient déjà à Moscou avant le congrès. Il y avait même, de France, l’anarchiste Mauricius ; d’Espagne, Pestania, anarchiste et président de la CNT (Confédération nationale du travail de tendance syndicaliste).

Ce très large éventail rendait le travail du traducteur français extrêmement pénible. Il fallait veiller à traduire exactement toutes les nuances. Mais, ce qui compliquait encore ma tâche, c’étaient les continuelles interruptions. Quand il s’agissait de préciser seulement une idée émise par l’orateur, je le faisais volontiers ; mais, dès qu’un délégué voulait discuter les opinions ou les affirmations de l’orateur, j’étais contraint de lui rappeler que je n’étais que traducteur et que la discussion aurait lieu au plenum. Plusieurs préféraient cependant engager la discussion dans le petit cercle des latins, plutôt que d’affronter la tribune.

Lénine exprima le désir de me voir personnellement, comme il le faisait pour de nombreux délégués. Je n’attendis que quelques minutes dans l’antichambre de son modeste bureau installé dans l’un des bâtiments du Kremlin réservés par les tsars aux domestiques.

Je n’avais pas rencontré Lénine en Suisse, bien qu’il eût parlé à La Chaux-de-Fonds en mars 1917 sur la Commune de Paris au groupe socialiste de langue allemande. Ce jour-là je donnais moi-même une conférence ailleurs. Lénine avait du reste une fort mauvaise opinion de moi, bien qu’il eût suivi attentivement mon évolution. Après avoir lu ma défense de 1916 devant le tribunal militaire, il écrivait à Inès Armand : " J’ai lu la "plaidoirie" d’Humbert-Droz. Mon Dieu ! Quel philistin du tolstoïsme  ! J’ai écrit à Abramovitch [10] : Est-il possible que ce soit un cas désespéré ? Je pense qu’il y a en Suisse des bacilles d’esprit borné de tolstoïsme, de pacifisme petit bourgeois [et de petits états] perdant les meilleurs hommes. "

Il était sans doute surpris de mon évolution quatre ans après avoir émis cette opinion.

Lénine n’avait nullement l’allure d’un chef conscient de jouer un rôle historique important. Simple, accueillant, il mettait son interlocuteur à l’aise, tout en braquant sur lui son œil inquisiteur.

— Vous êtes encore dans le même parti que Greulich ?

— Oui, mais Greulich n’y a plus d’influence. Au Congrès de Bâle une seule voix s’est opposée à la sortie de la Deuxième Internationale, la sienne.

— Et Grimm. Viendra-t-il avec nous ?

Malgré son hostilité envers Grimm exprimée tout au cours de la période zimmerwaldienne, Lénine avait encore l’espoir de voir Grimm conquis par la Révolution d’octobre. Je le détrompai en soulignant que sa proposition d’adhérer à l’Internationale communiste n’avait été qu’une manœuvre. Le Parti socialiste suisse avait du reste très aisément abandonné sa décision d’envoyer une délégation au Deuxième congrès, à l’encontre de ce qu’avaient fait le Parti socialiste français, les indépendants allemands, le Parti socialiste italien et le Parti ouvrier norvégien. Dès qu’il eut su que la gauche du parti envoyait deux délégués, le Comité directeur du Parti socialiste suisse, dominé par Grimm, avait renoncé à sa délégation.

— Et Charles Naine ? A-t-il vraiment passé du côté de la contre-révolution ? Et Arthur Schmid ?

Bref, Lénine passait en revue les socialistes suisses qui avaient soutenu la politique zimmerwaldienne et qui tournaient le dos à la révolution russe née de l’action de Zimmerwald.

Puis Lénine me parla du Phare qu’il lisait avec intérêt. Il me demanda comment cette revue arrivait à vivre. Je ne lui cachai pas nos difficultés financières et, spontanément, sans que j’aie rien sollicité, il me dit qu’il donnerait l’ordre de me remettre 5 000 francs suisses pour améliorer la revue, y publier des illustrations et développer sa diffusion dans les pays de langue française. Il s’intéressa aussi à mon évolution. Je lui exposai succinctement mes démêlés avec l’Église à cause de mes idées socialistes et de ma théologie libérale, mes conflits avec Naine et Graber dans la Sentinelle et mon appui à la Révolution russe et à la Troisième Internationale, ma compréhension de la défense armée de la Révolution russe contre les attaques armées de la contre-révolution internationale. Je lui dis tous les espoirs que je mettais dans la Révolution d’octobre pour réaliser la paix et le socialisme dans le monde, et lui exprimai aussi ma satisfaction d’apprendre que les objecteurs de conscience en URSS étaient libérés du service militaire. A quoi il me répondit : "Ils seraient de toute façon de mauvais soldats et des éléments de démoralisation dans l’armée." Cette répartie m’enleva brutalement l’illusion qu’une telle décision avait été prise par esprit humanitaire.

Je ne m’imaginais pas que cet examen de conscience préparait ma nomination au secrétariat de l’Internationale communiste, quelques mois plus tard.

Je rencontrai, au Deuxième congrès, plusieurs militants bolcheviks que j’avais connus personnellement en Suisse : Sokolnikov, devenu commissaire aux finances, Lounatcharsky, devenu commissaire à l’instruction publique, Abramovitch qui semblait jouer un rôle important dans l’Internationale, Angelica Balabanova que j’avais maintes fois rencontrée en Suisse, Zinoviev, aux côtés duquel j’avais parlé dans un meeting à Berne pour la libération de Liebknecht.

Lounatcharsky ayant mis quelques délégués au courant des efforts qu’il faisait pour créer une culture prolétarienne, le "Proletkult", nous avons créé un groupe étranger de ce "Proletkult". En faisaient partie Walther Bringolf, War van Overstraeten, Bombacci et un écrivain allemand dont j’ai oublié le nom. Lounatcharsky favorisait l’art occidental d’avant-garde, cubisme, constructivisme et autres modernismes. J’ai vu une exposition de ce " Proletkult"faite d’œuvres en boîtes de conserves, débris de ferraille — et Dieu sait si l’on en trouvait à chaque coin de rue ! — en morceaux de bois de tout calibre. Au théâtre, on donnait une représentation de Carmen en décors cubistes. Ce courant fut une création sans lendemain, mais certes plus intéressante que le " réalisme socialiste" de Staline.

Les discussions du congrès abordèrent tous les problèmes de tactique et de stratégie de la période révolutionnaire que le monde allait vivre.

Ce n’est pas ici le lieu de réimprimer les décisions et les thèses du Deuxième congrès mondial, bien que leur importance historique dépasse tout ce que la Troisième Internationale ait jamais publié. Je ne ferai que souligner l’orientation générale et historique de ce congrès.

En 1920 la situation en Europe et dans le monde était encore révolutionnaire. Non seulement l’armée rouge approchait rapidement de Varsovie où les Russes étaient certains que le prolétariat se soulèverait et fraterniserait avec les soldats rouges. La Pologne soviétique deviendrait ainsi le pont reliant la Révolution russe à la révolution allemande. En Italie, les travailleurs agricoles occupaient les terres, les ouvriers, les usines. Le Parti socialiste italien venait d’obtenir un succès éclatant aux élections parlementaires du 16 novembre 1919, avec 151 députés sur 508 ; il détenait la majorité dans 400 communes. En France, en Angleterre et ailleurs les grèves étaient nombreuses.

Dictées par cet élan révolutionnaire des masses, les perspectives élaborées par le Deuxième congrès étaient très courtes. On pensait que la révolution sociale commencée en Russie le 7 novembre 1917 gagnerait l’Europe occidentale et les peuples coloniaux dans un délai de quelques mois. Déjà Lénine affirmait que le centre dirigeant de la révolution mondiale se déplacerait vers l’ouest et que les bolcheviks auraient alors assez à faire, avec l’appui économique et technique des travailleurs de l’Occident, pour rattraper leur retard dans tous les domaines. La direction de l’Internationale s’établirait alors à Berlin ou à Paris. Toutes les résolutions du Deuxième congrès portent le sceau de cette perspective à très court terme.

Quelques questions importantes et fondamentales occupèrent le congrès, entre autres la libération des peuples coloniaux et des nations opprimées. La résolution sur ce point, très différente de celles qui avaient été adoptées sur le même sujet par l’Internationale socialiste, souleva l’opposition des communistes établis dans les colonies et surtout des colons français d’Algérie. Ces derniers affirmaient que les peuples coloniaux ne pouvaient se gouverner eux-mêmes. Lénine au contraire insistait pour que le prolétariat révolutionnaire appuie dans les nations opprimées les mouvements nationalistes d’indépendance et les revendications des paysans travailleurs. Ces conceptions furent combattues par Serrati au nom de l’internationalisme et du caractère prolétarien de la révolution.

L’action parlementaire fut aussi vivement discutée. Le bureau d’Amsterdam et les camarades hollandais groupés autour du journal Tribune s’opposaient à l’action parlementaire des communistes, le Parti communiste ouvrier d’Allemagne aussi. Ils étaient appuyés par Bordiga, d’Italie, par Sylvia Pankhurst, d’Angleterre, par le petit Parti communiste suisse et naturellement par la majorité des syndicalistes présents.

L’ouvrage de Lénine La Maladie infantile du Communisme (le communisme de gauche) avait pour moi clarifié la question et j’avais abandonné mes tendances antiparlementaires.

Les conditions d’adhésion à l’Internationale communiste soulevèrent aussi de longs et laborieux débats en commission. Le projet élaboré par le Comité exécutif de l’Internationale communiste et présenté au congrès ne contenait que dix-huit conditions. Le congrès en ajouta trois. La présence au congrès d’anciens social-patriotes comme Cachin et Frossard et d’Indépendants de droite d’Allemagne menaçait l’Internationale communiste d’une invasion d’opportunistes prêts à adhérer à n’importe quelles conditions à la nouvelle Internationale pour la changer du dedans.

Il fallut donc élever un barrage et aggraver les conditions proposées par l’Exécutif. Ces adjonctions sont formulées dans les conditions 18 à 21, dont voici le texte :

"18 . — Tous les organes dirigeants de la presse des partis de tous les pays sont obligés d’imprimer tous les documents officiels importants du Comité exécutif de l’Internationale communiste.

19. — Tous les partis appartenant à l’Internationale communiste ou sollicitant leur adhésion sont obligés de convoquer (aussi vite que possible), dans un délai de quatre mois après le deuxième congrès de l’Internationale communiste, au plus tard, un congrès extraordinaire, afin de se prononcer sur ces conditions. Les comités centraux doivent veiller à ce que les décisions du deuxième congrès de l’Internationale communiste soient connues de toutes les organisations locales.

20. - Les partis qui voudraient maintenant adhérer à la Troisième Internationale, mais qui n’ont pas encore modifié radicalement leur ancienne tactique, doivent préalablement veiller à ce que les deux tiers des membres de leur Comité central et des institutions centrales les plus importantes soient composés de camarades qui, déjà avant le deuxième congrès, s’étaient ouvertement prononcés pour l’adhésion du parti à la Troisième Internationale. Des exceptions peuvent être faites avec l’approbation du Comité exécutif de l’Internationale communiste. Le Comité exécutif se réserve le droit de faire des exceptions pour les représentants de la tendance centriste mentionnée dans le paragraphe 7.

21. - Les adhérents au parti qui rejettent les conditions et les thèses établies par l’Internationale communiste doivent être exclus du parti. Il en est de même des délégués au congrès extraordinaire. "

Bordiga avait, en commission, proposé d’aggraver les conditions et je l’avais fortement appuyé. C’est sous notre influence que les conditions d’adhésion furent modifiées.

Dans la discussion sur ce point de l’ordre du jour j’intervins encore pour que soient accordés à l’Exécutif des pouvoirs spéciaux aggravant encore les vingt et une conditions s’il était nécessaire ; je déclarais :

"Je crois cependant que la proposition de Bordiga d’obliger ces partis à exclure ceux qui votent contre le programme de l’Internationale communiste est absolument nécessaire pour commencer une première épuration des éléments d’extrême droite. Le mot "scission" effraie tous les opportunistes qui voient l’unité avant tout. Cette première épuration sera évidemment incomplète, mais elle est le premier pas vers la création d’un parti vraiment communiste.

Une seconde condition importante me paraît être un contrôle sévère et continu du Comité exécutif de l’Internationale communiste sur les partis qui y ont adhéré. Les reconstructeurs et les opportunistes de tous les pays ont un point commun : ils exigent l’indépendance du parti national à l’égard de l’Exécutif international. Ils veulent avoir dans l’Internationale communiste la même indépendance, la liberté de trahir, qu’ils avaient dans la Deuxième Internationale. L’Exécutif doit avoir le droit de dicter des conditions spéciales à certains partis, compte tenu des circonstances particulières et conformément à leur situation, en dehors des conditions générales adoptées par le congrès. L’Exécutif doit exercer un contrôle sur l’activité des partis et procéder aux épurations nécessaires dans les partis qui subissent encore l’influence des opportunistes ou qui les admettent dans leurs rangs."

Les vingt et une conditions imposaient une scission généralisée du mouvement ouvrier international entre réformistes et partisans de la Troisième Internationale. Le barrage semblait être suffisant. Mais nous nous trompions. Lorsque, au congrès de Tours, le Parti socialiste français eut à se prononcer sur les vingt et une conditions, les opportunistes les plus endurcis votèrent en faveur de l’adhésion pour conserver leurs mandats de députés ou de maires, leurs fonctions de rédacteurs ou de fonctionnaires rétribués du parti. C’est ainsi que Laval et d’autres maires de la banlieue de Paris devinrent membres de l’Internationale communiste en acceptant les vingt et une conditions, dans l’intention bien arrêtée de ne jamais les observer. Dans les nombreux partis où les partisans de la Troisième Internationale étaient en minorité, même situation en sens inverse. Les partisans de la Troisième Internationale, pour ne pas perdre leurs fonctions et leurs mandats, restèrent dans le Parti socialiste.

Le cas d’Ernest Lafont en France illustre cette extraordinaire confusion. Pendant le Deuxième congrès mondial Lafont arriva en Russie en touriste, en passant par le front de guerre entre la Pologne et la Russie soviétique. Il avait obtenu de Pilsudski la possibilité d’être remis, sur le front, aux troupes russes ! Immédiatement, il fut expulsé de Russie. Les communistes russes ne pouvaient en effet tolérer qu’en temps de guerre on pût passer de Pologne en Russie à travers le front. Cela n’empêcha pas Lafont de voter au congrès de Tours en faveur des vingt et une conditions et de devenir, pour quelques années, député communiste à la Chambre française.

Cependant, les thèses du Deuxième congrès sur "les tâches principales de l’Internationale communiste" n’obligeaient pas les minorités communistes à quitter le Parti socialiste, là où elles pouvaient encore agir. Le paragraphe 16 de ces thèses déclare expressément :

"En ce qui concerne l’adhésion des communistes qui forment la minorité actuelle parmi les militants responsables des partis précités et similaires, le deuxième congrès de l’Internationale communiste décide que par suite de l’allure rapide du développement actuel de l’esprit révolutionnaire des masses, la sortie des communistes de ces partis n’est pas désirable aussi longtemps qu’ils auront la possibilité d’y mener une action dans le sens de la reconnaissance de la dictature du prolétariat et du pouvoir soviétiste et de critiquer les opportunistes et les centristes qui y demeurent encore.

Toutefois lorsque l’aile gauche d’un parti centriste aura acquis une force suffisante, elle pourra, si elle le juge utile au développement du communisme, quitter le parti en bloc et former un parti communiste."

Ainsi, dans beaucoup de pays où les communistes étaient encore tolérés au sein des partis socialistes et y jouissaient d’une certaine liberté, ils n’étaient nullement contraints de sortir du parti pour créer une section de la Troisième Internationale. C’était le cas pour la Suisse, où la gauche du parti était organisée et pouvait faire sa propagande.