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Fragments d’Histoire de la gauche radicale
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La Russie soviétique telle que je l’ai vue en 1920. Le Congrès du Kremlin - Sylvia Pankhurst
Workers’ Dreadnought - 16 avril 1921
Article mis en ligne le 8 mars 2020
dernière modification le 15 février 2020

par ArchivesAutonomies

Presque aussitôt après mon arrivée au Djelavoi Dvor, un message me parvint : "Lénine a demandé que vous veniez immédiatement au Kremlin".

Le commandant écrivit sur un petit probusk rose. L’automobile me transporta en roulant sur les pavés jusqu’aux murs du Kremlin. Les gardes rouges, cinq ou six d’entre eux, inspectèrent la voiture afin de vérifier mon probusk, et je fus obligée ensuite par trois fois de le montrer avant d’avoir atteint ma destination. Une autre fois, alors que je me rendais à pied au Kremlin pour un rendez-vous avec Lénine, je fus arrêtée pendant vingt minutes au portail parce que j’avais seulement le laissez-passer délivré par le congrès, qui était périmé à ce moment-là. Incapable de comprendre la raison pour laquelle j’étais retenue, je forçais le barrage des gardes avec leurs fusils et leurs baïonnettes fixées, et je traversais le passage voûté qui était ouvert pour atteindre le téléphone qui se trouvait de l’autre côté. "On aurait pu vous tirer dessus", me dit un camarade plus tard. À quoi bon aurait-il servi de me tirer dessus ? Je ne pouvais faire aucun mal !". "C’était une femme qui a tiré sur Lénine !".

Passant devant la grande cloche du tsar, qui gisait au sol à côté un morceau de cette cloche qui s’était cassé, le chemin menait aux appartements privés du tsar et à la salle du trône où le congrès s’était tenu. En regardant la grande entrée, l’on voit un escalier imposant. Aujourd’hui, il est complètement décoré de grands drapeaux rouges suspendus, ornés de la faucille et de la gerbe de blé, et tout au bout, un tableau du "Travail", énorme et nu, brisant les chaînes qui entravent la terre, horrible et mal proportionné, mais qui avait une certaine vigueur tangible. Les murs du corridor et des antichambres étaient tapissés de photographies, d’affiches et de littérature. Les communistes russes sont vraiment de grands propagandistes !

LÉNINE

Au cœur des appartements privés du tsar, Lénine, le visage souriant, se porta vivement à ma rencontre, en se détachant d’un groupe d’hommes qui attendaient de lui toucher un mot.

Il semble plus nettement plein de vitalité et d’énergie, plus parfaitement vivant que quiconque.

Au premier regard, on a l’impression de l’avoir toujours connu, et l’on est surpris et ravi par une sensation d’agréable familiarité lorsqu’on le dévisage. Ce n’est pas celui que tant de ses photographies ont vu, car les photographies ne lui ressemblent pas ; elles représentent tout compte fait un homme plus lourd, plus sombre et plus massif qu’il n’est, au lieu de cet être magnétique et mobile.

Plutôt petit, plutôt solidement bâti, il est rapide et agile dans chacun de ses actes, exactement comme il l’est en pensée et en parole. Il ne porte pas une blouse russe pittoresque, mais des habits européens ordinaires dans lesquels il flotte un peu. Ses cheveux bruns sont coupés courts, sa barbe est brun clair, ses lèvres sont rouges, et son teint plutôt brillant semble être de couleur sable parce qu’il est bronzé et couvert de taches de rousseur à cause de la brûlure du soleil. La peau du visage et de la tête paraît tirée plutôt fermement. Il semble qu’il n’y ait pas de matière inutilisée. Chaque centimètre de son visage est expressif Il est essentiellement russe, mais avec une tendance tatare. Son allure est franche et modeste. Il semble ne pas s’accorder de l’importance et il a fait la connaissance de nous tous en tant que simple camarade. Ses yeux marrons pétillent souvent d’un amusement bienveillant, mais ils se changent subitement en un regard froid et dur comme s’il voulait percer les pensées les plus intimes de son interlocuteur. Il décontenance ses interviewers en fermant brusquement un oeil et en fixant l’autre vivement, presque férocement, sur eux.

J’avais été envoyée pour participer à la commission des affaires anglaises qui avait été constituée par la Troisième Internationale.

Nous étions assis autour d’une table ronde dans la chambre du tsar. Lénine était à ma droite, et, à ma gauche, se trouvait Wynkoop, de Hollande, qui traduisait les discours de l’allemand en anglais. Lénine a une connaissance parfaite de l’anglais : plus d’une fois, il réprimanda Wynkoop de manière humoristique pour avoir mal interpréter les orateurs.

BOUKHARINE, RADEK, ZINOVIEV, TROTSKI

Boukharine, le rédacteur en chef de la Pravda, et l’un des leaders de la gauche du Parti Communiste Russe, considérait les orateurs excités des autres pays avec des yeux bleus rieurs. Jeune et vigoureux, il avait l’expression de quelqu’un pour qui la vie est pleine de plaisir. Vêtu d’une blouse marron en toile de Hollande et ayant les manches roulées jusqu’aux coudes, il ressemblait à un peintre qui venait de reposer ses pinceaux. Pendant les réunions de commission, il est sans arrêt en train de dessiner des caricatures des délégués, mais aucun point important en discussion ne lui échappe. Aujourd’hui, il a dessiné Wynkoop comme un hibou solennel et plein de suffisance.

Radek, qui va aller sur le front polonais dans quelques jours, était également souriant et joyeux, avec un air détaché et rêveur. On est constamment impressionné par l’absence de tension ou d’excitation parmi les Russes. Ces hommes, qui s’opposent à un monde d’ennemis, paraissent affronter la situation avec un calme parfait et beaucoup d’humour.

Zinoviev est d’un autre genre : la controverse semblait l’ennuyer. Il était un peu impatient avec l’opposition, et il la critiquait avec un brin de mépris qu’il considérait sans aucun doute comme salutaire pour les partis communistes qui n’avaient pas encore appris comment attirer avec succès les masses. L’un des délégués américains dit de Zinoviev qu’il parle toujours à quelqu’un comme s’il allait prendre un bain.

Durant une interview, il semble généralement tendu comme s’il voulait se sauver vers un autre rendez-vous. Pamphlétaire infatigable, il était probablement en train de composer, même à ce moment-là, une autre thèse ; mais il était prêt à entrer vigoureusement dans la discussion et à parler très longuement quand son tour venait.

Sa voix n’est pas musicale mais il est à l’évidence un orateur très populaire.

Lors d’un grand meeting se déroulant dans le plus grand théâtre de Moscou et qui était la manifestation finale du congrès, Zinoviev et Trotski furent les principaux orateurs. C’est Trotski qui reçut, et de loin, le plus grand accueil. Revenant du front polonais, avec la reddition de Varsovie à l’Armée rouge, à laquelle on s’attendait quotidiennement, il fut naturellement le héros de l’événement. Il parla sans effort, sans cris, sans excitation haletante, mais avec un parfait contrôle et facilité. D’apparence bien soignée, il était évidemment mentalement bien doté. Il parlait lentement et calmement en allant et venant à la tribune, et en variant sans cesse son ton et ses gestes. Le public silencieux écoutait avidement, mais il parla si longtemps qu’à la longue il le lassa, malgré son grand intérêt et sa profonde admiration.

Zinoviev, de son côté, conserva l’attention des gens jusqu’au bout et il termina au milieu d’une vive série d’acclamations.

À la commission des affaires particulières dans la chambre du tsar, Zinoviev était assis un peu à l’écart de la table. Il s’appuyait confortablement contre le dossier d’un canapé moelleux. À côté de lui se tenait Levi, du KPD allemand. Les Français, les Autrichiens et d’autres étaient également représentés à cette commission. Les Italiens, d’une manière caractéristique, n’étaient pas représentés parce qu’ils ne pouvaient pas se mettre d’accord sur le nombre d’entre eux qui les représenterait. Ils étaient cependant présents en force et prirent part à la discussion, Bordiga exposant même une thèse soumise à la discussion contre l’action parlementaire.

Manifestement, Lénine aime le débat, même si le sujet peut ne pas lui sembler de première importance, et même si les adversaires peuvent être peu qualifiés. À cet instant-là, il était d’humeur badine, et il traitait les délégués anglais avec espièglerie. La majorité d’entre eux étaient des opposants à certains passages d’une thèse alors en discussion, et écrite par Lénine lui-même, sur les tâches du Parti Communiste.

LÉNINE ET LE PARTI TRAVAILLISTE BRITANNIQUE

Les passages controversés traitaient des Partis Communistes britanniques et ils déclaraient qu’ils devaient adhérer au Parti Travailliste Britannique et se servir de l’action parlementaire. Lénine ne considère pas à l’évidence l’une ou l’autre de ces questions comme fondamentale. En effet, il estime que ce ne sont pas du tout des questions de principe, mais de tactique, ces tactiques qui peuvent être employées au mieux de nos intérêts dans certaines phases d’une situation en évolution, et abandonnées avantageusement dans d’autres. Ni l’une ni l’autre de ces questions ne sont assez importantes, à son avis, pour provoquer une scission dans les rangs communistes. J’ai même tendance à soupçonner qu’il n’a pas été sans être influencé par la conviction que le cap qu’il a choisi est celui qui plaira à la majorité des communistes, et qui cimentera par conséquent le plus grand nombre d’entre eux dans l’action unie. Quant à la question de l’adhésion au Parti Travailliste (une question qui peut être soulevée à l’heure actuelle pour discussion, dans une forme similaire, par les Partis Communistes du Canada et des États-Unis), Lénine dit : "Des millions de membres hésitants sont recrutés par le Parti Travailliste, et donc les communistes devraient être présents pour faire de la propagande parmi eux, à condition que la liberté communiste d’action et de propagande n’y soit pas limitée". Quand ensuite, au Kremlin, je tentais de persuader Lénine en privé que les inconvénients d’une telle adhésion l’emportaient sur ceux de la non-adhésion, il écarta le sujet comme sans importance, en disant que le Parti Travailliste refuserait probablement l’adhésion du Parti Communiste, et que, dans tous les cas, cette décision pourrait être modifiée l’année prochaine.

LÉNINE ET LE PARLEMENTARISME

De même avec le parlementarisme ; il l’écarta comme sans importance, en disant que si la décision d’utiliser l’action parlementaire était une erreur, elle pouvait être modifiée au congrès de l’année suivante.

Mais quand on suggère que les communistes ne doivent pas entrer dans les Partis Travaillistes réformistes ou dans les parlements bourgeois parce qu’ils pourraient y être affectés par l’environnement et y perdre la pureté de leur foi et de leur ferveur communistes Lénine répond que, après la conquête du pouvoir, la tentation de faiblir sur les principes sera beaucoup plus grande. Il soutient que ceux qui ne peuvent pas résister à toutes les épreuves avant la révolution ne le feront certainement pas plus tard.

Il est partisan de s’attaquer à toutes ces difficultés, et non de les éviter : il est partisan de mettre la controverse communiste sur la place publique et non de l’enfermer parmi des cercles choisis d’enthousiastes.

Il ne craint pas que le communisme soit reporté ou submergé par l’arrivée au pouvoir des réformistes. Convaincu que les réformes ne peuvent pas guérir ou atténuer substantiellement le système capitaliste, il est impatient de voir les réformistes arriver au pouvoir afin qu’ils puissent faire preuve de leur impuissance [1]. Lorsque je parlai avec lui au Kremlin, il conseillait vivement aux communistes britanniques de dire aux leaders du Parti Travailliste : "S’il vous plaît, M. Henderson, prenez le pouvoir. Vous représentez aujourd’hui les opinions de la majorité des travailleurs britanniques ; nous savons que ce n’est pas encore le cas pour nous ; en conséquence, nous ne pouvons pas prendre actuellement le pouvoir. Mais vous qui représentez les opinions des masses, vous devriez prendre le pouvoir.".

Au cours de ces jours-là, la nouvelle est arrivée selon laquelle des comités d’action avaient été constitués pour empêcher la Grande-Bretagne de déclarer la guerre à l’Union soviétique en guise de soutien à la Pologne.

Lénine déclara que nous devrions informer Henderson qu’il ne fallait plus qu’il ait des scrupules à prendre le pouvoir par la révolution, étant donné que lui et son parti s’étaient déjà engagés à cela en constituant des comités d’action chargés du travail de provoquer une grève générale au cas où d’autres mesures de guerre seraient prises à l’encontre de la Russie de la part de la Grande-Bretagne. Une telle grève, pour laquelle Henderson, Clynes et leurs collègues, se sont déclarés à plusieurs reprises, serait un acte révolutionnaire. Le Parti Travailliste s’y était engagé maintenant.

Lénine affirma que la création des comités d’action était due à la vague de sentiment révolutionnaire traversant les masses britanniques, lesquelles avaient forcé leurs leaders travaillistes à entreprendre un certain type d’action. Que les déclarations du Comité d’action ne soient pas parvenues à satisfaire les communistes, et que le Comité ait été inactif, signifia tout simplement que la vague de ce sentiment de masse n’était pas encore allée très loin et qu’elle était largement retombée.

Le sentiment des masses monte et descend, soutient-il, comme des marées irrégulières ; il ne reste pas au niveau des hautes eaux.

"Nous, en Russie," dit-il, "nous avons pris le pouvoir au moment où les masses avaient monté. Lorsqu’elles se sont éloignées de nous, nous avons été obligés de tenir jusqu’à ce que la nouvelle vague de sentiment nous les ramène.".

Lénine soutint que, pour pulvériser l’inutilité du réformisme et faire que le communisme réussisse, le Parti Travailliste devait avoir des difficultés au pouvoir. En conséquence, les communistes britanniques devaient faire adhérer leur Parti au Parti Travailliste et en arriver à un arrangement avec lui afin de constituer un bloc parlementaire commun et de se partager mutuellement les circonscriptions électorales. En plus de la thèse en discussion, Lénine avait tenu prêt et fait traduire pour le congrès un livre intitulé : La maladie infantile du communisme, le gauchisme. Ce livre avait l’intention de confondre et de convertir ceux d’entre nous qui ne sont pas d’accord avec son auteur, qui affirment que le Parti Travailliste viendra de toute façon au pouvoir et que le Parti Communiste Britannique ne peut jamais se dissocier trop tôt et trop clairement de la politique réformiste du Parti Travailliste, et qu’il ne doit en aucun cas conclure des alliances ou des accords avec lui. Nous affirmons aussi que les communistes peuvent mieux détourner les masses de la foi dans le parlementarisme bourgeois en refusant d’y participer.

LÉNINE ET LE SYNDICALISME

Les passages de la thèse de Lénine sur le syndicalisme et les unions industrielles, ainsi que la thèse de Zinoviev sur le même sujet, firent également l’objet d’un débat animé.

Lénine et les autres Russes de son école considèrent essentiellement les syndicats comme des regroupements d’ouvriers qui procurent aux communistes des occasions pour gagner les masses au communisme. Les contestataires, qui appartiennent aux démocraties bourgeoises occidentales hautement industrialisées, sont incapables de se détacher du point de vue qu’une organisation industrielle est une organisation destinée à lutter contre l’employeur capitaliste. En outre, ils sont pour la plupart influencés par le point de vue selon lequel, si les organisations industrielles que les ouvriers développent pour eux-mêmes sous le capitalisme ne deviennent pas réellement les organisations qui administreront l’industrie sous le communisme, elles sont pour le moins un terrain d’entraînement pour préparer les ouvriers dans les ateliers à administrer les industries communistes selon une ligne soviétique.

LES COMMUNISTES RUSSES ET L’INDUSTRIALISME OCCIDENTAL

Les industrialistes occidentaux, qui sont engagés dans la lutte quotidienne pour l’existence dans le capitalisme, qui ressentent la pression constante de l’augmentation des prix ainsi que les empiètements et les exigences permanents de la classe des employeurs, considèrent les anciens syndicats de métier comme dépassés et inefficaces pour ce qui concerne leur tâche qui est de protéger les intérêts des ouvriers, et ils sont agacés par les bureaucrates syndicaux qui pensent selon des schémas palliatifs et s’appuyant sur une organisation par sections. Les industrialistes occidentaux s’efforcent de remplacer les syndicats par des unions industrielles, et les bureaucrates syndicaux par des comités d’usine et par le gouvernement par la base.

Tout cela semble de peu d’importance pour les communistes russes. Ils ont aboli l’employeur capitaliste en Russie ; et ils désirent le voir aboli dans le monde entier. Pour eux, le fait d’obtenir une amélioration des conditions des travailleurs dans le capitalisme a peu de valeur. Ils ne s’intéressent qu’aux comités d’usine et aux organisations extra-syndicales que dans la mesure où l’on peut démontrer que ces organismes développent une conscience révolutionnaire chez les ouvriers. Quant aux syndicats, la préoccupation des communistes russes est de faire des révolutionnaires des membres des syndicats, plutôt que de mener une lutte avec eux pour établir une nouvelle forme d’organisation industrielle qui peut être plus efficace pour rendre moins intolérables les conditions de l’esclavage salarié capitaliste.

Les Russes ont sondé les profondeurs de la démocratie prolétarienne à laquelle les industrialistes occidentaux s’efforcent de parvenir. Les industrialistes occidentaux ont également découvert que ce n’est pas parce qu’un homme a été un ouvrier dans une usine qu’il reste nécessairement un démocrate quand il quitte l’établi et devient député au parlement ou un officiel du syndicat. Mais, malgré la preuve écrasante du contraire, ils procèdent à partir de la théorie selon laquelle un homme peut être débordant de solidarité prolétarienne désintéressée et intelligente s’il a été élu par un comité d’usine. Les communistes russes qui ont vécu la Révolution et qui savent combien l’opinion est une plante fragile, qui dépend purement de l’environnement, considèrent la vague solidarité prolétarienne inconsciente sur laquelle les industrialistes occidentaux misent leur confiance non pas comme une force agissante, mais comme un matériau que les forces des communistes conscients peuvent diriger et manipuler. Il est possible que le matériau fourni par l’organisation de base soit plus réceptif que celui des vieux syndicats parce que les ouvriers qui en font partie sont plus dynamiques et politiquement conscients. Mais les ouvriers qui sont dans les syndicats font également partie du prolétariat et ils sont plus nombreux que ceux qui sont dans le mouvement des conseils ouvriers.

Les Russes insistent sur le fait que les membres des syndicats doivent être eux aussi gagnés au communisme, afin de faire le révolution et d’édifier le communisme après que la révolution aura été accomplie.

Les Russes font valoir que l’on ne peut pas attendre que des membres des syndicats commencent à devenir des communistes seulement quand ils auront rejoint les I.W.W. ou le mouvement des shop stewards. En conséquence, ils conseillent vivement aux communistes de rester dans les syndicats.

Les communistes russes sont réalistes ; ils développent leurs théories à partir de leurs expériences. Dans leur lutte révolutionnaire, ils ont dû se servir de grandes masses de gens et les affronter. Les révolutionnaires qui sont dans des pays où la révolution est encore éloignée sont enclins à sous-estimer l’ampleur de la tâche consistant à briser l’ordre établi de la société et à construire l’ordre nouveau.

Les industrialistes occidentaux soutiennent que les Russes sont dans l’incapacité de juger le vieux syndicat bureaucratique des pays occidentaux, et qu’ils n’arrivent pas à comprendre combien il est intriqué dans le système capitaliste et allié avec lui. De plus, les shop stewards britanniques et les "wobbly’s" américains sont obsédés par une autre idée ; ils se méfient du politicien qui porte une veste noire quelque rouge que puisse être son communisme. Leur méfiance à l’égard du théoricien, du scientifique, de l’administrateur, n’est rien moins que leur méfiance à l’égard du capitaliste. Ils exigent que le contrôle soit effectué par le travailleur manuel à son établi ; ils ne toléreront pas qu’il soit question d’attendre jusqu’à ce qu’il soit cultivé et ils ne croient pas qu’on puisse faire confiance, même sous le communisme, à quelqu’un qui n’est pas contrôlé strictement par la base. La préoccupation principale des communistes russes qui, de façon inébranlable, sont restés à leurs postes et ont conservé leurs théories, par moments malgré l’oscillation capricieuse et impulsive de l’opinion des masses, est de convertir les masses au communisme et d’obtenir que ce mécanisme de la société passe sous le contrôle communiste. Ils savent que les masses qui ne sont pas conscientes et éveillées ne peuvent pas exercer un contrôle effectif, et que par conséquent les masses doivent être éveillées.

Quels qu’aient pu être les mérites des assertions opposées, les thèses de Lénine et de Zinoviev, et en fait toutes les thèses et les résolutions provenant des dirigeants communistes russes, étaient, en raison des grands succès de ceux-ci, certaines d’être adoptées lors du premier anniversaire de la fondation de la Troisième Internationale.

Bien que les soixante délégués de leur Parti n’aient eu à eux tous que cinq voix, comme les Britanniques, les Russes pouvaient imposer tout ce qu’ils voulaient dans ce congrès.

Nous, qui étions dans l’opposition sur certaines questions, nous avons néanmoins exposé nos arguments en dépit du caractère désespéré de la tâche, et Lénine argumenta contre nous comme si notre défaite n’avait pas été une conclusion décidée à l’avance.

Le congrès, qui se réunit dans la salle du trône du tsar le soir suivant, m’autorisa à prolonger de vingt-cinq minutes les cinq minutes qui m’étaient imparties et pendant lesquelles je devais accomplir la tâche prodigieuse de répondre à une thèse et à un livre de Lénine ainsi qu’à d’innombrables discours.

Le congrès avait duré un mois. Comme les discours étaient prononcés en différentes langues et traduits, des délégués allaient et venaient fiévreusement entre la salle principale et une pièce adjacente où des tables étaient chargées de tranches de pain et de beurre, de sardines, de caviar, de plats préparés et de fromage, et de soucoupes remplies de bonbons enveloppés dans du papier de couleur. Des verres de thé bouillant y étaient toujours à disposition. Angelica Balabanova eut souvent à se plaindre que très peu d’auditeurs n’aient été présents pour écouter sa traduction. Ne donnant qu’un aperçu rapide des discours décousus, vides de contenu réel, Balabanova rendait toujours correctement et pleinement les paroles de ceux qui avaient quelque chose à dire, bien qu’elle ait été malade et très fatiguée.

Des artistes siégeaient parmi les délégués et exécutaient des dessins d’eux ou bien ils déambulaient à la recherche de modèles. Balabanova protesta, comme elle le faisait toujours, contre cette façon de portraiturer.

Le congrès se termina sur la défaite des amendements anglais et l’adoption unanime de la thèse de Lénine, avec laquelle je suis en complet accord, du moins sur l’essentiel. Les délégués se levèrent en chantant l’Internationale", et le rédacteur en chef du journal socialiste italien Avanti ! conduisit le chant le la "Carmagnole". John Reed et d’autres s’emparèrent de Lénine, et bien qu’il ait résisté, le hissèrent sur leurs épaules. Il ressemblait à un père heureux parmi ses enfants.