par ArchivesAutonomies
En France, on forgea naguère une expression néologique pour caractériser la psychologie du chauvin. Du patriote capable de sacrifier tout à la volonté de vaincre et d’écraser violemment la nation ennemie, on dit qu’il était animé par "l’esprit de guerre". De même, nous dirons du socialiste prêt à subordonner et à sacrifier tout à la volonté de vaincre la classe capitaliste et d’écraser violemment l’appareil bourgeois de l’État, qu’il est animé par l’esprit de révolution.
L’esprit de révolution était mort depuis un quart de siècle. La Révolution d’Octobre [1] l’a ressuscité, et ce n’est pas son moindre mérite.
Les doctrinaires avaient si proprement truqué et émasculé le marxisme, les parlementaires avaient si habilement exagéré la valeur de leur action, que les masses populaires dans leur ensemble, déprimées par la phraséologie démocratique, apaisées par la politique du gagne-petit, abusées par l’opportunisme des chefs, répugnaient de plus en plus à l’emploi de la violence et admettaient que, de réforme en réforme, le passage du capitalisme au socialisme, l’expropriation économique et le renversement politique de la bourgeoisie, s’opéraient pacifiquement, progressivement, par étapes.
Jamais le socialisme ne vécut une période plus sombre. La révolution bolchevique jaillit comme une haute flamme dans la nuit. Sa lumière éclaira brusquement les consciences demeurées saines. Au premier jour, et quelques bas politiciens exceptés, le réveil de la foi révolutionnaire parut général. Je possède dans ce sens quelques documents dont la lecture étonnerait sans doute bien des camarades communistes. Parmi les lettres de parlementaires, d’intellectuels et de militants ouvriers français reçues à cette époque, je me bornerai à citer ici quelques lignes écrites à ma femme le 21 janvier 1918 par l’écrivain connu Pierre Hamp. Commentant des notes que je lui avais adressées de Pétrograd, il s’écriait : "Comme Jacques a tout de suite vu au-delà des petites précautions et des grandes peurs ; comme il est entré dans l’éternel de ce qui s’accomplit là-bas ! On ne peut pas le lui écrire, mais il semble bien que la Russie accomplit une chose éminente pour l’humanité, probablement la chose la plus importante depuis le commencement de cette guerre et par quoi le monde commence dans la souffrance une ère nouvelle". La censure, après avoir intercepté, en même temps qu’un mot de moi, la lettre de Hamp, dénonça à l’autorité militaire avec une indignation comique "cet auteur qui déborde d’admiration pour les leçons que nous donne la Russie", puis envoya les deux lettres saisies à mon chef, le général Lavergne, en l’invitant à sévir "contre un officier suspect de connivence avec les bolcheviks".
La lettre de Hamp résume exactement l’impression première produite sur les socialistes sincères, fussent-ils modérés, par l’arrivée au pouvoir du gouvernement soviétiste. La grandeur de l’événement et sa soudaineté les soulevèrent tout d’abord, et pour ainsi dire malgré eux, au-dessus d’eux-mêmes. Mais ils retombèrent très vite. La déformation opportuniste avait été trop forte. Presque tous ces hommes étaient définitivement hors d’état de rectifier leur tir et de se jeter dans une bataille au succès de laquelle ils ne pouvaient plus croire. Ils manquaient de clairvoyance, d’audace et surtout de confiance, de foi, d’esprit de révolution. Le frisson d’enthousiasme passa. Les applaudissements se turent. Enfin, ces impuissants se ressaisirent tout à fait. Ils tournèrent le dos à la révolution.
Rares, très rares furent ceux en qui demeura l’esprit de révolution. Seules éparses à travers le monde, quelques pauvres étincelles scintillaient encore tristement sous les cendres. Pourtant l’esprit de révolution ne devait plus mourir en France.
Le prolétariat français manque de chefs. Il a été trahi par les social-patriotes. Il est encore abusé par les socialistes du centre. Mais les chefs surgiront vite dans ce pays qui fut toujours riche en hommes d’action. Le danger ne fut jamais là. Ce qu’avait perdu notre prolétariat et ce qui lui manquait par-dessus tout, c’était à la fois la claire vision de l’irréductible antagonisme des classes et la conscience de sa force. L’avènement de la dictature ouvrière et paysanne en Russie rendit à nos ouvriers et à nos paysans ce double sens. Ils retrouvèrent, avec le goût et la volonté de la lutte contre le bourgeoisie ennemie, la certitude de la victoire.
Le prolétariat français, en outre, ne possédait plus une doctrine révolutionnaire cohérente. Les éléments non réformistes les plus ardents avaient sombré presque tous dans l’anarcho-syndicalisme. Le parti communiste russe, en développant les concepts marxistes, aboutissait à des thèses simples, logiques, irréfutables, qui ruinaient de fond en comble les préjugés les plus enracinés sur la démocratie bourgeoise et constituaient un programme d’action révolutionnaire utilisable par les prolétaires de tous les pays.
Les ouvriers russes faisaient davantage. Ils créaient l’instrument le plus perfectionné, le moyen le plus sûr de l’émancipation prolétarienne : les Soviets.
Enfin ils ont réalisé, ou plus exactement, ils ont commencé et poussé très avant déjà, la réalisation pratique du programme communiste. On sait quelle valeur de propagande eurent à diverses époques sur les masses (généralement plus aptes à comprendre les fictions concrètes que les critiques abstraites), le Voyage en Icarie de Cabet ; le Système collectiviste de Deslinières ; la Cité future de Tarbouriech, et tant d’autres constructions positives dans lesquelles les auteurs se sont efforcés, avec une minutie parfois puérile, de prévoir et de représenter la constitution du régime de demain.
On sait l’influence énorme qu’a eue l’œuvre brève, localisée, incomplète et sur tant de points incertaine engagée par la Commune de Paris.
Combien plus profond est l’ébranlement produit par les réalisations tenacement et scientifiquement poursuivies depuis deux années par le peuple ruse sur son gigantesque territoire.
L’expérience, faussée pourtant dès les premières heures par l’intervention brutale du capitalisme mondial, par la guerre et par le blocus, est d’ores et déjà concluante. La République socialiste fédérative des soviets de Russie peut succomber demain sous les coups de ses ennemis. La démonstration est faite que la valeur positive des thèses communistes égale leur valeur critique. Le travail formidable de transformation sociale accompli dans tous les domaines depuis le 7 novembre 1917 en Russie a été certainement le facteur essentiel du réveil que nous constatons de l’esprit de révolution dans le monde.
L’esprit de révolution, c’est le flambeau qui doit allumer et entretenir l’incendie ; au fur et à mesure que dans les pays intéressés les matériaux indispensables seront accumulés, que le conflit des forces économiques et sociales sera développé la combustion commencera.
En ce qui concerne les prolétaires de France, notamment, je ne crains plus qu’ils laissent passer l’heure. Les manifestations réellement révolutionnaires du 14 avril et du 1° mai montrent que l’esprit de révolution agite plus fortement chaque jour notre classe ouvrière. Et comment n’enthousiasmerait-il pas plus passionnément qu’aucun autre ce peuple qui possède la plus admirable tradition révolutionnaire ?
1831 — 1848 — 1871 ! Trois dates françaises. Les trois grandes dates prolétariennes avant les grandes dates russes 1905 et 1917.
1831 ! La grève des canuts lyonnais, le premier mouvement insurrectionnel à base prolétarienne.
1848 (juin). Le premier essai de révolution sociale à base économique.
1871. La première menace à la dictature bourgeoise et la première conquête de la puissance publique par le prolétariat.
Il ne reste plus au prolétariat français qu’à inscrire dans son histoire une quatrième date. Il aura ainsi rempli la mission qu’en 1796 lui assignaient les premiers communistes révolutionnaires, Babeuf et ses amis, lorsque par une vision prophétique, cinquante ans avant Marx, cent ans avant Lénine, ils réclamaient la communauté des biens, dénonçaient l’antagonisme des classes, déclaraient la guerre à la "République des Riches", décrétaient l’obligation au travail pour tous et refusaient "les droits politiques aux individus qui ne servent pas la patrie par un travail utile".
Et comment résister à la tentation de replacer sous les yeux de nos camarades, à la veille du second anniversaire de la Révolution de novembre quelques lignes fameuses et trop oubliées du Manifeste des Égaux, vieux déjà de cent vingt-trois années :
"La Révolution française n’est que l’avant-courrière d’une autre révolution, la plus grande, la plus solennelle, et qui sera la dernière.
"Le peuple a marché sur le corps des rois et des prêtres coalisés contre lui ...
"Nous tendons à quelque chose de plus sublime et de plus équitable : le bien commun ou la communauté des biens ...
"Plus de propriété individuelle des terres. La terre n’est à personne ... Nous voulons la jouissance communale des fruits de la terre : les fruits sont à tout le monde.
"Nous déclarons ne pouvoir souffrir davantage que la très grande majorité des hommes travaille et soit au service pour le bon plaisir de l’extrême minorité ...
"L’instant est venu de fonder la République des Égaux"
N’apercevez-vous pas déjà l’embryon du bolchevisme sous ce manteau suranné de rhétorique ?