par ArchivesAutonomies
La politique extérieure de l’Internationale Jaune et celle de l’Internationale communiste se distinguent du tout au tout. Autant cette dernière est claire et précise, autant celle de l’Internationale de Berne-Lucerne est confuse et, au fond, dépourvue de principes. Elle n’a pour but, en somme, que d’apporter des correctifs partiels à la politique extérieure des grandes puissances victorieuses. C’est une politique de petits rapiéçages des confections impérialistes de l’Entente. A Berne, à Lucerne, dans les démarches des commissions élues à ces congrès, dans les déclarations parlementaires des fractions participantes, nous avons devant nous tout un programme de petits rapiéçages. On fait passer sous la loupe toutes les diverses questions, grandes et petites, agitées par la diplomatie officielle, celles du Sleswig, de Memel, du Tyrol, de la Syrie, de la Géorgie, celles qui concernent cette kyrielle de grandes et petites républiques nouvellement nées ; mais dans toutes ces questions le rôle de l’Internationale Jaune se borne à appuyer les décisions des grandes puissances ou à y proposer certains correctifs de détail, capables de rendre un peu moins odieux leur système politique et d’en estomper dans une certaine mesure le caractère trop évident de rapine. Pour la Ligue des Nations que l’Internationale Jaune glorifie, cette dernière ne réclame que des amendements partiels. Pour le Traité de Versailles elle ne demande que certaines corrections, en laissant subsister la cession des mines de la Sarre à la France et la contribution imposée à l’Allemagne. Elle exprime en même temps le vœu que l’Allemagne soit autorisée a garder ses colonies. Sa prémisse perpétuelle est l’idée, de la possibilité d’aboutir à toutes les améliorations désirables par voie d’accords avec les gouvernements. Les politiciens de l’Internationale Jaune, comme des laquais obséquieux, courent après la diplomatie officielle pour lui brosser ses habits et lui donner un air plus présentable. Dans son essence la politique extérieure de l’Internationale Jaune consiste à se mettre au service du système diplomatique des grandes puissances dont elle ne critique que des détails, en créant l’illusion que les gouvernements actuels seraient capables de mener une politique extérieure répondant aux intérêts des masses. En fait cette politique de l’Internationale Jaune ne peut que favoriser la consolidation du système politique actuel, augmenter son autorité aux yeux des masses et retarder le moment de sa faillite historique.
Or, la politique extérieure de l’Internationale Jaune est dans son essence la continuation directe et immédiate de celle de la seconde Internationale telle qu’elle a commencé à se cristalliser avant la guerre. Lorsqu’en 1912, à Bâle, au moment où l’Europe était menacée du danger de guerre, la seconde Internationale rédigea son programme de la solution de la question d’Orient, ce dernier fut considéré comme une tentative de réalisation par l’Internationale d’un programme positif en matière de politique extérieure. La presse socialiste de divers pays indiquait triomphalement que les résolutions de Bâle étaient un nouveau début dans le domaine de l’action socialiste, le début de l’action positive de l’Internationale sur le terrain diplomatique. Il est à regretter que la question de l’activité positive socialiste sur le terrain diplomatique ait été presque entièrement négligée. Quant à moi je ne me souviens que d’un article de Rosa Luxemburg consacré spécialement à la politique extérieure de Jaurès, qui ait traité de cette question de principe. On considérait généralement la politique extérieure comme le prolongement de la politique intérieure dont elle était inséparable et l’on ne se demandait généralement pas s’il fallait les aborder différemment. Dès lors il était généralement considéré comme très désirable d’établir les buts positifs des partis socialistes dans la politique extérieure. Dans différents pays, des parlementaires du type de Jaurès se consacrèrent avec ardeur à l’étude de cette question. L’Internationale Jaune à Berne et à Lucerne ne fait que continuer cette tradition et ne se trouve nullement en contradiction avec ce qui était l’opinion courante avant la guerre, lorsqu’elle se donne beaucoup de peine pour la solution positive des questions de la Géorgie, de l’Arménie, de Fiume, etc... rendant ainsi un service inappréciable à la réaction mondiale.
La question se pose autrement pour la politique intérieure. Aucun courant du mouvement socialiste ne pouvait mettre en doute l’existence pour lui d’un programme net et précis en politique intérieure dans les limites de l’ordre social existant. Pendant la dernière période de l’histoire de la seconde Internationale, l’action parlementaire ne fut pour aucune fraction du mouvement socialiste purement déclarative et tout socialiste au parlement, quelle que fût sa conception du développement général et du rôle des réalisations immédiates dans le processus de la lutte prolétarienne, s’efforçait d’obtenir entre autres ces réalisations immédiates, de même que, en dehors de l’enceinte parlementaire, le mouvement ouvrier s’efforçait d’obtenir des réalisations immédiates par la lutte économique. Si différente que fut leur conception du rôle du programme minimum, aucun courant de la pensée socialiste ne répudiait la réalisation immédiate de telle ou telle partie de ce programme. La lutte journalière politique et économique consistait à arracher pas à pas, l’une après l’autre, les positions aux classes possédantes. Elle consistait donc dans la réalisation d’un programme positif dans les limites de l’ordre social existant.
Tout autre est la substance de la politique extérieure. La politique intérieure est l’arène où le capital et le travail, le peuple et le gouvernement, la classe ouvrière et les classes dominantes se trouvent face à face. Ici les classes dominantes étaient contraintes par la lutte économique et politique à marcher de concession en concession : ici un programme positif dans les limites de l’ordre existant était réalisé par les socialistes. Quant à la politique extérieure, elle signifie l’attitude d’un État envers les autres États, c’est-à-dire envers ses partenaires ou ses rivaux en brigandage international, ensuite son attitude envers les États faibles et enfin envers les colonies, objet direct de ce brigandage. Dans la politique extérieure deux éléments peuvent être distingués : 1° le système des groupements politiques, des alliances et des antagonismes, c’est-à-dire les combinaisons diplomatiques au moyen desquelles les buts de la politique extérieure sont poursuivis ; 2° ces buts eux-mêmes, lesquels se ramènent à deux groupes fondamentaux : les buts défensifs et offensifs. Un des buts essentiels poursuivis par tous les gouvernements a toujours été la défense de ses possessions. A tout moment donné, grâce à des groupements internationaux, il fallait être assez fort pour que l’adversaire avide, désireux de s’emparer de quelque territoire ou de quelque possession ne pût y parvenir facilement par la supériorité de forces de sa coalition diplomatique. La diplomatie a toujours été une des formes de la défense de l’État, le supplément et le complément des troupes massées aux frontières, des escadres naviguant sur ses côtes et des forteresses et fortifications protégeant les points menacés. Le second groupe de buts de la politique extérieure ce sont les conquêtes qui forment l’objet des rivalités des gouvernements capitalistes entre eux ou l’occasion de l’aide qu’ils s’accordent les uns aux autres.
L’attitude de la seconde internationale envers la défense nationale n’a jamais, comme on le sait, été élucidée entièrement. En cette question ses idées n’ont pas été définitivement coordonnées. Les résolutions de Stuttgart et de Copenhague contiennent en elles-mêmes les contradictions profondes qui se sont manifestées plus tard si dramatiquement pendant la guerre. Toutefois l’attitude négative de l’aile révolutionnaire de la seconde. Internationale envers la "Défense Nationale" était déjà jusqu’à un certain point précisée et l’interdiction de voter les crédits de guerre était pour elle un axiome. De même que dans le domaine de la défense militaire de l’État capitaliste les socialistes, en la soutenant, auraient par cela même soutenu tout le système de domination de l’ennemi de classe, de même en se solidarisant avec la politique extérieure de leur gouvernement, même en tant que défensive, ils aboutiraient au même résultat. Défendre la patrie par la voie diplomatique ou par la voie militaire, c’est en principe une seule et même question. Les social-traîtres français durant la guerre montaient la garde également autour de l’état de siège en France et de l’état de siège en Russie. La campagne d’innocentement du tsarisme en Angleterre n’était qu’un détail partiel d’activité des social-traîtres en vue de la défense de la patrie, de même que d’autres détails partiels de cette même activité étaient leurs interventions dans les réunions publiques en faveur du gouvernement de coalition, leurs machinations contre les grèves, le renoncement aux droits des trade-unions et ainsi de suite.
Quant aux buts offensifs de la politique extérieure des gouvernements capitalistes, ils ne sont d’un bout à l’autre qu’un programme de rapine. Même des actes qui, à première vue, sembleraient contredire cette définition, telle que l’intervention des puissances en faveur des Arméniens durant les massacres, ou celle de Guillaume II en faveur des Boers ou bien encore la politique balkanique du tsarisme durant sa période dite libératrice, n’ont été en réalité que des manœuvres sur le même échiquier de rapines ou des tentatives habilement masquées pour progresser dans le même domaine de la politique conquérante. Tout le système politique de rapines exigeait de la part de partis socialistes dignes de ce nom la même attitude totalement négative qui fut formulée par le congrès de Stuttgart à regard de toute politique coloniale sans exception. Celte dernière n’est en effet que la manifestation la plus claire et la plus frappante de la politique extérieure capitaliste en général.
L’aile révolutionnaire de l’Internationale ne pouvait donc avoir aucun programme d’action positive en matière de politique extérieure inter-gouvernementale et son programme dans ce domaine devait être purement négatif, c’est-à-dire avoir pour but de faire obstacle à la politique extérieure des gouvernements existants aussi bien dans son système général que dans ses buts particuliers. La lutte contre la politique coloniale, contre les armements, contre les guerres, contre toute conquête, déguisée ou non, voilà quels devaient être les buts de l’aile révolutionnaire de l’Internationale en politique extérieure. Ces buts étaient exclusivement négatifs. Au fond c’était bien un programme également négatif que celui élaboré au congrès de Bâle pour la solution de la question d’Orient. Cette solution consistait à opposer le programme de Fédération des Peuples Balkaniques à toutes les combinaisons des gouvernements existants dans cette question. Cette fédération balkanique ne pouvait être créée qu’en luttant aussi bien contre les grandes puissances que contre les gouvernements balkaniques de cette époque. C’était plutôt un article d’un programme révolutionnaire des peuples balkaniques eux-mêmes qu’un programme de politique extérieure. Cette dernière dénomination lui fut donnée par mégarde et ce fut également un malentendu que l’opinion courante de ce temps, d’après laquelle les partis socialistes, en adoptant les résolutions de Râle, seraient entrés dans la voie d’un travail positif en politique extérieure. Les résolutions de Bâle n’avaient rien de commun avec un travail positif ; elles étaient des mots d’ordre révolutionnaires pour les peuples balkaniques, pour leur lutte contre leurs propres gouvernements. Quant aux instructions données à Bâle aux partis socialistes des autres pays, leur caractère était purement négatif, se résumant à la lutte contre la politique extérieure de leurs propres gouvernements. Les résolutions de Bâle ne sont qu’une confirmation de plus de la vérité qu’en matière de politique extérieure intergouvernementale, l’aile révolutionnaire de l’Internationale ne pouvait avoir de programme positif et que son programme en cette matière ne devait être que négatif, c’est-à-dire s’opposer à la politique des gouvernements capitalistes.
La politique dite intérieure est le domaine où le travail et le capital se trouvent en présence l’un de l’autre. L’existence d’un programme positif des partis socialistes dans ce domaine signifiait que la classe ouvrière par sa lutte politique et économique force les classes dominantes à lui céder position sur position. La politique extérieure est le domaine où les gouvernements capitalistes se trouvent en présence les uns des autres ou en présence des pays opprimés. Dans ce domaine il n’était donc admissible pour l’aile révolutionnaire du mouvement socialiste que d’avoir un programme exclusivement négatif de lutte contre les combinaisons et la politique de rapine des gouvernements capitalistes. Mais un pays opprimé ou colonial peut aussi bien lutter et se soulever contre les gouvernements capitalistes oppresseurs que la classe ouvrière luttant dans son propre pays. La tâche du mouvement socialiste du pays en question consistait en ce cas à empêcher son gouvernement d’écraser la contrée opprimée en révolte, tâche encore une fois purement négative. Mais une autre tâche encore lui incombait, celle d’accorder à la contrée en révolte un secours non seulement négatif mais directement positif. Ainsi la classe ouvrière, parallèlement à la politique extérieure du gouvernement de son pays dans laquelle elle intervenait dans un sens négatif, possédait sa propre politique extérieure prolétarienne, qui consistait, dans le cas indiqué, à secourir directement les victimes du gouvernement capitaliste. Mais une activité semblable de la classe ouvrière d’un pays s’étendait non seulement il l’exemple donné plus haut d’une révolte, mais à toutes les luttes en général de groupes opprimés dans le même pays ou dans d’autres pays contre les gouvernements capitalistes, à toute lutte entre opprimés et oppresseurs. En ce sens on peut dire que toute l’activité de l’Internationale était une politique extérieure prolétarienne : le contact qui s’établissait entre les organisations ouvrières, l’aide mutuelle qu’elles s’accordaient à toute occasion, en un mot tout ce qui formait la substance de l’activité de l’Internationale comme telle, c’était là une politique extérieure prolétarienne distincte de celle des gouvernements et lui faisant opposition. En résumé, la tâche de la classe ouvrière en politique extérieure, dans la mesure où elle possédait une mentalité révolutionnaire, consistait à opposer à la politique extérieure des gouvernements une politique extérieure prolétarienne, c’est-à-dire à mener la lute de classes sur une échelle internationale.
En politique intérieure le programme positif de la classe ouvrière consistait à arracher aux gouvernements une à une de nouvelles conquêtes. Mais la classe ouvrière ne pouvait-elle pas agir également en politique extérieure, c’est-à-dire dans chaque cas isolé non seulement forcer le gouvernement de son pays à renoncer à telle ou telle action, c’est-à-dire réaliser à son égard un but négatif, mais aussi le forcer à remplir d’une façon positive les exigences du prolétariat, réalisant ainsi en politique extérieure également un programme positif dans les limites de l’ordre existant ? Si la classe ouvrière accordait directement son aide à une contrée en révolte, ne pouvait-elle pas forcer le gouvernement de son pays à aider cette contrée ? Voilà justement la pente séductrice sur laquelle les réformistes à mentalité bourgeoise du mouvement ouvrier étaient enclins à se laisser glisser. Les gouvernements en beaucoup de cas non seulement exécutaient volontiers de tels désirs des réformistes, mais prenaient eux-mêmes l’initiative de pareilles démarches. Toute la politique des grandes puissances en Turquie consistait soi-disant à aider les opprimés contre les oppresseurs. Il suffit de citer cet exemple pour ne plus douter que le prolétariat à mentalité révolutionnaire ne devait en aucun cas aider un groupement opprimé autrement qu’en le soutenant directement. Toute intervention des gouvernements capitalistes de rapine dans une lutte de groupements opprimés contre les oppresseurs, en quelque endroit que ce fût, ne signifiait qu’une chose, à savoir qu’un nouvel objet était entraîné dans la sphère de leurs combinaisons conquérantes. Quand un peuple en révolte aboutissait par ses propres forces à des résultats positifs, ces résultats étaient pour lui une réalisation incontestable, mais si des résultats semblables devaient lui être acquis à titre de bienfait d’un gouvernement capitaliste conquérant, même sous la pression d’un parti socialiste, ce gouvernement, prenant sur lui celte tâche soi-disant libératrice, avait toute possibilité d’exécuter cette tâche conformément aux exigences de sa politique de rapine. Toutes les relations mondiales formaient déjà un réseau si étroitement entrelacé et les intérêts conquérants de chaque puissance capitaliste étaient à un tel point interdépendants par rapport aux relations politiques du monde entier, qu’aucun problème séparé et local ne pouvait manquer de tomber sous le coup des combinaisons du gouvernement en question, reliées à sa politique mondiale dans son ensemble. Les tentatives des socialistes de prêter secours à nn groupement opprimé par l’entremise de ces gouvernements capitalistes ne faisaient que rendre possible à ces derniers de se créer de nouvelles combinaisons favorables à leur œuvre de rapine mondiale, en trompant en même temps les masses populaires de leurs pays et en acquérant par cela même le soutien de ces masses.