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Fragments d’Histoire de la gauche radicale
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La politique extérieure des deux Internationales (suite) -Tchitchérine
Bulletin communiste n°17 - 8 juillet 1920
Article mis en ligne le 11 avril 2020
dernière modification le 1er janvier 2020

par ArchivesAutonomies

La thèse que tout déplacement de frontières politiques ouvrait à tous les impérialismes du monde une large possibilité de réaliser leurs combinaisons de rapine était tellement indiscutable que, comme on le sait, l’aile révolutionnaire du mouvement socialiste considérait avec raison comme son but la lutte dans les limites des frontières politiques existantes et non le déplacement de ces dernières, et abordait a ce point de vue les questions de la Pologne, de l’Alsace-Lorraine, et de tous les irrédentismes en général. Dans ce cas l’aile révolutionnaire comprenait avec une clarté suffisante qu’il lui était inadmissible d’avoir un programme positif en matière de politique extérieure dans l’ordre existant. Malheureusement son attitude envers la politique extérieure dans son ensemble ne fut jamais formulée d’une façon systématique et exhaustive. Le manque de netteté dans la position de la question concernant la politique extérieure permettait à une fraction considérable du mouvement socialiste de s’agiter avec ardeur autour de la politique extérieure, et cela dans un sens absolument défavorable pour le prolétariat révolutionnaire. A une époque où l’alliance franco-anglaise n’était point encore un fait accompli, Jaurès s’agitait continuellement en faveur de sa réalisation, voyant dans cette alliance, soi-disant démocratique, une prétendue acquisition de haute valeur et un contre-poids à l’alliance réactionnaire avec le tsarisme. Lorsque à l’époque où toutes les puissances s’agitaient fiévreusement autour de la question de Macédoine, la France, l’Angleterre et l’Italie opposèrent leur projet de réformes en Macédoine au programme austro-russe appuyé par l’Allemagne, les naïfs socialistes virent dans cette combinaison politique un grand succès quasi-démocratique et les débats de l’alliance des nations démocratiques contre les nations réactionnaires. Les arguments des social-traîtres durant la guerre mondiale ne se distinguent dans leur essence en rien des arguments des socialistes de la période du programme occidental de la réforme macédonienne. Les social-traîtres sont restés entièrement fidèles à la tradition de la seconde Internationale. De même en Allemagne Bernstein s’évertuait à prêcher l’alliance avec l’Angleterre, maintenant ainsi la tradition des freisinnige [1] Allemands. Jaurès allait plus loin encore  : dans toute une série de brillants discours, au cours de toute sa carrière parlementaire, continuellement, il s’efforçait d’inciter le gouvernement français à inaugurer une ère nouvelle de politique extérieure, qui fût basée sur la justice, la loyauté, le progrès et ainsi de suite. On peut dire que c’est justement dans le domaine de la politique extérieure que se dévoile toute l’utopie du réformisme petit-bourgeois dans le mouvement socialiste et son rôle véritable de paravent docile pour la politique gouvernementale de duperie des masses et de réalisation de buts de rapine sous des prétextes plausibles. Depuis longtemps déjà les gouvernements des pays capitalistes avancés étaient disposés à raffermir leur domination dans leurs propres pays par des concessions aux masses populaires de ces pays, afin de se délier les mains dans le domaine de leur pillage mondial qui était déjà la source principale des bénéfices de l’oligarchie. En cela ils pouvaient être le mieux du monde servis par les illusionnistes à courte vue du type de Jaurès, qui, avec toute la puissance de son éloquence et de ses convictions sincères, aidait le gouvernement à acquérir l’appui des masses populaires en créant l’idée de la possibilité d’une politique mondiale démocratique menée par ces gouvernements. Ainsi se préparait l’union sacrée de la grande guerre. Le malheur de la seconde Internationale fut de se borner à préciser son rôle négatif par rapport à la politique coloniale, sans étendre cette définition à toute la politique extérieure dans les limites de l’ordre existant. Cette ambiguïté facilita dans une grande mesure aux gouvernements l’exploitation des organisations prolétariennes dans les intérêts de leur politique de guerre. L’absence d’une compréhension claire de l’inadmissibilité pour le prolétariat révolutionnaire d’un programme positif dans le domaine de la politique extérieure existante avait pour résultat l’idée, répandue largement dans les cercles socialistes, d’après laquelle il leur était possible de préconiser des plans comme l’internationalisation des Dardanelles et autres combinaisons semblables et en général toutes les formes possibles d’organisation internationale de la Société sous le régime social existant. Quand en automne 1914 Asquith dans son discours de Dublin mit en avant pour la première fois au nom du gouvernement anglais le mot d’ordre de création de la Ligue des Nations, il empruntait cette idée aux pacifistes et aux socialistes.

Quand Bernstein et consorts rompaient des lances en laveur d’une alliance avec le gouvernement prétendu démocratique, non seulement ils continuaient la tradition des freisinnige, mais ils s’appuyaient même sur l’autorité de Karl Marx, qui en matière de politique extérieure avait posé devant les socialistes des buts positifs nets et précis pour réaliser la cohésion des gouvernements bourgeois libéraux contre Nicolas Ier. Et vraiment, à cette époque la situation historique était toute différente. Au milieu du dix-neuvième siècle la société bourgeoise n’était pas encore internationalement affranchie des chaînes du vieux régime féodal et absolutiste et la création des conditions internationales nécessaires au développement des États bourgeois était une tâche à la réalisation de laquelle la classe ouvrière était intéressée. A cette époque il y avait encore à l’ordre du jour les problèmes internationaux positifs de création d’États nationaux, nécessaires au développement du capitalisme. Marx assignait donc avec raison aux socialistes des buts positifs dans le domaine de la politique extérieure. La lutte contre la dictature internationale du gendarme absolutiste Nicolas Ier était un but positif de ce genre. Quant au problème de la création d’États nationaux, si dans ce cas le prolétariat révolutionnaire ne pouvait point agir en qualité d’allié des gouvernements réactionnaires qui en assumaient la réalisation, en lui-même, objectivement, ce problème était néanmoins un élément de progrès. Tout autre devint la situation dans la période historique suivante, quand la bourgeoisie fut devenue maîtresse absolue de la société et quand tout ce qui survivait du régime antérieur se fut transformé en exécuteur des volontés du capitalisme triomphant. Lorsque en politique extérieure, de même qu’en politique intérieure, les survivances d’apparence démocratique devinrent de leur côté un paravent pour la domination illimitée de l’oligarchie capitaliste, aucun but positif susceptible de constituer un progrès n’exista plus en politique extérieure inter-gouvernementale. — aucun but à la réalisation duquel le prolétariat fût intéressé. Dans la dernière période de l’histoire du monde la politique extérieure présentait exclusivement des combinaisons-de gouvernements capitalistes de rapine. Le prolétariat révolutionnaire devait rester entièrement en dehors de ces combinaisons, en dirigeant toutes ses forces vers l’appui à accorder aux victimes des bêtes de proie capitalistes, aux classes opprimées, aux groupements opprimés, loin de toute collaboration avec les combinaisons diplomatiques des gouvernements capitalistes.

La situation change radicalement avec l’apparition de gouvernements soviétiques, gouvernements révolutionnaires d’ouvriers et de paysans. Pour la première fois après un long intervalle, des buts positifs se posent de nouveau devant le prolétariat révolutionnaire dans le domaine de la politique extérieure intergouvernementale. Pour la première fois on voit apparaître parmi les gouvernements existants des gouvernements dont l’appui par le prolétariat révolutionnaire présente pour ce dernier un intérêt international. Ces gouvernements se trouvent être placés au centre de toute la lutte mondiale entre les classes opprimées et dominantes, entre les pays et les groupements opprimés et oppresseurs. Devant les partis et les groupements prolétariens révolutionnaires de tous les pays se pose le problème de la lutte pour la défense et la consolidation de la position internationale des gouvernements révolutionnaires soviétistes. Le nouveau programme de politique extérieure n’est accessible qu’aux partis et aux groupements qui se placent eux-mêmes sur le terrain soviétiste et révolutionnaire. Ce n’est qu’aux groupements demeurant sur le terrain de la troisième Internationale qu’est ouverte le vote de la nouvelle politique positive internationale. A l’Internationale Jaune de Berne et de Lucerne, qui à l’égard des gouvernements soviétistes est incapable de dépasser une vague non-intervention, il ne reste en général rien d’autre que de continuer la tradition servile quasi-démocratique des réformistes de la seconde Internationale, en jouant en apparence le rôle de critiques des gouvernements capitalistes réactionnaires et en consolidant par cela même en réalité, objectivement, leur position et en les aidant ainsi à continuer à se maintenir et à tromper les masses.

La position des gouvernements soviétistes révolutionnaires eux-mêmes n’est pas tout à fait la même que celle des partis révolutionnaires. En leur qualité de gouvernements existants de fait au milieu des autres gouvernement existants, ils sont forcés d’entrer en certaines relations avec ces derniers et ces relations créent pour eux des obligations dont il doit être tenu compte. Lorsque le commissaire pour les Affaires étrangères écrit un article pour la troisième Internationale, il doit prendre en considération qu’il est lié par la position du gouvernement qui est différente de celle d’un parti révolutionnaire éloigné du pouvoir. Cela n’empêche qu’un gouvernement soviétiste révolutionnaire se trouve, par son caractère et les problèmes qui se posent devant lui, au pôle opposé des gouvernements capitalistes et ne peut en aucun cas participer à leurs combinaisons de rapine. Ce qu’il doit donc se proposer, c’est de vivre en paix ou de s’efforcer d’obtenir la paix avec tous les gouvernements et en même temps de se tenir soigneusement à l’écart de toute participation à des coalitions ou combinaisons d’appétits impérialistes quelles qu’elles soient. Tous les gouvernements soviétistes, se trouvant dans la même situation de divergence absolue par rapport aux gouvernements capitalistes, sont par la force des choses alliés entre eux, alliés cela va sans dire dans le sens défensif, car toute politique agressive leur est également étrangère. Les exigences de la défense de l’État, ce premier facteur déterminant de la politique extérieure des gouvernements capitalistes, est également le premier facteur de la politique extérieure soviétiste. Si le prolétariat révolutionnaire doit être absolument hostile à la "défense de la patrie" des gouvernements capitalistes, au contraire, la défense de l’État soviétiste des ouvriers et paysans est le premier et le plus vital de ses intérêts. Mais de même que la défense des États capitalistes s’obtient non seulement par des soldats et des canons, mais tout autant par la diplomatie qui a pour but d’écarter la possibilité de coalitions hostiles contre lesquelles les canons et les soldats seraient impuissants, de même dans la défense du gouvernement soviétiste un rôle immense appartient aux rapports politiques internationaux, destinés à écarter le danger de coalitions ennemies. Or ces rapports internationaux tendant à écarter tout danger d’attaque imposent aussi des obligations déterminées. Au moment historique actuel, en présence des difficultés inouïes, des périls et des menaces mettant en danger l’existence même des gouvernements soviétistes, que des ennemis entourent de toutes parts et dont la position internationale est déterminée par cette situation, ces gouvernements doivent, dans la plus large mesure, prendre en considération ces exigences de la politique extérieure. Pour être strictement défensif, le rôle de la diplomatie soviétiste n’en est pas moins lourd de responsabilisés. Ainsi donc, quand nous parlons des buts positifs de la politique extérieure de la troisième Internationale, nous ne pouvons aucunement identifier les partis communistes et les gouvernements soviétistes, dans lesquels ces partis jouent un rôle dominant.

Les gouvernements soviétistes ne se bornent pas à éviter toute participation à toute combinaison des gouvernements impérialistes, mais encore ils opposent à ces combinaisons, à l’égard des pays ou groupements opprimés et en particulier à l’égard des peuples et États coloniaux, une politique diamétralement opposée, celle de la reconnaissance des droits des opprimés, spécialement de leurs droits de disposer d’eux-mêmes. Les limites mêmes des obligations imposées aux gouvernements soviétistes par leur situation au milieu des autres gouvernements, varient selon les conjonctures politiques. Pendant les premiers mois de son existence, avant la paix de Brest, le gouvernement soviétiste russe appliquait une politique de déclarations retentissantes inspirées par l’esprit de la révolution prolétarienne mondiale. Il est impossible de mesurer l’impression gigantesque produite ainsi par le gouvernement soviétiste russe dans la première période de son existence, impression restée depuis lors ineffaçable dans le mouvement ouvrier international et qui une fois pour toutes détermina l’attitude de ce dernier envers les gouvernements soviétistes.

Si liés que soient actuellement dans leurs mouvements les gouvernements soviétistes, l’attitude à observer envers eux constitue toujours le centre de la politique internationale positive de l’aile gauche du mouvement ouvrier de tous les pays. De même qu’à l’époque de la seconde Internationale les partis socialistes avaient leur propre politique extérieure en dehors de la politique extérieure inter-gouvernementale, de même aussi la troisième Internationale possède sa politique extérieure de buts communs, d’actions communes dans tous les pays du monde. Dans la sphère des relations extérieures inter-gouvernementales, son programme positif se concentre autour de la situation internationale des gouvernements soviétistes, de l’union politique de ces derniers entre eux et de l’appui à leur accorder de la part de tous les groupements placés sur le même terrain. L’existence même des gouvernements soviétistes, ainsi que l’apparition de nouveaux gouvernements soviétistes, dont nous avons déjà eu plusieurs exemples et à laquelle nous nous attendons dans l’avenir — et, nous en sommes sûrs, dans un avenir très rapproché — modifie entièrement la manière de voir de l’aile révolutionnaire du mouvement ouvrier mondial à l’égard de toutes les questions, grandes et petites, de la diplomatie officielle. Si dans la période de la seconde Internationale l’aile révolutionnaire du mouvement socialiste pouvait en politique extérieure se borner à se poser dans toutes les questions courantes, arménienne, syrienne et autres, des buts purement négatifs à l’égard du brigandage impérialiste, actuellement la troisième Internationale oppose à ce dernier, partout où il se manifeste, des buts pratiques d’édification soviétiste et des perspectives de libération immédiate du joug impérialiste. En dehors même des buts révolutionnaires déjà posés directement par l’histoire à l’intérieur des pays capitalistes avancés, à côté de ces buts et simultanément avec eux, le programme purement négatif de la résolution de Stuttgart sur la politique coloniale peut déjà faire place à une politique positive immédiate, comportant la création d’États nationaux libres à la place des colonies opprimées, des protectorats et des sphères d’influence et ces nouveaux États libres, la troisième Internationale vise déjà à les créer sous la forme de républiques soviétistes. Mais il va de soi que cette tâche est inséparable de la tache révolutionnaire primordiale de la troisième Internationale dans les États capitalistes avancés eux-mêmes. L’affranchissement des pays opprimés est possible uniquement parce que dans les métropoles le pouvoir de l’oligarchie est assez ébranlé pour que sa force de domination mondiale ait cessé d’être irrésistible. D’autre part, l’ébranlement de la domination coloniale universelle des oligarchies dominantes capitalistes accélère leur chute dans leurs propres pays. La troisième Internationale poursuit le but de l’affranchissement des pays opprimés, que l’écroulement des gouvernements capitalistes dans les pays dominants ait eu déjà lieu ou non — mais il est impossible de prédire dès maintenant lequel des deux événements précédera l’autre. En tout cas, le programme international positif grandiose de la troisième Internationale n’est rendu possible que par son programme révolutionnaire mondial fondamental et n’est en conséquence accessible qu’à elle seule, se trouvant en contradiction flagrante avec le programme de politique extérieure servile et vague de l’Internationale Jaune de Berne-Lucerne.