par ArchivesAutonomies
De divers côtés, on a cherché à exploiter, soit en faveur du parlementarisme bourgeois, soit en faveur de l’anti-parlementarisme anarchiste, la pensée de Lénine. La lettre de celui-ci, que nous publions ci-dessous, met toutes choses au point. Lénine ne comprend l’emploi du parlementarisme que suivant la conception du marxisme révolutionnaire, c ’est-à-dire la lutte contre le Parlement et toutes les institutions bourgeoises au sein même du Parlement. Cette méthode, illustrée par Liebknecht en Allemagne, par les délégués bolchevistes à la Douma, par Höglund en Suède, tout récemment encore par Clara Zetkin au Reichstag, n’a rien de commun avec celle de Paul Faure, Léon Blum, etc., qui est une méthode de replâtrage du parlementarisme bourgeois. A l’origine, la lettre de Sylvia Pankhurst fut publiée sans signature ; mais le Call de Londres ayant reconnu l’auteur la désigna nommément, et elle ne démentit pas.
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Cher camarade Lénine,
Je ne cesse de souhaiter une conversation avec vous. Je vois notre mouvement ouvrier anglais ruiné par le parlementarisme et par les conseils municipaux. Des gens veulent être élus. Le plus grand nombre veut élire, et tout travail pour le socialisme est à cette fin remis ; on étouffe la propagande socialiste de peur de perdre des votes. Et les élus gonflés de leur importance ont la plus grande indulgence-pour les abus du système capitaliste.
Je sais qu’il est impossible de réveiller l’esprit révolutionnaire chez des gens qui veulent gagner aux élections — tout au moins dans ce pays. La conscience de classe semble disparaître à mesure que s’approchent les élections. Un parti qui obtient des succès électoraux est un parti perdu pour l’action révolutionnaire. Dans ce pays, nous avons, comme vous savez :
(1) Le vieux parti trade-unioniste, qui n’a ni largeur de vue, ni l’idéalisme et n’est pas socialiste ;
(2) L’Independant Labour Party souvent bourgeois, souvent ultra-religieux ;
(3) Le British Socialist Party qui se croit plus avancé que l’I.L.P, mais qui souvent, vaut moins du point de vue du communiste. Ces deux partis pensent trop à gagner aux élections et quand ils y ont obtenu des succès, ils abandonnent presque toujours les ouvriers.
(4) Les industrialistes révolutionnaires, croyant en l’action directe, — élément qui permet les plus grandes espérances ; il y a parmi eux des hommes remarquables, possédant cette inflexibilité qui sera essentielle quand surviendra la révolution, — mais qui quoique manquant souvent de capacité organisatrice en dehors de leur propre sphère d’action, ont cependant de grands esprits et du cœur.
Tous ces éléments ont subi à différents degrés l’influence de la révolution russe. Les officiels du groupe 1 sont alarmés et certains de leurs adhérents ont passé au groupe 4. Au 2, les leaders sont pour le moins choqués et alarmés, certains de leurs adhérents se rapprochent du 4. Au 3 les uns sont timides, les autres se rapprochant du 4. Ce dernier groupe 4 a longtemps chéri l’idée d’organiser la société selon les principes des Soviets, avant même de connaître les Soviets. Il est fortifié par les nouvelles de Russie. Il est surtout composé de simples ouvrière, mineurs ou mécanicien, quoique ce type apparaisse maintenant dans toutes les industries.
Ce groupe 4 méprise l’action parlementaire : jamais il ne s’alliera à un parti présentant des candidats pour les élections parlementaires ou locales. Les Workers Committees et les Shop Stewards doivent être unis à ce groupe 4, quoi qu’ils soient souvent moins avancés.
Il y a aussi le Socialist Labour Party (5), plutôt anti-parlementaire, mais qui, lors des dernières élections, présenta des candidats, perdant ainsi largement la confiance du 4 qui fournissait un grand nombre de ses membres.
(6) La Workers Socialist fédération, plus petite et plus jeune que les autres composée en grande partie de femmes, ce qui marque son origine, bien que la plupart de ses nouveaux membres soit des homme ; c’est surtout, plus que les autres, le parti du petit peuple, travaillant aux coins des rues et ayant son quartier général dans l’Est-End. A sa conférence de Whitsuntide il s’est transformé en parti communiste, mais à la demande du camarade R... et de quelques autres, il s’abstient d’user de ce titre tant que tous les efforts n’ont pas été faits pour former un parti communiste unique en fondant les groupes 3, 5, 6 et 7, ce dernier étant la société socialiste du pays de Galles étroitement en harmonie avec le 4. On nous dit que le 4 ne peut pas entrer dans le parti communiste, quoique ses membres puissent y adhérer. Je ne suis pas si certaine que ces groupes ne puissent fusionner.
Mais pourquoi vous écrire tout ceci ? Pour dire qu’à mon avis la question parlementaire met tout en retard. Le 3 et 5 veulent encore présenter des candidats, ce qui déconcerte les éléments 4, 6 et 7.
Je doute que vous conceviez combien dans ce pays la conscience de classe est une plante plus tendre que partout ailleurs et combien les intrigues politiques sont plus fortes et plus subtiles.
Je souhaite que vous parliez de l’action parlementaire. J’ai lu la lettre que vous ont adressée les communistes finlandais. Ce message est nécessaire ici aussi. Je souhaite que vous nous écriviez de manière à hâter nos progrès hors du réformisme. Ce que vous dites fait beaucoup réfléchir les hommes, ceux du moins qui veulent réellement la révolution Je pense que si vous étiez ici vous diriez : Concentrez les forces sur l’action directe révolutionnaire. Ne touchez pas à la machine politique. Telle est ma pensée. Je crois qu’il n’y a pas de pays où !a machine politique soit pour les ouvriers aussi difficile à diriger et soit aussi. bien construite pour les circonvenir
Sincèrement à vous.
Sylvia PANKHURST.
PS. — Je tiens à vous faire connaître que la masse des ouvriers d’industrie, dans des proportions de plus en plus sensibles, veut réellement la révolution et n’a besoin que d’être guidée pour l’organiser. Mais nous sommes lents et combien le monde ne doit-il pas à la Russie ! Si vous dites que les conditions déterminantes ont produit le résultat, certes, c’est vrai ; mais votre claire exposition de ce fait ouvre une nouvelle perspective, et nous comprenons en vous lisant qu’une longue propagande a, en Russie, préparé le peuple à tirer parti de ces conditions.
Si nous pouvions seulement unir tous ceux qui croient à la révolution et les faire travailler pour elle au lieu de s’occuper d’élections ! Outre la propagande, il y a l’organisation, et nous sommes à présent des enfants dans une forêt inconnue ou dans une contrée inexplorée. Nous devons explorer chaque région en nous demandant comment nous nous rendrons compte du mouvement favorable. Nous nous y efforcerons, mais vous pourriez concentrer plus de forces dans cette direction si par un discours ou par un article — ce message nous touchera — vous vouliez bien nous conseiller. Quant à la propagande, oh, l’on dira : nous ne suscitons pas de conflit ; c’est le gouvernement qui le provoque. Comme si c’était une honte de créer des ennuis au capitalisme !
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Réponse du Camarade Lénine
28 août 1919.
Chère Camarade,
Je n’ai reçu qu’hier votre lettre du 16 juillet dernier. Je vous suis infiniment reconnaissant pour les renseignements que vous me donnez concernant l’Angleterre et je vais tâcher de satisfaire votre désir en répondant à votre question.
Je ne doute pas que, parmi les représentants du prolétariat, un grand nombre d’ouvriers, les meilleurs, les plus honnêtes, les plus sincèrement révolutionnaires soient ennemis du parlementarisme et adversaires de toute action au parlement. Plus la culture capitaliste et la démocratie bourgeoise sont anciennes dans un pays donné, et plus c’est là un phénomène compréhensible, car la bourgeoisie, dans les vieux pays parlementaires, a remarquablement appris le jeu de l’hypocrisie et connaît mille tours pour tromper le peuple, en présentant le parlementarisme bourgeois comme la "démocratie en général" ou la "démocratie pure", etc., en dissimulant avec habileté les innombrables liens du parlement avec la bourse et les capitalistes, en tirant parti d’une presse vénale, en se servant de toutes les façons de l’argent, puissance du capital.
On ne peut en douter : l’Internationale Communiste et les partis communistes des divers pays commettraient une faute irréparable en repoussant les ouvriers, partisans du pouvoir des Soviets mais qui ne consentent pas à prendre part à la lutte parlementaire. Si on pose la question d’une façon générale, théoriquement, c’est précisément ce programme, celui de la lutte pour le pouvoir ides soviets, pour la république des Soviets, qui peut et doit unir maintenant, sans conteste, tous les révolutionnaires honnêtes et sincères des milieux ouvriers. Beaucoup d’ouvriers anarchistes deviennent maintenant de sincères partisans du pouvoir des Soviets, ce qui nous prouve qu’ils sont nos meilleurs camarades et amis, qu’ils sont parmi les meilleurs révolutionnaires et ne furent adversaires du marxisme que par malentendu ou, plus exactement, non par malentendu, mais parce que le socialisme officiel, dominant à l’époque de la seconde Internationale (1889-1914), trahit le marxisme, mutila l’enseignement révolutionnaire de Marx en général et son enseignement sur l’expérience de la Commune de Paris (1871) en particulier. Je l’ai exposé dans mon livre L’Etat et la Révolution ; je ne m’arrêterai donc plus sur cette question.
Que faire donc si, dans un pays, des communistes convaincus et disposés à se consacrer à l’œuvre révolutionnaire, — des partisans sincères du pouvoir des Soviets (du "système des Soviets", comme on dit quelquefois hors de Russie) — ne parviennent pas à s’unir par suite de leur désaccord sur la question de l’action parlementaire ?
Je considérerais volontiers ce désaccord comme n’ayant pas d’importance essentielle en ce moment, la lutte pour le pouvoir des Soviets étant la lutte politique du prolétariat, dans sa forme la plus haute, la plus consciente, la plus révolutionnaire. Mieux vaut être avec les ouvriers révolutionnaires quand ils se trompent sur une question de détail ou d’importance secondaire, qu’avec les socialistes officiels ou avec les social-démocrates s’ils ne sont pas des révolutionnaires fermes et sincères, s’ils ne savent pas, s’ils ne veulent pas faire dans les masses ouvrières un travail révolutionnaire, mais professent pourtant sur la question donnée des opinions conformes à la bonne tactique.
Or la question parlementaire est maintenant une question de détail, secondaire, Rosa Luxembourg et Karl Liebknecht avaient raison, à mon avis, quand ils défendaient, à la Conférence de janvier 1919, à Berlin, contre la majorité, la participation des spartakistes aux élections pour le parlement bourgeois allemand, c’est-à dire pour l’Assemblée Nationale Constituante. Mais il va de soi qu’ils eurent raison davantage encore en demeurant avec le Parti Communiste qui commettait une faute secondaire, plutôt que de suivre les représentants droitiers du socialisme, tels que Scheidmann et son Parti, ou les âmes serviles, les doctrinaires, les poltrons, les serviteurs muets de la bourgeoisie, les réformistes en fait, tels que Kautsky, Haase, Daumig et tout ce Parti des "indépendants" allemands.
Je suis personnellement convaincu, que le refus de participer aux élections parlementaires est, chez les ouvriers révolutionnaires anglais, une faute, mais il vaut certes mieux commettre cette faute que de retarder la formation, par tous les éléments sympathisant avec le bolchevisme et sincèrement partisans de la république des Soviets que vous énumérez, d’un puissant parti ouvrier communiste anglais. Si par exemple, il y avait dans le B.S.P. des bolcheviks sincères qui, par suite ou désaccord sur la question parlementaire, refusaient de se fondre dans le Parti Communiste avec les groupes 4-6 et 7, ces bolcheviks commettraient à mon avis une faute mille fois plus grave que celle qui consiste à refuser de participer aux élections pour le parlement bourgeois anglais. Naturellement, je suppose en disant cela que les groupes 4-6 et 7 pris ensemble sont réellement liés à la masse ouvrière et ne représentent pas exclusivement de petits groupes intellectuels, comme ce ;a arrive assez souvent en Angleterre. Sous ce rapport les Workers Committees et les Shop Stewards, qui ont sans doute des liens étroits avec la masse, ont une grande importance.
Le lien ininterrompu avec la masse ouvrière, l’aptitude à y entretenir une agitation constante, et prendre part à chaque grève, à répondre à toutes les interrogations formulées par la masse, c’est là l’essentiel pour le Parti Communiste, surtout dans un pays tel que l’Angleterre, où jusqu’à présent (comme d’ailleurs dans tous les pays impérialistes) seuls de petits groupes ouvriers, composés de représentants de l’aristocratie ouvrière, pour la plupart complètement et irrémédiablement pourris de réformisme, captifs des préjugés impérialistes et bourgeois, ont pris part au mouvement socialiste et en général au mouvement ouvrier. Sans lutte contre ces éléments, sans destruction totale de leur autorité, sans enracinement au sein de la masse de la conviction de leur absolue corruption bourgeoise, il ne peut être question d’un mouvement ouvrier communiste sérieux.
Ceci se rapporte à la fois à l’Angleterre, à la France, à l’Amérique et à l’Allemagne.
Les ouvriers révolutionnaires qui font du parlementarisme le point de mire de leurs attaques, ont pleinement raison dans la mesure où ils expriment ainsi le rejet de principe du parlementarisme bourgeois et de la démocratie bourgeoise. Le pouvoir des Soviets, la République des Soviets, voilà ce que la révolution ouvrière a institué à la place de la démocratie bourgeoise ; voilà la forme de transition du capitalisme au socialisme, la forme de la dictature prolétarienne. Et la critique du parlementarisme est non seulement légitime et nécessaire pour motiver le passage au pouvoir des Soviets, mais elle est absolument juste, en tant que manifestant la conscience du caractère historique conditionnel et borné du parlementarisme, de ses liens avec le capitalisme, de son rôle progressif par rapport aux institutions du moyen âge et réactionnaire par rapport au pouvoir des soviets.
Mais les critiques du parlementarisme en Europe et en Amérique, quand ils appartiennent aux milieux anarchistes et anarchistes-syndicalistes, ont souvent tort quand ils se refusent à toute participation aux élections et à l’activité parlementaire. Nous ne voyons ici qu’une insuffisance d’expérience révolutionnaire. Nous, russes, qui avons traversé XXe siècle deux grandes révolutions, nous savons quelle influence il possède en fait pendant les périodes révolutionnaires et surtout pendant la révolution même. Les parlements bourgeois doivent être dissous et remplacés par des institutions soviétistes. On n’en peut douter. On ne peut douter maintenant, après l’expérience de la Russie, de la Hongrie, de l’Allemagne, que cette transformation s’accomplira certainement pendant la révolution prolétarienne. C’est pourquoi il convient d’y préparer systématiquement les masses ouvrières, de les éclairer à l’avance sur les tâches du régime des soviets, et cette propagande et cette agitation pour les soviets constituent pour l’ouvrier qui veut être un révolutionnaire en fait, un devoir indiscutable. Mais nous, Russes, nous avons rempli cette tâche en agissant aussi dans l’arène parlementaire : dans la misérable douma tsariste, composée de propriétaires, nos représentants ont su faire œuvre révolutionnaire et républicaine. On peut et on doit ainsi faire à l’intérieur même des parlements bourgeois une propagande soviétiste.
Il se peut que ce but ne soit pas facile à atteindre tout de suite, dans tel pays ou dans tel autre, mais c’est là une autre question. Il faut faire tous les efforts nécessaires pour que cette tactique juste soit admise des ouvriers révolutionnaires dans tous les pays. Et si le parti ouvrier est vraiment révolutionnaire, s’il est vraiment ouvrier (c’est -à-dire étroitement lié à la majorité des travailleurs, aux couches inférieures du prolétariat et non uniquement à ses couches superficielles), s’il est vraiment un parti, c’est-à-dire une organisation de l’avant-garde révolutionnaire possédant une forte, cohésion, sachant employer tous les moyens pour faire, parmi les masses, œuvre révolutionnaire, — s’il en est ainsi, ce parti saura certainement tenir en mains ses parlementaires, en faire de véritables propagandistes, cornue Karl Liebknecht et non des conducteurs du prolétariat usant des procédés bourgeois, des habitudes bourgeoises, des idées bourgeoises et de l’absence bourgeoise d’idées...
Si l’on ne pouvait atteindre d’un coup ce résultat en Angleterre et si, en outre, l’union des partisans du système des Soviets s’y montrait impossible précisément à cause du désaccord sur la question parlementaire et uniquement à cause de ce désaccord, je considérais alors comme un pas utile vers l’unité complète la formation de deux partis communistes partisans du passage du parlementarisme bourgeois au gouvernement des Soviets. Que l’un de ces partis participe à l’action parlementaire, que l’autre s’y refuse, ce désaccord est d’ailleurs tellement insignifiant que le plus raisonnable serait de ne pas se diviser pour si peu. Mais l’existence simultanée de deux partis communistes serait un immense progrès par rapport à la situation actuelle et cette dualité ne serait très vraisemblablement appelée à ne durer que pendant une courte période. de transition, avant l’unité complète et la prompte victoire du communisme [1].
Le pouvoir soviétiste n’a pas seulement montré en Russie, en s’appuyant sur une expérience de près de deux années, que la dictature du prolétariat était possible même dans un pays agricole, et qu’elle était capable grâce à la création d’une armée forte (meilleure preuve d’organisation et d’ordre) de se maintenir flâne des conditions incroyablement difficiles.
Le pouvoir soviétiste a fait encore davantage : il a déjà moralement triomphé dans le monde entier, car partout la masse ouvrière, bien qu’il ne lui parvienne que des bribes de vérité sur le pouvoir soviétiste, bien qu’elle soit assaillie de milliers et de millions de communications mensongères relatives à ce pouvoir, s’est déjà prononcée pour lui. Le prolétariat du monde entier comprend déjà que ce pouvoir est celui des travailleurs, que seul il libère du capitalisme du joug du capital, de la guerre entre impérialistes et conduit à une paix solide. C’est précisément pour cela que si les impérialistes peuvent remporter des victoires sur des républiques soviétistes isolées, il leur est impossible de vaincre le mouvement soviétiste mondial du prolétariat.
Salutations communistes.
N. LENINE.