par ArchivesAutonomies
Nous sommes heureux de publier ici une lettre de Jacques Sadoul au Comité de la 3° Internationale, dont le texte nous est malheureusement parvenu avec plus de six mois de retard. L’intérêt de cette lettre n’en est pas moins très actuel, et nos lecteurs se rendront compte de la clairvoyance de notre ami qui ne prédisait pas en vain, Clemenceau regnante, l’échec de toutes les tentatives de renversement tu pouvoir soviétique.
Ce qui paraît manquer à la plupart des camarades français, c’est une juste compréhension de la valeur incomparable de la doctrine et de la tactique bolcheviques, transformées et amendées au cours de trois années de lutte révolutionnaire, c’est la connaissance suffisante de la colossale expérience acquise dans tous les domaines par un parti admirablement organisé et réaliste, qui gouverne depuis deux années la nation la plus vaste et la plus peuplée du monde, en visant sans cesse un but dont il se rapproche sans cesse : la destruction du régime bourgeois et la construction progressive d’une communauté où les ouvriers et les paysans exerceront directement tout le pouvoir. Malgré leur clairvoyance, les meilleurs d’entre vous sont trop loin des événements russes. Ils ne peuvent qu’entrevoir a peine les formes multiples et changeantes de cette révolution encore dissimulée à leurs yeux par un voile de mensonges qu’il est difficile de soulever.
J’ai notamment l’impression qu’on ne se rend pas compte chez nous de la profondeur du mouvement russe. Même dans nos milieux d’avant-garde, on partit encore trop disposé à le réduire à l’activité hardie et heureuse d’une minorité, d’une élite ouvrière et intellectuelle. C’était vrai il y a deux ans. Et n’est-ce point nécessairement vrai d’ailleurs, toujours et partout, au début de toutes les révolutions politiques ? En novembre 1917, une poignée d’hommes énergiques, sachant bien ce qu’ils voulaient et où ils allaient, groupaient et utilisaient pour atteindre les fins qu’ils se proposaient, les foules mécontentes et inconscientes. Depuis lors un immense travail de propagande, propagande par la parole et le journal, mais surtout propagande par les faits, par les résultats accumulés, n’a pas cessé de conquérir de nouveaux soldats à l’armée révolutionnaire.
Le Parti Communiste, Russe qui comptait quelques milliers de membres en mars et quelques dizaines de milliers en novembre 1917, en compte aujourd’hui huit cent mille. Il en comprendrait bien davantage si un souci constant d’épuration n’excluait pas ou n’interdisait pas l’accès du parti aux éléments de moralité et de foi suspectes. Nous ne recrutons que des combattants. Je parle ici des gestions russes du parti. Trop souvent, les petits groupements étrangers constitués ici, mêlés d’éléments disparates et indésirables, ouvriers de la onzième heure, venus au socialisme et à la révolution après la victoire, font tache, malheureusement pour notre amour propre de militants occidentaux. Je tiens à vous dire que depuis longtemps déjà j’ai renoncé à travailler avec le groupe français de Moscou [1]. Je ne parle donc que des camarades russes ou plus exactement des groupements russes. La qualité de membre du Parti Communiste impose ici beaucoup d’obligations et n’assure aucun privilège. C’est le seul exemple d’un parti de gouvernement, d’un parti qui ait vraiment entre ses mains tout le pouvoir et qui ne soit pas en même temps le parti de l’assiette au beurre. Le communiste travaille plus et est payé moins que les autres citoyens. Dans l’armée et dans l’économie nationale, il est chargé des fonctions les plus difficiles. Pendant les attaques, par exemple, les soldats et les commissaires communistes doivent marcher au premier rang, donner l’exemple de la discipline et du courage. Le pourcentage des communistes tués est infiniment plus élevé que celui des non-communistes. Les défaillances sont impitoyablement réprimées. Elles sont rares. Devant tous les tribunaux, la qualité de communiste constitue une circonstance aggravante du délit ou du crime. Maximum de devoirs, minimum de droits, telle est la formule rigoureusement exacte. Nous voici loin du séduisant radicalisme français.
Autour des huit cent mille hommes qui constituent la garde d’honneur de la révolution, se sont groupés peu à peu des millions, et des millions d’ouvriers, de paysans et d’intellectuels qui ont appris d’abord à comprendre, puis à respecter, enfin à aimer le pouvoir des soviets. S ’il n’en étant pas ainsi d’ailleurs, si la portion la plus saine et la plus vivante du peuple russe n’était pas ralliée à la révolution, l’existence du gouvernement prolétarien, prolongée malgré le blocus, malgré la guerre, malgré le chômage, malgré la famine, malgré les épidémies, les victoires militaires remportées par un peuple qui en mars 1917 était déjà si las de la guerre qu’il se soulevait à cette époque contre la guerre - sur des ennemis nombreux, incessamment renouvelés, mieux équipés, mieux armés mieux ravitaillés que les nôtres, constitueraient un indéchiffrable mystère.
De tout cela évidemment les camarades français se rendent compte intuitivement. Et vous devez rire comme nous-mêmes quand les hommes d’Etat de l’Entente — pauvres hommes et pauvres Etats - aux heures de dépression, alors qu’ils sont accablés par quelques graves défaites de leurs amis les généraux du tsar, les pendeurs, les pogromeurs et les pillards : Koltchak, Denikine, Youdenitch, etc., alors qu’ils n’ont pas su découvrir encore un nouveau chien enragé à jeter à la gorge du malheureux peuple russe, quand ces gens affirment avec un mépris excessif du bon sens de leurs sujets, que le Pouvoir des Soviets est entre les mains de quelques malfaiteurs, et que l’armée rouge n’est qu’un ramassis de Chinois et d’Allemands, et qu’ en somme les bolcheviks règnent sur la Russie par la vertu de la famine et de la terreur.
Je parlerai tout à l’heure de la terreur. En ce qui concerne la famine, que ces messieurs essayent donc de réduire pendant quelques semaines la ration alimentaire des habitants de Paris et de Londres, qu’ils la limitent à celle que reçoivent les ouvriers de Petrograd et de Moscou depuis deux ans. Ils verront alors de quelle efficacité est cet instrument de règne. Comme ils seraient promptement balayés ! Mieux encore, qu’ils fassent la paix, qu’ils lèvent le blocus et ils verront si le Pouvoir des Soviets, après l’inévitable perturbation où cette brusque transformation de la vie économique plongera provisoirement la Russie, et malgré tous les diplomates, tous les policiers, tous les provocateurs envoyés par l’Entente sous le titre d’agents commerciaux, ils verront, si malgré tous ces ennemis et toutes ces difficultés, les Soviets ne parviennent pas à organiser et à se consolider !
Depuis deux ans, le peuple russe ne cesse pas d’ailleurs de répondre aux arguments de Clemenceau et de Lloyd George. En maintenant au pouvoir, non pas à cause de la famine, mais en dépit de la famine, le gouvernement soviétiste, en envoyant à la mort sur des fronts multiples, des dizaines et des dizaines de milliers d’hommes qui, devant Petrograd par exemple, touchaient en tout et pour tout 100 grammes de pain par jour, qui, sans vêtements chauds, presque nu pieds, demeuraient jusqu’au ventre dans l’eau glacée des tranchées et mouraient en criant : "Vive la Révolution", le peuple russe démontre son affection profonde pour la République Socialiste. Aucun mensonge ne peut valoir contre ces faits qu’il eût été facile de constater sur place si les socialistes de France, n’ayant pas obtenu de Pichon des passeports réguliers, s’étaient montrés, pour une fois, irrespectueux de la forme légale et, en bons révolutionnaires, s’étaient décidés à faire ce qu’ont fait déjà les camarades de tous les pays, c’est-à-dire à venir sans passeports.
Il n’en demeure pas moins certain que le prolétariat français est insuffisamment informé. S’il connaissait les souffrances supportées par ses frères russes, s’il mesurait la signification et les répercussions bienfaisantes pour la classe ouvrière mondiale de leur résistance inouïe aux efforts de la coalition impérialiste, il leur enverrait plus et mieux que des résolutions de sympathie et qu’une assistance verbale. Il leur apporterait le secours de ses bras. Il empêcherait l’abject gouvernement d’un Clemenceau de poursuivre leur assassinat.
L’établissement d’un lien permanent entre Paris et Moscou permettrait votre information exacte. Malgré le blocus, l’accès de la Russie par terre et par mer, n’est ni très pénible, ni très dangereux pour un camarade non personnellement connu des missions alliées ou vassales qui montent la garde sur les frontières soviétistes. Nous recevons de temps en temps la visite de camarades européens. L’arrivée d’un Français mandaté par le Comité de la 3e Internationale déchaînerait un vif enthousiasme dans ce pays où notre prolétariat compte les amis les plus ardents, où les plus modestes militants connaissent infiniment mieux que nous-mêmes notre histoire révolutionnaire. J’insiste pour que votre délégué soit choisi parmi vous, qu’il vienne de France et qu’il en apporte le salut des travailleurs français. Qu’il vienne, à titre permanent ou en mission temporaire, il sera le bienvenu. Il appréciera l’hospitalité aimable, délicate, généreuse de nos amis russes. Il vous fera parvenir une documentation qui entraînera certainement le prolétariat français à déployer en faveur de la Russie plus d’activité.
Précédemment, dans des lettres interminables comme celle-ci, — j’ai tant de choses à vous écrire et si peu de temps pour les condenser — j’ai tenté de vous mettre au courant des divers problèmes économiques et politiques résolus ou en voie die l’être. Je me bornerai à répéter aujourd’hui que vous seriez frappés d’admiration si vous pouviez constater sur place les progrès lents, mais incessants, accomplis dans tous les domaines grâce à la volonté tenace des ouvriers et des paysans communistes, malgré la famine, la guerre, le blocus, malgré l’ignorance et l’inexpérience des masses, malgré la difficulté avec laquelle les spécialistes bourgeois — qui travaillent maintenant en grand nombre dans les institutions soviétistes avec loyauté et bonne volonté — cristallisés malheureusement dans les anciennes méthodes, s’adaptent aux plans nouveaux imaginés par le gouvernement prolétarien.
Les journaux d’Occident continuent la campagne infâme contre la terreur rouge. J’ai réfuté déjà ces calomnies. Le gouvernement ouvrier et paysan a toujours montré beaucoup de mesures dans la répression des complots. Songez que des dizaines et des dizaines d’agents de l’Entente, anglais, français et américains, ont été arrêtés en flagrant délit d’espionnage, de destruction de stocks de denrées ou de moyens de transports, d’agitation contre-révolutionnaire, etc., et que jamais, jamais, aucun de ces étrangers n’a été exécuté.
Les gémissements hypocrites poussés par les quelques officiers français qui, après s’être faits les exécuteurs des basses besognes de Clemenceau, ont osé se plaindre d’avoir supporté trois mois d’emprisonnement, alors qu’en tout autre pays, ils eussent été pendus pour des crimes infiniment moins abominables, ne vous ont pas abusés, je pense, non plus que les abjects récits de l’abject Ludovic Naudeau et de ses confrères de la presse reptilienne qui ne pardonneront jamais aux Soviets d’avoir clos l’ère des affaires malpropres, mais fructueuses.
Songez qu’après deux années de dictature prolétarienne, le nombre des exécutions sur l’étendue de l’immense Russie, n’excède pas quelques milliers, c’est-à-dire, pour prendre un récent terme de comparaison, un chiffre inférieur au chiffre des communistes hongrois massacrés en quelques semaines sur un territoire minuscule après le renversement de Bela Kun. Songez que c’est par dizaines et par centaines de milliers que sont tombées les victimes des protégés de l’Entente, de Mannerheim, de Denikine, de Koltchak et de Youdenitch. Et je vous assure qu’en écrivant cela, je n’exagère aucunement. Clemenceau et Lloyd George le savent bien. Le Commissaire des Affaires étrangères a radiotélégraphié des renseignements officiels, appuyés de témoignages indiscutables et qui établissent : 1° que la terreur rouge n’a jamais été qu’une indispensable réponse à la terreur blanche et qu’elle cessera dès que la suppression de l’appui donné par l’Entente aux Cent Noirs mettra fin à cette terreur blanche ; 2° que la terreur blanche a fait déjà et fait encore cent fois plus de victimes que la terreur rouge.
Je faisais allusion tout à l’heure à nos succès militaires. Ils sont sérieux et je crois pouvoir les apprécier avec plus d’optimisme que Lénine et Trotsky qui, dans leurs déclarations publiques, s’efforcent toujours, par un respect scientifique de la vérité qui doit paraître incompréhensible à nos peu scrupuleux politiciens, de n’éveiller aucune espérance excessive dans l’esprit des camarades ouvriers et paysans.
Dans la guerre menée contre la Russie, Koltchak, Denikine et Youdenitch sont vraiment les derniers espoirs de l’Entente. Si, dans les mois prochains, leur défaite s’aggrave, Lloyd George et Clemenceau seront contraints de signer la paix que les Soviets leur proposent depuis deux ans.
Au risque de vous ennuyer, en revenant sur des arguments que je vous ai présentés déjà — mais sais-je comment et quand mes lettres vous parviennent ? — je veux résumer de nouveau quelques-unes des raisons pour lesquelles nous devons croire à la continuation des victoires de la République soviétiste, c’est-à-dire à la solidité de la Révolution russe. Entendez bien que je ne veux pas dire que les heures difficiles ne, reviendront plus, que nous ne subirons plus de désagréables retours de fortune, mais seulement qu’il mesure que les mois s’écouleront notre position se consolidera et celle des contre-révolutionnaires s’affaiblira.
D’abord, la situation matérielle et technique de l’armée rouge ne cesse pas de s’améliorer. La production des munitions dépasse actuellement la production tsariste. Or, les Alliés ne pourront pas continuer longtemps l’appui trop coûteux qu’ils donnent actuellement aux généraux d’ancien régime. Mais le continueraient-ils que cette assistance deviendrait bientôt inefficace en raison de l’infériorité générale et grandissante des blancs en face des rouges.
L’armée rouge qui, il y a dix-huit mois, n’aurait pas résisté a cinq divisions françaises constitue aujourd’hui sans doute la force militaire la plus puissante du monde entier, comptant plusieurs millions d’hommes armés, suffisamment encadrés, admirablement disciplinés. Discipline de fer, discipline révolutionnaire, discipline volontaire. Je n’ai pas cessé de suivre de très près l’armée rouge et récemment encore en qualité de membre du Soviet Oboroné — Conseil de défense — de l’Ukraine. Dans la plupart des régiments, dans tous ceux où le travail politique est sérieusement fait, la discipline au combat et à l’arrière est assurée par les soldats eux-mêmes. J’ai recueilli de nombreux exemples de soldats jugés et fusillés sur place par leurs camarades pour faits de lâcheté, de vol ou simplement de maraude chez l’habitant.
Les cadres s’améliorent, lentement il est vrai.
Les Académies et les Ecoles militaires rouges forment rapidement de jeunes officiers enflammés par la foi — Koltchak écrit avec amertume "par le fanatisme" — révolutionnaire, suffisant pour les grades subalternes et dont plusieurs, comme jadis nos Hoche et nos Marceau, se sont montrés dignes déjà de recevoir et de conserver les plus hauts grades. Mais la plupart des officiers proviennent des armées tsaristes. Beaucoup ont abandonné Koltchak. Denikine et Youdenitch pour servir chez nous. Koltchak, Denikine et Youdenitch ont, bien entendu, aimanté vers eux l’immense majorité des officiers de cour, aristocrates et grands propriétaires. Une faible minorité de ces officiers de classe était seule demeurée en Russie et a pu être mobilisée par nous. C’est surtout parmi eux que se rencontrent les saboteurs et les traîtres, toujours sévèrement châtiés, mais qui ont fait déjà beaucoup de mal. Au début, la majorité des officiers d’origine petite-bourgeoise ou même plébéienne — dans les bas grades — était évidemment hostile, non, pas par conscience de classe — ils avaient toujours eu la haine des officiers d’état-major, des officiers aristocrates qui les brimaient et les opprimaient jadis — mais par éducation, par préjugé, par incompréhension de leurs intérêts. Peu à peu, la plupart se sont ralliés, sans enthousiasme évidemment, mais repris par le métier, impressionnés par la bonne tenue de l’armée nouvelle et par ses victoires, remportées d’abord malgré eux et pour ainsi dire contre eux. Dans les périodes de retraite, beaucoup sont tentés de trahir. Quand la situation s’éclaircit, ils redeviennent loyaux. De plus en plus, ils comprennent la nécessité de s’accommoder d’un régime qui dure et durera. On ne peut pas bouder toute sa vie. Pour peu qu’ils se montrent honnêtes et consciencieux, ils sont d’ailleurs parfaitement traités. L’avancement n’étant plus donné à la naissance et à l’argent, mais au mérite, les travailleurs et les braves avancent vite dans l’armée rouge. J’ai souvent exposé d’autre part qu’un grand nombre d’officiers, russes par-dessus tout, voient avec raison dans l’armée rouge la seule armée qui défende la Russie, la seule armée réellement nationale. Youdenitch, Koltchak et Denikine ne sont à leurs yeux que les valets de l’étranger, les instruments de l’Entente. Celle-ci les brisera dès qu’ils cesseront de servir ses desseins, c’est-à-dire de l’aider non seulement à abattre la Révolution, mais aussi à démembrer la Russie, rivale dangereuse que l’Angleterre et les Etats-Unis rêvent d’affaiblir.
Pour toutes ces raisons, un grand nombre d’officiers, mobilisés par nous sont actuellement partisans sincères du nouveau régime. La majorité sert honorablement par conscience professionnelle, par désir de faire carrière ; et par patriotisme.
Les soldats ouvriers et paysans se battent bien. La propagande politique dans l’armée est la force principale de l’armée rouge. Elle est admirablement organisée par le Parti Communiste qui profite du séjour des ouvriers et surtout des paysans au régiment pour leur apprendre à lire, à écrire, et pour les éveiller politiquement. Des milliers d’écoles, de bibliothèques, d’installations cinématographiques volantes ont été créées. Le premier résultat recherché est que tout soldat sache lire et écrire. Le second, que tout soldat ait des notions précises sur la République des Soviets, sur la Révolution prolétarienne, etc. Par centaines de milliers d’exemplaires chaque jour, des journaux et des brochures sont distribués. Près de vingt mille agitateurs ne cessent de parcourir l’armée. Chaque unité possède son groupe communiste. Je vous rappelle que chaque fois qu’un point du front faibli, qu’une défaite devient dangereuse, les communistes civils sont mobilisés, accumulés sur le point faible. En quelques semaines, parfois en. quelques jours, la situation est rétablie par ce moyen. Mais ceci est évidemment réalisé au détriment des diverses institutions soviétistes auxquelles ces camarades sont enlevés provisoirement et qui sont ainsi périodiquement désorganisées.
L’armée rouge est une armée de classe, une armée prolétarienne, et c’est en éveillant la conscience de classe des soldats qu’on assure sa victoire.
C’est aussi parce qu’elles sont à l’origine des armées de classe essentiellement composées d’officiers, d’aristocrates et de bourgeois, que les armées blanches ont entamé brillamment chacune de leurs campagnes. Mais fatalement, à mesure que leurs succès se développent et qu’elles sont contraintes d’étendre leurs opérations, de réparer leurs pertes et par conséquent d’augmenter leurs effectifs, c’est-à-dire de mobiliser la population ouvrière et paysanne des régions conquises, ces armées blanches cessent d’être des armées de classe et deviennent des armées composites. De telles armées peuvent lutter sérieusement pour la réalisation d’un idéal national dans une guerre contre l’étranger. La guerre actuelle n’étant pas une guerre nationale, mais une guerre civile, une guerre de classe, ces armées sont vouées à la décomposition dès que, par leurs propres observations ou par notre propagande, les soldats ouvriers et paysans de Koltchak et de Denikine ont été amenés à comprendre quelle mission paradoxale leur est confiée : défendre l’ordre bourgeois contre l’ordre prolétarien, c’est-à-dire leurs ennemis contre leurs amis.
Denikine, Koltchak et Youdenitch ont donc obtenu des succès imposants. Ils ne peuvent pas obtenir de succès durables et leurs successeurs possibles n’en récolteraient pas davantage. Il y a là un phénomène dont les hommes d’Etat de l’Entente ne comprendront la signification profonde et la fatalité qu’après, s’y être brisé les dents.
Ce qui est vrai des armées contre-révolutionnaires russes est plus vrai encore des armées contre-révolutionnaires étrangères. J’ai dirigé la propagande faite dans les troupes alliées de terre et de mer en Crimée, en Ukraine, en Bessarabie et jusque dans les Balkans. Cette propagande fut médiocre. Pressés par le temps, peu expérimentés encore, nous manquions en outre de bons agitateurs anglo-français et surtout de bonne littérature. Nous sommes infiniment mieux armés aujourd’hui. Les troupes de terre étaient constituées en grande partie par des volontaires. Vous n’imaginez pas cependant la facilité avec laquelle peut être éveillée chez les soldats la conscience de classe. Et ceci prouve quelle importance vous devez attacher à la propagande dans les casernes où les jeunes conscrits vont être désormais dressés, n’en doutez pas, par la caste réactionnaire des officiers, à la répression des insurrections futures. En Russie, quelques entretiens, quelques tracts, de la franchise et du bon sens, et ces hommes, venus volontairement pour combattre le bolchevisme, faisaient grève, refusaient le travail, c’est-à-dire le combat contre leurs frères russes, allant même jusqu’à la révolte quand les officiers osaient insister. Avant l’évacuation d’Odessa, le général d’Anselme, commandant en chef avouait à un de nos agitateurs que 50 % de ses hommes étaient bolcheviks, mais que 50 % demeuraient fidèles. Il exagérait dans les deux sens. Il nous eût fallu plusieurs mois d’occupation encore pour arriver à bolcheviser une telle masse de soldats apolitiques. Mais 90 % des soldats, y compris les Sénégalais, avaient été neutralisés, rendus inaptes au combat. En 1918, l’expérience avait été faite en Ukraine sur les troupes d’occupation allemandes et autrichiennes avec autant de succès. Si nous avions la chance d’avoir sur territoire russe pour une période assez longue deux ou trois cent mille soldats anglo-français, l’incendie révolutionnaire en Occident serait rendu inévitable. Mais Lloyd George et Clemenceau, qui nous ont déjà fait tant de bien sans le vouloir, ne sont évidemment plus disposés à mettre à notre disposition d’aussi grandes masses d’élèves. Ils croient moins coûteux et moins dangereux de lancer contre nous les pays baltiques, la Pologne, la Roumanie, et sans doute aussi le Japon. Il faut avoir la naïveté de ces vieux messieurs cyniques, ignorant les hommes et les faits, pour supposer une seconde que le Japon va s’engager dans la grande aventure, s’enfoncer en Sibérie, conquérir l’Oural, marcher sur Moscou, s’épuiser, risquer non seulement la défaite, mais encore la contagion de l’épidémie bolchevique, et cela sans espoir de compensations substantielles, pour rien, pour le plaisir d’être agréable, à ses braves alliés américains qui complotent contre lui avec la Chine, fomentent des troubles en Corée et préparent évidemment un nouveau conflit dont l’issue heureuse doit assurer leur hégémonie dans le Pacifique. Il est aussi fou de miser sur les Etats limitrophes de la Russie. Sans parler des oppositions d’intérêts qui prédisposent plutôt ces Etats à se combattre qu’à s’unir, les gouvernements de ces peuples savent fort bien que le droit des masses laborieuses à disposer d’elles-mêmes, pleinement respecté par le pouvoir des Soviets, serait violé certainement par les généraux panslavistes, Denikine et Koltchak, avec lesquels on leur ordonne de combiner leurs efforts. Les ministres de ces Etats, représentants d’une bourgeoisie qui veut avant tout conserver le pouvoir et qui, comme la bourgeoisie de tous les pays, ne comprend pas que son règne touche à sa fin, craignent infiniment moins une Russie bolcheviste dont ils ne peuvent pas admettre la solidité dans leur superbe inconscience, que le rétablissement d’une monarchie russe, qui, infailliblement, ferait alliance avec la réaction allemande, restaurerait les Hohenzollern et raserait avec leur aide "le boulevard des Nations libres", si ingénieusement percé par l’Entente entre la mer Blanche et la mer Noire. S’ils consentaient, au surplus, à participer à cette guerre non pas défensive, mais indignement agressive, ou plus exactement à cette croisade entreprise par l’orthodoxie capitaliste contre les infidèles socialistes, en admettant même qu’ils ne soient pas vaincus et anéantis par nous, ils me tarderaient pas à constater, dans leurs armées d’abord, puis à l’intérieur de leurs pays si proches de la Russie, les symptômes de décomposition et de bolchevisation nécessairement entraînés désormais par toute guerre de classe, qu’elle soit internationale ou nationale.
Je pourrais multiplier les arguments. J’aurais pu surtout, si j’avais eu plus de temps, préciser et renforcer ceux que je viens d’énumérer à la hâte. Ma conclusion, celle que je n’ai pas cessé de proposer depuis les derniers mois de 1917, c’est qu’il faut, bon gré mal gré, que l’Entente se décide à faire la paix. La preuve est faite que la force des armes est insuffisante pour entraîner la chute du pouvoir des Soviets. La Révolution est un bloc trop résistant. La Russie est un pays décidément trop vaste. Le génie diplomatique d’un Noulens s’y perdrait et aussi la noble activité des généraux français, de tous ces braves militaires, francs comme l’or, pieux et patriotes, glorieux symboles de l’honneur et de la vertu qui, après s’être faite fabricants de faux documents et de calomnies infâmes, cambrioleurs des richesses d’un grand peuple, assassins de vieillards, de femmes et d’enfants, font actuellement "kamarade" avec leurs collègues "Boches" pour emporter, d’accord et la main dans la main, la suprême victoire sur la classe ouvrière et paysanne de Russie.