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Fragments d’Histoire de la gauche radicale
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Lettre de Russie - Jacques Sadoul
Bulletin communiste n°30-31 - 16 septembre 1920
Article mis en ligne le 11 avril 2020
dernière modification le 1er janvier 2020

par ArchivesAutonomies

Dans notre dernier Bulletin, nous avons publié une lettre de notre cher camarade Jacques Sadoul, laquelle n’avait rien perdu de son intérêt, malgré le délai de dix huit mois qui s’est écoulé entre l’envoi et la publication. Plus heureux aujourd’hui, nous publions une nouvelle lettre de notre ami, reçue avec six mois de retard seulement... Cette lettre, écrite après le Congrès de Strasbourg, a conservé intacts sa valeur critique et son intérêt documentaire. 

Kharkov, 20 mars 1920.

Chers camarades,

Nous n’avons guère été renseignés jusqu’ici sur le Congrès de Strasbourg que par les radios gouvernementaux et par les résumés de la presse bourgeoise. Malgré l’inintelligence, la perfidie et les lacunes volontaires qui diminuent la valeur de ces informations tendancieuses, nous en savons assez pour féliciter les communistes français des résultats obtenus par eux. Les socialistes de droite, les traîtres, sont écrasés. Ils ne comptent plus : Enfouissons ces ex-hommes qui ont péri sans honneur après avoir vécu sans gloire. Les socialistes du centre, les indécis et les opportunistes, les aveugles et les malins, les dupes et les complices de la bourgeoisie, n’ont remporté une victoire apparente qu’en empruntant nos armes. Ils n’ont évité la défaite qu’en brûlant leurs idoles, en voilant cyniquement de phraséologie révolutionnaire leurs hésitations perpétuelles, leurs illusions, petites-bourgeoises, leur foi puérile dans l’efficacité souveraine du suffrage universel et du système parlementaire. Leur résolution, équivoque, embrouillée, peureuse, admirable mélange de grands mots révolutionnaires et de mesquines réalités démocratiques, contient en somme la confession embarrassée des fautes commises, l’aveu de la rectitude inattaquable du point de vue communiste. Elle déborde de concessions de forme au bolchevisme. En fait, elle manifeste avec éclat, l’impuissance des chefs opportunistes à tirer des événements la conclusion logique et leur volonté profonde d’éviter à tout prix une révolution à qui ces messieurs sont bien obligés pourtant de tirer le chapeau.

Les socialistes de gauche, les communistes, demeurent, en dépit des chiffres, les triomphateurs de ces journées. Qu’ils sachent consolider et développer leurs avantages. Qu’ils sachent transformer cette victoire morale en une victoire totale.

Nous sommes évidemment d’accord sur le but à atteindre et nous savons que vous l’atteindrez. La question qui se pose est de savoir par quelle voie vous comptez arriver plus sûrement et plus vite.

L’aisance matérielle relative dont, jouissent provisoirement certains travailleurs français coûte à la bourgeoisie, vous le savez mieux que moi, des sacrifices qu’elle ne voudra pas et qu’elle ne pourra pas consentir indéfiniment. A travers les informations incomplètes qui nous parviennent, on pressent que nos classes dirigeantes, malgré leurs fanfaronnades, sont épouvantées par le spectre de la révolution et qu’elles n’ont qu’une pensée : gagner du temps. Elles "dirigent" à la petite semaine, à l’aide d’expédients inavouables et ridicules. Elles espèrent je ne sais quel miracle qui assurerait leur salut. En attendant ce secours du ciel, elles ne font rien parce qu’elles ne peuvent rien faire, parce qu’il n’existe plus sur la terre un seul moyen d’empêcher la faillite du capitalisme. Rien n’est fait et rien de sérieux ne peut être fait par elles : 1° pour remettre en état les régions dévastées par la guerre ; 2° pour faire sortir un ordre stable du chaos économique  ; 3° pour retarder la banqueroute. Les appels désespérés que nos capitalistes adressent à leurs frères étrangers ne produiront pas plus d’effet que les cierges qu’ils brûlent devant les saintes images. Wilson et Lloyd George sont impuissants autant que Dieu. Les nations "sœurs", malgré la très sincère envie qu’elles ont de sauver le régime bourgeois en France, sont incapables d’un tel effort parce que, dans une mesure plus ou moins grande, elles sont accablées sous les mêmes maux. Elles sont trop absorbées par le traitement de leurs plaies internes pour soigner les blessures des autres. Pour les bandits et pour les pillards du capitalisme mondial, c’est l’expiation qui commence.

Dans la plupart des pays d’Europe, les matériaux indispensables à la propagation de l’incendie révolutionnaire sont entassés. Les bûchers sont prêts. Nul ne saurait prévoir, toutefois, malgré des apparences plus ou moins favorables, suivant la situation politique et économique de chaque pays, où et quand flambera la première allumette.

Le rappel de ces vérités élémentaires suffit à prouver que le premier devoir des révolutionnaires est, non seulement de se préparer, mars d’être prêts à faire face aux événements. Il serait inadmissible qu’ils soient surpris. Or, le prolétariat français n’est pas prêt, et il risquera d’être surpris, c’est-à-dire écrasé, tant que son avant-garde sera mêlée à des troupes peu sûres, tant qu’elle n’aura pas formé une armée de combat, étroitement unie, centralisée et disciplinée, tant qu’elle n’aura pas adopté un programme clair et une tactique vigoureuse, tant qu’elle n’aura pas choisi des chefs vraiment révolutionnaires, tant qu’elle n’aura pas su, par une propagande méthodique, s’assurer la neutralité, sinon la sympathie, des masses laborieuses.

Pour être victorieux dans la lutte que le développement des faits déclanchera spontanément demain ou dans un an, ou dans deux ans, qui peut être d’autre part artificiellement .précipitée par les provocations d’un gouvernement pressé d’en finir tandis qu’il se sait encore quelque force, les communistes .doivent donc poursuivre et atteindre ^u plus têt cet objectif : la conquête des organisations politiques et économiques prolétariennes.

Dans le domaine politique, les socialistes de gauche vont-ils se résoudre à rompre avec le Parti "unifié" et à transformer leurs groupements communistes parallèles en un Parti communiste autonome ? Persévéreront-ils, au contraire, dans la tactique plus facile mais plus lente du combat à l’intérieur, de l’acquisition progressive de la majorité dans l’ancien Parti ? C’est, en définitive, je le répète une fois encore, aux camarades de France, et à eux seuls, aux hommes qui sont sur place, en contact direct avec les masses, de choisir leur route.

Qu’ils me permettent, en tout cas, de leur dire fraternellement ceci : nous sommes accoutumés ici aux polémiques impitoyables contre les chefs réformistes et opportunistes, et, après avoir condamné cette tactique, nous avons dû en reconnaître l’énorme efficacité. Qu’il faille éloigner les prolétaires des traîtres et des timides, plus dangereux que les traîtres, vous le pensez comme moi. Mais c’est à coups de fouet qu’il faut les chasser. Les discussions françaises entre communistes et opportunistes conservent généralement un caractère de courtoisie qui, en opposant simplement des formules à des formules, des mots à des mots, masquent les divergences fondamentales qui vous séparent les uns des autres. Elles comblent l’abîme que vous devez creuser. A lire ces articles diplomatiques où les arguments des uns et des autres sont académiquement développés, les travailleurs, à l’exception des militants très éclairés, risquent de perdre conscience de l’immensité des différends.

Les renégats doivent être traités en renégats et non pas en camarades, et surtout s’ils demeurent dans le Parti. En les condamnant, en les flétrissant, vous déterminerez les prolétaires, non plus à s’écarter d’eux lentement avec la déférence due à des camarades sincères qui se trompent, mais à les repousser avec dégoût comme des canailles qui trahissent.

Plus de simplicité, de netteté, de brutalité, c’est-à-dire de franchise populaire dans les polémiques de presse et de parti, hâterait la décomposition fatale de l’état-major réformiste et opportuniste dont les soldats accourraient très vite dans nos rangs.

Si vous continuez la lutte, à l’intérieur du Parti socialiste, cette attitude faciliterait son indispensable épuration. Après même que vous aurez conquis la majorité, que vous l’aurez déterminée à adhérer sans réserve au programme et à la tactique communistes, nul ne supporterait l’idée du maintien dans ce Parti régénéré de vaincus hostiles, boudeurs ou hypocrites. Ni les chefs de la droite, ni certains chefs du centre, ne sont dignes d’être admis dans la 3° Internationale. Ils le sentent bien eux-mêmes et c’est une des nombreuses raisons pour lesquelles, d’accord avec leurs compères Indépendants anglais et allemands, ils se proposent d’entamer des pourparlers, c’est-à-dire un marché, avec l’Internationale de Moscou dans laquelle ils espèrent ainsi s’introduire par la voie du chantage. Les Communistes peuvent bien faire entrer dans la 3e Internationale les centristes sincères, ceux qui se sont ralliés non point du bout des lèvres mais du fond du cœur, qui se sont faits une âme nouvelle, qui son(t profondément convaincus de la nécessité d’une lutte violente pour la dictature du prolétariat et le pouvoir des Soviets, Ils ne songeront pas, j’en suis sûr, à y entraîner les habiles, emplis d’amertume et de fiel, toujours prêts à faire dévier le mouvement ou à trahir, non plus que les faibles qui, tout en se croyant loyaux, manifestent par leur attitude qu’ils ne sont communistes qu’à fleur de peau, qu’ils sont à jamais incapables de comprendre et de se débarrasser tout à fait des préjugés incrustés dans leur cervelle.

C’est seulement au prix de ces amputations que vous constituerez un vrai Parti révolutionnaire. Le futur Parti communiste français ne devra contenir que des communistes fervents, Avant la révolution et pendant la première période révolutionnaire, son rôle sera immense. Il doit être le moteur de la machine révolutionnaire. Il doit mettre en marche, surveiller et diriger tous les rouages. Et sa main doit être une main de fer.

De nombreuses expériences et surtout l’expérience russe ont démontré qu’un tel Parti n’a besoin, ni pour saisir le pouvoir, ni pour amorcer l’organisation socialiste, d’effectifs très considérables. Il a besoin de clarté, de discipline et de cohésion. Il faut qu’il soit un bloc sans fissures, d’une matière très dense et très pure, dont la solidité ne soit compromise par aucun alliage étranger. Si vous restez dans le Parti, le premier effort doit consister à y conquérir la majorité, le second effort à exclure la minorité. Je me rends compte que ce second effort, complémentaire du premier, est assurément le plus pénible, le plus douloureux, celui qui heurte le plus nos habitudes de camaraderie, qui exige le plus de courage et de foi. Quand les communistes français l’auront accompli, ils apporteront à la 3e Internationale, et par conséquent à la révolution mondiale, une force considérable.]

Dans le domaine économique, pour la conquête des syndicats, les renseignements venus de France ne me permettent pas d’apercevoir clairement la position prise par nos camarades. Dans d’autres pays, en Allemagne par exemple, certains communistes accordent une importance exclusive au travail politique, à l’organisation du Parti, et se désintéressent des unions professionnelles. Ils considèrent qu’au lieu de lutter contre le courant opportuniste à l’intérieur des syndicats, il vaut mieux concentrer toutes les forces sur l’action politique proprement dite. D’autres camarades ont tenté de créer de jeunes syndicats rouges en face des vieux syndicats jaunissant. La tentative a échoué. Le boycottage des syndicats allemands par certains communistes a laissé le champ libre aux leaders opportunistes qui, débarrassés de leurs adversaires les plus dangereux, ont maintenu leur influence. La fondation des syndicats rouges s’est heurtée, d’autre part, à bien des obstacles. La division opérée entre les travailleurs les a affaiblis. Je ne crois pas que des résultats positifs puissent être immédiatement atteints dans ce sens. La politique de lutte à l’extérieur ou de scission exige une éducation préalable des masses syndiquées. Elle paraît au moins prématurée.

Les camarades allemands dont je parle ne se rendent pas compte de la différence des fonctions effectivement remplies par le syndicat et par le Parti dans la société bourgeoise. Ils ne voient pas clairement ce que ces deux organismes représentent respectivement aux yeux de la majorité des travailleurs.

Le Parti communiste, organe de lutte politique, voué à la solution des grands problèmes de la vie sociale, visant un but de transformation totale, la destruction de la société capitaliste et la construction du système socialiste, fait appel à l’intelligence et à l’idéalisme des prolétaires les plus conscients, les seuls auxquels il puisse demander le désintéressement et le dévouement nécessaires. Il n’attire et ne doit attirer à lui qu’une élite, une avant-garde éclairée, ardente, disciplinée et préparée à toua les sacrifices.

Il n’est pas douteux que l’histoire des syndicats français depuis dix ans montre que ces organisations se sont éloignées en fait de l’idéal élevé vers lequel les constructeurs de la théorie syndicaliste voulaient les entrainer. Le syndicat, sous sa forme actuelle, est considéré surtout par la plupart de ses membres comme un organe de lutte immédiate contre le patronat. En fait, il s’oppose beaucoup plus à l’homme capitaliste, à l’exploiteur pris comme individu, qu’à l’ensemble du système capitaliste. Il se borne presque exclusivement à faire aboutir, l’une après l’autre, les revendications légitimes mais égoïstes des travailleurs, à faire apporter à leur sort des améliorations successives. Son action essentielle, l’émancipation totale du prolétariat, est oubliée de plus en plus. Il groupe indistinctement tous les travailleurs sur le terrain professionnel et ne les entraîne généralement qu’à l’action purement professionnelle. Sa pointe révolutionnaire est émoussée. Sous prétexte de neutralité dans les luttes politiques, il est devenu souvent apolitique et réunit des hommes ayant les conceptions sociales les plus contradictoires. La constatation de cette déviation du syndicalisme ne nous dispense pas d’y chercher un remède. Se désintéresser de la propagande dans les milieux syndicaux équivaut à les abandonner à la tutelle des chefs opportunistes, à les enfermer dans un cercle de corporatisme étroit. D’autre part, constituer des unions professionnelles nouvelles ayant une conception plus large et plus haute de la mission des syndicats, c’est perdre au moins beaucoup de temps, car il est bien difficile, par ces efforts externes, d’arracher les masses encore inconscientes, ignorantes et égoïste, aux puissantes organisations jaunes qui les appâtent et les retiennent par de minces, mais tangibles avantages.

A l’intérieur des vieux syndicats, l’élargissement du programme et la révolutionnarisation de la tactique s’accompliront beaucoup plus aisément. Au lieu de déserter les milieux syndicaux, les communistes doivent les pénétrer, les investir, construire dans chaque syndicat un noyau communiste.

Quelques propagandistes, s’ils sont intelligents et énergiques, s’ils connaissent, à fond le programme et montrent quelque sagesse, s’ils sont constamment surveillés et appuyés par le Parti, sauront réveiller la conscience de classe des travailleurs, leur démontrer que les réformettes arrachées lentement et à grand’peine par les moyens opportunistes sont autant d’attrape-nigauds, qu’elles n’améliorent qu’en apparence les conditions de vie du prolétaire. Celui-ci comprendra vite que l’unique moyen d’arriver à la dignité et au bien-être, c’est le renversement du capital, qui ne peut être effectué que par les méthodes révolutionnaires.

Pour convaincre les travailleurs de l’efficacité de la lutte violente, les communistes leur demanderont d’observer l’attitude de la bourgeoisie, c’est-à-dire de l’ennemi, à l’égard de cette tactique.

C’est la meilleure pierre de touche. La bourgeoisie approuve-t-elle ou supporte-t-elle la tactique prolétarienne, c’est la preuve que cette tactique est favorable à ses intérêts, c’est-à-dire néfaste aux intérêts du prolétariat. La bourgeoisie hurle-t-elle, c’est qu’elle se sent touchée, qu’elle est menacée dans ce qui lui est plus cher que tout, dans sa richesse, source de sa puissance. C’est la preuve que la tactique des travailleurs est la bonne tactique. Les approbations données par la bourgeoisie aux méthodes opportunistes, au révolutionnarisme verbal, devraient suffire à en écarter les travailleurs. Les injures et les menaces prodiguées aux syndicats révolutionnaires devraient y attirer les masses.

La C.G.T., qui fut superbement révolutionnaire il y a moins de quinze ans, transformée par ses chefs traîtres en un instrument docile des volontés bourgeoises, paraît sur le point de redevenir ce qu’elle n’aurait jamais dû cesser d’être, un organe de lutte révolutionnaire. L’action des communistes doit précipiter cette résurrection. Les vrais syndicalistes, qui s’étaient détournés avec dégoût du socialisme parlementaire, où ils avaient cru apercevoir la décomposition du socialisme, la faillite définitive de l’action politique prolétarienne, ont déjà compris pour la plupart que le Parti socialiste régénéré, sous sa forme communiste révolutionnaire, est digne de reprendre la direction du mouvement ouvrier. Ils assureront avec nous le réveil du syndicalisme.

C’est ainsi qu’ont agi les bolcheviks, mûris par vingt années de lutte et par deux insurrections.

Avant la révolution du 7 novembre, les mencheviks étaient, comme ils le sont encore en France, les maîtres des syndicats russes. Les communistes étaient une poignée dans ces vastes organisations. Mais ils n’ont jamais désespéré. Ils n’ont jamais songé à boycotter les syndicats. Grâce à leur action tenace, ils y ont constitué une minorité qui s’est transformée en une majorité écrasante. Aujourd’hui, les syndicats russes, groupant plus de quatre millions de travailleurs, sont en liaison permanente avec le Parti Communiste qui exerce sur eux comme sur toutes les organisations soviétistes une direction salutaire. Or, jamais les syndicats russes n’ont tenu une telle place et n’ont joui d’une aussi grande influence. Leurs chefs sont parmi les chefs du Parti Communiste. Ils participent directement à la direction de l’Etat. Les unions professionnelles jouent un rôle prépondérant, comme il se doit dans le domaine de la production, et en général dans la vie économique du pays.

Ce que les Communistes russes ont fait les camarades français le réaliseront plus aisément avec l’appui des militants syndicalistes qui, noyés encore dans la masse, luttent courageusement contre l’opportunisme.

Ils combattent actuellement en ordre dispersé. Ils paraissent manquer jusqu"ici de ce qui manque également à d’autres organisations animées d’un esprit réellement révolutionnaire telles que les Industrial Workers of the World c’est-à-dire d’un programme complet de transformation sociale. Beaucoup d’entre eux sont très près du bolchevisme. Et, d’ailleurs, lequel de ces militants n’aurait pas compris très vite la parenté de la théorie du syndicalisme français et du bolchevisme, puis admis la supériorité, la largeur et élévation plus grande de celui-ci, transformé et amélioré grâce à expérience acquise par ses chefs de 1905 à 1907 et de 1917 à 1920. Mais beaucoup hésitent encore à se joindre à nous parce qu’ils nous connaissent insuffisamment.

A l’égard du parlementarisme, ces mêmes communistes Allemands signalés plus haut ont répété la faute qu’ils avaient commise à l ’égard des syndicats. L’année dernière, contre l’avis de Karl Liebknecht et de Rosa Luxembourg, les Spartakistes n’ont pas présenté leurs candidats à l’Assemblée nationale. En sabotant la république parlementaire, ils ont évidemment cru être d’excellents révolutionnaires. L’expérience leur coûte cher en ce moment. Marx et tous les marxistes enseignent que les prolétaires doivent utiliser sans exception toutes les armes, si fragiles qu’elles soient, arrachées aux législateurs bourgeois. Il est aussi insensé de renoncer bénévolement à la représentation parlementaire sous prétexte qu’elle n’est pas absolument efficace, qu’il le serait de renoncer à user des "libertés" de réunion, d’association, de parole, et de presse, sous prétexte qu’elles sont trop étriquées, trop limitées, et trop précaires. Envoyer des députés au Parlement, ce n’est pas admettre le régime parlementaire. C’est au contraire saisir une arme de plus pour lutter contre ce régime et pour l’abattre. L’agitation en période électorale atteint une intensité qu’elle ne peut pas connaître en temps normal. L’octroi gratuit des salles publiques, la moindre cherté des affiches et des publications, permettent un effort accru. L’âcreté des polémiques, pendant ces courtes semaines de lutte verbale, autorise les attaques plus vives, plus décisives contre la bourgeoisie. La fièvre qui s’empare alors de toute la nation emplit les réunions de foules immenses et nous donne des facilités exceptionnelles de faire connaître notre programme. Les élections permettent de dénombrer nos amis. Soumis au contrôle sévère du Parti, le député communiste mandataire du peuple jouit d’une autorité, d’une licence de paroles et de gestes, de moyens matériels et moraux d’action qui manquent aux simples militants. Les discours prononcés à la tribune parlementaire et sur lesquels la presse bourgeoise elle-même ne peut pas se taire tout à fait, ont un retentissement auquel ne peut prétendre aucune harangué de meeting. Participant aux travaux publics et secrets du parlement bourgeois et de ses commissions, nos députés peuvent accumuler bien des renseignements qui augmentent la force de nos critiques contre la classe ennemie. User de l’arme parlementaire est donc une obligation pour tout vrai révolutionnaire. Les communistes français l’ont compris, j’en suis sûr, pour la plupart et ils sauront le faire comprendre aux nouveaux communistes venus à nous des rudes contrées où fleurissaient jadis l’anarchisme et le syndicalisme. Mais j’ai déjà consacré à cette question du parlementarisme et à celle des syndicats deux des lettres que je vous ai adressées. Je n’insisterai pas davantage sur la question paysanne que j’ai traitée longuement dans ma lettre de Pskof en février 1919, et sur laquelle je suis revenu depuis à diverses reprises, parce qu’elle a une importance capitale pour tous les pays d’Europe et spécialement pour la France [1].

On ne saurait trop y insister. On tente d’effrayer, et on parvient trop bien à effrayer nos paysans en leur contant je ne sais quels mensonges sur l’action anti-paysanne des bolcheviks. Nos camarades ouvriers eux-mêmes, avec les meilleures intentions du monde, ont commis à ce sujet des erreurs déplorables. Ne nous lassons pas de répéter que le bolchevisme ne connaît qu’un adversaire à la campagne : le paysan riche, le bourgeois rural, comme il ne connaît qu’un adversaire à la ville : le commerçant ou le fabricant exploiteur, le bourgeois capitaliste. La révolution prolétarienne russe a donné aux travailleurs des campagnes les grands domaines des privilégiés. Elle a amélioré non seulement la situation du paysan sans terre mais encore celle du petit propriétaire et même celle du propriétaire moyen qui consent à n’être ni un usurier, ni un spéculateur. La forme collective de l’exploitation du sol est, bien entendu, la forme rationnelle et scientifique de la production agricole. C’est donc vers ce but que doivent tendre les communistes. Mais le Parti communiste et le pouvoir des Soviets n’ont jamais songé à imposer par la violence ce procédé de culture aux populations rurales. Ils aident aussi puissamment que le leur permettent les faibles ressources dont ils disposent actuellement, les paysans qui fondent spontanément des communes de travailleurs agricoles. Un certain nombre des domaines enlevés aux grands propriétaires fonciers sont mis à la disposition de ces entreprises qui, dans les régions où le communiste a été bien compris, se multiplient avec rapidité et avec succès. Ils leur procurent des semences, des engrais, des machines aratoires, des agronomes, etc.

Mais les communistes sont trop réalistes, ils connaissent trop l’amour passionné du paysan pour sa terre, son individualisme, sa méfiance des idées nouvelles, tous ses préjugés introduits et enracinés dans le cœur du rural par des siècles de servage et d’exploitation pour tenter d’opérer artificiellement une transformation soudaine et brutale. En régime soviétiste, en France comme en Russie, il n’y aura de communes agricoles que là où les paysans, éclairés sur les avantages de la culture collective par la constatation des résultats obtenus dans les communes volontairement établies à proximité de leurs champs, demanderont eux-mêmes à fonder des communes du même genre. Tant qu’ils voudront, au contraire, conserver les formes individuelles et familiales de possession et de culture, les ruraux verront s’incliner devant eux la volonté du gouvernement des ouvriers et des paysans, leur gouvernement.

La révolution n’enlèvera au petit et au moyen paysan ni sa chaumière, ni ses meubles, ni son bas de laine. Elle lui enlèvera uniquement la dette hypothécaire et l’impôt qui l’écrasent dans le régime républicain bourgeois. Elle le soustraira à l’asservissement de la caserne par la suppression des armées permanentes et par la constitution des milices.

L’exemple de la Révolution russe montre tout ce que peut attendre le paysan, dès après le renversement du capitalisme, de l’Etat prolétarien : distribution de machines agricoles aux paysans pauvres et moyens, constitution d’ateliers pour la réparation à bon marché de ces machines, fourniture presque gratuite de semences sélectionnées et d’engrais, amélioration des races de bétail, établissement dans chaque canton d’une école d’agriculture.

Depuis deux ans, le Parti communiste n’a pas cessé de lutter pour mettre fin à l’opposition systématiquement entretenue par la bourgeoisie contre les ouvriers des villes et les paysans. En Ukraine, le travail commencé l’année dernière doit être repris à pied d’œuvre après l’action démoralisatrice exercée par Denikine, qui n’a pas cessé de faire appel aux plus bas instincts, aux préjugés les plus stupides, des masses paysannes ignorantes pour diminuer l’influence de la classa ouvrière. En Russie soviétiste, la collaboration de plus en plus étroite des ouvriers et des paysans a amené ces derniers à une compréhension juste de leurs intérêts ; dès maintenant, la presque totalité des petits propriétaires et la majorité des propriétaires moyens est acquise au régime des Soviets. Vous n’ignorez pas que l’ouvrier Sverdlov, président du Comité central exécutif des Soviets de Russie, a été remplacé à sa mort a ce poste, qui correspond à la présidence de la République en France, par le camarade Kalinine, propriétaire rural appartenant à la classe paysanne moyenne.

Quoi qu’en disent nos adversaires, nous n’espérons pas transformer le vieux monde bourgeois en une fraternelle société communiste à coups de décrets et par miracle. Nous savons tort bien que malgré la supériorité indiscutable de la culture en commun sur la culture familiale, ce dernier procédé d’exploitation restera encore en honneur chez les paysans pendant des années et des dizaines d’années. Nous attendrons que l’expérience et l’éducation aient amené la classe rurale à plus de sagesse. Nous saurons attendre parce que nous sommes obligés d’attendre et parce que nous pouvons attendre, parce qu’il serait fou et criminel d’opposer violemment la classe ouvrière des villes à la classe ouvrière des campagnes, dont les intérêts ne sont pas contradictoires mais complémentaires, parce qu’on ne peut pas espérer imposer par la force de nouvelles formes de vie économiques et morales, parce que le régime socialiste peut être organisé sur la seule socialisation des moyens capitalistes de production et d’échange et qu’ainsi la petite production paysanne peut être maintenue sans que Soit compromise la construction de l’ordre nouveau.

Votre très cordialement dévoué,

Jacques SADOUL