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Fragments d’Histoire de la gauche radicale
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Témoignage de Victor Serge
Mémoires d’un révolutionnaire
Article mis en ligne le 8 mars 2020
dernière modification le 22 février 2020

par ArchivesAutonomies

Le printemps de 1920 s’ouvrit par une victoire, la prise d’Arkhangelsk, évacuée par les Britanniques — et tout à coup changea de visage. Ce fut de nouveau le péril mortel immédiat : l’agression polonaise. J’avais dans les dossiers de l’Okhrana les portraits de Pilsudski, condamné autrefois pour un complot contre la vie du tsar. Je rencontrai un médecin qui avait soigné Pilsudski dans une maison de santé de Pétersbourg, où, pour s’en évader, il simula la folie — avec une perfection rare. Révolutionnaire et terroriste lui-même, il jetait maintenant ses légions contre nous. Un mouvement d’exaspération et d’enthousiasme lui répondit. De vieux généraux du tsar, échappés par hasard au massacre, Broussilov et Polivanov, s’offrirent à combattre, en réponse à un appel de Trotsky. Je voyais Gorki éclater en sanglots en haranguant, du haut d’un balcon du Nevski, un bataillon partant pour le front. "Quand aurons-nous fini de tuer et de saigner ?" mâchonnait-il sous sa moustache hérissée. La peine de mort fut rétablie, les Tchékas reçurent, sous le vent de la défaite, des pouvoirs accrus. Les Polonais entraient à Kiev. Zinoviev disait : "Notre salut est dans l’Internationale." C’était aussi l’avis de Lénine. En pleine guerre, hâtivement, le IIe Congrès de l’Internationale communiste fut convoqué. Je travaillai littéralement jour et nuit à sa préparation, étant à peu près seul, grâce à ma connaissance des langues et de l’Occident, à pouvoir m’acquitter d’une foule de tâches. Je reçus Landsbury et John Reed, à leur arrivée ; je cachai un délégué des communistes de gauche hongrois, adversaires de Béla Kun, quelque peu liés à Racovski. Nous publiions la revue de l’Internationale en quatre langues. Nous envoyions messages sur messages clandestins à l’étranger, par diverses voies aventureuses. Je traduisais les messages de Lénine. Je traduisais aussi le livre que Trotsky venait d’écrire dans son train des fronts, Terrorisme et Communisme, et qui soutenait la nécessité d’une longue dictature, pendant la "période de transition au socialisme" : plusieurs dizaines d’années sans doute. Cette pensée inflexible m’effrayait un peu par son schématisme et son volontarisme. Tout manquait : les collaborateurs, le papier, l’encre, le pain même, les moyens de communication, et nous ne recevions de journaux étrangers que quelques numéros achetés à Helsinki par des contrebandiers qui passaient le front pour cela. Je leur payais le numéro cents roubles. Quand ils avaient un tué, ils venaient demander une augmentation que nous ne discutions pas. A Moscou, un travail d’organisation tout aussi fiévreux se poursuivait sous la direction d’Angelica Balabanova et de Boukharine.

Je rencontrai Lénine quand il vint à Petrograd pour la première séance du congrès. Nous prenions le thé dans une petite salle des fêtes de Smolny : j’étais avec Evdokimov et Angel Pestaña, délégué de la C.N.T. d’Espagne, quand Lénine entra. Il rayonnait, serrant les mains tendues, passant d’accolade en accolade. Evdokimov et lui s’embrassèrent joyeusement, les yeux dans les yeux, heureux comme de grands enfants. Vladimir Illitch portait un de ces vieux vestons d’émigré, rapportés de Zurich peut-être, que je lui vis durant toute saison. A peu près chauve, le crâne haut et bombé, le front solide, il avait des traits banals, un visage étonnamment frais et rose, un grain de barbe roussâtre, les pommettes légèrement saillantes, les yeux horizontaux que le plissement du rire faisait paraître obliques, le regard gris-vert, un grand air de bonhomie et de joyeuse malice. Aucune pose en lui, la simplicité même. Il habitait encore, au Kremlin, un petit appartement de domestique du palais. L’hiver dernier, il avait, lui aussi, manqué de chauffage. En allant chez le coiffeur, il prenait son tour, trouvant indécent qu’on s’effaçât devant lui. Une vieille bonne tenait son ménage et réparait ses vêtements. Il se savait le premier cerveau du parti, et récemment, dans de grandes circonstances, n’avait pas trouvé de plus grande menace que celle de démissionner du Comité central pour en appeler aux militants de la base ! Il se voulait une popularité de tribun, ratifiée par les masses, sans apparat ni cérémonial. Dans ses manières et son comportement, pas le moindre indice du goût de l’autorité ; des exigences de technicien sérieux qui veut que le travail se fasse, se fasse bien, à l’heure ; la volonté déclarée de faire respecter les nouvelles institutions, fussent-elles faibles au point de n’être que symboliques. Le jour même ou le lendemain, il parla pendant plusieurs heures à la première séance solennelle du congrès, au palais de Tauride, sous la colonnade blanche. Son rapport traitait de la situation historique créée par le traité de Versailles. Citant abondamment Maynard Keynes, Lénine démontrait l’inviabilité de cette Europe arbitrairement découpée par les impérialismes victorieux, l’impossibilité pour l’Allemagne de supporter longtemps les charges qui lui étaient stupidement imposées, et il en concluait l’inévitabilité d’une prochaine révolution européenne, destinée à embraser aussi les peuples coloniaux de l’Asie. Ce n’était ni un grand orateur ni un excellent conférencier. Il n’usait d’aucune rhétorique et ne recherchait aucun effet de tribune. Son vocabulaire était celui de l’article de journal, sa technique comportait la répétition variée pour bien enfoncer l’idée comme on enfonce un clou. Jamais ennuyeux pourtant à cause de sa vivacité de mimique et de la conviction raisonnée qui le portait.

Ses gestes familiers consistaient à lever la main pour souligner l’importance de la chose dite, puis à se pencher vers l’auditoire, tout souriant et sérieux, les paumes ouvertes en un mouvement démonstratif : n’est-ce pas évident ? Un homme essentiellement simple vous parlait honnêtement, rien que pour vous convaincre, et il ne faisait appel qu’à votre raison, aux faits, à la nécessité. "Les faits ont la tête dure", aimait-il à répéter. Il était le bon sens même, au point de décevoir les délégués français, accoutumés aux grandes joutes parlementaires. "Lénine perd beaucoup de son prestige, quand on l’approche", me disait un parlementaire français, sceptique et disert, bourré de mots d’esprit.

(Zinoviev avait commandé au peintre Isaac Brodski un grand tableau représentant cette séance historique. Brodski prenait des croquis. Des années plus tard, le peintre remaniait encore sa toile, substituant à tels assistants tels autres — et d’aucuns problématiques — au fur et à mesure que les crises et les oppositions modifiaient la composition de l’Exécutif du moment.)

Le IIe Congrès de l’I. C. continua ses travaux à Moscou.

Collaborateurs et délégués étrangers habitaient un hôtel du centre, le Diélovoy Dvor, situé au bas d’un large boulevard bordé d’un côté par la blanche muraille crénelée de Kitay-Gorod. Des portails moyenâgeux, sous une ancienne tourelle, conduisaient non loin de là vers la Varvarka, où se trouve la maison légendaire du premier des Romanov. Nous allions de là au Kremlin, cité dans la cité, dont toutes les entrées étaient gardées par des factionnaires qui vérifiaient les laissez-passer. Le double pouvoir de la révolution, le gouvernement soviétique et l’Internationale y siégeaient dans les palais de l’autocratie, au milieu des vieilles églises byzantines. La seule ville que les délégués étrangers ne connussent pas — et leur manque de curiosité à son égard me déconcertait — c’était Moscou vivante, avec ses rations de famine, ses arrestations, ses sales histoires de prisons, ses coulisses de spéculation. Luxueusement nourris dans la misère générale (bien qu’on leur servît vraiment trop d’œufs avariés...), promenés de musées en crèches modèles, les délégués du socialisme mondial avaient l’air de se sentir en vacances ou de faire du tourisme dans notre république assiégée, saignée, la chair à vif. Je découvris une forme de plus de l’inconscience, l’inconscience marxiste. Un chef du parti allemand, Paul Lévi, sportif et plein d’assurance, me disait simplement que "pour un marxiste, les contradictions internes de la révolution russe n’avaient rien de surprenant", et c’était sans doute vrai, mais de cette vérité générale il se servait comme d’un écran pour écarter la vision de la réalité immédiate, qui a tout de même son importance. La plupart des marxistes de gauche, bolchevisés, adoptaient cette attitude suffisante. Les mots "dictature du prolétariat" leur expliquaient tout, magiquement, sans que leur vînt l’idée de se demander où était, ce que pensait, sentait, faisait le prolétariat dictateur. Les social-démocrates, par contre, étaient pleins d’esprit critique et d’incompréhension. Chez les meilleurs - je pense aux Allemands, Daeumig, Crispien, Dittmann - un humanisme socialiste paisiblement embourgeoisé souffrait de la rudesse du climat de la révolution au point de s’opposer à toute rigueur de pensée. Les délégués anarchistes, avec lesquels je discutais beaucoup, avaient une saine horreur des "vérités officielles", des pompes du pouvoir, et un intérêt passionné pour la vie réelle ; mais, porteurs d’une doctrine surtout affective, ignorants en économie politique et ne s’étant jamais posé le problème du pouvoir, il leur était à peu près impossible d’arriver à l’intelligence théorique de ce qui se passait. C’étaient d’admirables bons garçons demeurés en somme sur les positions romantiques de la "révolution universelle", comme les artisans libertaires pouvaient se la représenter entre 1848 et 1860, avant la formation de la grande industrie moderne et du prolétariat. Il y avait : Angel Pestaña, de la C.N.T. de Barcelone, ouvrier horloger et tribun courageux, mince, l’œil et la petite moustache d’un beau noir ; Armando Borghi, de l’Union syndicale italienne, avec une belle tête de jeune mazzinien barbu et une chaude voix veloutée ; Augustin Souchy, sa tête de reître roux, délégué par les syndicalistes allemands et suédois ; Lepetit, un robuste terrassier de la C.G.T. française et du Libertaire, joyeux, méfiant, questionneur, qui jura tout de suite qu’en France "la révolution se ferait tout autrement !" Lénine tenait beaucoup à se rallier "les meilleurs des anarchistes".

A vrai dire, en dehors de la Russie et peut-être de la Bulgarie, il n’y avait pas encore de communistes dans le monde. Les vieilles écoles révolutionnaires, et aussi la jeune génération sortie de la guerre, étaient infiniment loin de la mentalité bolchévik. L’ensemble de ces hommes révélait des mouvements vieillis, tout à fait dépassés par les événements, beaucoup de bonne volonté et peu de capacités. Le parti socialiste français était représenté par Marcel Cachin et L.-O. Frossard, tous deux très parlementaires d’allure. Cachin flairait le vent à son habitude et, toujours fidèle à sa propre popularité, évoluait à gauche, après avoir été de l’Union sacrée pendant la guerre et avoir secondé, pour le gouvernement français, les campagnes bellicistes de Mussolini en Italie (1916). Le Comité de la IIIème Internationale de Paris avait envoyé Alfred Rosmer, syndicaliste au nom ibsénien, internationaliste ferme, vieil ami personnel de Trotsky. Rosmer était à la fois l’éveil, la discrétion, le silence, le dévouement sous un sourire mince. Son collègue du même Comité, Raymond Lefèvre, grand garçon au profil aigu, brancardier de Verdun, poète et romancier, venait d’écrire en un style somptueusement lyrique une profession de foi d’homme revenu des tranchées, intitulée : La Révolution ou la Mort !

Il clamait pour les survivants d’une génération enterrée dans les fosses communes. Nous fûmes vite amis.

D’entre les Italiens, je me souviens du vétéran Lazzari, vieillard droit à la voix fébrile, brûlant d’un perpétuel enthousiasme ; de la tête d’universitaire barbu et myope de Serrati ; de Terracini, un jeune théoricien au grand front sévère (destiné à passer le meilleur de sa vie en prison après avoir donné quelques pages d’une intelligence aiguë) ; de l’exubérant Bordiga, vigoureux, la face carrée, la chevelure drue, noire, coupée en brosse, trépidant sous sa charge d’idées, de connaissances et de prévisions graves. Menue, son fin visage déjà maternel entouré d’un double bandeau de cheveux noirs, répandant autour d’elle une extrême gentillesse, d’une activité incessante, Angelica Balabanova espérait encore une Internationale aérée, généreuse et quelque peu romantique. L’avocat de Rosa Luxembourg, Paul Lévi, représentait les communistes allemands ; Daeumig, Crispien, Dittmann et un quatrième, quatre demi-gros sympathiques et quelque peu désemparés, certainement bons buveurs de bière et consciencieux fonctionnaires d’organisations ouvrières bourgeoisement installées, représentaient la social-démocratie indépendante d’Allemagne et il semblait évident du premier coup d’œil qu’ils n’avaient pas des âmes d’insurgés. Des Anglais, je n’entrevis que Gallacher, qui avait une allure de boxeur trapu ; des États-Unis venaient Fraina, sur lequel allait peser une lourde suspicion, et John Reed, témoin de l’insurrection bolchévik en 1917, dont le livre sur la révolution faisait déjà autorité. Reed, je l’avais reçu à Petrograd, d’où nous avions organisé son départ clandestin par la Finlande ; les Finlandais, tentés de lui faire un mauvais parti, l’avaient gardé un temps dans une dangereuse prison. Il venait de visiter de petite villes des environs de Moscou et il en rapportait la vision d’un pays fantôme où seule la famine était réelle, stupéfait que l’œuvre soviétique continuât néanmoins. Il était grand, vigoureux, positif, enthousiaste à froid, avec une vive intelligence teintée d’humour. Je revois Racovski, chef du gouvernement soviétique d’une Ukraine en proie à des centaines de bandes blanches, nationalistes, noires (anarchistes), vertes, rouges ; barbu, habillé d’un uniforme fripé de soldat, il parla tout à coup à la tribune un français parfait ; Kolarov arrivait de Bulgarie, massif, légèrement bedonnant, avec un noble visage de leader plein d’assurance ; et tout de suite, il promit au congrès de prendre le pouvoir dans son pays dès que l’Internationale le désirerait ! De Hollande venait, entre autres, Wijnkup, noir, barbu, prognathe, agressif en apparence, destiné en réalité à une servilité sans issue. Des Indes, en passant par le Mexique, Manabendra Nath Roy, grêle, très grand, très beau, très noir, la chevelure très bouclée, accompagné d’une Anglo-Saxonne sculpturale qui paraissait nue sous des robes légères. Nous ignorions que de fâcheuses suspicions avaient pesé sur lui au Mexique ; il allait devenir l’animateur du petit parti communiste hindou, passer des années en prison, recommencer, couvrir les oppositions d’outrages insanes, être exclu lui-même, rentrer en grâce ; mais cela, c’était le lointain avenir.

Les Russes menèrent le jeu et ils étaient d’une si évidente supériorité que c’était légitime ; la seule tête du socialisme occidental capable de se mettre à leur hauteur et peut-être de les dépasser par la connaissance et l’esprit de liberté, celle de Rosa Luxembourg, avait été en janvier 1919 fracassée à coups de revolver par des officiers allemands. Les Russes, ce furent, outre Lénine, Zinoviev, Boukharine, Racovski (Roumain aussi russifié que francisé), Karl Radek, récemment sorti d’une prison berlinoise où il avait frôlé l’assassinat, où l’on avait tué à ses côtés Léo Joguichès. Trotsky, s’il vint au congrès, n’y dut faire que de rares apparitions, car je ne me souviens pas de l’y avoir vu ; les fronts l’occupaient davantage, et le front de Pologne flambait. Les travaux gravitèrent autour de trois questions et d’une quatrième, plus grave encore, qui ne fut pas effleurée en séance. Lénine s’efforçait de convaincre les "communistes de gauche" hollandais, allemands et italiens (Bordiga) de la nécessité des compromis, de la participation à l’action électorale et parlementaire, du danger de former des sectes révolutionnaires. Lénine posait la "question nationale et coloniale" en soutenant la possibilité et la nécessité de provoquer des révolutions soviétiques dans les pays coloniaux de l’Asie. L’expérience du Turkestan russe semblait lui donner raison. Il visait surtout l’Inde et la Chine, pensant qu’il fallait frapper là pour affaiblir l’impérialisme britannique qui semblait être l’ennemi irréductible de la République des Soviets. N’espérant plus rien des partis socialistes européens traditionnels, les Russes estimaient qu’il n’y avait plus qu’à y provoquer des scissions afin de rompre avec les vieux dirigeants réformistes et parlementaires et de former de nouveaux partis, disciplinés et dirigés par l’Exécutif de Moscou, capables de marcher vers la prise du pouvoir.

Serrati fit des objections sérieuses à la tactique bolchévik de soutien du mouvement nationaliste des colonies, en montrant ce que ce mouvement avait de réactionnaire et d’inquiétant pour l’avenir. II était naturellement impossible qu’il fût écouté. Bordiga posa contre Lénine les questions d’organisation et d’orientation générale. Il craignait sans oser le dire l’influence de l’État soviétique sur les partis communistes, la tendance aux compromis, la démagogie, la corruption — et surtout, il ne pensait pas que la Russie paysanne fût à même de diriger le mouvement ouvrier international ; c’était certainement l’une des intelligences les plus perspicaces du congrès, mais il n’avait derrière lui qu’un tout petit groupe.

Le congrès prépara la scission des partis français (Tours) et italien (Livourne) en imposant aux affiliés de l’Internationale vingt et une conditions strictes, et même vingt-deux : la vingt-deuxième, peu connue, excluait les francs-maçons. La quatrième question n’était pas à l’ordre du jour ; nul n’en retrouvera trace dans les comptes rendus ; mais je la vis discutée avec chaleur par Lénine, entouré d’étrangers, dans une petite salle voisine de la grande salle lambrissée d’or du palais impérial ; on avait relégué là un trône et tendu sur le mur, à côté de ce meuble inutile, une carte du front de Pologne. Des machines à écrire crépitaient. Lénine, en veston, sa serviette sous le bras, entouré de délégués et de dactylos, commentait la marche de l’armée Toukhatchevski sur Varsovie. D’excellente humeur, il croyait bien tenir la victoire. Karl Radek, maigre, simiesque, sarcastique et plaisant, ajoutait en rajustant le pantalon trop grand qui lui glissait toujours sur les hanches : "Nous aurons déchiré le traité de Versailles à coups de baïonnette !" (Nous sûmes un peu plus tard que Toukhatchevski se plaignait de l’épuisement de ses forces et de l’allongement de ses voies de communication ; que Trotsky estimait cette offensive trop hâtive et risquée dans ces conditions ; que Lénine l’avait en quelque sorte imposée en envoyant Racovski et Smilga à titre de commissaires politiques auprès de Toukhatchevski ; qu’elle eût vraisemblablement réussi malgré tout, si Vorochilov, Staline et Boudienny, au lieu de la soutenir, n’avaient tenu à s’assurer une victoire à eux en marchant sur Lvov.) Soudainement, sous Varsovie dont on annonçait déjà la chute, ce fut l’échec. A l’exception de quelques étudiants et de quelques ouvriers — rares — les paysans et les prolétaires de Pologne n’avaient pas secondé l’Armée rouge. Je demeurai convaincu que les Russes avaient commis une erreur psychologique littéralement énorme en nommant pour gouverner la Pologne un Comité révolutionnaire polonais dont faisait partie, avec Marchlevski, l’homme de la Terreur, Dzerjinski. Je soutenais qu’au lieu de soulever l’enthousiaste de la population, ce nom la glacerait. C’est ce qui arriva. Une fois encore, l’expansion de la révolution vers l’Occident industriel échouait. Il ne restait plus au bolchevisme qu’à se retourner vers l’Orient.

Le Congrès des nationalités de l’Orient s’organisait hâtivement à Bakou. Aussitôt clos le congrès de l’Internationale, Zinoviev, Karl Radek, Rosmer, John Reed, Béla Kun partirent pour Bakou dans un train spécial dont la défense — car ils allaient traverser des régions peu sûres — et le commandement furent confiés à son ami Iakov Blumkine, dont je reparlerai plus tard, à l’occasion de sa mort terrible. A Bakou, Enver Pacha fit une apparition sensationnelle. Une salle bondée d’Orientaux éclata en clameurs, yatagans et poignards brandis : "Mort à l’impérialisme !" La véritable entente avec le monde musulman, travaillé par ses propres aspirations nationales et religieuses, restait cependant difficile. Enver Pacha envisageait la constitution d’un État musulman de l’Asie centrale ; il allait se faire tuer deux ans plus tard, dans un combat contre la cavalerie rouge. En revenant de ce merveilleux voyage, John Reed mordit à pleines dents une pastèque achetée sur un petit marché pittoresque du Daghestan ; il en mourut : typhoïde.

Le congrès de Moscou s’entoura pour moi de deuils. Mais avant d’en parler, je voudrais revenir sur l’ambiance du moment. La mienne était probablement unique, car je vivais ce temps avec une liberté d’esprit qui n’abdiquait jamais, dans le contact quotidien et des milieux dirigeants et de la rue et des dissidents persécutés de la révolution. Pendant les festivités de Petrograd, le sort de Voline me préoccupait, bien que nous eussions, quelques amis et moi, réussi à le sauver provisoirement. Voline (Boris Eichenbaum), ouvrier intellectuel, un des fondateurs du Soviet de Pétersbourg en 1905, revenu d’Amérique en 1917 pour devenir l’animateur du mouvement anarchiste russe ; il avait, avec "l’armée de paysans insurgés d’Ukraine", formée par Makhno, combattu les Blancs, résisté aux Rouges, cherché à fonder autour de Gouliay-Polié une confédération de paysans libres.

Atteint du typhus, l’Armée rouge l’avait fait prisonnier pendant une retraite des Noirs et nous avions craint qu’il ne fût immédiatement fusillé. Nous réussîmes à lui éviter cette fin en envoyant sur place un camarade de Petrograd qui obtint le transfert du prisonnier à Moscou.

J’étais justement sans nouvelles de lui pendant que, dans le splendide décor d’un soir d’été sur la Néva, j’assistais avec les congressistes de l’Internationale à la représentation d’un véritable mystère soviétique, sur le péristyle de la Bourse : on voyait la Commune de Paris élever ses drapeaux rouges, puis mourir ; on voyait Jaurès assassiné et la foule clamait son désespoir ; on voyait finalement la révolution heureuse et victorieuse triompher sur le monde. A Moscou, j’appris que Lénine et Kaménev avaient promis la vie sauve à Voline, emprisonné à la Tchéka. Nous discutions dans les salles impériales du Kremlin et ce révolutionnaire exemplaire attendait dans une cellule un avenir obscur. Je sortais du Kremlin et j’allais voir un autre opposant, marxiste celui-là, probe et clairvoyant entre tous, Iourii Ossipovitch Martov, un des fondateurs avec Plékhanov et Lénine de la social-démocratie russe, leader du menchevisme. Il exigeait la démocratie ouvrière, dénonçait les abus de la Tchéka, la "manie de l’autorité" de Lénine et de Trotsky, "comme si l’on pouvait, répétait-il, instituer le socialisme à coups de décrets, en fusillant les gens dans des caves !" Lénine l’affectionnait, le protégeait contre la Tchéka, redoutait sa critique acérée. Je voyais Martov dans une petite chambrette frisant le dénuement ; du premier coup d’œil, il me semblait comprendre son incompatibilité absolue avec les bolchéviks, bien qu’il fût comme eux un marxiste de haute culture, intransigeant et du plus grand courage. Maladif, chétif, boitant un peu, il avait le visage légèrement asymétrique, un grand front, un regard fin et doux sous les lunettes, la bouche fine, la barbe grêle, une expression d’intelligence et de douceur. Ce devait être l’homme du scrupule et du savoir, ce n’était pas l’homme de la volonté révolutionnaire dure et saine qui emporte les obstacles. Sa critique était juste, ses solutions générales touchaient à l’utopie. "Sans retour à la démocratie, la révolution est perdue", mais comment revenir à la démocratie, et à quelle démocratie ? Je tenais toutefois pour impardonnable qu’un homme de cette valeur fût mis dans l’impossibilité de donner à la révolution tout ce dont sa pensée pouvait l’enrichir. "Vous verrez, vous verrez, me disait-il ; avec les bolchéviks, la collaboration libre est toujours impossible."

Comme je venais de rentrer à Petrograd avec Raymond Lefèvre, Lepetit, Vergeat (syndicaliste français) et Sacha Toubine, un drame effroyable s’y passa, confirmant les pires appréhensions de Martov. Je résume, le drame se passa du reste dans de semi-ténèbres. Le parti communiste finlandais, de fondation récente, sortait exaspéré et divisé de la sanglante défaite de 1918. D’entre ses chefs, je connaissais Sirola et Kuussinen, qui ne paraissaient pas très capables et reconnaissaient avoir multiplié les fautes. Je venais de publier sur ce sujet un petit livre de Kuussinen, petit homme timide, discret et laborieux. Une opposition s’était formée dans le parti et elle détestait les vieux leaders, les parlementaires de la défaite, maintenant ralliés à l’Internationale communiste. Une conférence du parti, réunie à Petrograd, donna la majorité à l’opposition, contre le Comité central soutenu par Zinoviev. Le président de l’Internationale fit arrêter les travaux de la conférence. A peu de temps de là, de jeunes élèves finlandais d’une école militaire se rendirent un soir à une réunion du Comité central et fusillèrent sur place les huit présents. La presse mentit sans vergogne en imputant cet attentat aux Blancs ! Les coupables justifiaient hautement leur acte en accusant le Comité central de trahison et demandaient à partir pour le front. Une commission de trois fut nommée par l’Internationale pour étudier l’affaire ; elle comprenait Rosmer et le Bulgare Chabline, je doute si elle se réunit jamais. L’affaire, jugée plus tard par le tribunal révolutionnaire de Moscou (à huis clos), Krylenko requérant, reçut une solution en partie raisonnable, en partie monstrueuse. Les coupables, condamnés pour la forme, furent autorisés à partir pour le front (je ne sais pas ce qu’ils devinrent en réalité), mais le leader de l’opposition, Voyto Eloranta, considéré comme "responsable politique" et d’abord condamné à un temps de prison, fut fusillé (1921). On creusa donc huit fosses au Champ-de-Mars et, du palais d’Hiver où les huit cercueils rouges couverts de branches de sapin étaient exposés, nous les conduisîmes à ces tombes des héros de la révolution. Raymond Lefèvre devait prendre la parole. Que dire ? Il ne cessait pas de jurer : "Nom de Dieu !"... A la tribune, il dénonça l’impérialisme et la contre-révolution, bien entendu. Des soldats et des prolétaires aux sourcils froncés, qui ne savaient pas, l’écoutèrent en silence.

Avec Raymond Lefèvre, Lepetit, Vergeat, voyageait un mien ami de naguère que je n’avais jamais rencontré auparavant, Sacha Toubine. Pendant mon emprisonnement en France, il m’avait aidé avec persévérance à maintenir une correspondance truquée. Je le voyais, tandis que nous parcourions Petrograd, cafardeux, hanté de sombres pressentiments. Les quatre partirent par Mourmansk, route difficile, pour franchir les lignes du blocus en barque, par l’océan Arctique. Notre service de liaison avait établi ce chemin périlleux. On s’embarquait avec des pêcheurs, on passait au large d’un bout de côte finlandaise, on débarquait à Vardoe, Norvège, terre libre et sûre. Les quatre partirent ainsi. Pressés de prendre part à un congrès de la C.G.T., ils s’embarquèrent un jour de gros temps et disparurent en mer. Il se peut que l’orage les ait engloutis. 11 se peut qu’un canot automobile finlandais les ait rejoints et mitraillés. Je sus que des espions nous avaient suivis pas à pas dans Petrograd. Pendant quinze jours, Zinoviev, de plus en plus soucieux, me demanda tous les jours : "Avez-vous des nouvelles des Français ?" De cette catastrophe devaient naître d’odieuses légendes : elles mentent (août-sept. 1920).

Tandis que périssaient ainsi les quatre, un médiocre aventurier traversait avec chance toutes les lignes du blocus et rentrait en rapportant des brillants acquis à vil prix sur le marché noir d’Odessa. L’épisode mérite d’être rapporté parce qu’il atteste, en un temps inhumain, les scrupules de la Tchéka même. Je déjeunais à la table de l’Internationale, avec un petit homme extrêmement maigre et mal vêtu qui portait sur un cou décharné une tête aux traits minces d’oiseau de proie malade : Skrypnik, vieux bolchévik, membre du gouvernement de l’Ukraine, celui qui devait se suicider en 1934, sous l’accusation naturellement fausse de nationalisme (en réalité parce qu’il protégeait quelques intellectuels ukrainiens). Je vis entrer dans la salle un personnage à lorgnons et grosse moustache d’un roux déteint sur une face rougeaude un peu porcine, que je reconnus avec stupeur : Mauricius (Vandamme), ex-propagandiste individualiste à Paris, ex-propagandiste pacifiste pendant la guerre, ex-quoi encore ? Au procès de la Haute Cour, monté par Clemenceau contre les partisans de la "paix blanche", Caillaux et Malvy, un des chefs de la police parisienne avait tout à coup parlé de cet agitateur comme d’ "un de nos meilleurs agents". "Qu’est-ce que tu viens faire ici ? lui demandais-je. — Je suis délégué par mon groupe, je vais voir Lénine... — Et ce qu’on a dit en Haute Cour, qu’en fais-tu ? — Une basse tentative de la police pour me discréditer !" Nous l’arrêtâmes, bien entendu, et j’eus plus tard à le défendre contre la Tchéka qui tenait à lui faire connaître, pendant quelque temps, le travail agricole en Sibérie, afin qu’il ne pût pas rapporter d’informations utiles sur les chemins tracés à travers les lignes du blocus par nos camarades. On le laissa en somme partir à ses risques et périls et il s’en tira fort bien.

Je clos ce chapitre au lendemain du IIe Congrès de l’Internationale, en septembre-octobre 1920, ayant le sentiment que nous atteignons à ce moment une certaine frontière. L’échec de l’offensive sur Varsovie signifie, bien qu’on ne le voie pas, la défaite de la révolution russe en Europe centrale. A l’intérieur, de nouveaux périls grandissent, nous sommes acheminés vers des désastres que nous pressentons à peine (nous, je veux dire les plus clairvoyants ; la majorité du parti vit déjà aveuglément sur une pensée officielle très schématique). Dès octobre, des événements significatifs que le pays ignorera vont s’accumuler doucement, comme une avalanche. Ce sentiment du péril intérieur, du péril qui était en nous-mêmes, dans le caractère et l’esprit du bolchevisme victorieux, je dois dire que je l’avais à un degré aigu. J’étais sans cesse déchiré par le contraste entre la théorie admise et la réalité, par l’intolérance croissante, par la servilité croissante de beaucoup de fonctionnaires, par leur poussée vers le privilège. Je me souviens d’une entrevue que j’eus avec le commissaire du peuple au Ravitaillement, Tsiourioupa, admirable barbe blanche et regard candide. Je lui avais amené des camarades espagnols et français afin qu’il nous expliquât le système soviétique du rationnement et de l’approvisionnement. Il nous montra des diagrammes fort bien dessinés dans lesquels l’affreuse famine et l’immense marché noir s’évanouissaient sans laisser de traces. "Et le marché noir ?" lui demandai-je. "Il n’a aucune importance", me répondit tranquillement ce vieil homme, certainement honnête, mais captif de son système et des bureaux où sans doute tout le monde lui mentait déjà. Je fus atterré. Zinoviev croyait ainsi à l’imminence d’une révolution prolétarienne en Europe occidentale. Lénine ne croyait-il pas ainsi à la possibilité de soulever les peuples de l’Orient ?

A l’étonnante lucidité de ces grands marxistes, une griserie théorique qui confinait à l’aveuglement commençait à se mêler. Et la servilité commençait à les entourer de bêtise et de bassesse. J’avais vu, dans des meetings du front de Petrograd, de jeunes arrivistes militaires aux cuirs neufs bien astiqués faire rougir Zinoviev, qui baissait la tête avec gêne, en lui assenant en plein visage les plus stupides flagorneries : "Nous vaincrons, criait l’un, parce que notre glorieux chef, le camarade Zinoviev, nous le commande !" Un camarade ancien forçat fit faire pour une brochure de Zinoviev une luxueuse couverture en couleurs, dessinée par un des plus grands artistes russes. L’artiste et l’ancien forçat firent ensemble un chef-d’oeuvre de bassesse. Le profil romain de Zinoviev, proconsulaire, apparaissait dans un camée entouré d’emblèmes. Ils apportèrent ça au président de l’Internationale qui les remercia cordialement et m’appela dès qu’ils furent sortis. "C’est du dernier mauvais goût, me dit Zinoviev avec gêne, mais je n’ai pas voulu les blesser. N’en laissez imprimer qu’un tout petit nombre et faites une couverture toute simple." Il me montra un autre jour une lettre de Lénine qui, parlant de la nouvelle bureaucratie, disait : "toute cette canaille soviétique..." A cette atmosphère la permanence de la terreur ajoutait souvent un élément d’intolérable inhumanité.

Si les militants bolchéviks n’avaient pas été si admirablement simples, impersonnels, désintéressés, résolus à surmonter tout obstacle pour accomplir leur œuvre, il eût fallu désespérer. Mais leur grandeur morale et leur valeur intellectuelle inspiraient par contre une confiance sans bornes. La notion du double devoir m’apparut alors comme essentielle et je ne devais plus jamais l’oublier. Le socialisme n’est pas seulement à défendre contre ses ennemis, contre le vieux monde auquel il s’oppose, il est aussi à défendre en son propre sein, contre ses propres ferments de réaction. Une révolution ne peut être considérée comme un bloc que de loin ; vécue, elle peut se comparer à un torrent qui charrie à la fois, violemment, le meilleur et le pire et emporte forcément de véritables courants de contre-révolution. Elle est amenée à ramasser les vieilles armes de l’ancien régime, et ces armes sont à double tranchant. Pour être honnêtement servie, elle doit sans cesse être mise en garde contre ses propres abus, ses propres excès, ses propres crimes, ses propres éléments de réaction. Elle a donc un besoin vital de la critique, de l’opposition, du courage civique de ses accomplisseurs. Et, sous ce rapport, nous étions déjà, en 1920, loin de compte.

La fameuse phrase de Lénine : "C’est une bien grande information que l’honneur de commencer la première révolution socialiste soit échu au peuple le plus arriéré de l’Europe" (je cite de mémoire ; Lénine le répéta plusieurs fois), me revenait sans cesse à l’esprit. Dans l’Europe ensanglantée, dévastée et profondément abêtie de ce temps, il était néanmoins évident à mes yeux que le bolchevisme avait prodigieusement raison. Il marquait un nouveau point de départ dans l’histoire. Que le monde capitaliste, après une première guerre de suicide, fût incapable d’organiser une paix véritable, c’était évident ; qu’il fût incapable de tirer de ses merveilleux progrès de techniques de quoi donner aux hommes plus de bien-être, plus de liberté, plus de sécurité, plus de dignité, n’était pas moins évident. La révolution avait donc raison contre lui ; et nous voyions le spectre des guerres futures mettre en question la civilisation même, si le régime social ne changeait pas bientôt en Europe. Quant au jacobinisme redoutable de la révolution

russe, il me paraissait inéluctable. Je voyais dans la formation, également inéluctable, du nouvel État révolutionnaire, qui commençait à renier toutes ses promesses du début, un immense danger. L’État m’apparaissait comme un instrument de guerre et non d’organisation de la production. Tout s’accomplissait sous peine de mort, car la défaite eût été pour nous, pour nos aspirations, pour la nouvelle justice annoncée, pour la nouvelle économie collective naissante, la mort sans phrases — et quoi ensuite ? Je concevais la révolution comme un vaste sacrifice nécessaire à l’avenir ; et rien ne me semblait plus essentiel que d’y maintenir ou d’y retrouver l’esprit de liberté.

Je ne fais que résumer, en écrivant ainsi, mes écrits de l’époque.