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Fragments d’Histoire de la gauche radicale
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Le IIème Congrès de l’IC : Un sommet et une croisée des chemins - Prélude
Programme Communiste n°59 - Juin 1973
Article mis en ligne le 8 mars 2020
dernière modification le 6 juin 2020

par ArchivesAutonomies

1 - Prélude

Au moment du II° Congrès de l’Internationale Communiste (19 juillet - 7 août 1920), la situation économique et sociale et les luttes de classe dans le monde apparaissaient encore comme grosses de possibilités révolutionnaires, malgré les dures défaites de la première année de paix.

La contre-offensive de l’Armée rouge contre le bastion le plus avancé des anglo-français en Europe orientale - la Pologne - était en cours, et on attendait d’un moment à l’autre la chute de Varsovie qui ne devait malheureusement pas se produire. Parallèlement, les troupes du dernier général blanc subventionné par l’Entente, Wrangel, perdaient peu à peu du terrain en Russie du Sud, particulièrement en Crimée ; en Octobre, elles finirent par se volatiliser littéralement quand les derniers rescapés s’embarquèrent sur les navires français.

L’avance jusqu’au cœur de la Pologne faisait oublier les horreurs de la contre-révolution en Finlande et en Hongrie. La combativité était encore vive dans le prolétariat allemand ; l’Angleterre connaissait de grandes grèves de mineurs et la France, de cheminots ; en Italie, l’occupation des usines fut précédée d’une vive fermentation. Même les deux grands pays occidentaux sortis vainqueurs de la guerre [1] connaissaient eux aussi une vague d’arrestations et de persécutions ; en Espagne et dans les Balkans, l’instabilité politique et sociale était chronique ; les pays neutres, depuis la Suisse jusqu’à la Scandinavie, et à des pays de moindre importance ayant pris part à la guerre comme la Belgique ou les Pays-Bas, présentaient des symptômes d’agitation. Tout cela incitait naturellement à diagnostiquer une crise aiguë du régime capitaliste. Cette crise atteignait jusqu’au grand bénéficiaire du carnage, les États-Unis (grève de l’acier, septembre 1919 - janvier 1920). Comme le rappellera Lénine dans le discours d’ouverture du Congrès, elle trouvait également une expression dramatique dans les conflits qui, à la conférence de Paris, mirent aux prises les Alliés eux-mêmes, et dans les cris d’alarmes d’un Keynes sur les conséquences désastreuses d’une politique revancharde à courte vue, insensée du point de vue économique.

Fait significatif, en raison même de cette crise, Moscou, symbole de l’Octobre rouge, attirait irrésistiblement des groupes prolétariens dont ni l’origine ni la tradition n’étaient marxistes, mais qui étaient engagés à fond dans des luttes sociales et pleins d’élan révolutionnaire. Sous son influence, I.W.W. américains, shop stewards committees anglais, syndicalistes - révolutionnaires français, italiens, espagnols, allemands commençaient à s’ouvrir un peu aux problèmes du Parti, de la conquête violente du pouvoir, de la dictature prolétarienne et de la terreur. Un autre fait pouvait apparaître comme un symptôme de l’imminence d’une crise révolutionnaire à l’échelle européenne : c’était l’attitude de puissantes organisations comme l’Independent Labour Party en Angleterre, l’U.S.P.D. en Allemagne, le P.S.F. (ex-S.F.I.O.) en France, le Socialist Party of America aux Etats-Unis ; ayant décidé d’abandonner la II° Internationale, ces partis oscillaient en effet entre la douteuse perspective d’une "reconstruction" sur des bases moins ouvertement conciliatrices (une espèce d’Internationale 2 1/2 avant la lettre) et de prudents sondages diplomatiques en vue d’une éventuelle adhésion à l’I.C., soit que (hypothèse la plus bienveillante, mais aussi la plus discutable) leurs dirigeants aient été poussés à s’incliner par la base, soit que (hypothèse plus conforme, selon nous, à leur mission historique), ils aient senti qu’ils devaient prévenir la radicalisation de cette base, et la combattre pour empêcher que des fractions plus résolues ne se détachent du vieux parti.

Ainsi, tandis que même ceux qui avaient lancé la croisade anti-bolchevique en 1918-1919, commençaient à se résigner à l’état de fait en Russie, voire à le "reconnaître" au point d’envisager de conclure des traités de paix et des accords commerciaux avec elle (la Grande-Bretagne fut la première à se mettre sur les rangs), tout semblait à nouveau possible dans l’arène de la lutte des classes, après les terribles revers de 1919 et les longues années de guerre civile dans l’aire immense gouvernée par le pouvoir issu de l’Octobre rouge. Jamais oubliée ni démentie, la perspective de la révolution mondiale reprenait corps. Elle était alimentée par les puissantes secousses qui agitaient les colonies et semi-colonies, surtout britanniques, jusque-là essentiellement sources pour le capital européen de ces surprofits qui avaient permis la constitution d’une aristocratie ouvrière, base de l’opportunisme. A des années de distance, ces secousses confirmaient la vision grandiose de Marx et d’Engels sur la soudure entre le mouvement prolétarien des métropoles capitalistes et les efforts d’émancipation des peuples de l’Orient entraînés dans le tourbillon, de l’économie et du marché mondiaux. Cette vision qui, à leur époque, concernait surtout l’Inde et la Chine, intéressait désormais aussi la Perse, la Turquie et les Indes hollandaises. Si, comme le racontent les témoins d’alors, les yeux des délégués au II° Congrès étaient fixés sur la carte de Pologne où l’on faisait avancer quotidiennement des petits drapeaux marquant la progression de l’Armée rouge, leur présence à Moscou témoignait d’une bataille beaucoup plus large puisqu’elle s’étendait à tous les continents ; en effet des militants ouvriers venus des pays les plus divers, et différant non seulement par la couleur de leur peau, mais aussi par leur idéologie, s’étaient rassemblés dans la capitale du premier pays qui ait connu une véritable dictature prolétarienne, unis par une passion révolutionnaire plus forte que leur attachement aux traditions politiques particulières qu’ils avaient héritées du passé. Comme les bolcheviks furent les premiers a s’en apercevoir, cette grande flambée relevait en grande partie d’une "mode", politique nouvelle, avec tout ce que cela comporte de suspect. C’est pourquoi Zinoviev put parler de la nécessité de "fermer à clef l’Internationale Communiste" et de placer à l’entrée une "sentinelle", et Trotsky préférer la ferveur naïve de militants non encore débarrassés de leurs préjugés anti-autoritaires, mais pleins d’élan et d’instinct de classe, à l’"arrogance" de "communistes" pour qui les grandes questions qui avaient déchiré le mouvement ouvrier - la question du parti, celle de la conquête violente du pouvoir, de la dictature et de la terreur rouge - étaient désormais des conquêtes définitives. Quant à Lénine qui couvrait d’infamie non seulement la droite social-démocrate, mais le centre qui avait abjuré le mouvement révolutionnaire malgré sa hâte à envoyer des pèlerins à Moscou, il ne reprochait au gauchisme que d’être une "maladie d’enfance du communisme", contre partie de la vitalité et de la croissance de ce mouvement.

Il n’en reste pas moins que cette flambée était capable de brûler bien des scories à condition d’être correctement dirigée. Or ceux qui la dirigeaient étaient les bolcheviks engagés au même moment dans une bataille titanesque sur le front tant intérieur qu’extérieur. En rédigeant des thèses pour le Deuxième Congrès, ils avaient forgé des armes bien plus redoutables que ne pouvaient l’imaginer les délégués affluant à Moscou, eux dont les partis n’avaient adhéré au Comintern qu’un an plus tôt. Dans leur majorité, ceux-ci n’étaient pas prêts à reconnaître ces thèses comme leurs ; ils ne les acceptaient que de façon formelle, sans en assimiler la substance. Cela n’empêche pas qu’elles devaient rester comme autant de jalons sur la voie du prolétariat engagé dans la lutte pour son émancipation : mettant en garde les délégués contre l’erreur de croire qu’il ne restait à la classe dominante aucun moyen de sortir de la crise d’après-guerre, Lénine soulignera dans son discours inaugural qu’avec de telles armes, la situation pouvait cesser d’être révolutionnaire [2], sans que la préparation de l’assaut insurrectionnel cesse d’être possible.

A un demi-siècle de distance, il est facile de dire que l’enthousiasme d’alors masquait une réalité bien moins favorable qu’on n’avait tendance à le croire. On ne doit pourtant pas oublier que l’année 1920 s’était ouverte sous le signe de deux grandes victoires : la défaite de l’ennemi dans la guerre civile de Russie et la jonction des divers détachements de l’armée prolétarienne mondiale, que la guerre impérialiste et le siège de la république bolchevique par l’impérialisme avaient démembrée. Deux semblables victoires justifiaient non seulement l’enthousiasme mais l’allégresse, et seuls des pédants et des philistins peuvent ne pas en sentir la portée historique. D’ailleurs, les dirigeants de l’Internationale voyaient parfaitement les aspects contradictoires et les "ambiguïtés" de la situation du mouvement communiste. Il n’y avait pas la moindre rhétorique chez Lénine lorsqu’il déclarait fièrement, après la fin de l’encerclement de la Russie :

"Un peu plus d’un an est passé depuis le premier Congrès de l’Internationale communiste, et aujourd’hui nous parlons déjà en vainqueurs face à la II° Internationale", ni chez Zinoviev lorsqu’il disait : "Aujourd’hui, nous avons pleinement le droit de proclamer que la II° Internationale a été frappée à mort par la III° [...]. Sa chute reflète la chute même de l’ordre bourgeois [...]. Nous l’avons vaincue, parce que le "crépuscule des dieux" de la bourgeoisie a commencé [...] et que ceux qui s’efforcent de lier leur sort à la bourgeoisie ne peuvent que la suivre dans l’abîme" [3].

Pourtant les bolcheviks étaient trop bons marxistes pour ignorer que, depuis le Premier Congrès, les choses n’avaient pas sensiblement changé au sein du mouvement ouvrier. Aucun parti communiste ne s’était encore constitué en Europe, pour ne rien dire des États-Unis. Pis, parmi les partis qui étaient sur le point de se constituer ou qui prétendaient l’être déjà, bien peu offraient de sérieuses garanties de communisme. Serrati déplorait (et l’historien Carr lui fera plus tard écho), l’attitude et le ton ennuyeusement "pédagogiques" de Moscou à l’égard des délégués des partis adhérents ; il se plaignait de ce que, plus encore que les "compagnons de route" atteints de gauchisme infantile, ils fussent traités par elle en écoliers, et souvent guère mieux (sinon plus mal) que les douteux candidats de l’U.S.P.D. ou du P.S.F. La vérité est que les bolcheviks devaient agir ainsi, puisque, comme ils s’en rendaient bien compte, ils étaient les seuls à pouvoir le faire. Quant à nous, nous aurions souhaité les voir aller encore plus loin dans le sens de l’intransigeance et la rigueur.

Les bolcheviks savaient que pour libérer ces aspirants communistes de tout un passé pourri de conciliation (dans le meilleur des cas), de compromission (dans le pire), ils auraient plus de mal encore qu’ils n’en avaient eu en Russie avec les assemblées d’ouvriers et de paysans "sans parti". Le II° Congrès consacrera une grande partie de ses efforts au prosélytisme et à la propagande au sein même du mouvement communiste ou soi-disant tel, dont, plût ou non à Serrati ou à d’autres, seuls les vainqueurs d’octobre pouvaient prendre l’initiative. Dans un premier temps, ils avaient été enclins à adoucir les conditions d’admission à l’Internationale. Peut-être croyaient-ils avoir affaire à des partis théoriquement et pratiquement mûrs et n’ayant donc pas besoin d’ordres ou d’interdictions pour trouver la voie juste ; peut-être, tout simplement, pensaient-ils pouvoir neutraliser plus facilement ces convertis de la dernière heure que leurs adversaires de Russie, et pouvoir être plus coulants avec eux qu’ils ne l’avaient été à la tête de la dictature soviétique. Quoi qu’il en soit, les débats du Congrès les éclairèrent sur les "communistes" européens et ils finirent par durcir lesdites conditions d’admission, de façon il est vrai insuffisante à l’avis de la Gauche.

Abstraction faite des partis de l’aire soviétique, balkanique, germanique, de Pologne et de Finlande, on ne pouvait compter sérieusement ni sur les rares acquisitions récentes en Europe (les partis communistes d’Espagne et de Belgique), ni sur le Parti socialiste italien, dont la véritable physionomie ne s’était encore qu’à moitié découverte : il en allait de même pour les deux partis qui s’étaient hâtivement constitués en Amérique et qui allaient bientôt fusionner, le "Communist Party of America" et le "Communist Workers Party of America" ; la même chose valait pour les quatre groupes anglais (le "British Socialist Party", le "British Labour Party", la "South Wales Socialist Society" et la "Workers Socialist Federation") qui avaient formé ensemble un "Comité provisoire pour la constitution du Parti Communiste de Grande-Bretagne", mais qui étaient faibles, confus et divisés non seulement sur la question parlementaire et la question syndicale, mais sur celle de l’adhésion au "Labour Party", question que la structure élastique de celui-ci permettait de poser. Quant au bilan des derniers mois en Allemagne, s’il donnait tort au K.A.P.D. sur le plan théorique, il n’était pas plus en faveur du K.P.D., ni pour la maturité doctrinale, ni pour l’orthodoxie de la tactique. En France, Suisse, Scandinavie, Italie, les courants, groupes et fractions effectivement communistes n’avaient encore qu’un poids négligeable. Bref, il n’était pas possible de juger les partis qui s’étaient déjà officiellement formés en Europe et en Asie avant qu’ils aient subi l’épreuve des faits.

Quant aux ailes "gauches" déjà séparées des partis "centristes" ou sur le point de le faire, leur apport était douteux et toujours considéré avec suspicion ; certes, les détachements de militants combatifs tels que les I.W.W., les shop stewards, les syndicalistes français et espagnols en crise, etc., pouvaient servir de contrepoids et, dans une certaine mesure, d’antidote à ces partis, mais ils avaient eux-mêmes besoin d’une dure "école préparatoire", dont on ne pouvait prévoir le résultat. "La lutte entre nous et la II° Internationale, dira Zinoviev à l’ouverture du Congrès, n’est pas une lutte entre deux fractions d’un même mouvement révolutionnaire prolétarien, ce n’est pas une lutte entre des nuances, ce n’est pas une lutte entre des courants situés du même côté de la barrière de classe ; c’est une lutte entre les classes". A l’échelle historique, c’était vrai ; mais dans l’immédiat, la revendication du président de la III° Internationale ("de la clarté, encore de la clarté") était bien loin d’être satisfaite, et la ligne de rupture entre les classes passait au milieu de presque tous les partis affiliés. "Tout pas en avant du mouvement réel" est plus important pour les marxistes qu’un chiffon de programme, mais à la condition expresse qu’il ne soit pas accompli au prix d’un "marchandage sur les principes". Pourtant, les délégués réunis à Moscou s’attendaient à être accueillis par des manifestations d’enthousiasme, et non pas par le déluge de critiques qui s’abattit sur eux et que nous pourrions appeler la version 1920 de la "Critique du programme de Gotha".

Aux "reconstructeurs", on pouvait claquer la porte au nez. Mais, comme l’écrivait Lénine dans son projet de "Thèses sur les tâches fondamentales du II° Congrès", daté du 14 juillet [4], l’"immense danger immédiat pour le succès de la libération du prolétariat" - danger beaucoup plus grave que la tendance au "gauchisme" - consistait en ce que : "certains des anciens partis de la II° Internationale, tantôt cédant plus ou moins inconsciemment devant les désirs et la pression [5] des masses tantôt les trompant consciemment pour conserver leur ancienne situation d’agents et d’auxiliaires de la bourgeoisie au sein du mouvement ouvrier, proclament leur adhésion conditionnelle et même inconditionnelle à la III° Internationale, tout en restant en fait, dans tout leur travail pratique et politique, sur les positions de la II° Internationale". Et Lénine en déduisait que "la période actuelle du développement du mouvement communiste international" était "caractérisée par le fait que dans l’immense majorité des pays capitalistes, la préparation du prolétariat à l’instauration [6] de sa dictature n’est pas achevée et très souvent n’a même pas encore été entreprise d’une façon systématique" (Thèse 5). Il était urgent de "veiller à ce que la reconnaissance de la dictature du prolétariat ne puisse demeurer uniquement verbale", en n’oubliant pas (comme le faisaient les partis qui hésitaient à s’amputer de leur aile droite ou de leur "centre kautskyen ouvert ou masqué") que "ce qui, avant la victoire du prolétariat, ne semblait être qu’une divergence théorique sur la démocratie deviendra inévitablement demain, après la victoire, une question à trancher par la force des armes". Dans ces conditions, quoi d’étonnant dans l’"attitude pédagogique du glorieux état-major bolchevique ?" Si celui-ci s’était saigné à blanc au cours de deux ans et demi de guerre civile, c’est qu’il savait que le triomphe de la révolution mondiale dépendait de sa victoire. Se retrouvant politiquement et pratiquement presque seul, bien que son isolement physique ait cessé, il avait ne disons pas "le droit" (il ne le revendiqua jamais), mais le devoir révolutionnaire de "faire la leçon" à ceux qui auraient dû être à l’avant-garde du mouvement, mais qui se trouvaient en queue. La prophétie faite par Kautsky en 1902 et rappelée dans le 1er chapitre de la "Maladie infantile" se réalisait, contre Kautsky :

"La Russie, qui a puisé tant d’initiative révolutionnaire en Occident, est peut-être maintenant sur le point d’offrir à ce dernier une source d’énergie révolutionnaire. Le mouvement révolutionnaire russe qui monte sera peut-être le moyen le plus puissant pour chasser l’esprit de philistinisme débile et de politicaillerie, esprit qui commence à se répandre [en 1920 il était plus que répandu] dans nos rangs ; de nouveau ce mouvement fera jaillir en flammes ardentes la soif de lutte et l’attachement passionné à nos grands idéaux" [7].

Mais il ne s’agissait pas d’un processus mécanique, comme le souhaitait peut-être M. le Professeur Kautsky, docteur en haute théorie : c’était une tâche, une autre très lourde tâche, que les héroïques militants russes qui avaient cru pouvoir enfin reprendre haleine et recevoir après avoir tant donné, s’apprêtaient à remplir avec une fermeté tout aussi héroïque. Seuls des Indépendants allemands ou anglais pouvaient en déduire qu’ils étaient imbus d’ "esprit nationaliste" !

Quand ils évoquent la masse imposante des brochures, thèses et commentaires rédigés par les bolcheviks entre la fin du mois d’avril - date où il fut décidé de convoquer le II° Congrès dans le plus bref délai et qui marqua le début du pèlerinage des "missions d’information" socialistes à Moscou - et le 19 juillet, date d’ouverture du Congrès - les historiens à la solde de l’opportunisme se plaisent invariablement à nous jeter à la tête "La Maladie infantile du communisme" (le "gauchisme"), avec l’air de dire, quand ils ne le disent pas tout net en jubilant : nous vous avons pris sur le fait, vous autres de la Gauche ; la voilà, votre bulle d’excommunication ; la voilà, notre attestation de léninisme !

Ces savants public relations men de l’opportunisme font semblant d’ignorer deux petits détails. Le premier est que "La Maladie infantile" s’ouvre sur la constatation suivante :

"Après la victoire de la révolution prolétarienne, même si elle n’a lieu que dans un seul des pays avancés [...], la Russie redeviendra, bientôt après, un pays non plus exemplaire, mais retardataire [...]. Mais en ce moment de l’histoire, les choses se présentent ainsi : l’exemple russe montre à tous les pays quelque chose de tout à fait essentiel, de leur inévitable et prochain avenir" [8].

Et ce "quelque chose" n’est pas la voie démocratique, parlementaire, nationale au... socialisme dont ces messieurs se régalent et régalent leur public. C’est : "l’expérience de la dictature du prolétariat", c’est-à-dire de "la guerre (eh oui, guerre et non dialogue, guerre et pas seulement lutte) la plus héroïque et la plus implacable de la nouvelle classe contre un ennemi plus puissant, contre la bourgeoisie [...] dont la puissance ne réside pas seulement dans la force du capital international, dans la force et la solidité des liens internationaux de la bourgeoisie, mais encore dans la force de l’habitude, dans la force de la petite production. Car, malheureusement, il reste encore au monde une très, très grande quantité de petite production : or la petite production engendre le capitalisme et la bourgeoisie constamment, chaque jour, à chaque heure, d’une manière spontanée et dans de vastes proportions. Pour toutes ces raisons, la dictature du prolétariat est indispensable [et non pas : bonne ici, mauvaise ailleurs], et il est impossible de vaincre la bourgeoisie sans une guerre prolongée, opiniâtre, acharnée, sans une guerre à mort" [9].

En second lieu, les historiens opportunistes feignent d’ignorer quels courants la critique de Lénine vise : tout d’abord, ceux qui après avoir accepté le principe antidémocratique, anti-parlementariste et anti-légaliste de la dictature (que les fourriers de l’opportunisme d’aujourd’hui ont cent fois renié), réduisent cette acceptation à néant en propageant, consciemment ou non, une idéologie tout aussi démocratique puisqu’elle nie le parti, la centralisation, le rôle dirigeant de l’"organisation préalable", donc "la constitution du prolétariat en classe", et du même coup les conditions de sa "constitution en classe dominante" ; ensuite, ceux qui (autre aspect de la "force d’inertie" petite-bourgeoise) croient résoudre toutes les questions en substituant la "phrase révolutionnaire", l’extrémisme verbal, à la difficile recherche des solutions tactiques directement reliées au principe de la prise violente du pouvoir et de son exercice dictatorial. A cette réserve près que notre fraction ne se situait pas dans le camp du gauchisme infantile (nous avons déjà rappelé que Lénine avouait en parlant de nous qu’il nous connaissait trop peu), "La Maladie infantile" doit être considérée comme nous l’avons fait à l’époque, c’est-à-dire comme une vigoureuse offensive contre cette seconde face du démocratisme petit-bourgeois que sont l’anti-autoritarisme et l’anti-partisme de type "libertaire", le parlementarisme, le légalisme et le réformisme, qui en est la première face, y ayant été préalablement liquidés en quelques phrases lapidaires.

Allons plus loin : dans la mesure où (et seulement dans cette mesure), dans de larges secteurs de la classe ouvrière, en particulier anglo-saxonne, l’anti-autoritarisme et l’anti-partisme n’étaient pas une filiation directe et pleinement revendiquée de la vieille déviation proudhonienne et bakouniste, mais une réaction immédiate et inconsciente contre la putréfaction des partis socialistes avoués et contre le laxisme accommodant de ceux qui, tout en se prétendant communistes, voulaient conserver leur ancien nom jugé "glorieux", il était juste de qualifier le "gauchisme" de "maladie de croissance" qui, à la différence de l’infection sénile du démocratisme, pouvait être guérie par des méthodes même seulement "pédagogiques" ; dans cette mesure en effet, ces réactions traduisaient "la noble haine prolétarienne contre les politiciens de classe de la bourgeoisie", qui est "le commencement de la sagesse". C’est sur les racines de la tradition idéologique et "culturelle" des fourriers de l’opportunisme qui ne peuvent comprendre cette haine que s’abat la hache de la "Maladie infantile" !

Ceci dit, qu’on ne vienne pas prétendre que si le II° Congrès a réaffirmé avec vigueur les principes fondamentaux communs aux bolcheviks et à la Gauche - parti-dictature-terreur, bref anti-démocratisme et antiparlementarisme -, c’est parce qu’il considérait comme imminente l’issue révolutionnaire de la crise mondiale. Pour Lénine, la reconnaissance de ces principes (que même Kautsky, même Turati pouvaient bien reconnaître "en paroles") ne peut se limiter à une vague profession de foi : elle est un engagement constant à préparer l’issue révolutionnaire de la crise de la société bourgeoise. Que l’insurrection armée soit proche ou lointaine, telle est la boussole qui guide la marche du parti dans toutes ses manifestations, y compris l’activité parlementaire qui de toute façon est toujours une des moins importantes [10], et qui, dans des circonstances données, peut et doit être suspendue. Les thèses déjà citées, de même que tous les discours au II° Congrès le répètent avec force, et si les fourriers de l’opportunisme les sautent à pieds joints, ce n’est pas par hasard, car on y retrouve en détail ce qui, au début de la "Maladie infantile", avait été condensé en quelques pages lapidaires et donné pour définitivement acquis. Or ces thèses et ces discours insistent d’autant plus sur ce point qu’après la date (12 mai 1920) où Lénine termina la brochure complétée de son appendice, les premiers contacts avec les "pèlerins" arrivant à Moscou avaient une énième fois prouvé que non seulement il ne constituait pas pour eux un acquis définitif, mais qu’ils ne reconnaissaient pas d’acquis du tout !

(Suite : Premiers contacts avec des délégations ouvrières occidentales)