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Fragments d’Histoire de la gauche radicale
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Le IIème Congrès de l’IC : Un sommet et une croisée des chemins - Premiers contacts avec des délégations ouvrières occidentales
Programme Communiste n°59 - Juin 1973
Article mis en ligne le 8 mars 2020
dernière modification le 6 mars 2020

par ArchivesAutonomies

A cet égard, l’arrivée de la délégation italienne avait été plus révélatrice encore que celle des délégations de l’Independent Labour Party anglais, et du P.S.F. Sa décision d’aller en Russie remontait au 3 avril et son but, à l’origine, était d’ "étudier le fonctionnement du régime soviétique", selon une idée typiquement opportuniste : aller chercher dans la "patrie de la révolution d’Octobre" non une leçon politique et une confirmation théorique (pour cela il n’y avait pas besoin de voyages... d’exploration, puisqu’elles étaient inscrites dans les faits de la révolution elle-même, et dans les œuvres de ses artisans), mais un modèle de construction "technique" de la société nouvelle, un brevet... d’engineering social. La délégation comprenait treize membres : Serrati et Vacirca pour la direction, Bombacci, Rondani et Graziadei pour le groupe parlementaire, d’Aragona, Bianchi, Marietti, Colombino, Dugoni, Pavirani, Nofri, Pozzani pour la C.G.L. (Confédération Générale du Travail), la Ligue nationale des coopératives et d’autres organisations économiques locales. Tous s’étaient sagement prémunis contre le typhus et la faim grâce à d’abondants stocks de vivre (les spaghetti, première "exception nationale" !) et à des vêtements spéciaux, qui leur donnaient des airs de scaphandriers. Comme le rappelle Rosmer, entre autres, ils paraissaient dignes en tout point d’une expédition Cook’s.

Bien que la "droite" y ait eu la majorité absolue, cette délégation fut très fêtée lors de son arrivée à Pétrograd le 6 juin et à Moscou le 14 (le jour même de la lettre de convocation du II° Congrès). A cette époque, écrit Zinoviev, "nous ne savions pas qu’il s’agissait de réformistes ; nous avions une confiance totale en Serrati, comme en tous ceux qu’il avait amenés avec lui ; nous pensions qu’il s’agissait d’éléments aux idées encore confuses, mais dont le dévouement à la cause prolétarienne était vraiment sincère" [1]. Mais le 16 juin, au Comité exécutif des Soviets, la délégation dut écouter le réquisitoire de Boukharine contre le parti français qui refusait de s’amputer de son aile droite [2] et, le 18, elle dut lire dans "La Pravda" le "salut" que lui adressait le même Boukharine, et qui disait en substance : "Il est temps de chasser du mouvement ouvrier italien le groupe des turatiens réformistes !" [3], ce qui revenait à dire aux trois quarts des délégués italiens de débarrasser le plancher ! Dans "La Maladie infantile", donnant raison au moins en cela au "Soviet", Lénine avait formé le vœu que le P.S.I., qui depuis un an déjà adhérait à l’Internationale, se décidât à "chasser avec ignominie MM. Turati et Co. pour devenir un parti communiste aussi bien par son nom que par son œuvre". Dans le passage, cité plus haut, de "Terrorisme et communisme", autre inoubliable viatique pour le II° Congrès, Trotsky avait écrit ces mots, dont il serait inutile de conseiller la lecture attentive aux historiographes opportunistes : 

"Pour expliquer l’attitude conciliatrice adoptée envers les groupes kautskystes, longuettistes, turatistes, on déclare en général que dans les pays en question, l’heure de l’action révolutionnaire n’a pas encore sonné. Mais une pareille façon de poser la question n’est pas la vraie. Personne, en effet, n’exige des socialistes qui aspirent au communisme, qu’ils fixent pour une date prochaine un coup d’État révolutionnaire. Mais ce que la III° Internationale exige de ses partisans, c’est qu’ils reconnaissent non en paroles, mais en fait, que l’humanité civilisée est entrée dans une époque révolutionnaire, que tous les pays capitalistes marchent vers d’immenses bouleversements et à la guerre de classes ouverte, et que la tâche des représentants révolutionnaires du prolétariat consiste à préparer pour cette guerre inévitable, très proche, l’armement nécessaire en idées et les organisations qui serviront de points d’appui. Les internationalistes qui trouvent possible de collaborer aujourd’hui encore avec Kautsky, Longuet et Turati, de diriger avec eux les masses ouvrières, renoncent par là même en fait à la préparation, dans le domaine des idées et de l’organisation, au soulèvement armé du prolétariat, que ce soulèvement soit proche ou lointain, qu’il s’agisse de mois ou d’années. Pour que le soulèvement ouvert des masses prolétariennes ne s ’émiette pas en tardives recherches d’une voie, d’une direction, il faut que la foule des prolétaires apprenne dès maintenant à embrasser dans tout leur ensemble les tâches qui lui incombent, et l’absolue opposition qui existe entre ces tâches et les formes variées de kautskysme et d’ententisme opportuniste. La gauche vraiment révolutionnaire, c’est-à-dire communiste, doit s’opposer devant les masses à tous les groupements indécis et à double attitude de doctrinaires, d’avocats, de ténors de la passivité, en fortifiant inlassablement ses positions, d’abord dans le domaine des idées, ensuite dans celui de l’organisation légale, semi-légale ou exclusivement clandestine. L’heure de la rupture formelle avec les kautskystes avérés et dissimulés, ou bien l’heure de leur exclusion des rangs du Parti ouvrier, doit être déterminée, bien entendu, par des considérations d’opportunité en fonction de la situation ; mais toute la politique des communistes véritables doit être orientée conformément à ce but : la rupture finale." [4]

Deux jours plus tard - nous relevons ce détail uniquement pour souligner le rythme soutenu de la... leçon de pédagogie - les délégués italiens entendront, à la réunion de l’Exécutif déjà citée, Lénine dénoncer une nouvelle fois la "putréfaction de l’aile de Turati [...] qui empêche tout le parti de suivre une ligne tout à fait juste". (comme on peut le lire dans un bref résumé journalistique) [5]. Pour le parti, ces mots n’avaient rien de nouveau : il avait mille et une fois pu les lire dans "Il Soviet".

Mais la force de "l’inertie historique" est telle que, lors de ses nombreux colloques avec Lénine et Trotsky, Zinoviev et Boukharine, Serrati continua inébranlablement, comme en Italie, à défendre aussi bien Turati, qui n’était pas là, que d’Aragona, qui faisait partie de la délégation. Il s’irrita de ce que la direction déléguât par télégraphe au II° Congrès Graziadei et Bombacci, déjà peu sûrs ; il intrigua en vain pour étendre le mandat à Vacirca et, au moins avec voix consultative, aux huit délégués de la C.G.L. ; il déplora que l’Exécutif eût invité Bordiga pour la Fraction abstentionniste et Polano pour la Fédération des Jeunes, le premier avec voix consultative, le second avec voix délibérative, il prit sous son aile le secrétaire barbu de la C.G.L., qui, en bon droitier comme le rappelle Rosmer, allait invariablement chercher refuge auprès du patriarche du centre maximaliste, lorsqu’il ne réussissait pas à se tirer de l’embarras où le mettaient les injonctions pressantes des bolcheviks. Ayant conclu de leur visite au "modèle soviétique" qu’ils n’avaient rien à apprendre des bolcheviks et tout à leur enseigner du haut de leur sagesse de citoyens de pays civilisés, les chefs des syndicats et des coopératives s’en retournèrent chez eux bien avant que le congrès n’eût commencé ses travaux et lancé ses foudres contre l’opportunisme : Serrati resta pour les défendre ou du moins pour justifier leur présence au sein du P.S.I. en les présentant comme "inoffensifs". Le cas de Serrati n’est pas, bien entendu, un "cas personnel" et c’est pourquoi nous en parlons ici, nous qui n’avons que faire des commérages biographiques : ses deux co-délégués au congrès, Graziadei et Bombacci, tendaient à s’écarter du maximalisme classique (l’avenir devait dire à quel point), et il n’avait pas entièrement tort d’affirmer que lui seul représentait véritablement et authentiquement le maximalisme. Son refus obstiné de se désolidariser de Turati reflétait fidèlement ce courant, pour qui l’activité parlementaire était au centre de la vie du parti : or le groupe parlementaire se confondait avec l’aile droite. De plus, dans son jugement sur les réformistes, cette considération d’opportunité pratique pesait moins que l’attestation positive de bonne conduite accordée à des hommes qui, comme le dit textuellement Serrati dans son rapport à l’Internationale [6] "obéissent à la discipline du parti

] et s’orientent toujours plus vers la gauche [

". Enfin, quand il insistait auprès de d’Aragona pour que celui-ci sauve la face en approuvant la convention constitutive du Comité provisoire dés Syndicats rouges, noyau de la future Internationale syndicale rouge, non sans avoir d’abord obtenu un compromis boiteux et laissé entendre que, selon lui, "l’organisation syndicale rouge ne devrait pas dépendre de l’Internationale Communiste, mais être quelque chose d’autonome, qui marche amicalement à ses côtés" [7].

Serrati était encore un fidèle reflet du maximalisme ; pour lui en effet, la C.G.L. était congénitalement "rouge" et le P.S.I., communiste par définition ; tout comme l’État et l’Église dans la tradition libérale, ils constituaient à ses yeux deux puissances souveraines dans le cadre de leurs fonctions respectives, et qui, quoique toujours prêtes à s’entraider quand "l’intérêt commun" était en jeu, ne pouvaient avoir que des rapports d’égale à égale. En Russie, le problème de la "séparation d’avec le kautskysme ouvert ou masqué" n’avait pu être résolu que "par la force des armes", et au prix d’immenses sacrifices ; en Occident, où le centre était représenté par le maximalisme, on n’en était même pas aux "armes de la critique". Reconnaissons du moins à la ténacité de Serrati l’avantage d’avoir permis à l’Internationale (avec retard, il est vrai) de situer le maximalisme dans son véritable camp, celui du centrisme, dont le communisme est l’ennemi juré.

Mais le printemps avait amené à Moscou une autre famille d’hirondelles : les délégués des partis "reconstructeurs" venus contempler, selon la remarque ironique de Lénine "le système soviétique, comme disent les systématiques Allemands, ou l’idée soviétique, comme disent les socialistes des guildes britanniques", et aussi faire connaissance avec l’Internationale, voir s’ils pouvaient y adhérer et surtout avaient intérêt à le faire et donc s’informer des conditions requises.

Ces gens représentaient un autre danger, dénoncé dans toutes les Thèses et dans tous les discours du congrès : celui de partis désireux de se refaire une virginité à bon compte, soit par d’habiles opérations de chirurgie esthétique, à la façon de l’U.S.P.D., soit par des concessions démagogiques à l’impatience généreuse et à la fermentation de la base. Tous avaient fait des sondages, par l’intermédiaire du Parti Socialiste Suisse, dont le rôle de médiateur reflétait celui de son pays, pour voir quelles étaient les possibilités et les perspectives de reconstitution d’une Internationale... non dogmatique. Ils entendaient par là qu’elle serait ouverte à : "tous les partis décidés à demeurer fidèles aux bases du socialisme".

Cette formule qui satisfaisait tout le monde et n’engageait personne était bien digne de ses auteurs, les socialistes français, qui, réunis en congrès à Strasbourg les 25-29 février, avaient gardé les mains libres pour pouvoir traiter en parfaits diplomates avec l’Internationale "terriblement" sectaire de Moscou ! A leur égard, il n’y avait aucune illusion à se faire. La méthode "pédagogique" n’était là d’aucun secours, même si Moscou espérait vivement détacher une partie de la base prolétarienne de ces directions désormais "complètement bourgeoises" parce que liées aux intérêts de certaines couches, restreintes mais puissantes, d’aristocratie ouvrière qu’on s’apprêtait à mettre au pied du mur. Pour les dirigeants du Comintern, il n’était en effet question ni d’accueillir ces partis dans ses rangs [8] - sauf s’ils acceptaient des conditions équivalant pour eux à un suicide - ni d’endoctriner leurs porte-parole en voyage d’exploration : il s’agissait de faire crever un abcès.

La mission de l’Independent Labour Party était arrivée la première, en mai. Celui-ci venait d’envoyer à Berne un projet d’Internationale "reconstruite" ouverte à "tous les partis qui acceptent comme bases fondamentales du socialisme la propriété et l’usage collectifs de la terre et des principaux instruments de travail, ainsi que de l’industrie en général et de tout ce qui concerne la question de la richesse publique" sans dire par quelle voie y arriver, ni quelle attitude adopter face à l’État bourgeois et à ses institutions. Quel parti, même le plus réformiste, n’aurait-il pas été prêt à jurer sur une telle Bible ? Dans cette Internationale, les sections devaient jouir de : "la plus totale autonomie en ce qui concerne la liberté d’action et de tactique dans chaque pays" [9]. Cependant, au cours de son séjour en Russie, la délégation se heurta à des "interlocuteurs" coriaces, nullement surpris de retrouver chez elle - comme le dira Lénine, commentant sa rencontre du 26 mai - "le vieil abcès" que la guerre impérialiste avait encore davantage mis à nu, "à savoir le passage de la majorité des leaders parlementaires et trade-unionistes de la classe ouvrière dans le camp de la bourgeoisie" [10]. II est probable qu’elle feignit la stupeur quand la Grande-Bretagne fut accusée de donner son aide aux agresseurs polonais, et qu’elle ne manqua pas de se récrier devant l’absence de liberté de presse, d’association et de propagande dans la Russie prolétarienne assiégée ! Elle eut du moins la pudeur de ne pas battre sa coulpe comme Cachin, et de s’en retourner chez elle avec une foi renforcée dans la démocratie. Lénine écrivit aussitôt son épitaphe : "A chacun sa tâche. Que les communistes travaillent directement, par le canal du parti, à éclairer la conscience révolutionnaire des ouvriers ; que ceux qui ont soutenu la défense de la patrie pendant la guerre des impérialistes pour le partage du monde [...], poussent au plus tôt jusqu’au ridicule le nombre de leurs "résolutions pacifiques" ; ils n’en connaîtront que plus vite le sort de Kérensky, des menchéviks et des socialistes-révolutionnaires" [11]. Ainsi, le IIème Congrès n’eut ni l’"honneur" ni l’embarras de voir la variété britannique des Indépendants allemands se poser en communistes.

Chargée de procéder à des sondages analogues, la mission française Cachin-Frossard était arrivée la troisième, et avec elle, les choses avaient pris un tour à la fois cynique et mélodramatique. Les deux pèlerins n’étaient pas autorisés à donner leur avis ni à prendre des engagements, mais seulement à demander et à rapporter des informations : avec une volubilité qui n’avait d’égale que leur absence de principes, ils s’étaient toutefois laissé aller à des manifestations d’enthousiasme oratoire pour les victoires bolcheviques et les conquêtes du prolétariat en Russie. Lors de la réunion du 16 juin à Moscou, Boukharine rappela non seulement l’ignominie du social-chauvinisme français, mais les errements personnels de Cachin comme porte-parole de l’Union Sacrée (pratique que les bolcheviks considéraient, ainsi que le rapporte Serrati, "non pas comme une erreur, mais comme un crime") et Lénine prononça ce verdict : "Entre la III° Internationale et toute la politique du Parti Socialiste Français, il y a un abîme" et il le démontra par toute la presse et par l’activité du groupe parlementaire, par l’action équivoque de Longuet, par l’attitude conciliante du P.S.F. à l’égard des chefs de la C.G.T. et sa passivité au moment de l’arrestation pour "complot" de Loriot, Monatte et Souvarine ; "Cachin éclata alors en sanglots, tout comme à Strasbourg devant Poincaré célébrant le retour de l’Alsace à la France", note Rosmer [12].

On peut penser qu’il en fit autant lors des réunions suivantes des 18 et 29 juin et des 23 et 28 juillet où, cédant peu à peu aux exhortations pressantes de l’état-major du Comintern, il finit par s’engager (dans quelles limites, nous le verrons bientôt) à se battre au sein du parti pour le pousser à adhérer au Comintern de façon non formelle, même au risque de provoquer une scission dont les "interlocuteurs" russes savaient qu’elle serait nécessairement le prix de l’adhésion. Peu importe que subjectivement, cet "alignement" progressif ait été sincère ou non ; ce qui est certain, c’est qu’il s’accompagna de mille réserves. Le 9 mars, le Parti français avait confié à ses émissaires la tâche de : "prendre contact avec le Parti bolchevique russe et les organes qualifiés de la III° Internationale afin d’étudier les moyens d’arriver au rétablissement de l’Unité Socialiste Internationale [les majuscules sont dans le texte] et de recueillir les informations et les renseignements les plus précis sur la situation de la Russie et son organisation politique, économique et sociale" [13]. Au cours de la séance du 18 juin, Cachin commença par présenter à l’Exécutif un tableau dithyrambique de l’action "révolutionnaire" du P.S.F., tandis que Frossard expliquait que ce dernier n’était pas du tout opposé à l’adhésion à l’I.C. : il suffisait de clarifier certaines "modalités tactiques", et de reconnaître la nécessité d’accorder une "certaine liberté" de mouvement aux sections nationales, vu les circonstances particulières où elles étaient et seraient amenées à agir ; il suffisait par exemple (et surtout !) d’admettre que "la conquête du pouvoir prolétarien [en France] n’est concevable que si un accord est réalisé sur un pied d’égalité entre la C.G.T. et le Parti". Il avait ajouté, comme son mandat le lui prescrivait, qu’il ne pouvait ni accepter les "mesures d’ostracisme" réclamées par l’Exécutif à l’encontre de certains camarades, ni admettre que celles-ci fussent "imposées [au P.S.F.] de l’extérieur [l’Internationale... puissance étrangère !]". Personne, à Moscou, n’espérait convertir les deux pèlerins par quelques brèves "leçons" de bolchevisme : ils faisaient en effet l’apologie de Longuet que dans son fameux article de décembre 1919 [14], Trotsky avait cloué au pilori comme centriste, et l’I.C. ne pouvait donc pas les voir d’un bon œil. Tout ce qu’elle cherchait était de placer une "mine" dans le P.S.F., pour en libérer la base prolétarienne malgré tout combative. Nous ne reviendrons pas sur cette tactique, ni sur les risques qu’elle comportait. Passant en tout cas sur le cynisme probable des deux "émissaires" du P.S.F., l’Exécutif tenta de les convaincre de transmettre à ce dernier une série de conditions d’admission draconiennes, et même de les défendre devant lui. La rançon de cette tentative devait être le dédouanement au moins partiel du "Comité pour l’adhésion à la III° Internationale", le seul groupe, il est vrai restreint, qui se soit prononcé depuis longtemps pour le communisme, en France. Toutefois les jeunes militants ne doivent pas oublier que ce Comité, quoique pépinière de forces sincèrement révolutionnaires, était né sur des bases à maints égards bien confuses puisqu’il oscillait entre l’orthodoxie marxiste et une tradition anarcho-syndicaliste superficiellement masquée par son enthousiasme pour la révolution d’Octobre et le "léninisme" qu’il considérait du point de vue de la "démocratie ouvrière" et d’un vague "soviétisme". La délégation repartit avant de connaître le texte définitif et plus sévère des "conditions d’admission", mais en emportant une "lettre à tous les membres du Parti socialiste français et à tous les prolétaires conscients de France", qui traduisait en injonctions précises et dures les questions que, après avoir précisé que l’adhésion à l’I.C. n’est pas destinée à délivrer une étiquette internationale, mais à fixer des tâches de lutte révolutionnaire, et (qu’) elle ne peut donc en aucun cas se fonder sur des réticences, des malentendus ou des équivoques, Trotsky avait posées comme un ultimatum au P.S.F. : le P.S.F. était-il prêt ou non à désavouer sans réserves ni atténuations la politique de "défense nationale" ? A exclure toute participation ou même tout appui indirect à des Gouvernements bourgeois ? A lutter contre le sabotage patent des grèves par les dirigeants de la C.G.T.? A soutenir les peuples coloniaux, écrasés par l’impérialisme français, dans une lutte sans merci contre la bourgeoisie métropolitaine et son État ? A expulser de ses rangs les "prophètes de la passivité" à la Longuet et à la Blum-Renaudel, à la sauce réformiste et à la sauce centriste [15] ? Nous verrons de quelles "réserves" Cachin et Frossard assortiront, peu avant leur départ, l’engagement pris à titre purement personnel de se battre en faveur des conditions d’adhésion à l’I.C., et quelles réactions leurs paroles provoqueront chez les délégués français les plus jeunes et chez les délégués russes. De toutes façons, telle était la ligne désormais adoptée par l’I.C., avec tous les dangers de renaissance de la droite soi-disant "reconstructrice". mais en réalité liquidatrice, qu’elle comportait. Ce danger pouvait-il être exorcisé, soit par un dénouement positif de la situation mondiale, soit, au cas contraire, par une plus grande vigilance et par un énergique durcissement de la centralisation et de la discipline de la part de l’Exécutif ? Cette grande question restait ouverte.

Si nous avons dressé un tableau aussi détaillé des forces attirées par Moscou lors de l’ouverture du Congrès, c’est parce qu’il est nécessaire pour apprécier justement les faits. Ce tableau doit être complété par deux témoignages. Le premier concerne les discussions acharnées qui eurent lieu au cours des deux premières semaines de juillet entre les délégations de la C.G.L. italienne, des I.W.W., des shop-stewards, de la C.N.T. espagnole dirigée par des syndicalistes, de la minorité syndicaliste de la C.G.T. française et des anarcho-syndicalistes allemands (F.A.U.) d’une part, et de l’autre Zinoviev et Losovsky sur le problème de la constitution de l’Internationale Syndicale Rouge. Le compte rendu de ces discussions, fait par Losovsky, est révélateur [16]. Quand en vue de créer un "Conseil international provisoire des Syndicats de métier et d’industrie" opposé à la Fédération Syndicale Internationale (F.S.I.) d’Amsterdam, reconstituée en liaison étroite avec le Bureau International du Travail et donc avec la Société des Nations, les bolcheviks posèrent le problème de conquérir les syndicats aux principes du communisme pour les transformer en instruments de la lutte pour la dictature du prolétariat, les délégués de la C.G.L. italienne eurent le front de déclarer qu’ils étaient prêts à faire de la propagande pour ces principes, mais non à en faire l’objet d’une profession de foi publique. Les anarcho-syndicalistes et les ouvriéristes anglais et américains soulevèrent (plus honnêtement, il faut le reconnaître) la question de la dictature du prolétariat : qui devait la diriger ? Les organisations économiques de métier, d’industrie ou d’usine, comme ils le pensaient, ou le parti, comme le pensaient les bolcheviks (naturellement, certains délégués de tendance ouvertement anarchiste niaient toute forme de dictature) ? Les confédéraux italiens se retrouvèrent d’accord avec les syndicalistes et les ouvriéristes de toute origine pour exclure que la future Internationale Syndicale Rouge dût dépendre étroitement de l’Internationale politique. Cependant, de nouveaux désaccords surgirent quand il s’agit de décider s’il fallait conquérir les syndicats nationaux existants, ou en sortir pour créer des organismes plus adaptés aux nécessités de l’action révolutionnaire à l’échelle mondiale [17]. Très dures et révélatrices de l’infinie diversité des positions qui s’affrontaient au sein du mouvement ouvrier et plus particulièrement syndical réuni à Moscou, les discussions traînèrent longtemps. Finalement, les délégués des I.W.W. et des shop-stewards ayant maintenu leurs réserves sur les deux points ci-dessus (tout comme le Congrès lui-même), les délégués italiens, après maintes hésitations et non sans de multiples pressions de Serrati, obtinrent que la "convention constitutive" du Conseil international provisoire soit formulée dans les termes d’un vague compromis. D’une part, en effet, on imposa aux organisations nationales adhérant au Conseil de faire une large propagande aux idées de lutte de classe, de révolution sociale et de dictature du prolétariat : "comme moyen transitoire, mais décisif [...] pour écraser la résistance des exploiteurs et consolider les conquêtes du "gouvernement ouvrier"", autrement dit de se battre contre le "fléau de la collaboration avec la bourgeoisie et de l’espoir en un passage pacifique au socialisme" en appelant les éléments révolutionnaires et classistes du mouvement syndical mondial à mener de front la lutte contre Amsterdam sans lancer pour autant un mot d’ordre de désertion et de scission des organisations nationales existantes. Il fut d’autre part établi que, sous la direction du Conseil, cet ensemble d’activités devait être mené "en accord étroit et en liaison avec le Comité Exécutif dé l’I.C.", un membre de ce dernier devant être délégué aux organes dirigeants du Conseil et vice versa. Le caractère vague des proclamations de principe et des engagements à l’action qui les accompagnaient, ainsi que la quasi-égalité entre l’Internationale politique et l’Internationale syndicale donnèrent satisfaction aux délégués italiens dont la perplexité était... bien compréhensible, et ils signèrent le document en même temps que les Russes, les Espagnols, les Français, les Bulgares, les Yougoslaves et les Géorgiens. Quand Lénine vit ce document, il jugea qu’il constituait un compromis désagréable, mais suggéra néanmoins de l’accepter : l’important était d’avoir créé un centre, "la clarté viendra plus tard". Cela n’empêcha pas les représentants de la C.G.L. italienne de prétendre que le pacte d’alliance conclu en Italie entre le P.S.I. et la C.G.L. avait été élevé à la hauteur d’un principe international et de triompher. Au cours du mois suivant, ils continuèrent donc allègrement dans la même voie que par le passé, une voie qui conduisait non à Moscou, mais à Amsterdam, comme ils se le verront reprocher un an plus tard, au congrès de formation de l’Internationale syndicale rouge.

Le second témoignage concerne la délégation du Parti social-démocrate indépendant d’Allemagne [18] qui était venue, selon la tendance générale, "traiter" avec l’IC. et qui était composée, comme le rappelle le seul témoin oculaire de notre courant, de "trois individus d’allure archi-bourgeoise, qui voyageaient en habit noir et haut-de-forme de diplomate".

A la réunion du Comité Exécutif qui se tint le jour même de leur arrivée, le 25 juillet, puis à la commission pour les conditions d’admission le heurt avec ces délégués qui cherchaient à placer leur marchandise politique avariée fut particulièrement violent [19]. II se reproduisit au Congrès où l’on avait décidé de les admettre à titre consultatif tout comme leurs deux collègues français. Les quatre délégués de l’U.S.P.D. (deux de la droite et deux de la prétendue "gauche") se déclarèrent d’accord "en général" pour adhérer au Comintern ; toutefois, tout comme les maximalistes italiens, ils défendirent avec acharnement la tradition... révolutionnaire de leur parti, en minimisant l’influence qu’y exerçait Kautsky (Hilferding, c’était tout autre chose !). Ils furent plus ou moins unanimes à découvrir mille dangers dans les 19 conditions d’admission initiales : il était dangereux de changer le nom du parti : on risquait l’interdiction ; dangereux de faire connaître l’existence d’un réseau illégal du parti à côté du réseau légal : on risquait de perdre le patrimoine sacré d’une centaine de journaux et de voir fermer leurs précieuses rédactions ; dangereux de faire de la propagande dans l’armée : on risquait la cour martiale ; dangereux de trop insister sur le centralisme : cela risquait de déplaire aux masses (les mêmes individus avaient bien eu l’audace de prétendre que le "manque de conscience socialiste des masses" ne leur avait pas permis une action plus efficace pendant la guerre !) ; quant à la violence et la terreur, mieux valait, selon eux n’en pas parler : "il y a des choses qu’on fait et qu’on ne dit pas" ! Quand ces quatre Allemands qui, sous le feu croisé des questions, avaient déjà perdu quelque peu contenance, firent leur apparition au Congrès (sans haut-de-forme !), ils furent accueillis par une tempête d’indignation [20] !

(Suite : L’essentiel et l’accessoire du IIème Congrès)