En France, comme partout, la plupart des hommes placés à la tête du mouvement ouvrier ont trahi. Beaucoup ont trahi, reconnaissons le, involontairement. Leur trahison, ou si, vous voulez, leur défaillance, devait être la rançon fatale d’une adoption — en fait sinon en principe — de la République bourgeoise, de l’accommodation paradoxale, mais indéniable, à ce régime de collaboration des classes, collaboration en la forme mais au fond assujettissement de la classe ouvrière dupée.
Ils ont failli parce qu’ils n’étaient ni des ascètes ni des saints. Ils peuvent plaider les circonstances atténuantes. Ils n’en doivent pas moins être condamnés et écartés. L’exercice trop prolongé de leur mandat, en les plaçant dans une situation matérielle et morale privilégiée, au-dessus de leurs mandants et en dehors de leur contrôle permanent, en les obligeant à de fréquents contacts, à des entretiens, à des pourparlers et à des accords avec les délégués de la classe ennemie, a diminué leur combativité, les a accoutumés à considérer avec une amertume de moins en moins vive, puis avec une douce indulgence, un statut social qui leur assure tant d’avantages personnels.
Peu à peu, sans le vouloir, sans le savoir — je parle des plus honnêtes — ils se sont écartés du peuple et rapprochés de la bourgeoisie. Ils ont formé une "élite", une classe spéciale. Ceux mêmes qui ne sont pas devenus les agents dévoués du capitalisme, ont été enchaînés par quelques faveurs ou par quelques courtoisies et sont devenus ses instruments.
Et tandis que la classe ouvrière, n’ayant pas les mêmes raisons d’être satisfaite, prenant de plus en plus conscience de sa servitude et de sa force, continue à se plaindre, à gronder et à marcher d’un pas de plus en plus rapide dans la voie révolutionnaire, ses "chefs" devenus des conservateurs et les plus solides piliers de la "démocratie", ne comprennent plus ni les exigences, ni les violences du prolétariat. De plus en plus endormis et apaisés par les caresses de la bourgeoisie, convaincus de l’efficacité des compromis, ils dépensent leurs meilleures forces à modérer l’irritation et à calmer l’impatience légitime de leurs mandants. Pour se maintenir en place, ils font aux masses des concessions verbales. De temps en temps, ils ouvrent la soupape de sûreté, ils laissent échapper en phrases sonores, en promesses pacifiques, ils dissolvent en vapeur la pression révolutionnaire. En fait pendant les périodes de crise, quand la bataille menace, ils s’opposent sournoisement à toute action virile. Leur habileté est telle qu’il est difficile, hors ces périodes de combat, de pouvoir les prendre en flagrant délit de trahison. Mais que les rapports se tendent entre les classes, qu’une insurrection se prépare, que les faits les contraignent brusquement à prendre parti, et ils sont démasqués. Ils abandonnent alors la politique de bascule et passent au service de la bourgeoisie.
Les mêmes causes ont engendré partout les mêmes effets. En Russie, les chefs socialistes et syndicalistes ont trahi la Révolution prolétarienne à l’exception de Lénine, de Trotsky et d’une poignée de disciples "d’agents allemande et d’énergumènes". De même en Allemagne, la plupart des leaders social-démocraties accablent d’outrages ou assassinent Frantz Mehring et Clara Zetkin, Karl Liebknecht et Rosa Luxembourg, les héros et les martyrs du prolétariat.
Les travailleurs des autres pays et leurs chefs demeurés fidèles n’ont pas le droit d’ignorer de tels exemples. Nous aussi nous avons nos Scheidemann et nos Kerensky, nos Kautsky et nos Martov. Si nous ne voulons pas que les nôtres fassent perdre là la Révolution française autant de temps et au prolétariat français autant de sang que ceux d’Allemagne et de Russie, nous devons utiliser ces enseignements précieux avant qu’il ne soit trop tard. Que les révolutionnaires français, rompant tous les liens de camaraderie et d’amitié, soucieux seulement d’assurer l’émancipation des masses, n’hésitent donc pas à dénoncer et à flétrir ces mauvais bergers ; qu’ils mettent en garde et sauvent la classe ouvrière trop soumise jusqu’ici à leur influence. La révolution est chose sérieuse. Il faut la préparer sérieusement et écarter sans ménagement les amuseurs, les dilettantes et les incroyants, aussi bien que les renégats avérés.
Je ne vise pas seulement les socialistes et syndicalistes de droite, les Renaudel, les Sembat et les Jouhaux qui ont visiblement abandonné la lutte de classes, qui pratiquent sans vergogne la politique de collaboration avec la bourgeoisie, qui ont par conséquent ouvertement trahi. Ceux-là doivent être déclarés renégats comme le fut Briand naguère, à une époque où ces trahisons étaient infiniment moins dangereuses. Je vise les Cachin, les Longuet, les Merrheim — je le dis à regret à cause de la sympathie et de l’estime personnelles que je leur conserve — qui, par aveuglement et par faiblesse, à cause de leurs illusions démocratico-bourgeoises et d’une défiance de la valeur combative de notre classe ouvrière, injustifiée et inexcusable chez ses chefs, par crainte enfin de la révolution, font parfois d’excellente et souvent pitoyable besogne, s’efforcent d’accorder les contraires, applaudissent Renaudel et encensent Lénine, défendent tour à tour la République des Soviets en Russie et la République parlementaire en France, manifestant ainsi une absence totale de méthode et de principes, jetant la confusion et le désarroi dans les troupes qui les suivent, qu’ils devraient réconforter et qu’ils déconcertent. De tels flottements de pensée et d’action, supportables à la rigueur en temps de paix, sont inadmissibles en temps de guerre. Ceux qui s’obstinent à ne pas comprendre que l’ère des révolutions prolétariennes. ouvertes il y a deux ans par les ouvriers et paysans de Russie, se prolongera jusqu’à ce que l’Europe tout entière ait franchi cette nouvelle étape historique, ceux-là sont décidément incapables de rien comprendre.
Ceux qui, tout en comprenant les leçons de la guerre impérialiste et de la Révolution russe hésitent à se lancer dans la mêlée, à y préparer et à y entraîner les masses parce qu’ils pressentent que la lutte sera rude, qu’elle comportera sans doute une succession de succès et de revers, avant que soit assurée la victoire décisive, ceux-là sont indignes d’être comptés parmi les chefs du prolétariat. Ces hommes qui, consciemment ou inconsciemment, se sont faits les lieutenants de la bourgeoisie, sont plus dangereux pour la classe ouvrière que les bourgeois eux-mêmes, parce qu’ils dissimulent leur action bourgeoise sous un voile socialiste.
S’ils ne renoncent pas enfin à la politique de concessions et de compromis, ils doivent être flétris et exclus. Une fois pour toutes, ils doivent être mis par vous en demeure de choisir entre la République parlementaire et la République soviétique, entre la dictature de la bourgeoisie et la dictature du prolétariat, entre la politique de conciliation, de réformisme, de gagne-petit, qui n’a apporté et n’apportera jamais aux travailleurs que des déceptions, et la politique de lutte de classes aboutissant à l’action directe des masses dont la Révolution russe a démontré l’efficacité et dont la Révolution allemande, confisquée par la bourgeoisie avec la complicité active des social-démocrates majoritaires et la complicité passive des soi-disant indépendants, démontre la nécessité.