Bandeau
Fragments d’Histoire de la gauche radicale
Slogan du site
Descriptif du site
Le complot - Boris Souvarine
Bulletin communiste n°12 - 3 juin 1920
Article mis en ligne le 29 mars 2020
dernière modification le 28 mars 2020

par ArchivesAutonomies

La veille de son arrestation, notre camarade Boris Souvarine avait écrit sur "le Complot", un article qui aurait dû paraître dans notre avant-dernier numéro. Les opérations de police ayant quelque peu perturbé notre organisation, l’article n’a pas été publié à temps. Mais il a conservé sa valeur d’actualité, renforcée même par les arrestations qui se sont succédé depuis qu’il fut écrit, et nous sommes heureux de le donner aujourd’hui.

Plusieurs camarades communistes, — syndicalistes et socialistes, — sont emprisonnés sous l’inculpation de "complot contre la sûreté de l’Etat", et il apparaît que la série des arrestations n’est pas terminée Le gouvernement s’efforce d’apaiser les inquiétudes de la bourgeoisie, dont la digestion a été troublée par la grève géante, en lui donnant, avec le spectacle d’une répression désordonnée, l’illusion d’être protégée par un pouvoir omnipotent. Mais déjà ses procédés de répression décèlent le désarroi de sa pensée et l’incohérence de ses actes.

Les militants incarcérés appartiennent à diverses organisations dont chacun sait qu’elles n’ont aucun lien, et dont le désaccord originel a subsisté jusqu’à ce jour, rendant impossible un "complot" entre leurs membres Le gouvernement ne peut ignorer ce fait incontestable, et il est visible qu’il ne le perd pas de vue car il a pris la précaution d’ajouter à l’inculpation de "complot" celle de "menées anarchistes" (!!!). Ainsi est-il d’avance prévu que l’extravagance du "complot" s’effondrera et, dans cette éventualité, un autre prétexte à poursuites est invoqué. Il sera facile de montrer que les "menées anarchistes" sont inexistantes comme le complot lui-même.

Les militants inculpés de "complot contre la sûreté de l’Etat" appartiennent à trois groupements différents. Le premier, le Comité de la 3e Internationale, groupe les deux grandes fractions communistes de la C.G.T. et du Parti Socialiste. Notre Comité, adhérent à l’Internationale Communiste, combat l’apostasie syndicaliste et socialiste, le réformisme et l’opportunisme, auxquels il oppose la doctrine de lutte de classes internationaliste et révolutionnaire de la 3° Internationale. Il préconise l’action des masses prolétariennes pour l’avènement à l’hégémonie de la classe productrice, en vue de la suppression des classes et de l’organisation d’une société où le travail sera loi souveraine pour tous. Le deuxième et le troisième des groupements poursuivis, qui se réclament des mêmes principes généraux, et se dénomment, l’un "Parti Communiste", l’autre "Fédération des Soviets", se différencient nettement de notre Comité par un antiparlementarisme systématique et des méthodes d’organisation et de tactique que nous répudions. Issus de l’éphémère "Parti Communiste", fonde par Péricat et disloqué après sa première conférence, ils constituent des petits groupes d’affinités qu’ils baptisent "soviets". A nos yeux, c’est là, non seulement un anachronisme, mais une erreur et une faute graves, risquant de discréditer l’idée soviétique en marche : le système des Conseils devant être représentatif de l’ensemble du prolétariat, il y a danger à le présenter comme constitué par une minorité intime qui, si agissante soit-elle, ne peut avoir de capacité révolutionnaire, qu’en entraînant les masses. Quoi qu’il en soit du désaccord qui divise les trois groupements actuellement confondus dans la persécution, et dont il sera discuté à fond en d’autres circonstances, le fait est que chacun a exercé son action propre en pleine indépendance. Les publications, — brochures et journaux, — des communistes des diverses écoles, les documents saisis au cours des perquisitions innombrables opérées depuis le 1er mai par la police, ne peuvent que témoigner de l’autonomie des diverses fractions impliquées dans l’absurde "complot".

Il sera, aussi impossible de méconnaître que la doctrine même du communisme révolutionnaire exclut toute supposition de "complot" dans le sens donné à ce terme par la loi bourgeoise. Les communistes ne se flattent pas de renverser la société capitaliste par surprise et grâce au mystère d’une conspiration. Nous conspirons au grand jour en éclairant la multitude des opprimés, en lui enseignant sa mission révolutionnaire, en lui donnant une conscience de classe et la notion de ses intérêts de classe. Si c’est un complot que de former publiquement des partis qui se proposent la. transformation de la société, nous proclamons tous notre culpabilité dans un tel complot, dont les affiliés se comptent déjà par centaines de milliers.

L’accusation pourra recourir aux rapports policiers (on sait leur valeur), aux faux témoignages, aux sophismes et aux mensonges : elle ne pourra invoquer l’ombre d’une preuve pour établir l’existence du "complot". Elle ne pourra dissimuler la véritable raison des poursuites ; la peur des privilégiés de voir supprimer leurs privilèges, sous l’influence des communistes qui guident des masses ouvrières de plus en plus compactes et puissantes. Elle ne pourra davantage présenter la grève des cheminots comme la mise à exécution du "complot" : la grève a été décidée par le Congrès des cheminots unanimes, et cette décision traduisait le profond malaise, le mécontentement grandissant, qui travaillent les foules ouvrières, et engendrent de pacifiques démonstrations de chômage en attendant de déterminer des mouvements de révolte ouverte. Les communistes savent que les travailleurs doivent se sauver eux-mêmes et loin de leur esprit est le souci de provoquer une agitation factice, qui ne surgirait pas des aspirations mêmes des prolétaires.

Il faut s’attendre enfin aux classiques balivernes sur les "agents de l’étranger", "l’argent de l’étranger", les "suggestions de l’étranger". Nos bourgeois, dans les périodes où ils tremblent, n’ont pas l’imagination fertile : ils ont recours aux vieux prétextes qui servaient déjà en France sous le second Empire, en Russie sous Alexandre II, alors que les colères populaires étaient attribuées à "l’argent" de l’Association Internationale des Travailleurs. A ce moment, l’argent étranger était anglais ; pendant l’affaire Dreyfus, il était juif ; pendant la guerre, il était allemand ; aujourd’hui, il est russe et bolchevik ; demain, il sera italien, espagnol, turc ou chinois. Dans tous les pays et à toutes les époques, il se trouve des imbéciles pour attribuer à l’argent étranger tout mouvement dont la signification leur échappe. Cette fois encore, l’accusation s’écroulera dans le ridicule.

Quant à ce que le code appelle des "menées anarchistes", — provocations au meurtre, au pillage, au vol, à l’incendie, etc., — nous ne connaissons que les bourgeois qui se livrent à cette besogne. Les dévastations et les pillages sont leur monopole, et les accusés et les témoins le prouveront aisément à la barre de la cour d’assises ou de la Haute-Cour, Et puisque le gouvernement offre aux communistes une retentissante tribune, les communistes sauront en profiter pour se faire accusateurs à leur tour et instruire le procès de la société capitaliste. Entre le réquisitoire des militants ouvriers et celui du procureur bourgeois, la classe ouvrière choisira.. Et de proches lendemains révéleront que le procès du communisme donnera à l’idée communiste une rayonnante diffusion, à l’action communiste une irrésistible impulsion, et rapprochera l’heure de la Révolution sociale que la caste dominante espérait indéfiniment retarder.