Le citoyen Renaudel, subitement frappé de cécité le 4 août 1914, et que cette infirmité a tenu depuis éloigné des réalités socialistes, veut aujourd’hui "voir clair".
Victime inconsolée et inconsolable de l’ingratitude des hommes, l’obscurité dans laquelle il végète lui pèse et il prétend opérer non seulement sa propre cataracte, mais la nôtre, là vôtre, celle de tout le monde. Il veut s’échapper et nous faire échapper tous du "cercle des ignorances où nous enferme, sur les choses de la Russie, la double censure de nos gouvernements et du pouvoir bolchevik lui-même".
Pour cela, il a offert ses bons offices aux reconstructeurs qu’il ne considère cependant pas comme la plus noble conquête que le Parti ait jamais faite. Il leur a proposé un remède souverain, dispensant du bistouri traditionnel, mais dont l’ingestion réclamait tout de même un peu d’estomac : se faire déléguer officiellement à Moscou avec Cachin et Frossard.
Vous voyez comme c’est simple ! Toutefois, comme personne n’y songeait, Renaudel y a pensé lui-même. Ça lui est venu comme cela, tout seul, "Unter den Linden", le jour où il dut abandonner tout espoir d’imposer par ses propres forces et le prestige de sa réputation son omnipotente personne à Lénine.
Ah ! mon gaillard, se dit-il in petto, tu tends un fil de fer barbelé devant la "Vérité" en marche dans les souliers de Renaudel. Eh bien ! nous allons voir si tu oseras, comme le fit Millerand dans notre chère démocratie, faire un choix dans la délégation officielle du Parti.
Car Renaudel ne doutait pas un instant du succès de la petite combinaison qu’il venait d’imaginer. N’avait-on pas offert aux "extrémistes" la représentation proportionnelle de leur tendance ? La tendance Renaudel (!!!??) pouvait donc en revendiquer la sienne.
Ayant trouvé cela, la "Vérité" fait machine arrière et met le cap sur la rue Sainte-Croixde-la-Bretonnerie. Nous laissons aux lecteurs qui connaissent les personnages le soin de reconstituer le. dialogue entre Renaudel, né roublard, et Frossard, né malin ; la tête de celui-ci qu’on avait déjà substitué adroitement au trop compromettant Longuet, à la pensée d’arriver à Moscou, flanqué de Renaudel. "Je marcherai. pour vous, vous y verrez pour moi".
Cette perspective fait frémir les reconstructeurs dont les pots de fleurs ont été déjà depuis Strasbourg si fortement bousculés et qui n’ont plus qu’un espoir d’apparaître en Russie en posture convenable : s’accrocher aux Indépendants d’Allemagne.
Bref, la chose échoue. Après une dernière alerte à la CAP., les centristes, sous l’œil amusé de nos représentants, réussissent à amener Renaudel hors de leurs plates-bandes compromises et à lui faire réintégrer le cercle des ignorances.
Mais cela ne fait pas l’affaire de ce contempteur des Bolcheviks qui avait médité d’aller faire en Russie sa petite enquête dans l’espoir d’en ramener quelque petit papier du genre de ceux qu’il sort habituellement dans les congrès et qui, grâce à ses petites manœuvres, font toujours leur petit effet.
Aussi s’en prend-il dans l’Humanité aux méchants reconstructeurs qui s’imaginent qu’ils vont pouvoir reconstruire en s’asseyant sur la "Vérité", en la limogeant dans le cercle des ignorances. Il les accuse de "renforcer inconsciemment" les abus de nos dirigeants et ceux de Lénine. Il leur reproche d’agir en autocrates et de redouter que d’autres qu’eux-mêmes assistent aux entretiens et se renseignent. Et puisqu’il en est ainsi, "il prend ses précautions" pour que Lénine et Trotsky soient informés de sa mésaventure. Si ceux-ci lui donnent l’assurance que muni d’un traducteur de son choix, il pourra librement en Russie faire son petit travail, il ira à Moscou quand même, na !
Voilà donc le "petit fait en soi" qui tourne au duel, avec Lénine et Trotzky pour arbitres, c’est-à-dire qui devient une question mondiale.
Cela est du plus haut comique et nous ouvre la perspective de douces heures d’hilarité. Les temps que nous vivons ne nous offrent pas si souvent de pareilles occasions que nous puissions les dédaigner. De la galerie communiste, nous marquerons les coups. J’ai idée que les plus rudes ne seront pas ceux que se porteront les adversaires.
Même sans Renaudel, la position de Frossard et de Cachin à Moscou n’est pas brillante.
Certes, la lettre écrite par Frossard à la CAP. pour lui demander de rejeter la demande de Renaudel et surtout celle de Le Troquer, publiée dans l’Humanité du 12 juin, montrent que les reconstructeurs ont tenu compte des conditions posées par les socialistes italiens à la délégation commune proposée par Renoult à Milan et dont l’une précisait qu’on n’allait pas à Moscou faire une "enquête".
Ils paraissent avoir compris, contrairement à Renaudel, qu’il serait ridicule et odieux pour des socialistes d’aller en Russie en juges d instruction chargés de recueillir les éléments d’une condamnation ou d’un acquittement, ou encore de prétendre y confronter contradictoirement la démocratie, capitaliste avec la dictature du prolétariat. Ils semblent avoir senti toute l’hypocrisie, toute la signification contre-révolutionnaire et anti-socialiste d’une pareille attitude, même et surtout lorsqu’elle s’abrite derrière le masque d’une impartialité purement théorique.
Cependant, même dans le cadre étroit qu’ils se sont tracé la tâche des reconstructeurs est impossible. Ils ont derrière eux un passé trop lourd, un présent trop chargé d’équivoques. Ni les enthousiasmes de Cachin, ni la souplesse de dialectique de Frossard ne résoudront là-bas les difficultés qu’ils auront à vaincre. La IIIe Internationale est une internationale communiste et une internationale d’action. Sa doctrine, ses méthodes et son but sont suffisamment précisés pour qu’on sache nettement à quoi 1 ’on s’engage en les acceptant.
D’autre part, elle est assez forte et assez consciente du rôle qui lui incombe pour exiger des postulants des garanties qui assurent le respect de sa Charte et l’exécution loyale de ses décisions.
Ces garanties, Cachin et Frossard, dont le montant est limité par les décisions de Strasbourg, ne sont pas en mesure de les donner.
Et puisque notre gouvernement a résolu de façon élégante la question des passeports aux délégués communistes en enfermant ceux-ci à la Santé, attendons donc le retour des reconstructeurs. Il est certain, le manifeste apporte par les travaillistes anglais en est la preuve, qu’ils rapporteront, eux aussi, dans leurs bagages des choses intéressantes qu’y aura fourrées Lénine lui-même. Ce diable d’homme s’y entend comme pas un pour briser "le cercle des ignorances".