La grande grève de mai 1920, qui a englobé près d’un million de travailleurs et s’est terminée par ce qu’on appelle communément un "échec", est un événement mémorable dans l’histoire des luttes du prolétariat français. Elle doit fatalement susciter d’abondants commentaires et engendrer des controverses de haut intérêt, qui influeront sur l’orientation du mouvement ouvrier et sur la tactique syndicaliste dans la lutte de classes. Les communistes ont plus que tous autres, le droit et le devoir d’éclairer l’événement, de présenter aux masses ses véritables aspects et d’en tirer des enseignements précieux pour les futurs conflits.
La grève de mai offre une caractéristique essentielle : elle ne s’inspirait d’aucune doctrine : elle n’était ni révolutionnaire, ni réformiste, tout en visant à des fins réformistes et en étant imprégnée d’esprit révolutionnaire ; elle comportait les risques de la méthode révolutionnaire en se privant des avantages de cette méthode, et se condamnait elle-même à l’avortement en rendant inaccessible le but réformiste qu’elle se proposait d’atteindre. Telle est la conséquence d’une direction aveugle, celle des majoritaires de la C.G.T., privée des lumières d’une doctrine homogène les dirigeants syndicaux, ayant répudié le syndicalisme révolutionnaire comme ils repoussent le marxisme révolutionnaire, ayant négligé les expériences révolutionnaires contemporaines, et n’osant pas adopter franchement le réformisme avoué, ont formulé une conception informe, bâtarde et incohérente, qui ne mérite pas d’être appelée une doctrine, et qui ne pouvait guider le prolétariat ni vers une réforme, ni vers une révolution.
La "nationalisation industrialisée", proposée par la C:G.T. aux masses ouvrières comme une étape vers leur affranchissement, est le projet le plus absurde qui se puisse imaginer. Il révèle l’étonnante indigence de savoir des cervelles qui l’ont conçu, un intolérable dédain des connaissances économiques et politiques accumulées depuis 1848, un scandaleux mépris de l’expérience de plus d’un demi siècle de travail et de lutte, de l’action de la première, puis de la seconde Internationale, des leçons de la guerre et de la révolution russe. Il procède d’une idéologie petite-bourgeoise, compliquée de pédantesques prétentions à l’innovation sociologique, et point n’est besoin d’être devin pour prévoir que le prolétariat devra le reléguer au magasin des vieillies utopies, ou éprouver de terribles mécomptes.
En s’assignant pour mission suprême "l’abolition du patronat et du salariat", l’organisation syndicale a fondé, que ses dirigeants actuels le veuillent ou le nient, son programme sur le concept de la lutte de classes. La lutte de. classes est la constatation d’un phénomène historique et actuel, dont les communistes ont tiré une doctrine claire et précise : l’exploitation d’une classe par une autre constitue les assises de la société capitaliste ; l’exploitation ne peut disparaître qu’avec la suppression des classes ; l’abolition du régime basé sur l’oppression d’une classe ne sera réalisée que par cette classe opprimée, quand elle atteindra la conscience de ses intérêts, de ses facultés, de sa puissance ; pour qu’elle atteigne ce niveau d’émancipation spirituelle, prélude à la libération économique, ses guides doivent faire pénétrer en elle la notion de classe, la conscience de classe, qui inspireront son action spécifique de classe. (On rougit d’être obligé de rappeler aux dirigeants confédéraux, ces postulats du communisme, que nul d’entre, eux ne contestait six ans auparavant).
Or, les majoritaires syndicalistes, engagés dans la collaboration de classe, c’est-à-dire dans la trahison formelle, consciente ou inconsciente, des intérêts du prolétariat au profit des intérêts de la bourgeoisie, ont supprimé d’un trait de plume toute l’acquisition scientifique, en matière historique, politique et économique, apportée aux prolétaires par les socialistes-communistes et les socialistes-anarchistes. Et pour masquer leur servilité à l’égard du capital, ils ont inventé les "grandes collectivités" (sic), auxquelles ils entendent confier la gestion des entreprises "d’intérêt public" (sic) ; ainsi serait réalisé le miracle de la "nationalisation industrialisée" (sic). Examinons ce que dissimule ce galimatias.
Du point de, vue. de classe une seule "collectivité" est digne d’intérêt : celle des travailleurs exploités ; elle seule peut accomplir une mission de transformation sociale, car elle seule n’a pas de privilèges à conserver. Toute autre "collectivité" est préoccupée du souci de sauvegarder et d’accroître ses apanages. La division de la société en "producteurs" et en "consommateurs" est arbitraire ; tous les êtres humains consomment, tous ne produisent pas, et parmi ceux qui produisent, les uns sont dépouillés d’une partie de la valeur qu’ils créent, les autres dépouillent les précédents. Le Conseil économique du travail a donc fait une classification artificielle et sans valeur en s’évertuant à imaginer une composition du "Conseil d’exploitation et de gestion" de l’entreprise nationalisée, répondant à la préoccupation de concilier les intérêts inconciliables de deux classes antagonistes, celle des exploités et celle des exploiteurs.
Ouvertement, la C.G.T. n’avoue pas cette préoccupation de collaboration des classes. Elle la dissimule derrière une expression spécieuse, en opposant "l’intérêt public" à "l’intérêt privé". Cette formule inventée depuis longtemps par l’hypocrisie bourgeoise est vide de sens. L’intérêt du prolétariat et l’intérêt de la bourgeoisie sont les seuls facteurs en jeu ; ni l’un ni l’autre ne sont, ni "public", ni "privé". L’intérêt individuel existe, mais il est fonction de l’intérêt de classe, et les exemples fourmillent qui prouvent que l’ensemble d’une classe sait contrecarrer les intérêts individuels de certains de ses membres quand ces intérêts sont nuisibles à l’intérêt de classe.
Ces conceptions petites-bourgeoises des "grandes collectivités", de "l’intérêt public", répondent à la nécessité de justifier la conception initiale invraisemblable de la "nationalisation industrialisée", que Jouhaux oppose à la "nationalisation étatisée". Les communistes ne sont pas de ceux qui préconisent l’étatisme en régime capitaliste, car ils se refusent à renforcer les moyens de. coercition et d’oppression dont dispose la classe bourgeoise, qu’ils entendent au contraire affaiblir et, attaquer jusqu’à lui enlever toute possibilité de nuire ; ils ne conçoivent un Etat prolétarien, substitué à l’Etat bourgeois, que pendant la période transitoire où la classe hier exploitée s’érigera en classe dominante pour abroger les distinctions de classe en anéantissant les privilèges économiques ; ils ne défendront donc pas la "nationalisation étatisée" et au contraire la combattront. Mais nous ne pouvons nier que l’"étatisation" est dans l’ordre des choses réalisables. Au contraire, la "nationalisation industrialisée" est dans l’ordre des choses absurdes. Vouloir créer dans l’Etat des organismes autonomes au service de "l’intérêt public" et gérés par les "grandes collectivités", c’est concevoir un monstre économique et social. Il faut volontairement faire abstraction de toute la science communiste pour suggérer un tel remède aux souffrances des travailleurs. Ceux qui le proposent sont des rebouteux de la médecine sociale, car ils méconnaissent les vérités élémentaires de toute science véritable, la constatation, l’observation, l’étude des faits et les principes que cette étude permet de dégager et de définir. La critique communiste en montrant que l’histoire des sociétés est l’histoire des luttes de classes, en prouvant que l’intérêt de classe est l’agent des transformations sociales, a discerné un élément de doctrine de valeur incontestable : le concept de classe. En le dédaignant, les syndicalistes majoritaires condamnent leurs théories à l’utopie, car ils les fondent sur des nuées, sur les fruits de leur imagination, au lieu de les baser sur les, faits.
L’idéologie bourgeoise qui inspire les idées fondamentales du programme des syndicalistes majoritaires imprègne aussi toutes leurs méthodes. Méconnaissant l’influence du milieu économique sur la psychologie des masses ouvrières, ils décident des mouvements à date délibérée, au lieu de mettre à profit les moments favorables où les masses s’ébranlent spontanément sous la pression des conditions de vie qui leur sont imposées. Pis encore : ils jouent aux stratèges de la guerre sociale et font mouvoir par ordres successifs des "vagues d’assaut" imaginaires, qui n’assaillent rien, puisque les grévistes croisent leurs bras. Le syndicalisme caporalisé à la conquête de la nationalisation industrialisée ne pouvait aboutir qu’à l’avortement caractérisé.
Mais qu’on ne parle pas "d’échec" pour l’avant-garde révolutionnaire. Les communistes savent que la révolution ne s’accomplit pas à date fixe et, n’ayant pas tendu leurs efforts vers ce but au lendemain du 1er mai, ils ne sauraient être considérés comme vaincus dans une bataille qu’ils n’ont pas livrée. Et quant à "l’échec" du mouvement de mai, il peut élire infiniment profitable à la classe ouvrière si la leçon qu’il comporte est comprise. Il faut d’ailleurs que le prolétariat subisse des échecs pour qu’il acquière l’expérience du combat et que son âme se trempe aux épreuves.