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Fragments d’Histoire de la gauche radicale
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Noskistes et Reconstructeurs - Boris Souvarine
Bulletin communiste n° 5 - 15 avril 1920
Article mis en ligne le 29 mars 2020
dernière modification le 28 mars 2020

par ArchivesAutonomies

L’attitude des deux délégués de la majorité socialiste (reconstructeurs et social-patriotes désormais confondus) envoyés en Allemagne, Mistral et Caussy, mérite d’être examinée de près. Elle permet, mieux que les déclarations sans lendemain et les résolutions vaines, de déterminer la position de cette majorité dans le mouvement socialiste international.

Mistral et Caussy furent envoyés en Allemagne après le Congrès de Strasbourg, qui avait voté, à une immense majorité, la rupture avec la 2e Internationale. On n’osera pas contester que l’argument essentiel en faveur de cette rupture était, pour nos majoritaires, l’impossibilité de conserver des rapports avec le vieux parti social-démocrate allemand, complice et responsable des massacres de prolétaires allemands sous la direction des Ebert, Noske, Bauer et autres Galliffet.

Des articles de Mistral et Caussy parus dans l’Humanité, il résulte que nos deux reconstructeurs, chargés "de conférer avec les socialistes indépendants et les communistes", n’ont eu rien de plus pressé que de s’aboucher avec les massacreurs du peuple allemand et avec les représentants de la 2e Internationale, complice active de tous les massacres qui se sont succédé en Europe depuis 1914. Tout le monde a pu lire, dans l’Humanité, un article de Mistral, véritable apologie déguisée de la thèse contre-révolutionnaire des noskistes, exposée sans contre-partie. Tout le monde a pu lire aussi, dans les correspondances de Caussy, une série d’aveux dépouillés d’artifice, résumés par la phrase : "Nous ne voyons pas les Indépendants ; ils nous évitent et, quand ils sont avec nous, évitent de nous parler du mouvement présent. Il est vrai que Mistral et moi vivons ici — forcément — avec des gens de la 2e Internationale". Forcément, est admirable. Enfin, tout le monde a lu avec stupeur ces lignes de Caussy, après lesquelles on ne s’étonnera plus : "Les majoritaires ont demandé aux délégués de la 2e Internationale et aux socialistes français présents à Berlin, de publier un manifeste invitant la classe ouvrière à s’unir pour défendre la République et développer les premières conquêtes de la Révolution. Mistral et moi avons signé ce manifeste dans l’idée de lier les majoritaires à la politique de gauche, dont ils reconnaissent de bouche la nécessité".

Ainsi, sur l’invitation des assassins de Liebknecht, de Rosa Luxembourg, de Tychko, de l’élite du prolétariat allemand, de la Révolution communiste elle-même, les deux reconstructeurs français ont signé un manifeste ignominieux, suintant le mensonge, l’hypocrisie et l’imposture, et leurs noms voisinent avec ceux des hommes à tout faire de Vandervelde. Par ce manifeste, les signataires "sont unanimes à adresser au prolétariat allemand l’expression de leur sympathie et leurs ardentes félicitations pour la victoire qu’il vient de remporter sur la caste militaire..." fourberie tendant à présenter le remplacement de Noske par un mitrailleur de même espèce comme une victoire prolétarienne, et à masquer le militarisme des socialistes du. kaiser, dont la férocité n’a rien à envier au militarisme de Kapp et de Luttwitz. Les signataires comptent sur le prolétariat "pour arracher définitivement aux junkers la puissance militaire". Ouais ! et la donner à qui ? A ces social-démocrates qui ont noyé dans le sang l’insurrection spartakiste de 1919 et qui exterminent actuellement les communistes de la Ruhr. Enfin, les conseilleurs aux plaisanteries atroces "adjurent leurs camarades appartenant à toutes les fractions socialistes de faire, dans les graves circonstances actuelles, abstraction de leurs préférences de tendances et d’unir leur action pour affermir la République et pour développer les premières conquêtes de la Révolution allemande". Autrement dit, et en termes clairs, ils invitent les assassinés à s’unir avec leurs assassins, les martyrs à s’allier à leurs bourreaux, pour affermir la République bourgeoise, ploutocratique et militariste, et pour développer ces précieuses conquêtes que sont, pour les communistes, le droit d’être privés de droits, de ne pouvoir publier de journaux, de se réunir dans des caves ou derrière des murailles de rideaux, d’agir clandestinement s’ils ne sont pas mouchardés, et de conserver sur leurs épaules leur tête, mise à prix 30.000 marks, à condition de ne pas mettre le nez dehors.

Après ce beau travail, Mistral revint à Paris, où il apprit à ses camarades qu’il n’y a pas de communistes à Berlin. Le mouvement communiste n’est qu’un mythe ! Cela fut abondamment confirmé par Caussy, qui restait à Berlin, d’où il envoyait des lettres à l’Humanité. Il écrivait le 15 mars : "Il est certain qu’à Berlin, il n’y a pas trace de mouvement communiste, pas trace non plus d’organisation bolcheviste russe, etc.". Le 17 : "Les Anglais affectent plus que jamais de croire au danger communiste". Plus loin : "Les majoritaires affectent, en effet, de croire au danger bolcheviste, etc." Plus loin : "Et jusqu’ici, toujours pas trace de spartakisme à Berlin. Le gouvernement cherche seulement, en agitant ce spectre, à conserver l’armée la plus nombreuse possible, et surtout à rester au pouvoir". Et ainsi de suite.

Il est facile de comprendre comment et pourquoi Caussy est tombé dans une telle erreur de négation systématique et absurde du mouvement communiste : cela ressort de sa correspondance. Caussy ne quitte pas les milieux officiels, va du Central-Hôtel au Vorwaerts, de la Bendlerstrasse à la Wilhelmstrasse, se promène Unter den Linden, mais se garde bien d’aller dans Gross-Berlin, dans les faubourgs ouvriers, et ne cherche pas à pénétrer dans les milieux communistes. Il se fie aux racontars de la mission militaire française, des socialistes majoritaires ou des hommes de la droite des Indépendants. De même, les étrangers qui, de bonne foi peut-être, s’informaient dans les salles de rédaction des journaux mencheviks, socialistes de droite, ou bourgeois, dans les ambassades et les légations, à Pétrograd, ont nié le mouvement bolchevik et n’ont rien compris aux événements qui démentaient régulièrement leurs assertions.

Un homme de la valeur et de l’érudition de Caussy aurait dû se garder de puiser ses informations à des sources aussi suspectes. Tout au moins, sa documentation ne devrait-elle pas être unilatérale. Mais l’habitude de fréquenter ce qu’on appelle "les hautes sphères" où règnent le mensonge et la duplicité, la collaboration à la revue réactionnaire Le Correspondant, les amitiés contractées dès le premier jour avec les ennemis du mouvement communiste, tout cela a fourvoyé Caussy, qui aurait pu rendre d’immenses services à notre cause, et qui la dessert ouvertement aujourd’hui. Triste déchéance que subir l’influence des traîtres de la social-démocratie allemande et de se trouver servir leurs desseins quand le prolétariat socialiste universel les flétrit avec colère. Rôle peu glorieux que d’avoir rabaissé l’Humanité au niveau où elle était, quand, par la plume de Séverac, de Kritchevsky et d’autres, elle accablait les communistes russes d’injures et d’accusations. Les communistes allemands, eux, sont traités par le mépris et la conspiration du silence. Quand certains collaborateurs daignent reconnaître leur existence — après l’avoir niée la veille — c’est pour déformer leur action ou dénaturer leurs paroles. Et le prolétariat français continue d’ignorer la lutte héroïque du prolétariat communiste allemand, ce qui écarte toute action de solidarité de celui-là au profit de celui-ci, la connaissance réciproque précédant l’action mutuelle.

On objectera que Mistral et Caussy n’ont pas seuls présenté et commenté au public socialiste français les événements d’Allemagne, que Marcel Cachin, Paul Louis et Grumbach se sont également emparés du sujet. Précisément, nous avons toujours signalé que les idées et l’activité des reconstructeurs ont pour caractéristique essentielle la contradiction. Signaler les myriades de contradictions qui pullulent dans les articles des cinq commentateurs des choses d’Allemagne serait un travail d’Hercule, et d’ailleurs, chacun des cinq ne doit pas lire sans inquiétude les observations du voisin. Mais où est la thèse officielle de la majorité ? Qui la traduit, de Mistral, de Caussy, de Cachin, de Paul Louis, de Grumbach ? La substitution d’un pouvoir de répression militariste Bauer, puis Muller, au pouvoir éphémère de répression militariste Kapp-Luttwitz, est elle pour le prolétariat une victoire, comme dit l’un, ou une défaite, comme dit l’autre ? Le Parti français, à Strasbourg, a-t-il rompu avec la 2e Internationale, oui ou non ? La majorité approuve-t-elle ses deux représentants qui ont obéi aux suggestions des noskistes et servi leurs calculs ? Toutes questions qui appellent une réponse, sans laquelle seront solidarisés tous les reconstructeurs (et nous ne demanderons pas mieux).

Mais nous oubliions le commentaire d’un sixième reconstructeur, qui a dit son mot dans l’Humanité du 5 avril : "La mesure est comble" dit Renoult, qui conclut ainsi son article : "Il était temps qu’à Strasbourg notre Parti accomplît le geste qui, entre autres avantages, aura celui de nous préserver de tout contact avec les majoritaires d’Allemagne". Nous aimons à croire que le citoyen Renoult ne lit pas le journal auquel il collabore, sans quoi il n’eût pas proféré l’exclamation naïve qui souligne l’énormité des incartades de Mistral et de Caussy. Quoi qu’il en soit, les reconstructeurs qui se désolidarisent de leurs camarades dans le privé devraient se hâter de le faire en public, à moins qu’ils ne préfèrent, par leur silence officiel, rester solidaires des noskistes.