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Fragments d’Histoire de la gauche radicale
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Constitution de la CGT - Pierre Besnard
Extrait de l’article paru dans l’Encyclopédie anarchiste
Article mis en ligne le 21 juin 2020
dernière modification le 2 juin 2020

par ArchivesAutonomies

(...)

La constitution de la Fédération des Bourses du Travail n’avait fait qu’ébaucher l’organisation nationale du syndicalisme français. C’était certes, un commencement important, mais il était évident qu’une tâche considérable restait à accomplir.

Les Bourses du Travail réalisaient bien le lien social - le plus important - entre les Syndicats d’une même localité, la Fédération réalisait bien aussi ce lien au point de vue national, mais il était évident qu’il fallait aussi réaliser la liaison nationale entre les Syndicats d’un même métier.

Les Guesdistes avaient tenté de le faire avec leur Fédération des Syndicats, tandis, que par contre, ils n’avaient pas, par méconnaissance ou dogmatisme étroit, cherché à réaliser le lien social.

Il est fort probable que l’absence de ce lien qui favorisait l’action du Parti ou des Partis socialistes fut volontaire parce que les Guesdistes sentaient déjà que le syndicalisme, ainsi organisé socialement, ne tarderait pas à s’émanciper de leur tutelle. Il ne faut pas chercher d’autre raison à l’hostilité sans cesse accrue que les Guesdistes manifestèrent toujours à l’égard de la Fédération des Bourses du Travail, cellules de la Société de l’avenir.

Avortée dès sa constitution, la Fédération des Syndicats n’eut ni le programme sérieux, ni l’action vigoureuse capables d’attirer les travailleurs.

Ceux-ci, la sentant d’ailleurs placée sous les directives politiques, la boudèrent. Les querelles, les scissions dont le Parti socialiste fut l’objet les en détachèrent définitivement. Instinctivement, ils se rapprochèrent de la Fédération des Bourses et, y adhérant en grand nombre, lui donnèrent tout de suite une importance considérable, pendant que, sous l’influence et par le labeur acharné de Pelloutier, elles jouaient un rôle de plus en plus grand.

Ce ne fut, certes, pas l’œuvre d’un jour. Ce n’est qu’après bien des tâtonnements, des erreurs souvent graves, des incohérences forcées que, dans ces temps troublés, la Fédération des Bourses parvint à faire comprendre la neutralité politique que le Congrès d’Amiens devait proclamer comme la première condition d’Unité ; et que le mouvement ouvrier réussit à donner son organisation propre, de classe, indépendante de tous les partis.

Ce sont autant de difficultés que les militants durent vaincre, difficultés que ne comprennent pas toujours les hommes de notre époque qui ignorent, en immense majorité, comment s’est constituée la C.G.T.

Le syndicalisme actuel, dans ses organes comme dans ses idées - trop souvent inexprimées - n’est pas le résultat de l’application d’un plan, d’un système préconçu. Il est la conséquence d’une longue étude des faits sociaux, de leurs enseignements. Il résulte d’une longue et pénible évolution qui continue. Son aspect, ses caractéristiques particulières se modifient selon les nécessités du moment. Il en sera toujours ainsi parce qu’il est l’interprétation aussi exacte que possible de la vie en perpétuelle évolution. Le syndicalisme de l’an 2000 ne ressemblera pas plus à celui 1925 que celui-ci ne ressemble au mouvement de 1873. Il peut évoluer à l’infini, donner à toutes les périodes de l’histoire, satisfaction à tous les individus, quelle que soit leur philosophie. Il peut réaliser aussi bien le communisme organisé que le communisme libre associatif et momentané pour atteindre, un jour, au stade supérieur de l’Anarchie. Ceci est suffisant pour que tous les travailleurs y trouvent place et tentent dans son sein d’acquérir le maximum de bien-être et de liberté correspondant à chaque époque de l’histoire, à chaque stade de l’évolution. Le syndicalisme est un perpétuel devenir.

C’est ce que comprit Pelloutier lorsqu’il entreprit l’œuvre grandiose qui devait trouver son achèvement dans la constitution des Bourses du Travail et la constitution de la C.G.T. C’est ce qu’il précisa dans sa fameuse lettre aux anarchistes.

C’est sous l’empire de ces idées générales, mal assises, confuses peut-être, que délibéra le Congrès de Nantes en 1894.

Pelloutier proposait que le lien commun fût le Comité de grève générale ; d’autres comme Bourderon, qui représentait la Bourse du Travail de Paris, voulaient créer un lien national plus solide.

Il en sortit un Comité Syndical ouvrier mal venu, qui resta incompris, n’eut qu’une influence restreinte et, en réalité, ne fonctionna que peu ou même pas du tout. Il n’en formait pas moins l’embryon de la future C.G.T.

Le Congrès de Nîmes, en 1895, indiqua le développement de la Fédération des Bourses et la place de première importance qu’elle prenait dans le mouvement ouvrier. C’est ce Congrès qui appela Pelloutier au Secrétariat national de la Fédération des Bourses : Il le conserva jusque sa mort, en 1900.

Les militants, disait ce Congrès, sont à nouveau préoccupés de donner un organisme sérieux et durable au prolétariat français, ils sont préoccupés aussi de rechercher les moyens, les plus propres à unifier les organisations ouvrières, à coordonner les forces syndicales et à dresser, en face du capital, l’armée du prolétariat.

C’est à cette tâche que se consacra le Congrès de Limoges qui s’ouvrit le 23 septembre 1895.

À ce Congrès étaient représentées : 28 Fédérations, 18 Bourses et 18 Chambres Syndicales. La première question à l’ordre du jour était la suivante : Plan général d’organisation corporative, de l’action et des attributions des différentes organisations existantes.

Cette seconde partie de l’ordre du jour avait pour but de faire disparaître le chevauchement d’attributions dangereuses et qu’il fallait, autant que possible, délimiter. On n’y parvint d’ailleurs qu’assez mal.

Ce Congrès marqua la prépondérance incontestée de la Fédération des Bourses. Il marqua la nécessité de tenir l’action syndicale hors de l’action politique, il reconnut l’indispensabilité de séparer les deux mouvements : économique et politique.

Après une longue discussion, la Commission d’organisation corporative proposa les dispositions suivantes qui indiquaient les statuts primitifs de l’organisation Confédérale :

1° Entre les divers Syndicats des groupements professionnels, de Syndicats d’ouvriers et d’employés des deux sexes existant en France et aux Colonies, il est créé une organisation unitaire et collective qui prend pour titre : Confédération Générale du Travail. Les éléments constituant la Confédération Générale du Travail devront se tenir en dehors de toutes écoles politiques ;
_

2° La Confédération Générale du Travail a exclusivement pour objet d’unir, sur le terrain économique et dans des liens d’étroite solidarité, les travailleurs en lutte pour leur émancipation intégrale ;

3° La Confédération Générale du Travail admet dans ses rangs a) Les Syndicats ; b) Les Bourses du Travail ; e) Les Unions ou Fédérations locales de Syndicats de diverses professions ou de métiers similaires ; d) Les Fédérations départementales ou régionales de Syndicats ; e) Les Fédérations nationales de Syndicats de diverses professions ; f) Les Unions ou Fédérations nationales de métiers et les Syndicats nationaux ; g) Les Fédérations d’industrie unissant diverses branches de métiers similaires ;

Les articles suivants fixaient la constitution intérieure de la C.G.T., à la tête de laquelle se trouvait placé un Conseil National formé de délégués des Unions ou Fédérations, les attributions de celui-ci et des Commissions qu’il pourrait constituer, l’institution d’un Congrès annuel. À la vérité, tout cela était assez confus, mais correspondait à la complexité, à la diversité des organismes ouvriers de cette époque. C’était plutôt un "entassement" - le mot est de Jouhaux - qu’une organisation rationnelle.

Si imparfaite qu’elle soit, l’œuvre accomplie à Limoges est loin d’être négligeable. Elle marque un sérieux progrès sur ce qui existait auparavant.

La nouvelle organisation, pour primitive et imparfaite qu’elle fût, rencontra d’ardents défenseurs qui, avec raison d’ailleurs, ne se masquèrent pas leurs critiques.

Le 3ème Congrès National corporatif se tint à Tours, du 14 au 19 septembre 1896.

Il constata que la fusion des éléments participant à l’action confédérale (Fédérations d’Industrie et Bourses du Travail), était loin d’être accomplie, que l’unification n’était guère que théorique.

La Fédération des Bourses, en particulier, avait une assez grande méfiance à l’égard de la nouvelle organisation dont l’activité était restreinte. Elle tint un Congrès à Tours avant le Congrès Confédéral. Il s’ouvrit le 9 septembre.

Pelloutier voulait qu’on définît le rôle général des groupements locaux et par contrecoup la valeur de transformation du syndicalisme.

Il fut décidé de donner aux Bourses un programme de recherches méthodiques sur ces conditions économiques du travail, de la production, de l’échange, de façon qu’en étudiant les régions qu’elles embrassent en apprenant, avec les besoins, les ressources industrielles, les zones de culture, la densité de la population, en devenant des écoles de propagande, d’administration, d’études, en se rendant pour tout dire en un mot, capables de supprimer et de remplacer l’organisation présente, elles s’affirment comme une institution pouvant s’adapter à une organisation sociale nouvelle. N’est-ce pas là, concrètement définie, la pensée des syndicalistes d’aujourd’hui ? N’est-ce pas cette idée qui les a guidés lorsqu’ils voulaient substituer les Unions régionales économiques, au Congrès constitutif de la C.G.T. et, en juillet 1922, aux Unions départementales, délimitations politiques sans valeur pour le mouvement syndical ?

Le Congrès des Bourses définit ainsi son attitude en regard de la C.G.T. Le Congrès des Bourses du Travail accepte la constitution d’une Confédération exclusivement composée des Comités fédéraux des Bourses du Travail et des Unions locales de métiers, cette Confédération n’ayant pour objet que d’arrêter, sur les faits d’intérêt général qui intéressent le mouvement ouvrier, une tactique commune, et la réalisation de cette tactique restant aux soins et à la charge de celles des Fédérations adhérentes qu’elle conserve.

Ce n’était, évidemment, qu’une adhésion conditionnelle, réservée, mais telle qu’elle, elle marquait un grand pas en avant vers l’Unité réelle.

Le Congrès des Bourses régla ainsi qu’il suit les rapports des deux organisations (Bourses et Syndicats).

Pour arriver à diminuer la durée des Congrès, le 5e Congrès des Bourses est d’avis que : 1° Chaque Fédération Nationale doit supprimer de son ordre du jour particulier, toutes les questions d’intérêt général, l’étude de ces questions devant être laissée au Congrès général des Syndicats ; et 2° Que tous les Congrès administratifs doivent se tenir à la même époque et dans la même ville. Pour sanctionner ce vœu, il décide que les futurs Congrès des Bourses du Travail n’inscriront à leur ordre du jour que les questions intéressant les Bourses du Travail. Cette résolution fut acceptée par 25 voix contre 5. Ainsi fut défini le régime sous lequel devaient se tenir pendant 8 années les assises nationales du mouvement syndicaliste français.

Le Congrès de la C.G.T. s’ouvrit aussitôt après, avec 71 délégués représentant 203 organisations corporatives. Il discuta surtout l’attitude des syndicats vis-à-vis de la politique.

Les questions politiques disait Keufer, les rivalités d’école qu’on ne compte plus, ont dispersé les effets, augmenté les divisions et l’impuissance.

Ne se croirait-on pas en 1925 ? Les délégués furent unanimes à écarter des Syndicats "ce brandon de discorde", en même temps qu’ils précisèrent, comme suit, la mentalité, syndicale.

Le Congrès corporatif de Tours invite les organisations corporatives à se tenir à l’écart de toute action politique.

On aurait aujourd’hui grandement besoin de revenir à cette saine conception du syndicalisme.

Le principe de la grève générale fut aussi accepté à la presque unanimité avec une précision importante dont la valeur reste totale aujourd’hui.

La grève générale comme la grève partielle, sont des conflits d’ordre économique, et si, après les Syndicats, l’idée en a été propagée par des groupements politiques révolutionnaires, qui acceptent les décisions des Congrès ouvriers au lieu de les combattre, ils n’en conservent pas moins un caractère de lutte purement syndicale.

Le Congrès ne faisait pas, toutefois, de l’acception de ce principe, une condition formelle et absolue à l’admission à la C.G.T.

Tours marquait un très gros progrès sur les Congrès antérieurs. Il restait beaucoup à faire pour faire passer son œuvre théorique dans le domaine des faits.

Ce fut l’œuvre du Congrès de Montpellier en 1902. Entre temps, les deux organisations (Bourses et Syndicats) vécurent côte à côte sans cesser d’avoir leur vie propre, se querellant souvent, méfiante l’une vis-à-vis de l’autre. La Fédération des Bourses dominait manifestement, sous l’admirable impulsion de Pelloutier. Elle traduisait fréquemment ses craintes d’être absorbée par la C.G.T. À son Congrès de Toulouse, en 1897, elle se montra renforcée et agissante, désireuse d’étendre son action aux milieux ruraux et maritimes, dont Pelloutier avait pressenti le grand rôle dans la révolution économique.

Le Congrès des Syndicats, moins important, tenta, lui aussi, de définir les attributions et représentations des deux organismes au sein de la C.G.T.

Toulouse fut un essai d’unification qui aurait dû logiquement se continuer à Rennes en 1898. Ce fut le contraire.

Ce Congrès de Rennes aboutit en fait à la séparation des deux sections Confédérales. Aucun doute n’est permis lorsqu’on lit dans la résolution adoptée, ce passage significatif :

Les deux organismes constituant la Confédération (Comité National et Fédérations des Bourses) ne se réunissent qu’en cas d’événements imprévus et nécessitant manifestement une entente.

Si l’idée d’Unité subsistait, elle n’était pas moins en recul quant à la réalisation.

En somme, la C.G.T. ne constituait qu’une sorte de lien moral entre les deux Organisations qui la composaient. Des militants virent immédiatement le danger d’une telle situation. On sera obligé de les réunir à nouveau disait Braun (Fédération de la Métallurgie). "Le Congrès de Rennes n’a pas fait de bonne besogne". La question de votation fut aussi posée au 10ème Congrès Corporatif National. Il s’arrêta au système du vote unitaire par Syndicat, quelle que soit l’importance numérique de celui-ci. Cette question reviendra d’ailleurs par la suite devant les Congrès suivants. Elle n’a pas cessé de se poser et continuera à l’être pendant longtemps encore.

À cette époque, nous étions en plein dreyfusisme, et le Syndicalisme ressentait fortement les secousses de l’agitation provoquée par cette affaire Dreyfus ainsi que par les crises industrielles qui se produisirent alors.

Aussitôt le Congrès de Rennes terminé, la grève des Terrassiers de la Seine, auxquels s’étaient joints un grand nombre de travailleurs du Bâtiment, battait son plein. 50.000 ouvriers au moins étaient en grève. Le moment parut propice pour engager la lutte et déclencher la grève générale.

Les Fédérations des Métallurgistes et des Cheminots se montrèrent très enthousiastes pour ce mouvement. C’est surtout de la Fédération des Cheminots que le signal était attendu pour ce mouvement, dont on escomptait beaucoup en raison de l’effet politique et économique qu’il ne devait pas manquer de produire, à la veille de l’Exposition Universelle de Paris (1900).

Le Gouvernement ayant intercepté les ordres de grève des Cheminots, l’échec fut complet dans cette corporation et, par répercussion, dans toutes les autres.

Lagailse, secrétaire de la C.G.T. et secrétaire adjoint des Cheminots, démissionna.

Par contre, les organisations du Bâtiment, mais elles seules, obtinrent de sensibles améliorations qui devaient, par la suite, largement contribuer au développement du syndicalisme dans cette importante industrie.

L’agitation au sujet de l’affaire Dreyfus sépara en deux groupes les forces ouvrières. Pendant que les unes étaient pour la révision, avec ceux qui suivaient Jaurès et Allemane dans le Parti socialiste, les autres se tenaient dans la neutralité. Les anarchistes participèrent, eux, activement à l’agitation "Dreyfusarde" avec Sébastien Faure, au premier rang de la bataille.

L’aboutissant de cette campagne fut le triomphe de la coalition des gauches et l’entrée de Millerand dans le ministère Waldeck-Rousseau, aux côtés de Galiffet le massacreur des Communards. Drôle de symbole qui prendra par la suite toute sa signification, lorsque Millerand arrivera au pinacle.

Et c’est à ce moment que s’ouvrit ce qu’on a appelé la période du Millerandisme, dont le but consistait à enrégimenter les forces ouvrières pour soutenir un pouvoir d’État chancelant. Le programme du Millerandisme fut exposé à Saint-Mandé en 1901, par son auteur.

Quoique habile, ce calcul n’eut pas les résultats attendus par les libéraux flanqués de Millerand-le-Renégat.

Toutes les prévisions de Millerand furent détruites et ses espoirs furent mis à terre par la grande grève du Creusot qui devait forcer 3.000 ouvriers à s’exiler et aboutit à la négation du droit syndical dans la contrée soumise au bon plaisir de Schneider.

L’incident sanglant survenu au cours d’une grève à la Martinique détourna définitivement les ouvriers du Millerandisme.

Entre temps, eut lieu, à Paris, le Congrès des Bourses, en 1900, ou 34 organisations étaient représentées. La question des rapports avec les partis politiques fut encore posée, mais sans succès pour ceux qui discutaient la fusion avec les groupes socialistes.

Après une belle démonstration de Pelloutier condamnant l’effet désastreux qui résulterait de cette fusion le Congrès adopta, à l’unanimité, la motion suivante de la Bourse de Constantine

Considérant que toute immixtion des Bourses du Travail dans le domaine politique serait un sujet de division et détournerait les organisations syndicales du seul but qu’elles doivent poursuivre : l’émancipation des travailleurs par les travailleurs eux-mêmes. Décide : Qu’en aucun cas, la Fédération des Bourses du Travail ne devra adhérer à un groupement politique. Mais d’autre part, par un sentiment qu’on ne s’explique guère autrement, par une crainte de déviation qui aurait annihilé toute l’action et la propagande de la Fédération des Bourses, il fit repousser l’adhésion plus complète à la C.G.T.

"Ces deux organisations, dit le délégué de Lyon, doivent marcher de pair et faire chacune son travail, mais sans se confondre".

L’œuvre incomplète de Rennes n’était pas achevée. Le Congrès de la C.G.T. se tint également à Paris, du 10 au 14 septembre 1900. 236 organisations y étaient représentées par 171 délégués.

La question des Fédérations d’industrie y fut agitée sans trouver de solution. Elle n’est pas encore solutionnée en ce moment.

La plus importante décision qui fut prise par le Congrès, fut la publication d’un journal syndicaliste La Voix du Peuple. L’abonnement de ce journal fut obligatoire. Il fit partie de ce qu’on a appelé : la triple obligation confédérale.

Lagailse fut remplacé au Secrétariat Confédéral par Renaudin (des Cuirs et Peaux), qui ne resta que quelques mois en fonctions et fut lui-même remplacé par Guérard (des Cheminots). Les deux Congrès Corporatifs (Bourses et Fédérations) se tinrent l’un après l’autre mais non dans la même ville.

Celui des Bourses se tint à Nice, le 17 septembre 1901. Pelloutier, mort en 1900, avait été remplacé par Yvetot. Niel qui devait, un peu plus tard, être appelé au Secrétariat de la C.G.T. et qui représentait à ce Congrès la Bourse du Travail de Montpellier, concluait, dans son rapport sur la question de l’Unité, à l’union immédiate des deux grandes organisations nationales.

Cela est incompatible avec l’unité ouvrière, disait-il ; cela crée un antagonisme d’idées et de personnes. Il faut donc que l’une des deux disparaisse en tant qu’organisation centrale et qu’elle se fonde dans l’autre.

Et à son avis, ce qui peut surprendre ceux qui ignorent les idées de Niel, c’était la Fédération des Bourses qui devait disparaître ou tout au moins renoncer à son côté dirigeant.

Le Congrès n’entendit pas ce langage et ne suivit pas Niel. Yvetot s’opposa à la fusion ainsi conçue et sur son intervention, le Congrès se prononça en faveur "d’une étude plus approfondie" du projet Niel.

Toutefois, les désirs et les besoins d’unité étaient réellement considérables. Ils allaient devenir bientôt décisifs. Le Congrès confédéral, le 6°, se tint à Lyon, du 23 au 27 septembre 1901.

Le projet Niel revint en discussion. Le plan du délégué de Montpellier fut ainsi esquissé : à la base, le Syndicat ; au-dessus, la Bourse du Travail ; après les Bourses, les Fédérations ; enfin pour couronner l’édifice syndical, la C.G.T., synthèse de l’action ouvrière.

Les superpositions de groupements subsistaient encore, mais elles étaient considérablement réduites.

Le projet fut remis et renvoyé à l’examen du Congrès de 1902 qui se tint à Montpellier du 22 au 27 septembre Une nouvelle explosion de grèves, le vote de la loi des 10 heures (Colliard-Millerand), les incidents qui en résultèrent incitèrent les militants à en finir.

Le Congrès des Bourses réunies à Alger, la semaine précédente, avait reconnu la nécessité de l’union. Un projet fut adopté dans ce sens et on confia à Niel le soin de le présenter au Congrès Confédéral.

Montpellier fut le véritable Congrès de l’Unité. Il fui dominé par cette question essentielle et la préoccupation de lui donner un statut.

Un seul Syndicat, celui des Maçons de Reims, formula quelques réserves. L’accord fut scellé à la quasi-unanimité. La coordination des forces confédérales était réalisée. La C.G.T. prit à Montpellier sa véritable figure.

Maxime Leroy dans la Coutume Ouvrière définit ainsi la C.G.T. issue du Congrès de Montpellier :

La Confédération Générale du Travail ne constitue pas un groupement fonctionnant indépendamment des Syndicats, Bourses et Fédérations, à la manière d’un pouvoir exécutif se superposant et s’ajoutant, en les complétant, aux divers rouages politiques ou administratifs de la République. Elle n’est pas, non plus comparable à une sorte de "Syndicat supérieur", le "Syndicat des Syndicats", comme disait M. Allou, au Sénat, pendant la discussion de la loi de 1884. Elle n’est pas davantage une association de personnes ; elle n’a pas une vie autonome ; elle n’a ni assemblée générale, ni adhérents individuels.

Cette démonstration est exacte. Elle montre l’impossibilité pour le régime actuel d’incorporer la C.G.T. dans son cadre juridique. Si elle ne montre pas son rôle, ni son but, elle l’exprime pourtant par l’application de la théorie des contraires. Nous le verrons en examinant d’abord la résolution de Montpellier et aussi la Charte d’Amiens. Désormais, la C.G.T. va représenter le groupement commun aux deux sections : Bourses et Fédérations, fusionnées dans son sein. C’est une organisation au troisième degré ; le groupement de base étant le Syndicat de métier ou d’industrie, le groupement secondaire ayant forme double de Fédération nationale ou Bourse du Travail et la C.G.T. le groupement réalisent entre celles-ci la liaison qu’elles forment elles-mêmes entre les Syndicats.

On pourrait croire que cette organisation double de la base au faite n’est pas souple, qu’il existe encore des chevauchements, que l’unité est incomplète. Il n’en est rien. Àu contraire, une telle organisation assure l’autonomie des groupements et la coordination des efforts, à condition que l’une des deux organisations secondaires ne tente pas d’empiéter sur les attributions de l’autre.

L’article 3 des statuts de Montpellier qui sera d’ailleurs modifié à plusieurs reprises, notamment en 1918 après le Congrès de Paris, donne la raison décisive de cette constitution et fixe les attributions et obligations des organismes.

Ci-dessous le texte de cet article essentiel :

Nul Syndicat ne pourra faire partie de la C.G.T. s’il n’est fédéré nationalement et adhérent à une Bourse du Travail ou à une Union de Syndicats locale ou départementale ou régionale de corporations diverses. Toutefois, la Confédération Générale du Travail examinera le cas des Syndicats qui, trop éloignés du siège social d’une Union locale, ou départementale, ou régionale, demanderaient à n’adhérer qu’à l’un des deux groupements cités à l’article 2.

Elle devra, en outre, dans le délai d’un an, engager et ensuite mettre en demeure les Syndicats, les Bourses du Travail, Unions locales, ou départementales, ou régionales, les Fédérations diverses, de suivre les clauses stipulées au paragraphe premier du prisent article.

Nulle organisation ne pourra être confédérée si elle n’a au moins un abonnement d’un an à la Voix du Peuple.

C’est le texte qui expose ce qu’on a appelé la triple obligation Confédérale qui est toujours en vigueur. Ainsi, par ce double jeu des organismes secondaires, chaque Syndicat est adhérent à la C.G.T. par le canal des Bourses et celui des Fédérations.

En premier lieu, elle est décentraliste, dans le domaine social et elle est, dans la seconde partie, centralisatrice sur leterrain corporatif et professionnel. L’organisation centralisée se comprend d’elle-même. Elle résulte de la nécessité de resserrer, autant que possible, le lien qui unit, par la Fédération, les Syndicats d’une même industrie, dont les intérêts professionnels sont identiques.

L’organisation décentraliste ne soulève non plus aucune objection. La C.G.T. ne peut ni ne doit vivre par en haut, par la tête. Son activité, sa propagande, son action sociale, sont l’œuvre de toutes ses cellules. Les Syndicats et surtout les Bourses du Travail en sont les facteurs d’exécution et d’action. Ils propulsent la C.G.T. en même temps qu’ils agissent par eux-mêmes. Aux idées de "Craft unionism", c’est-à-dire de corporatisme, elle oppose le principe d’une organisation plus solide, plus agissante, le système de l’Industrial unionism, ou action industrielle base de l’action sociale.

La représentation de la section des Fédérations est assurée par un bureau et un Comité composé d’un représentant par Fédération. Le secrétaire de cette section était en même temps secrétaire de la C.G.T.

Quant à celle des Bourses elle était assurée par un Comité fédéral des Bourses ayant à sa tête un secrétaire.

En fait, la C.G.T. n’ordonne pas, elle ne décide rien. Elle est sous le contrôle permanent des deux Comités fédéraux (Bourses et Fédérations) qui ont charge, eux, d’appliquer les décisions des Congrès.

Le Bureau Confédéral enregistre, sert à l’échange des correspondances, prépare des statistiques.

Il en sera du moins ainsi jusqu’en 1912, au Congrès du Havre, qui modifiera considérablement la structure Confédérale. Quoi qu’en disent les militants confédéraux (C.G.T. ou C.G.T. U.), les deux C.G.T. sont aujourd’hui centralisées et la décentralisation n’est plus réelle, ne joue plus. C’est ce qui explique un peu la succession de crises qui se dérouleront de 1914 à 1925 sans qu’on en aperçoive d’ailleurs la fin. La mainmise des Fédérations sur l’organisme Confédéral, celle plus forte encore du Bureau Confédéral sur toute la C.G.T. (Syndicats, Unions, Fédérations), ont placé, en réalité, la C.G.T. entre les mains de quelques hommes qui ordonnent, exécutent, décident, sans qu’un contrôle suffisant s’exerce. Sans doute tout cela n’est possible que parce que les militants, les Syndicats, les Fédérations, les Unions, ne contrôlent pas assez fréquemment leurs Bureaux, leurs Conseils, leurs Comités et parce que la plupart du temps, ils enregistrent au lieu de discuter et de dicter leurs volontés. Et ils subissent ainsi tactiques et méthodes qu’ils devraient condamner. Les déviations successives du syndicalisme viennent toutes de cette carence totale, de cette absence de contrôle. Approuvés, parce qu’ils surent faire adopter leurs points de vue, avaliser leur conduite, ratifier leurs attitudes, les militants fédéraux et confédéraux, ceux-ci inspirant ceux-là, ont de proche en proche, abandonné lentement mais sûrement, sans s’en apercevoir toujours, les principes essentiels du syndicalisme. Il n’y a pas d’autres raisons syndicales à la crise. Les autres sont d’ordre politique et on les retrouve à toutes les périodes de l’histoire ouvrière.

Depuis le Congrès de Montpellier en 1902, la C.G.T. tint jusqu’à la guerre cinq Congrès : Bourges (1904), Amiens (1906), Marseille (1908), Toulouse (1910), Le Havre (1912). Un sixième était en préparation à Grenoble, lorsque la guerre éclata en 1914.

Le Congrès de Bourges, en 1904, eut, tout de suite, une très grosse importance. Il s’agissait de déterminer l’action Confédérale. Serait-elle réformiste et conciliatrice, ou révolutionnaire et directe ? Telles étaient les deux questions posées au Congrès. Pendant que le Livre, les Tabacs, les Chemins de fer étaient partisans des premières, les autres, notamment le Bâtiment, les Métaux, etc., étaient partisans de la seconde.

Le premier point de vue fut soutenu par Keufer du Livre, qui s’exprima ainsi : "Nous n’admettons pas, disait-il, que la transformation sociale se fera par une révolution brusque ; il faut d’autres moyens pour nous conduire vers l’idéal auquel chacun de nous aspire ; il faut une longue préparation mentale, il faut une modification morale des individus.
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La violence n’est pas le meilleur moyen pour obtenir satisfaction et la méthode révolutionnaire est dangereuse en ce sens, qu’elle amènera inévitablement des représailles dont les travailleurs seront victimes.

C’est pourquoi nous maintenons notre opinion, nos préférences pour la méthode réformiste, sans enlever la liberté des autres organisations qui préconisent L’action révolutionnaire ; elles la feront à leurs risques et périls."

On remarquera quelle différence il y a entre le réformisme et la collaboration de classes qui triomphe de nos jours. Pendant que Keufer recommandait la prudence, Jouhaux, aujourd’hui, entre dans les organismes du Gouvernement, délibère avec les capitalistes qu’il devrait combattre en application des principes du syndicalisme.

Les majoritaires - à l’époque les révolutionnaires - tenaient un langage différent. Que disaient-ils ?

Ils proclamaient que le syndicalisme est l’expression d’une lutte entre deux classes très distinctes et irréconciliables : "d’un côté, ceux qui détiennent le capital, de l’autre les producteurs qui sont les créateurs de toutes les richesses, puisque le capital ne se constitue que par un prélèvement effectué au détriment du travail".
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Après cette constatation d’un antagonisme permanent, ils déclaraient que "c’est une illusion pour les travailleurs de compter sur les gouvernants pour réaliser leur émancipation" attendu, disaient les termes de la déclaration préalable inscrite en tête des statuts types de la C.G.T., que l’amélioration de notre sort est en raison inverse de la puissance gouvernementale."

Et Jouhaux de conclure dans son ouvrage Le Syndicalisme et la C.G.T., pages 134-135

"Donc, double affirmation d’anti-capitalisme et d’antiétatisme, dont les auteurs tiraient la conséquence formelle, que les salariés, impuissants s’ils demeuraient isolés, doivent s’unir d’abord dans le Syndicat et par lui dans la C.G.T. pour mener eux-mêmes la lutte contre les oppresseurs.
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Ainsi, le syndicalisme révolutionnaire s’affirmait comme l’organisation du prolétariat en vue de la lutte à mener contre le capital pour la suppression du salariat. Il se déclarait hostile à toute entente permanente entre le capital et le travail, et il proclamait le principe de l’action continue contre le patronat, la méfiance de l’État et la nécessité de l’action directe, de la pression immédiate des producteurs : Il ne répugnait pas aux améliorations des conditions de travail ni aux réformes sociales, mais il ne reconnaissait à celles-ci de valeur vraie qu’autant qu’elles diminuaient la puissance du capitalisme et tendaient à accroître la force émancipatrice du prolétariat. Il ne croyait enfin possible de s’appliquer utilement à les obtenir que par l’activité propre des salariés."

Il y a gros à parier qu’aujourd’hui Jouhaux et ses amis ne soutiendraient pas pareille thèse. Et pourtant, il fut des 825 qui se prononcèrent contre les 369 qui soutenaient, en 1904, la thèse de Keufer. La Représentation proportionnelle, soutenue par Keufer et ses amis ne fut pas, non plus, acceptée. Là encore, le syndicalisme rompait avec la démocratie. C’est en 1904, à Bourges que fut envisagée l’action pour les 8 heures, qui devait trouver en 1906 les travailleurs prêts à imposer cette revendication par la grève générale. Après les manifestations de 1889, les fusillades de Fourmies et de la Ricamarie, la journée de 8 heures cessa d’être une affirmation théorique pour devenir le but des efforts ouvriers.

Voici, à ce sujet, l’ordre du jour qui fut adopté par le Congrès de Bourges :

Le Congrès, considérant que les travailleurs ne peuvent compter que sur leur action propre pour améliorer leurs conditions de travail ; Considérant qu’une agitation pour la journée de 8 heures est un acheminement vers l’œuvre d’émancipation intégrale ;
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Le Congrès donne mandat à la Confédération d’organiser une agitation intense et grandissante à l’effet que le Ier Mai 1906, les travailleurs cessent d’eux-mêmes de travailler plus de 8 heures.

C’est à Bourges que remonte la véritable action pour les 8 heures en France.

Cette décision ne fut d’ailleurs pas suivie par toutes les Fédérations. Le Livre en particulier soutint les 9 heures et cela ne nuisit pas peu à la propagande et à l’action de la C.G.T.

Le Congrès de Bourges eut une importance énorme que Griffuelhes, alors Secrétaire de la C.G.T., - qui devait comme Pelloutier, marquer toute cette époque de son inlassable activité, de son énergie éclairée, - soulignait ainsi :

"Ce qui se dégage du Congrès, c’est le sentiment très net des militants français de mener un mouvement entièrement libre, subordonnant son action à ses propres besoins, créant la lutte en dehors de toute force extérieure et ne se préoccupant jamais que des intérêts ouvriers."

Et c’est le Congrès d’Amiens, en 1906, qui devait confirmer de façon éclatante les décisions de Bourges. C’est en effet à Amiens que fut mise debout la véritable Charte du syndicalisme autour de laquelle, en 1925, tourne tout le débat doctrinal et les discussions sur la reconstitution de l’Unité.

Battus dans les Congrès antérieurs, les politiciens guesdistes, les marxistes d’alors, tentèrent une offensive suprême. Elle fut habilement menée par Renard du Textile qui devait la renouveler, toujours sans succès en 1908 à Marseille, à Toulouse en 1910 et au Havre en 1912. Il y avait des syndicalistes alors, hélas ! aujourd’hui, il y en a beaucoup moins.

Voyons comment les guesdistes tentèrent à Amiens de faire triompher leur point de vue. Reproduisons le texte, trop oublié, de leur résolution :

Considérant qu’il y a lieu de ne pas se désintéresser des lois ayant pour but d’établir une législation protectrice du travail qui améliorerait la condition sociale du prolétariat et perfectionnerait ainsi les moyens de lutte contre la classe capitaliste ;
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Le Congrès invite les syndiqués à user des moyens qui sont à leur disposition - (le bulletin de vote) c’est moi qui ajoute et souligne - afin d’empêcher d’arriver au pouvoir législatif les adversaires d’une législation sociale protectrice des travailleurs.

Considérant que les élus du parti socialiste ont toujours proposé et voté les lois ayant pour objectif l’amélioration de la condition de la classe ouvrière ainsi que son affranchissement définitif ;

Que tout en poursuivant l’amélioration et l’affranchissement du prolétariat sur des terrains différents, il y a intérêt à ce que dés relations s’établissent entre le Comité confédéral et le Conseil national du Parti socialiste, par exemple pour la lutte à mener en faveur de la journée de 8 heures, de l’extension du droit syndical aux douaniers, facteurs, instituteurs et autres fonctionnaires de l’État ; pour provoquer l’entente entre les Nations et leurs gouvernements, pour la réduction des heures de travail, l’interdiction du travail de nuit des travailleurs de tout sexe et de tout âge ; pour établir le minimum des salaires etc., etc...

Le Congrès décide ;

Le Comité confédéral est amené à s’entendre, toutes les fois que les circonstances l’exigent, par des délégations intermittentes ou permanentes, avec le Conseil national du Parti socialiste pour faire plus facilement triompher les principales réformes sociales.

Renard ne proposait rien d’autre que les fameux Comités d’action dont on nous casse les oreilles aujourd’hui et qui doivent permettre au Parti communiste de prendre le pouvoir.

C’est autour de ce texte que s’engage avant le Congrès une campagne très vigoureuse dans tout le pays. Le parti socialiste voulait à tout prix triompher à Amiens. Nous connûmes la même offensive avant le Congrès constitutif de la C.G.T. à St Etienne en 1922.

Mais avec cette différence qu’à Amiens les politiciens furent battus à plate couture, alors qu’ils vainquirent à St Etienne 16 ans plus tard.

C’est Merrheim, des unitaires de Roubaix, appelé à cette époque au secrétariat de la Fédération des unitaires, qui lui donna la réplique et quelle réplique !

"Vous avez voulu, disait Merrheim, faire du syndicat un groupement inférieur, incapable de sortir de la légalité. Nous affirmons le contraire. Il est un groupement de lutte intégrale révolutionnaire et il a pour fonction de briser la légalité qui nous étouffe, pour enfanter le droit nouveau que nous voulons voir sortir de nos luttes."

Naturellement, comme aujourd’hui, les orateurs de la tendance Renard dénoncèrent comme une action anarchiste celle que menaient les syndicalistes révolutionnaires.

Ce qui faisait dire à ces derniers : "On a trop parlé, déclara l’un d’eux, comme s’il n’y avait que des socialistes et des anarchistes. On a oublié qu’il y a surtout des syndicalistes."

Le syndicalisme est une théorie sociale nouvelle, une doctrine particulière. Il faut, avec les Congressistes, se prononcer sur elle. Il faut qu’ils disent que cette doctrine est indépendante du socialisme et de l’anarchie.

Le Secrétaire général de la C.G.T. Victor Griffuelhes, prenant la parole le dernier, déclara

"En réalité, d’un côté, il y a ceux qui regardent vers le pouvoir et de l’autre ceux qui veulent l’autonomie complète contre le patronat et contre le pouvoir. Comment s’établirait cet accord fait de concessions mutuelles entre un Parti qui compte avec le Pouvoir, car il en subit la pénétration et nous qui vivons en dehors de ce pouvoir ? Nos considérations ne seraient pas toujours celles du Parti, d’où impossibilité d’établir les rapports demandés." Il n’y a rien de changé. Aujourd’hui les mêmes obstacles se présentent.

En produisant semblables affirmations, Griffuelhes annonçait le divorce total du syndicalisme avec la Bourgeoisie et le Pouvoir.

Keufer, du Livre, présentait une thèse mixte qui, par un paradoxe assez singulier, est devenue celle de ses adversaires d’alors, les dirigeants actuels de la C.G.T.

Àu nom des réformistes, Keufer se prononçait pour l’autonomie syndicale vis-à-vis de tous les Partis politiques et concevait l’organisation ou l’action syndicale selon la méthode trade-unioniste anglaise, la méthode corporative qui vouait le syndicat à ne poursuivre que des améliorations corporatives.

II affirmait d’ailleurs que l’action parlementaire devait s’exercer parallèlement à l’action syndicale. Ni la thèse de Renard, ni celle de Keufer n’obtinrent de succès. La Résolution présentée par Griffuelhes, devenue la charte d’Amiens, obtint 824 voix contre 3 à la motion Renard.

Ci-dessous cette charte fameuse :

Le Congrès confédéral d’Amiens confirme L’article 2 des statuts constitutifs de la C.G.T., disant : La C.G.T. groupe en dehors de toute école politique tous les travailleurs conscients de la lutte à mener pour la disparition du salariat et du patronat. Le Congrès considère que cette déclaration est une reconnaissance de la lutte de classe qui oppose sur le terrain économique les travailleurs en révolte contre tous toutes les formes d’exploitation et d’oppression, tant matérielles que morales, mises en œuvre par la classe capitaliste contre la classe ouvrière ;
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Le Congrès précise, par les points suivants cette affirmation théorique :

Dans l’œuvre revendicatrice quotidienne, le syndicalisme poursuit la coordination des efforts ouvriers, l’accroissement du mieux-être des travailleurs par la réalisation d’améliorations immédiates, telles que la diminution des heures de travail, l’augmentation des salaires, etc... Mais cette besogne n’est qu’un des côtés de l’œuvre du syndicalisme ; il prépare l’émancipation intégrale des travailleurs avec, comme moyen d’action, la grève générale, et il considère que le syndicat, aujourd’hui groupement de résistance, sera dans l’avenir, le groupe de production et de répartition, base de la réorganisation sociale.

Le Congrès déclare que cette double besogne, quotidienne et d’avenir, découle de la situation de salariés qui pèse sur la classe ouvrière et qui fait à tous les travailleurs, quelles que soient leurs opinions ou leurs tendances politiques ou philosophiques, un devoir d’appartenir au groupement essentiel qu’est le syndicat ;

Comme conséquence, en ce qui concerne les individus, le Congrès affirme l’entière liberté pour le syndiqué de participer, en dehors du groupement. corporatif, à telle forme de lutte correspondant à sa conception philosophique ou politique, se bornant à lui demander, en réciprocité, de ne pas introduire dans le syndicat les opinions qu’il professe au dehors.

En ce qui concerne les organisations, le Congrès déclare qu’afin que le syndicalisme atteigne son maximum d’effets, l’action économique doit s’exercer directement contre le patronat, les organisations confédérales n’ayant pas, en tant que groupements syndicaux, à se préoccuper des partis et des sectes qui, en dehors et à côté, peuvent poursuivre, en toute liberté, la transformation sociale.

C’est autour de cette charte dont les politiciens proclament aujourd’hui la caducité que se livrent, depuis 5 ans, les batailles les plus terribles entre réformistes collaborationnistes, syndicalistes révolutionnaires et communistes.

La portée de cette résolution, qui marque l’avènement du syndicalisme comme unique force révolutionnaire des travailleurs, fut considérable. Elle domina et domine encore de très haut tous les conflits entre ouvriers et politiciens. Griffuelhes avait vu clair, juste et loin.

Non seulement, la charte d’Amiens proclame la neutralité du syndicalisme vis-à-vis des partis, mais encore elle l’exige du syndiqué dans le syndicat. Elle déclare très nettement que la qualité de membre d’un Parti ou d’un groupement philosophique ne peut être ni une cause d’admission privilégiée, ni une cause de radiation spéciale de la part du syndicat. Elle place ainsi le producteur en première ligne, au-dessus du citoyen. Et c’est juste, parce que le travailleur est une réalité de tous les jours, invariable dans son état comme dans ses désirs, tandis que le citoyen est une entité fugace. Le citoyen peut changer d’opinions, devenir par le jeu de l’évolution ou de l’involution l’adversaire de ce qu’il soutenait âprement hier, soit par conscience, soit par intérêt ; le travailleur, lui, reste semblable à lui-même ; il subit en tant que salarié la double exploitation et la double oppression du capitalisme et de l’État. Ce n’est qu’après avoir assuré économiquement sa défense de classe contre les capitalistes de toutes écoles politiques et philosophiques réunis, eux, en faisceau de classe compact, que le travailleur a le droit et la possibilité de faire de la politique et de philosopher à son aise.

Il déclare d’ailleurs nettement que si philosopher ne saurait nuire et au contraire à son éducation et à son activité sociale, il serait infiniment préférable que le travailleur s’abstînt de participer aux luttes politiques où il est souvent appelé à agir, sur ce plan particulier, aux côtés et en accord de certains de ses adversaires de classe : patrons dits libéraux, mais patrons avant tout.

Si le travailleur s’abstenait de fréquenter les groupements politiques prometteurs ou endormeurs, il n’est pas douteux que le syndicalisme serait depuis longtemps le seul groupement de classe de tous les ouvriers et qu’il les rassemblerait tous sous sa bannière. Le triomphe du syndicalisme qui, depuis Amiens, a rompu avec le Pouvoir, qu’il soit démocratique ou non, avec la Bourgeoisie et toutes ses institutions politiques et économiques, pour affirmer son rôle et sa mission d’avenir, serait depuis longtemps un fait accompli.

Le syndicat, de par la charte d’Amiens, n’est pas seulement un instrument de combat dam la société actuelle, il devient, dans sa conception, l’organe même de la transformation sociale, la cellule de base de la société à venir, celle-ci étant organisée par lui dans les domaines de la production et de la répartition.

L’attitude de neutralité du syndicalisme à l’égard des partis politiques est davantage qu’une méfiance des luttes électorales et parlementaires. S’il en était autrement, ce ne serait qu’une position temporaire et par conséquent révisable. Ce n’est pas le cas.

De cette neutralité découle, dans la réalité, l’idée que le syndicalisme s’étend et œuvre sur un plan très différent des partis politiques et que l’action politique et syndicaliste s’exerce sur deux terrains très distincts. Telle fut l’œuvre magistrale réalisée à Amiens.

Nous aurons l’occasion de revenir sur la valeur de cette charte, lorsque nous examinerons les luttes qui dressent les unes en face des autres les fractions - aujourd’hui dispersées - du mouvement syndicaliste français.

Quelle que soit l’évidente clarté de la charte d’Amiens, elle ne parvint pas à dissiper toutes les équivoques, à éviter les querelles. Et aujourd’hui, plus que jamais, c’est autour d’elle qu’on se dispute.

Peu après Amiens, le mouvement confédéral devait connaître encore un autre péril. Ce fut l’époque de l’"hervéisme" et Gustave Hervé - qui, depuis... - s’imagina un instant qu’il avait rallié le syndicalisme à ses théories. Les Congrès de Marseille en 1908 et de Toulouse en 1910, se chargèrent de détruire ses illusions.

Ce n’est pas en vain que le syndicalisme avait défini sa doctrine et son activité propres.

La charte d’Amiens fut encore confirmée en 1912 au Congrès du Havre, le dernier Congrès d’avant-guerre. Après une longue discussion, souvent très âpre, sur l’orientation syndicale, le Congrès vota la résolution ci-dessous :

Le Congrès, à la veille de reprendre, pour l’intensifier, l’agitation confédérale en vue de réduire le temps de travail, tient à nouveau à rappeler les caractères de l’action syndicale, de même qu’à fixer la position du syndicalisme ;
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Le syndicalisme, mouvement offensif de la classe ouvrière, par la voie de ses représentants, réunis en Congrès, seuls autorisés, s’affirme encore une fois décidé à conserver son autonomie et son indépendance qui ont fait sa force dans le passé et qui sont le gage de son progrès et de son développement ;

Le Congrès déclare que, comme hier, il est résolu à s’écarter des problèmes étrangers à son action prolétarienne, susceptibles d’affaiblir son unité si durement conquise et d’amoindrir la puissance de l’idéal poursuivi par le prolétariat groupé dans les syndicats, Bourses du Travail, les Fédérations corporatives et dont la C.G.T. est le représentant naturel ;

De plus, le Congrès évoquant les batailles affrontées et les combats soutenus, y puise la sûreté de son action, la confiance en son avenir, en même temps qu’il y trouve la raison d’être de son organisation toujours améliorable ;

C’est pourquoi, dans les circonstances présentes, il confirme la constitution morale de la classe ouvrière organisée, contenue dans la déclaration confédérale d’Amiens (Congrès de 1906).

L’action confédérale fut aussi dirigée contre le militarisme, le patriotisme et la guerre. Le Congrès de Marseille (1908) en particulier vota une motion qui eut quelque retentissement.

Le Congrès Confédéral de Marseille rappelant et précisant la motion d’Amiens :

Considérant que l’armée tend de plus à remplacer à l’usine, aux champs, à l’atelier, les travailleurs en grève, quand elle n’a pour rôle de les fusiller comme à Narbonne, à Raon-l’Étape et à Villeneuve Saint-Georges ;
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Considérant que l’exercice du droit de grève ne sera qu’une duperie tant que les soldats accepteront de se substituer à la main d’œuvre civile et consentiront à massacrer les travailleurs ;

Le Congrès, se tenant sur le terrain purement économique, préconise l’instruction des jeunes pour que, du jour où ils auront revêtu la livrée militaire, ils soient bien convaincus qu’ils n’en restent pas moins membres de la famille ouvrière et que, dans les conflits entre le travail et le capital, ils ont pour devoir de ne pas faire usage de leurs armes contre leurs frères travailleurs ;

Considérant que les frontières géographiques sont modifiables au gré des possédants, les travailleurs ne reconnaissent que les frontières économiques, séparant les deux classes ennemies, la classe ouvrière et la classe capitaliste

Le Congrès rappelle la formule de l’Internationale :

Les travailleurs n’ont pas de patrie ; qu’en conséquence, toute guerre n’est qu’un attentat contre la classe ouvrière, qu’elle est un moyen sanglant et terrible de diversion à ses revendications ;

Le Congrès déclare qu’il faut, au point de vue international, faire l’instruction des travailleurs afin qu’en cas de guerre entre puissances, les travailleurs répondent à la déclaration de guerre par une déclaration de grève générale révolutionnaire.

Cette thèse, déjà soumise aux autres Centrales Nationales au cours des conférences internationales, ne fut jamais acceptée par les Allemands qui refusèrent de connaître l’antipatriotisme et l’antimilitarisme comme des questions intéressant le syndicalisme. Ceci prouve toute la différence qui existe entre le mouvement ouvrier français et tous les autres mouvements qui tous, à l’exception d’une partie des mouvements espagnol et italien, reposent sur la conception social-démocrate. C’est de cette incompréhension que découlera l’impuissance du mouvement syndicaliste de tous les pays belligérants en face de la guerre.

L’entrevue que Jouhaux et Legien eurent à Bruxelles fin juillet 1914 consacra cette impuissance. C’était la répétition plus brutale encore de l’entrevue Griffuelhes Legien, à Berlin, en 1906, su sujet du premier conflit marocain qui en ce moment rebondit pour la troisième fois et risque d’ensanglanter le monde.

Lorsque j’étudierai ici l’action internationale du mouvement ouvrier français ; j’exposerai en détail ce que furent les Conférences et Congrès internationaux. Nous voici maintenant à la veille de la guerre. La grève générale n’est point déclarée et la guerre éclate. Jaurès est tué par Villain le 31 juillet 1914 et la mobilisation est décrétée le 2 août.

Que va faire la C.G.T.? Impuissante à déclencher la grève générale va-t-elle rester neutre, en attendant l’heure de son intervention possible contre le fléau ou au contraire, emboîter le pas aux gouvernants ?

C’est là que se placent de dramatiques incidents. Le Bureau Confédéral a décidé de fuir, de gagner l’Espagne. Il a pour cela frété un bateau qui doit le conduire de la Rochelle à St Sébastien.

Mais le gouvernement, a eu vent de ce qui se prépare. Il sait que si le Bureau de la C.G.T. quitte la France, c’est pour mener une action vigoureuse contre la guerre, de l’étranger. Le Ministre de la guerre, Messimy veut appliquer immédiatement le carnet des suspects dit "carnet B".

Malvy, ministre de l’Intérieur, temporise pendant que Viviani, Président du Conseil, craignant une émeute par suite de l’assassinat de Jaurès, émeute qui rendrait la mobilisation impossible, lance une proclamation au Peuple, l’invite au calme et promet la punition du coupable.

Tous ces événements se déroutent à une vitesse vertigineuse. Là C.G.T. reste pour le gouvernement l’X mystérieux.

C’est alors que Malvy a une idée géniale autant que malfaisante. Il délègue auprès du Bureau confédéral un avocat jusqu’alors considéré comme socialiste révolutionnaire d’extrême gauche, très au courant des choses ouvrières, qu’on nous assure - sans que nous puissions l’affirmer - être M. Pierre Laval, ministre des Travaux publics, au moment où j’écris ces lignes (ce qui est de nature à renforcer notre conviction).

Cet avocat annonce au Bureau Confédéral que le gouvernement connaît ses projets d’embarquement et qu’il est décidé, par l’arrestation immédiate, à en empêcher l’exécution.

Le Comité Confédéral est réuni immédiatement. Il ne prend aucune décision. - Le Bureau est livré à lui-même et perd la tête. II va chez Malvy et se rend aux raisons de celui-ci. Désormais, il sera derrière le Gouvernement. Il participera, avec toute la C.G.T., à l’union sacrée... Jaurès est enterré le 2 août. Jouhaux se rend aux funérailles. Àu nom de la C.G.T., il parle et c’est pour dire : "Comment trouver des mots ? Notre cerveau est obscurci par le chagrin et notre coeur est étreint par la douleur. C’est encore dans son souvenir que nous puiserons les forces qui nous seront nécessaires.

Àu nom des organisations syndicales, au nom de tous les travailleurs qui ont déjà rejoint leur régiment et de ceux - dont je suis - qui partiront demain, je déclare que nous allons sur les champs de bataille avec la volonté de repousser l’agresseur : c’est la haine de l’impérialisme qui nous entraîne."

Jouhaux ne partit pas. Je ne le lui reproche pas. Ce que je lui reproche, par contre, ce sont les paroles prononcées sans mandat, au nom des travailleurs non consultés. - La C.G.T. souscrivait à la guerre.

C’en est fait. C’est la capitulation. Le Carnet B n’est pas appliqué. Malvy a gagné la partie. Il convient cependant d’être juste, surtout lorsqu’on est sévère. Si le Bureau Confédéral faillit à ses devoirs, il ne fut soutenu par personne. Partout, ce n’était qu’abdication, enthousiasme pour cette guerre du droit (?) Àu lieu des cris de À bas la guerre qu’on aurait dû entendre, c’était ceux de À Berlin qui retentissaient. Une immense vague de chauvinisme balayait le pays.

Et comme il est difficile de se reprendre, l’abdication s’aggrava bientôt. Ce fut après Charleroi et la ruée sur Paris, la fuite du Bureau Confédéral à Bordeaux, avec le Gouvernement ; ce furent les Terrassiers de Paris, les sans-travail embauchés par Gallieni pour défendre Paris. Quels tristes événements !

(...)


Pour lire la totalité de l’article de Pierre Besnard, voir le site consacré à l’Encyclopédie anarchiste.