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Fragments d’Histoire de la gauche radicale
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Collectivisation ou nationalisation – A. P.
L’Espagne nouvelle N°8 – 22 Mars 1937
Article mis en ligne le 13 décembre 2020
dernière modification le 23 novembre 2020

par ArchivesAutonomies

Le dilemme fondamental : collectiviser ou nationaliser ?

La pierre d’achoppement du socialisme a toujours été la question de la transmission de la propriété des moyens de production et de consommation - du capitalisme exproprié par la révolution à la société nouvelle qu’il s’agit de fonder. Transmission de la propriété... mais à qui ? Qui donc va représenter la nouvelle société ? prendre en main l’héritage de l’ancienne ? exercer les droits de la société sur le produit du travail social ?

Deux solutions sont en présence : La première consiste à transmettre lu propriété des moyens de production et de consommation aux usagers, réunis en collectivités industrielles ou agricoles, eu coopératives, guildes, associations de production et de consommations. Le droit de propriété s’établit alors par l’usage organisé, socialement utile, des instruments de travail et des richesses sociales. Cet usage peut, selon le cas, être individuel, familial, coopératif, communal, syndical, fédéral, suivant l’importance des propriétés dont il s’agit. Mais il appartient toujours à des groupes limités de producteurs et de consommateurs, groupes qui constituent des unités vivantes, concrètes, des personnes réelles, à l’inverse des sociétés anonymes et autres entités capitalistes qui sont des personnes juridiques, de pures abstractions, définies par l’existence de quelques morceaux de papier. Cette solution réaliste, c’est le collectivisme révolutionnaire de Bakounine et des anarchistes de l’époque classique, C’est une conception sociale illustrée par I’initiative des travailleurs espagnols qui ont "pris en main" le 19 juillet, les instruments et les stocks existants sur leur lieu de travail. C’est 1a collectivisation.

À cette formule du socialisme s’oppose une seule autre formule, qui est la nationalisation ou étatisation des richesses sociales. C’est la transmission de la propriété à la société représentée par les détenteurs du pouvoir politique ; ceux-ci en délèguent l’administration à toute une hiérarchie de techniciens-bureaucrates et l’ensemble fonctionne exactement comme les sociétés anonymes et les trusts du capitalisme privé, à cette différence près que toutes les instances exerçant la propriété juridique sont les émanations d’une seule et même entité abstraite, imaginaire, théologique : "l’Etat" ou "la Nation", dont les "représentants sur la terre" sont les chefs du pouvoir politique central. La nationalisation n’est en rien contradictoire avec le principe de l’exploitation de l’homme par l’homme, ni avec le capitalisme : elle aboutit simplement à la constitution d’un capitalisme d’état que certains marxistes ou léninistes considèrent toutefois comme une étape préparatoire indispensable pour la réalisation ultérieure du socialisme. Les marxistes orthodoxes n’ont pas manqué de signaler eux-mêmes les tares de la nationalisation (lorsqu’elle est pratiquée sous l’égide d’un pouvoir politique bourgeois). C’est ainsi que Wilhelm Liebknecht écrivait à la fin du siècle dernier :

"On veut étatiser les entreprises l’une après l’autre. C’est-à-dire mettre l’Etat à la place du patron privé, continuer l’entreprise capitaliste avec changement de l’exploitation. Que l’Etat remplace le capitaliste privé comme employeur, l’ouvrier n’y gagnera rien, mais l’Etat renforcera son pouvoir et ses facultés d’oppression."

Nationaliser, c’est le contraire de socialiser !

Jusqu’ici, les faits vécus sont absolument d’accord avec W. Liebknecht. Mais, selon les marxistes et les léninistes même les plus rigoureux, la nationalisation ou étatisation change complètement de nature avec le "contenu de classe" du pouvoir politique lui-même, ou, comme ils disent encore, avec la nature de l’Etat. Si l’appareil politique de la bourgeoisie est remplacé par un appareil politique émanant de la classe ouvrière, on n’a plus à faire à un Etat bourgeois, mais à un Etat ouvrier, et la "nationalisation" avec toutes les tares capitalistes devient du même coup "socialisation", parée de toutes les vertus de la démocratie réelle et de l’émancipation intégrale des travailleurs. Ce tour de passe-passe théorique fait le fonds d’ouvrages aussi célèbres et aussi admiré que "L’État et révolution" de Lénine qui n’est à son tour qu’une compilation de passages divers, et souvent contradictoires, recueillis dans les œuvres de Marx et d’Engels (du Manifeste Communiste à l’Origine de la Famille, etc. en passant par l’Anti-Dühring, la Guerre civile en France, etc.)

Par socialisation, et par socialisme, la plupart des auteurs marxistes entendent l’appropriation et d’administration des richesses sociale par "l’Etat prolétarien" : Au fur et à mesure que celui-ci englobe toutes les fonctions sociales (et devient par conséquent un Etat totalitaire), il est censé abolir par là-même tous les contrastes de classe. Finalement, il se confond avec la société humaine et cesse d’avoir une existence distincte.

L’expérience russe, à défaut d’une connaissance élémentaire de la structure et de la psychologie du pouvoir politique, démontre le caractère utopique de cette perspective. La présence d’une formidable police politique exerçant un espionnage de tous et sur tous et procédant à des exécutions en masses suffit, semble-t-il, à démontrer que le fonctionnement de l’Etat soviétique ne tend nullement à se confondre avec la vie unanime et spontanée du peuple russe.

Il aboutit au contraire à un dépouillement plus complet que jamais de la société vivante en ce qui concerne la direction et l’usage des richesses qu’elle produit.

Nous pouvons dire en conclusion de l’expérience bolchéviste, que la nationalisation en régime "prolétarien" a les mêmes conséquences que la nationalisation en régime capitaliste stigmatisée par W. Liebknecht, et que par conséquent ni l’une ni l’autre ne constitue une véritable socialisation, un moyen de réalisation du véritable socialisme.

Dans un prochain article, nous poserons la nécessité de la structure et de l’évolution socialiste à partir de la "prise en main" ou collectivisation qui n’est pas à nos yeux une fin mais un commencement.